Dimitri STASSIN - Le Verbe s'est fait chair : Performativité en architecture

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Le Verbe s’est fait chair Performativité en architecture Dimitri Stassin

Mémoire présenté en vue de l’obtention du diplôme de master en architecture. Promoteur : Xavier de Coster Année académique 2015 - 2016. UCL - Faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale, d’urbanisme : architecture Saint-Luc Bruxelles





Le Verbe s’est fait chair Performativité en architecture Dimitri Stassin

Mémoire présenté en vue de l’obtention du diplôme de master en architecture. Promoteur : Xavier de Coster Année académique 2015 - 2016. UCL - Faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale, d’urbanisme : architecture Saint-Luc Bruxelles



«Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut.» (Genèse 1, 4)

«Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement […].» Nicolas Boileau-Despréaux

«Tu penses que la philosophie est difficile, mais je t’assure que ce n’est rien comparé à la difficulté d’être un bon architecte.» Ludwig Wittgenstein à sa sœur Gretl

Je ne remercierai jamais suffisamment Philippe Honhon qui fit naître en moi il y a huit ans de cela une passion dévorante pour l’architecture, me murmura le sujet de ce mémoire et m’insuffla avec une générosité sans pareille l’énergie de quitter la scène musicale pour en revenir aux volumes assemblés sous la lumière. Je remercierais volontiers Xavier de Coster pour ses enseignements qui ont bouleversé à jamais ma perception de l’architecture, tout en me permettant de préciser sans cesse la trajectoire de ce mémoire, mais son inébranlable droiture le contraindrait à considérer ce remerciement comme une flatterie. À Eugène, Marc et Yves Stassin; architecte, philosophe et ingénieur : mon plus bel héritage.

Image de couverture : TURNER, William, Buttermere Lake : A shower, 1798.



Table des matières Introduction

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I. Projétation

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II. De l’énonciation à la performativité

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III. De la performativité à la projétation

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Bibliographie

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Introduction

«Je vous marie», vient de dire le bourgmestre. Une salve de vivats décolle dans l’assemblée, des compliments bienveillants sont échangés et deux tourtereaux partagent des sourires complices. Que vient-il de se passer ? Il s’est produit par l’énonciation de ces quelques mots un acte qui ne relève pas de la simple description : Sophie et Nicolas sont officiellement mariés aux yeux de la loi. Cette phrase, prononcée par deux amis ivres dans un bar, n’aurait pas produit de résultat si ce n’est une hilarité générale. Pourquoi ? Selon le célèbre linguiste anglais J.-L. Austin, «l’énonciation de cette phrase est l’exécution d’une action»1, et ce si et seulement si elle est adressée par un bourgmestre assermenté à deux adultes en pleine possession de leurs moyens, dans le cadre adéquat et reconnu par la loi au cours d’une cérémonie officielle effectuée de manière intégrale et complète par les deux participants. Il ajoute : «il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce […] que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire» (Austin 1970, p. 41). C’est en effet dans son ouvrage célèbre Quand dire, c’est faire, où il se contredit méthodiquement pour préciser sa pensée2, qu’il a développé le concept d’énoncé performatif, amenant à voir le langage comme «un outil permettant d’agir, non pas seulement dans le monde, mais aussi sur le monde»3. Il y explique en quoi il appellera performatifs les énoncés4 qui, sous certaines conditions de félicité, sont caractérisés par le fait que, lorsqu’on les dit, se produit simultanément un acte5 qui ne relève pas de la simple description. Ce concept de performativité des énoncés, sur lequel je reviendrai plus loin, a connu une pérennité certaine dans un cadre élargi, du féminisme à l’économie6, s’intéressant très particulièrement aux répercussions qu’ont sur le monde la production d’énoncés linguistiques, d’actes, de théories, ou encore de comportements. Considérant que l’architecte a une manière de conduire ses raisonnements qui ne se borne pas à décrire, mais possède de réelles répercussions sur le monde; le projet d’architecture étant ici compris en tant qu’intention d’agir sur le réel, il semble légitime d’étudier en quoi sa démarche peut être qualifiée de performative. Ce faisant, ce mémoire espère éclairer un rapport de l’architecture au(x) langage(s)7, entendu(s) comme système(s) de communication8, dont nous usons pour projeter : la dimension opérante, bien trop souvent délaissée au profit d’analogies douteuses.
 AUSTIN, John Langshaw, Quand dire, c’est faire, trad. de l’ang. [How to do things with words, Oxford : Oxford University Press, 1962] par Gilles Lane, Paris : Seuil, 1970, p. 41. J’identifierai dorénavant cet ouvrage avec le numéro de la page à laquelle est faite la référence entre parenthèses. Exemple : (Austin 1970, p. 41). (2) On conviendra en effet qu’il s’agit de conférences retranscrites, qui présentent une évolution dans sa pensée. Il procède comme pour l’enfoncement d’un pieu de fondation injecté : en creusant, il élargit et affirme de plus en plus sa structure, en intéressant de plus en plus de couches de sol. (3) AMBROISE, Bruno, «J. L. Austin et le langage : ce que la parole fait», dans : Philopsis.fr - en ligne (14.01.2015) : <http://www.philopsis.fr/IMG/pdf/langage-austin-ambroise.pdf> [18.05.2015], p.3. (4) Nous reviendrons au chapitre II sur la notion d’énonciation. (5) Qui sera précisé plus avant dans sa théorie, et se subdivisera ainsi : locutoire, illocutoire, perlocutoire (Austin 1970, p. 114). (6) Voir chapitre II. (7) Qu’il s’agisse du dessin, des écrits, de la langue, … (8) DE SAUSSURE, Ferdinand, Cours de linguistique générale, Paris : Payot, 1972. (1 )

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[Introduction]

À l’origine de ce sujet d’étude, une intuition, naïve mais sans doute non dénuée de pertinence, qui m’a mené à la conviction suivante : la maîtrise de l’architecture est indissociable de la maitrise des mots. Comment interpréter cette sentence aux allures d’affabulation ? Des questions et des tentatives de réponses se bousculent à l’esprit de celui qui ouvrirait naïvement cette boîte de Pandore : Pourquoi ? Bien sûr… Sauf que ! Interrogation, d’abord : la maitrise de l’architecture est-elle vraiment indissociable de la maîtrise des mots ? Qu’est-ce que l’architecture, avant tout ? L’architecture qui sculpte notre quotidien semble bien davantage construite par des pierres que par des mots… Vérité générale, ensuite : tout acte de création ne se réalise-t-il pas par l’intermédiaire d’un langage ? En ce sens, l’architecture pourrait-elle être affectée par l’usage des mots plus particulièrement qu’un autre domaine d’étude ? Il semble nécessaire méthodologiquement, pour dépasser cette approche insuffisante, de prendre un peu de recul, et de fournir un canevas à ce propos, tout en le réduisant à une problématique claire. Mû par l’intuition exposée ci-dessus, j’en suis venu à circonscrire l’étude de ce sujet à la question suivante : Énoncer, c’est projeter ? Cette problématique sous forme de mise en question a l’avantage de ne pas considérer cette assertion comme acquise. En ce sens, l’objet de ce mémoire ne sera pas de tenter de fonder cette intuition, mais bien de décrypter méthodiquement chacun des termes qui y interviennent, pour en analyser le(s) éventuel(s) résultat(s). Ce mémoire relève donc de la théorie du projet. Il sera en effet ici question de la démarche de l’architecte, entendue comme «manière de conduire ses raisonnements»9, ou, de façon plus générale, de l’architecture comme projet, bien plus que de l’architecture du projet. Ce faisant, l’intitulé de cette problématique revient à questionner l’hypothétique performativité de l’architecture — ou de l’architecte — en projet. *

* *

Avant d’avancer dans l’étude de ce cas, il me semble important d’en questionner la pertinence. Si je pense qu’il est important dans le cadre de ce mémoire d’expliquer avant tout pourquoi je veux en parler, c’est que je crains qu’il ne se vide de toute sa substance et de son intérêt sans les motivations, notamment contextuelles, qui me poussent à l’écrire. Comme le fait justement remarquer l’argument d’un colloque10 initié par des enseignants de notre faculté, «malgré une pratique millénaire, la théorie de l’architecture n’a pas atteint l’épanouissement de disciplines telles que la chimie, la biologie ou, dans un autre ordre, la linguistique et la sociologie, voire la philosophie». Dans les faits, la théorie de l’architecture vue sous cet angle semble d’ailleurs pouvoir s’approcher de ce qu’Austin pense lui-même de la philosophie (Austin 1970, p. 21): La philosophie sans cesse déborde ses frontières et va chez les voisins. Je crois que la seule façon de définir l’objet de la philosophie, c’est de dire qu’elle s’occupe de tous les résidus, de tous les problèmes qui restent encore insolubles […]. Dès que l’on a trouvé une méthode respectable et sûre pour traiter une partie de ces problèmes résiduels, aussitôt une nouvelle science se forme qui tend à se détacher de la philosophie au fur et à mesure qu’elle définit mieux son objet et qu’elle affirme son autorité. Alors on la baptise : mathématiques – le divorce date de longtemps; ou physique – la séparation est plus récente; ou psychologie, ou logique mathématique; la coupure est encore fraîche; ou même qui sait peut-être demain grammaire ou linguistique ? Je crois qu’ainsi, la philosophie débordera de plus en plus de son lit initial. Démarche, dans Dictionnaire Larousse en ligne - en ligne : <http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/d %C3%A9marche/23213> [30.11.2015]. (10) CHANVILLARD C., CLOQUETTE P., PLEITINCKX R., STILLEMANS J. (dir.), Pourquoi est-il si difficile de parler d’architecture ?, Louvain-la-Neuve : Presses universitaires de Louvain, 2014, p. 8. (9 )

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[Introduction]

L’espoir de contribuer, même modestement, à un changement de paradigme à même d’épanouir le rapport des architectes au(x) langage(s) m’encourage à prendre la plume. Je ne peux en effet pas nier une certaine gêne à la lecture de bon nombre d’écrits théoriques portant sur les rapports qualifiés d’analogiques du langage avec l’architecture. Comme le détaille Jacques Guillerme dans sont texte Mémoires d’épidémie11 concernant le sujet (p.16) : «De nos jours, marteler à gros tirage que l’architecture est un langage provoque des fièvres de (pseudo)conceptualisation […]». Une quantité d’auteurs et d’ouvrages portant sur le sujet, si importante qu’il n’est je pense même plus utile de les citer, considère en effet comme acquis que l’architecture est un langage. Si cette problématique a été étudiée, mérite étude, et sera, j’en suis sûr, encore étudiée, ce n’est pas pour autant qu’il faut la considérer comme résolue ou avérée. Comme le fait judicieusement remarquer Jacques Guillerme dans son texte en convoquant la pensée de Guido Morpurgo-Tagliabue (p.17) : «Ce qu’il manque au prétendu "langage architectonique" pour être un langage, c’est précisément le facteur primaire de la sémiose : l’hétérogénéité entre signifiant et signifié. En l’espèce, le signifiant est le signifié. La colonne c’est la colonne : elle se représente elle-même.»12 Sur ce sujet, Bruno Queysanne de déclarer : «Si l’essence du langage est dans la communication, l’essence de l’architecture n’est pas dans la communication. […] la maison, le temple, l'édifice thermal se posent, se rendent présents ou comme réalité de fait, ou comme réalité d'art, mais ils ne sont pas des intermédiaires communicatifs : c'est seulement d'une manière secondaire qu'ils transmettent […].»13 Guillerme, quant à lui, conclut (p. 19) : «[…] en stricte positivité, le rapprochement des deux termes langage et architecture aboutit, selon les extensions choisies, à des relations erronées ou à des herméneutiques foraines.» Il ne sera pas question ici de parler de «langage des fenêtres», ou encore de «rhétorique des façades». Je laisse ces métaphores aux amateurs du sujet. Il sera plutôt simplement question, comme nous le verrons plus loin, de voir en quoi «énoncer un projet (d’architecture), c’est le faire». Une autre motivation à entamer ce propos serait une manière de rendre hommage à la pensée d’Austin, lui qui, à l’inverse de la tendance sévissant à l’époque «de l’autre côté de la Manche» (Austin 1970, p. 9), prenait un certain «plaisir» à décortiquer le langage ordinaire, avec précision et pertinence. Il est ainsi expliqué dans la préface de l’ouvrage traduit, introduit et commenté par Gilles Lane, qu’il «était fort agacé par ceci qu’on s’est lancé beaucoup trop vite dans l’échafaudage de théories» (Austin 1970, p. 10). De même, ce dernier «reprochait à la philosophie un certain obscurantisme paresseux» (Austin 1970, p. 11). Par ce biais, il se voulait en effet critique de ces philosophes s’intéressant alors au langage en préférant l’élaboration de systèmes compliqués aux hypothèses multiples plutôt qu’à la compréhension des faits simples. Il était convaincu que «la meilleure façon d’aborder les faits, le réel, était de se laisser guider par le langage ordinaire» (Austin 1970, p. 12). Il admirait en effet quelle quantité de subtilités ce simple langage contenait, quelle quantité et qualité de nuances il était à même d’aborder. Dans un autre ouvrage, il notera également que «nous n’examinons pas seulement les mots [...] mais aussi les réalités dont nous parlons : grâce à une conscience aiguisée des mots, nous rendons plus perspicace notre perception [...] des phénomènes»14. J’ai trouvé dans cette préoccupation pour le langage ordinaire en réaction à un obscurantisme paresseux un écho de mon sentiment présent concernant la théorie de l’architecture. Les liens entre l’art d’édifier et les théories étendues de la performativité15, apparues dans le sillage du C.H.A.T. : Centre d’histoire et d’analyse des textes, Littératures & Architecture, publication préparée par Philippe Hamon, Rennes : Presses universitaires de Rennes 2 (coll. "Interférences"), 1986, pp. 15 - 20. (12) MORPURGO-TAGLIABUE, Guido, «I problemi di una semiologica architettonica», dans : Bollettino C.I.S.A. : centro internazionale di studi di architettura Andrea Palladio, n° X, 1968, p. 290. (13) QUEYSANNE, Bruno, «Philosophie et/de l’architecture», dans : Cahier de pensée et d’Histoire de l’Architecture, Ecole d’architecture de Grenoble : 1985, p. 30. (14) AUSTIN, John Langshaw, Philosophical Papers, Oxford : Clarendon Press, 1962, p. 130. (15) Nous y reviendrons au chapitre II. (11)

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[Introduction]

propos inaugural d’Austin, semblent d’ailleurs participer de cette obscurité : la force de l’évidence, la force de l’ordinaire en ont disparu. Comme nous le verrons vers la fin de ce mémoire, ce qui se lit à ce sujet relève hélas bien souvent d’un simple usage publicitaire et erroné du mot16, de la métaphore17 ou encore de liens tirés par les cheveux18. Dans le contexte actuel de l’architecture, fortement secoué par une propension de bon nombre d’architectes — et autres intéressés — à user et abuser de la langue comme pour se rendre plus intéressants, je pense qu’il est important de tempérer et de faire remarquer que les solutions aux problèmes de demain ne proviendront assurément pas d’une complexification à outrance des dialogues architecturaux. Bien souvent en effet, le langage prétendument de haute volée19 employé par les concepteurs n’est qu’un modeste paravent aux problèmes laissés pendants par leurs projets; voire pire, révèle carrément des propositions illogiques, si non vides de sens, qu’ils tentent tant bien que mal de faire passer à l’abri de cette logorrhée. Combien de fois n’entend-on pas, de la bouche d’un architecte dandy ou dans une revue d’architecture parler de «typologie de l’édifice»20, ou encore de «matérialité du béton qui contraste avec le langage formel complexe des terrasses»21? Ce genre d’abus de langage a pour conséquence de brouiller toute la cohérence interne des projets développés, et de consommer encore davantage le divorce entre les architectes et les profanes désirant s’intéresser un tant soit peu à l’art d’édifier. N’oublions pas que l’architecture, avant de relever du caprice de l’architecte, est un produit social. Comme le note Philippe Madec : «l’accord est à l’origine de l’architecture, pas la construction»22. La nécessité de convaincre, de rendre intelligibles et nuancées ses idées, est une donnée essentielle avec laquelle tout concepteur doit composer. Ainsi, Austin note judicieusement à propos des tournures du langage ordinaire que «si deux tournures existent dans la langue, on découvrira quelque chose dans la situation où nous sommes appelés à employer l’une ou l’autre, qui explique notre choix» (Austin 1970, p. 14). Il s’agit là autant d’une invitation à la clarté, à la précision, qu’au doute méthodique dont il se servira dans tout son ouvrage. Avec toutes les réserves que l’on peut avoir concernant son accessibilité difficile, ce n’est pas pour rien que je déclare dans la bibliographie combien le Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein a été pour moi une ouverture vers la philosophie analytique, basée sur une analyse logique du langage, et par ce biais une réelle lumière dans l’obscurité des propositions des architectes.

BORNE, Emmanuelle, «JDS : Less is basta» - en ligne : <http://www.lecourrierdelarchitecte.com/ article_1088> [31.05.2015]. Il s’agit d’une chronique traitant de la conférence de Julien De Smedt (JDS Architects) à Paris, intitulée «Vers une architecture performative». (17) Le terme performativité étant par exemple confondu avec le concept de performance, ou d’activité. S’ils partagent un bagage sémantique commun, les deux premiers termes ne sont pas de simples synonymes interchangeables à souhait. Un enseignant de dernière année, paysagiste de formation, invité en notre faculté pour un quadrimestre, nous expliqua dans une présentation de ses travaux comment il avait mis en place des paysages performatifs. Lorsque je lui demandai en aparté ce que signifiait performatif pour lui, il me répondit simplement performant. (18) L’architecture dite performative serait alors une architecture vivante, ou active. Cette approche est fréquemment rencontrée dans le mouvement écologique, où l’on s’efforce de créer des bâtiments s’adaptant au fil des saisons. Nous y reviendrons. (19) Je suis bien obligé de reconnaître que je m’y laisse également piéger. Peut-être à la manière dont Bertrand Russel, dans l’introduction du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein (p. 17) déclare que «conformément à ce principe, les choses qui doivent être dites pour conduire le lecteur à la compréhension de la théorie de M. Wittgenstein sont toutes des choses que cette théorie condamne comme dépourvues de sens», j’espère donc un peu de clémence concernant le langage parfois châtié que je dois employer pour expliquer en quoi il pourrait être ordinaire. Je dois, en singeant quelque peu le propos, «user de ce dont il ne faut pas pour faire ce qu’il faut». (20) Cet énoncé est vide de sens, car une typologie est un ensemble de types. Un édifice étant un type, il ne peut être une typologie. (21) Cet énoncé est vide de sens car une «matérialité» ne peut être comparée à la formule «langage formel complexe des terrasses». On ne compare pas des poires et des pommes ! (22) MADEC, Philippe, Le Coyote, le Petit Renard, le Geai et le Pou, Paris : Sujet/Objet, 2004. (16)

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[Introduction]

La dernière raison qui me pousse à écrire ce mémoire relève d’une considération personnelle, qui était à la base de mon questionnement sur ce sujet. En effet, comme indiqué au début de cette introduction, j’ai atteint la conviction que la perte de la maîtrise du langage de l’architecture, comprenons par là «se rapportant à», dans le contexte hélas assez généralisé d’une société plus tournée vers Facebook que vers la langue de Boileau et Molière, engendre un appauvrissement caractérisé de l’architecture. Le supplément d’art subtil que d’aucuns nomment poésie serait-il mis à mal par notre manque de maîtrise de la langue ? Gaston Bachelard, dans son célèbre ouvrage La poétique de l’espace23, fait référence à Pierre-Jean Jouve qui nomme le poète ainsi : «Dès lors une nouvelle définition du poète est en vue. C’est celui qui connaît, c’est-à-dire qu’il transcende, et qu’il nomme [c’est moi qui souligne] ce qu’il connaît. Il n’y a pas de poésie s’il n’y a pas d’absolue création.»24 On pourrait prendre pour témoin ce que désormais la presque totalité des architectes emploie comme terme pour définir un volume protégé, ou encore un espace isolé : une boîte. Un architecte qualifiant d’emblée de la sorte un espace qu’il projette ne sera-t-il pas bien malgré lui entraîné, par le mot qu’il énonce, à réaliser une boîte ? *

* *

Comme exprimé au début de cette introduction, ce mémoire voit sa problématique résumée à la question suivante : «énoncer, c’est projeter ?» Nous nous promènerons, dans les deux chapitres qui suivent, à travers les méandres des acceptions de ces notions pour en ausculter les diverses facettes. Dans un premier temps, nous voyagerons depuis les sources de la pratique de l’architecture comme art libéral, pour comprendre ce qui sous-tend la notion de projet : du dessein au design, nous questionnerons la raison qui a amené les architectes à parler de projétation. Dans un second temps, nous en viendrons à considérer l’hypothétique action des énoncés : un voyage aux origines de la pragmatique linguistique et de ses diverses applications, dans le giron de la philosophie du langage. Si l’architecture et la question du(des) langage(s) dont nous usons en particulier pour projeter en seront volontairement exclues, c’est pour mieux synthétiser la troisième partie de ce propos, où je développerai schématiquement quelques propositions logiques sous le regard de la performativité des énoncés, en vue d’ébaucher une théorie du projet. Est-il à ce titre utile de préciser que ce mémoire est envisagé comme la préparation d'une éventuelle thèse ? Je prie à ce titre le lecteur d’être indulgent face au ton parfois excessivement péremptoire de mes prises de position, nécessaire pour ouvrir la discussion. La seule ambition de ce propos ne pourrait être autre, à ce stade, que d’attirer l’attention des architectes sur les modes d’action du(des) langage(s) dont nous usons pour projeter.

(23) (24)

BACHELARD, Gaston, La Poétique de l’espace, Paris : Presses universitaires de France, 1957, p. 22. JOUVE, Pierre-Jean, En miroir, Paris : Mercure de France, 1954, p. 170. Cité par BACHELARD, 1957, p.22. —!7—


I. Projétation

Qu’entend-on par projeter ? Le choix de ce mot dans l’intitulé de la problématique de ce mémoire n’est pas anodin. Il convoque en effet dans sa définition des concepts multiples : du dessein au design, du disegno à la progettazione. Nous verrons ci-après en quoi l’Histoire se mord la queue en quête d’une définition absolue de ces termes, notamment dans le chef du design aux acceptions multiples qui n’a de cesse de faire couler de l’encre. L’espoir d’atteindre un réel épanouissement de cette discipline, comme relaté dans l’introduction à propos de la théorie d’architecture, est sans aucun doute à compter parmi les causes de cette querelle linguistique. Aussi essayerai-je ici de décortiquer méthodiquement les origines de cette guerre des mots transséculaire, qui a amené les architectes de langue française à inventer une expression pour clarifier le sens de leur démarche : la projétation25. En quête éperdue d’une définition de ce terme, j’ai abouti sur un site web anglophone se donnant comme mission de fournir des outils que les traducteurs, compagnies de traduction et autres personnes dans l’industrie du langage puissent utiliser pour étendre leurs compétences et activités. Une traduction de projétation y était suggérée, en réponse au désarroi d’un internaute pratiquant la langue de Shakespeare : «design»26. Continuant mes investigations, j’ai recherché la traduction de son plus proche parent, en italien : progettazione. Résultat dans le dictionnaire Larousse ? «(conception de) projet»27. Une autre source proposant des mises en contexte de ce mot le traduisait quant à elle tantôt par «conception», tantôt par «planification», tantôt par «design»28. Quel besoin si ce n’est la volonté de définir les contours d’une pratique de plus en plus complexe et pluridisciplinaire a bien pu amener les architectes à parler de projétation ? Comme nous le verrons plus bas, le bagage sémantique de ce terme encore embryonnaire semble opérer un retour au sens premier du disegno de la Renaissance, ou encore à «l’oscillation perpétuelle, que les dictionnaires aiment tant à répéter, de la notion de design entre celles de "dessin" et de "dessein"»29. Est-ce par crainte de se voir confondus avec des concepteurs de mobilier tendance que les architectes, de notre côté de la Manche, refusent de qualifier leur processus de design, alors même que ce terme a de longue date incorporé notre langue ? Faut-il y voir la volonté déontologique de se dissocier d’une démarche «aux aspects sournois et perfides»30 dans un contexte mercantile qui en amène certains à déclarer que «Tout est aujourd’hui affaire de design»31? Il convient pour faire avancer ce propos de s’intéresser dans un premier temps à ce que l’on entend par projeter. Bien évidemment, il s’agit dans ce cas-ci d’architecture, ou encore de conception, et non de projection cinématographique ou autre projection d’objet.

Nous conviendrons en effet du fait que ce mot n’est (actuellement) reconnu par aucun dictionnaire. Projétation, dans Proz.com - en ligne : <http://www.proz.com/kudoz/french_to_english/architecture/ 3579656-proj%C3%A9tation.html> [04.01.2015]. (27) Progettazione, dans Dictionnaire Larousse en ligne - en ligne : <http://www.larousse.fr/dictionnaires/italienfrancais/progettazione/>[04.01.2015]. (28) Progettazione, dans Reverso, - en ligne : <http://dictionnaire.reverso.net/italien-francais/progettazione> [04.01.2015]. (29) VIAL, Stéphane, Court traité du design, Paris : Presses Universitaires de France (coll. "Travaux pratiques"), 2010, p. 19. (30) VILÉM, Flusser, Petite philosophie du design, trad. de l’all. [Vom Stand der Dinge : Eine Kleine Philosophie des Design, Göttingen : Steidl, 1993] par Claude Maillart, Belfort : Circé, 2002, p.11. (31) VILÉM, 2002, p. 11. (25) (26)

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[Projétation]

Le dictionnaire Larousse nous donne, parmi les définitions qu’il propose des sens divers que l’on peut accorder à ce mot, les suivantes; à même de nous intéresser32 : 1. Avoir l’intention de faire quelque chose, en former le dessein : J’avais projeté d’aller au cinéma ce soir. 2. Déterminer l’image d’une figure par une projection. 3. Établir le projet d’une construction, d’une machine, etc.

Si la troisième définition s’avère être une simple explication du terme suivant le sens que nous lui concédons habituellement, les deux premières en revanche sont plus que probablement pertinentes dans le cadre de ce propos. De fait, trois mots dignes d'intérêt s’y retrouvent : intention, dessein, image. Le terme dessein dérive de l’italien disegno — «un des concepts majeurs de la théorie de l'art de la Renaissance»33— désignant tant l’action mécanique de dessiner, que l’action intellectuelle de projeter un plan. Chez Vasari, notamment, il se voit défini comme suit34: Celui-ci est comme la forme ou idée de tous les objets de la nature, toujours originale dans ses mesures. Qu'il s'agisse du corps humain ou de celui des animaux, de plantes ou d'édifices, de sculpture ou de peinture, on saisit la relation du tout aux parties, des parties entre elles et avec le tout. De cette appréhension se forme un concept, une raison, engendrée dans l'esprit par l'objet, dont l'expression manuelle se nomme dessin [disegno]. Celui-ci est donc l'expression sensible, la formulation explicite d'une notion intérieure à l'esprit ou mentalement imaginée par d'autres et élaborée en idée.

Le disegno, chez les artistes de la Renaissance, est donc autant une activité de la pensée que de la main, l’expression sensible et manuelle d’une activité hautement intellectuelle. C’est durant cette période historique en effet que l’artiste, jusqu’alors considéré comme simple artisan, verra son statut s’élever au rang de «prince de l’esprit»35. Pour comprendre les origines de cette conception nouvelle, il faut se remémorer le contexte d’émulation culturelle intense qui régnait en Toscane durant les premières décennies du Quattrocento, fruit des luttes de prestige entre familles aristocratiques rivales. Le cas de Florence, fleuron industriel en ce début de XVème siècle, est emblématique : les «habitants, groupés en 21 corporations appelées Artes, sont presque tous des artisans indépendants»36. L’obligation de s’inscrire dans une Arte, même si l’on n’exerce pas de profession, illustre à quel point les activités manuelles étaient alors le centre de la vie et de l’attention. Parmi ses pairs, un citoyen florentin participera particulièrement à l’acquisition d’un statut nouveau par l’artiste, en passe de s’élever du rang d’artisan à celui d’homme du dessein : Brunelleschi. Ce personnage historique fascinant, que l’on peut sans hésiter qualifier de «premier architecte»37 au sens moderne du terme, se démarquera en effet en exerçant cette activité «en tant qu’art libéral, c’est à dire en tant qu’activité de l’esprit sur les idées (et ce par opposition aux arts mécaniques, qui désignent une activité de la main sur la matière)»38. Par sa pratique dissociant l’invention de l’exécution — on lui doit entre autres une solution inédite aux problèmes laissés pendants par Ghiberti pour l’élévation du dôme de la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence — il participera à l’institution de l’architecte comme spécialiste des questions propres à la construction. Brunelleschi est un inventeur, sa qualité Projeter, dans Dictionnaire Larousse en ligne - en ligne : <http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ projeter/64237> [31.05.2015]. (33) Disegno, dans Le Robert, Seuil : 2003. (34) VASARI, Giorgio, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. de l’it. [Le Vite de' più eccelenti pittori, scultori et architettori, 1568] par A. Chastel (dir.), t. 1, Paris : Berger-Levraut, 1981 - 1989, p. 149. (35) DE COSTER, Xavier, Histoire de l’Architecture : BAC2 IIème partie, Bruxelles : I.S.A. Saint-Luc, 2005, p. 9. (36) DE COSTER, 2005, p. 9. (37) DE COSTER, 2005, p. 19. (38) DE COSTER, 2005, p. 19. (32)

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[Projétation]

première, qui ne devrait avoir de cesse d’animer notre profession, est l’idéation. Comme le fait judicieusement remarquer Christian Norberg-Schulz, le génie de Brunelleschi «ouvre la voie à des décennies de dessin architectural fécond»39. La richesse sémantique du terme italien disegno, activité de l’esprit et expression sensible de l’idée dans le même temps, trouve ici sa pleine expression : le dessin architectural de Brunelleschi, parce que Norberg-Schulz le qualifie de «fécond», est bien un dessein selon le sens de ce terme à la Renaissance. Une simple paraphrase indiquerait que Brunelleschi «ouvre la voie à des décennies de dessein architectural». La difficulté d’appréhender ce terme à la définition ambiguë et évoluant selon les époques, comme nous le verrons plus loin, est bien résumée par Jacqueline Lichtenstein dans les actes d’un colloque organisé par notre faculté : «la problématique du disegno dans toute sa complexité, dit-elle, tient au fait que celui-ci est à la fois un acte pur de la pensée et son résultat visible auquel participe aussi le travail de la main»40. Le disegno, s’il procède tout autant de la peinture que de l’architecture ou de la sculpture — rappelons à ce titre que les créateurs de l’époque se plaisaient à manipuler tous les arts — signifiera particulièrement dans le domaine des arts picturaux l’esquisse, ou encore ce que nous nous accordons pour entendre à l’heure actuelle par dessin en opposition à la couleur qui ne lui est qu’ajoutée. Une supériorité hiérarchique sera ainsi conférée à la Renaissance au dessin — procédant du dessein — au désavantage du remplissage coloré, encore considéré comme une activité d’un rang secondaire. Aussi Liechtenstein de noter que (p. 19) «[...] le disegno au sens de dessin, c’est-à-dire de tracé, correspond toujours à une idée, une intention, un projet, c’est à dire à un disegno au sens de ce qu’on appelle en français un dessein». Le dessein sera donc encore considéré, lorsqu’il passera dans la langue française, comme la pratique majeure reliant tous les arts : le tracé du projet, la représentation d’une idée par un ensemble de traits ou une ébauche, le premier jet de l’artiste qui, comme illuminé par le divin, donne chair à ses idées. En 1690, Antoine Furetière définit dans son dictionnaire le terme dessein comme suit41: Projet, entreprise, intention. […] est aussi la pensée qu’on a dans l’imagination de l’ordre, de la distribution & de la construction d’un tableau, d’un poème, d’un livre, d’un bâtiment. […] se dit aussi en peinture, de ces images ou tableaux qui sont sans couleur, & qu’on exécute parfois en grand. Les curieux font grand cas des desseins des grands peintres. On a fait les tapisseries du Louvre sur les desseins de Raphaël […].

Cette définition rend compte du double sens, corollaire d’un statut de l’artiste nouveau, encore conféré à cette notion. Mais ce ne sera que de courte durée : l’avènement de la querelle entre partisans du dessin et partisans du coloris, qui fait rage au sein de l’Académie, marquera les bases d’un divorce dont nous connaissons encore les effets à l’heure actuelle. Comme l’indique Lichtenstein, le théoricien de la doctrine coloriste Roger de Piles en viendra à renverser la hiérarchie solidement établie par la tradition (p. 20) : «Pour lui, le dessin constitue la part mécanique de la peinture; il relève d’un apprentissage fondé sur l’imitation de l’antique, l’étude de la perspective et celle de l’anatomie, toutes connaissances indispensables, dit-il, pour acquérir "la justesse des yeux et la facilité de la main".»42 S’il s’avère toujours nécéssaire au peintre, le dessin n’est cependant plus considéré par de Piles comme la réelle qualité première de son art, qui devient la couleur. Sous ce nouveau paradigme, le dessin n’est plus un dessein — qui se voit amputé d’une riche partie de sa NORBERG-SCHULZ, Christian, La signification dans l’architecture occidentale, trad. de l’it. [Significato nell’architettura occidentale, Milan : Electa Editrice, 1974], Wavre : Mardaga, 2007, p. 241. (40) STREKER, Marc (dir.), Du dessein au dessin : Colloque organisé par les instituts Saint-Luc de Bruxelles au studio du palais des beaux-arts de Bruxelles le 19 Novembre 2008, Bruxelles : La lettre volée, 2007, pp. 17 - 18. (41) Dessein, dans FURETIÈRE, Antoine, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts, Volume 1 [A - E], La Haye : A. & R. Leers, 1690 - en ligne : <https://books.google.fr/books?id=4FU_AAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=fr#v= onepage &q&f=false> [05.01.2015.] (42) DE PILES, Roger, Cours de peinture par principes, Paris : J. Estienne, 1708, p. 194. (39)

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définition — mais une simple expression manuelle. Et Lichtenstein d’ajouter (p. 21) : «Toutes les caractéristiques qui donnaient au disegno sa signification intellectuelle et métaphysique, voire théologique — le génie, le feu, l’invention, l’idée, la forme — sont ainsi ôtées au dessin pour être attribuées au coloris.» Délesté de ce bagage sémantique, le dessin cesse d’être écrit avec un e. Le fait de ne plus le considérer comme un dessein magistral entraîne en effet une révolution dans les théories de l’art au début du XVIIIème siècle, dont la langue française se saisira peu après pour distinguer l’orthographe — et le sens — de dessein et dessin43. Il faudra désormais plusieurs mots pour désigner, dans notre langue, ce qu’était alors au XVIIème siècle un dessein, ou un disegno en langue italienne. La langue anglaise connaîtra des mutations lexicales similaires : elle distinguera ainsi le drawing, dessin de la main, du design, projet ou idée. C’est dans la Letter Concerning the Art or Science of Design44, qu’il rédige à son roi en 1712, que le comte de Shaftesbury introduira en Angleterre le terme design correspondant fidèlement au sens du disegno — ou du dessein — de la Renaissance. Il joue des diverses acceptations du terme, déclarant tantôt : «But ‘tis not my design here to entertain your Lordship with any Reflections upon Politicks [sic] […]»45; tantôt «But the Design having grown thus into a Sketch, and the Sketch afterwards into a Picture [sic] […]»46. Il propage ainsi cette conception ambivalente de la définition du mot; entendu tantôt comme projet ou intention, tantôt comme tracé des contours d’une forme régie par un dessein. Cependant, des transformations dans la théorie de l’art d’un impact similaire à celles à l’œuvre en France conduiront à disjoindre les termes, qui ne se retrouveront, comme nous le verrons plus loin, que bien plus tard. Si le présent chapitre — concernant la projétation — ne semble à ce stade pouvoir faire l’économie d’une étude plus approfondie du bagage sémantique que la tradition anglophone a légué au terme design, il convient néanmoins de préciser que, comme l’écrit Stéphane Vial : «alors qu’il est né il y a plus d’un siècle, le design est toujours orphelin d’une théorie»47. Nous marchons en effet sur des œufs : la définition de ce concept, bien mal employé de nos jours comme adjectif qualifiant une esthétique trendy, fait l’objet d’une guerre ouverte. Comme nous le verrons plus loin, après avoir été intronisé comme discipline, (le) design est hélas devenu un argument commercial : un réel fourre-tout contemporain faisant presque couler autant d’encre que Coca-Cola de poison. Aussi, ce sujet en particulier pouvant probablement faire l’objet d’une thèse à lui tout seul, l’on se remémorera le cadre de ce propos, relevant de la théorie du projet en architecture. Seront donc abordées principalement les contributions historiques majeures à la création de ce qui deviendra une réelle discipline, mais pas — sinon très sélectivement — les écrits de designers pensant le design à proprement parler en tant que discipline ne trouvant pas sa raison d’être au delà d’elle-même. C’est à Henry Cole, principal collaborateur du prince Albert et membre de la Royal Society of Arts, que l’on doit le premier usage connu du terme en tant que définition d’une discipline nouvelle : l’industrial design. Il fait entrer cette notion dans l’époque contemporaine en publiant en 1849 le premier numéro du Journal of Design and Manufactures. Convaincu de la nécessité de réconcilier les arts avec l’industrie, ce fonctionnaire éclairé cherche à «établir les principes d’une production industrielle associant harmonieusement la "fonction", la Il est intéressant de remarquer que le terme dessin était absent du dictionnaire de Furetière. Dessinateur s’y trouve bel et bien en revanche; c’était alors «celui qui dessine». (44) ASHLEY-COOPER (3ème Comte DE SHAFTESBURY), Anthony, A Letter Concerning the Art or Science of Design, written from Italy, On the occasion of the Judgment of Hercules, to My Lord, 1712 - en ligne : <https:// books.google.be/books?id=k49bAAAAQAAJ& printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad= 0#v=onepage& q&f=false> [05.01.2015]. (45) ASHLEY-COOPER, 1712, p. 407. Traduction personnelle : «Mais ce n’est pas mon dessein ici d’entretenir votre majesté avec des réflexions sur la politique […]». (46) ASHLEY-COOPER, 1712, p. 397. Traduction personnelle :«Mais le dessein ayant évolué ainsi en une esquisse, et l’esquisse ensuite en une image […]». (47) VIAL, 2010, p. 12. (43)

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"décoration" et l’"intelligence"»48, tout en «mari[ant] le grand art avec l’habileté mécanique»49. En effet, le XIXème siècle avait vu avec l’essor de la production industrielle un désordre prodigieux s’installer dans le monde des arts. L’apparition d’un mouvement de réforme des arts appliqués50 — concept désormais séparé des arts majeurs — fut une conséquence de l’apparition sur le marché d’objets d’usage courant désormais produits en série par l’industrie, par «quelque obscur projeteur, presque toujours animé par une finalité strictement commerciale, et le plus souvent inculte»51. Les artistes, s’estimant garants de la culture traditionnelle, «limitent peu à peu leurs activités à un secteur toujours restreint de la production […], à savoir les objets les moins liés à l’usage quotidien, qui peuvent encore être considérés comme de l’art "pur"»52. Les objets communs, désormais considérés comme procédant qualitativement d’un art mineur, se voient néanmoins quantitativement majoritaires sur le marché; leur exécution n’étant dorénavant plus qu’«un acte mécanique qui enregistre passivement les modèles reçus»53, reflétant en second jour les formes dérivées des courants artistiques officiels imposés par une minorité d’artistes. Malgré le succès momentané de The Great Exhibition of the Works of Industry of All Nations, exposition organisée par Henri Cole avec le soutien du prince Albert en 1851 à Londres pour promouvoir l’industrie anglaise — plus connue sous le nom de Première Exposition universelle —, l’art et l’industrie ne seront pas d’emblée réconciliés en un industrial design comme l’aurait souhaité leur théoricien. Si la confiance qu’il place dans le monde de l’industrie en ce milieu de siècle en proie à la lutte des architectes et des ingénieurs est certes audacieuse, son approche se voit néanmoins limitée : croyant que «seul un manque de connaissances empêche la bonne élaboration du projet dans le domaine de l’art appliqué»54, il n’intéresse en fait que le niveau formel du problème. Ainsi, les écoles de dessin qu’il contribuera à ouvrir dans les grandes villes industrielles anglaises, supposées participer à l’apport d’un supplément d’art duquel naîtrait l’union de l’art et de l’industrie, ne suffisent pas à rattraper sa «simplification outrancière du problème : […] se borne[r] à présenter des exemples de bons dessins décoratifs, pris dans le passé ou dans des lieux lointains, pour stimuler la créativité des artistes […]»55. Cette tentative de réconciliation des arts et de l’industrie, se résumant en définitive à l’ajout d’un vernis décoratif sur une production en série, ne rencontrera pas les aspirations de son époque en proie aux luttes sociales56. John Ruskin, homme de lettres dont les intérêts s’étendaient bien au delà de l’architecture, n’hésite pas en effet à critiquer dans ses Sept Lampes de l’architecture (1849) «l’avilissement de l’ouvrier par la machine, la disqualification du travail de l’artisan ainsi que la laideur et la mauvaise qualité des produits manufacturés»57. Ce rejet allergique de l’industrie, qui cadre tout particulièrement avec son temps, ne sera cependant pas le legs principal de cet auteur à la postérité : l’Histoire lui devra en effet d’avoir précisé un statut nouveau à l’œuvre d’art, qui sera chez lui comprise comme une «entité abstraite enfermée dans un processus continu qui comprend les circonstances économiques et sociales de départ, le rapport avec le client, les méthodes d'exécution, et se poursuit dans le destin de l'œuvre, ses changements de propriété et d'utilisation, et ses MIDAL, Alexandra, Design : introduction à l’histoire d’une discipline, Paris : Pocket, 2009, pp. 33 - 34. Cité par VIAL, 2010, p. 19. (49) MIDAL, 2009, pp. 33 - 34. Cité par VIAL, 2010, p. 20. (50) Raccourci de «arts appliquées à l’industrie». (51) DE COSTER, Xavier, Histoire de l’Architecture : BAC3 Ière partie, Bruxelles : I.S.A. Saint-Luc, 2006, p. 130. (52) DE COSTER, 2006, p. 130. (53) DE COSTER, 2006, p. 130. (54) DE COSTER, 2006, p. 131. (55) DE COSTER, 2006, p. 131. (56) Publication du Manifeste du Parti Communiste en 1848 par Karl MARX. (57) Cité par VIAL, 2010, p. 21. (48)

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modifications matérielles»58. Cette pensée redéfinissant l’art comme un phénomène bien plus complexe que ce qui était accepté alors contribuera à un réel changement de cap, démontrant «l'insuffisance des études analytiques et la nécessité d'aboutir à l'intégration des problèmes»59, tout en marquant un tournant décisif pour «l'engagement d'un véritable mouvement de réforme dans le domaine artistique»60. Cette conception nouvelle, que l’on pourrait encore aujourd’hui considérer comme «l'un des fondements de notre culture»61, participera particulièrement au mouvement de réforme des arts appliqués, bien que l’auteur — davantage critique d’art ou botaniste qu’architecte — ne s’en soit jamais prévalu. Parmi ses étudiants en effet se trouvait William Morris, alors jeune artiste à la fibre sociale aiguisée par la lecture de Marx. Comme Ruskin, son maître à penser, il a une aversion profonde pour l’industrie, y voyant une expression du système capitaliste mécanisant le peuple. Réfugié dans une contemplation rétrograde du Moyen-Âge, sa profonde admiration pour le travail artisanal — il y voit un moyen de préserver l’humanité des fléaux de l’industrie — procède d’un réel dessein : son ambition était de créer de l’artisanat pour tous. Cependant, bien que le mouvement Arts & Crafts dont il est l’un des principaux initiateurs soit salué par un large public et connaisse une pérennité certaine, les positions rétrogrades qu’il défend à l’époque de la machine s’avèrent paradoxales : les produits artisanaux qu’il développe sont bien plus onéreux que leurs semblables industrialisés. Conséquence inévitable : le large public auquel il prédestinait ses créations ne peut y prétendre, et son art finit par n’intéresser qu’une élite aristocratique. Néanmoins, bien que son rejet de la production mécanisée teinté de socialisme aille à contresens de toute logique de réconciliation, il sera à l’origine d’une nette réduction de la «distance qui sépare le monde de l'art de celui de l'industrial design»62. En effet, bien plus encore qu’en posant les bases du mouvement Arts & Crafts dont les successeurs en viendront — suite à leurs expériences pratiques — à abandonner les préjugés contre l’industrie, le dessein de Morris a crée le projet63 du design. En animant d’une cause sa production, Morris a amorcé malgré lui un tournant décisif dans l’acception de ce terme. Même si le mot n’apparaît pas en tant que tel dans son discours, la dimension utopique qu’il a insufflé dans sa pratique participera à la requalification de ce nom qui, d’un sens hérité de la Renaissance signifiant alors «à la fois un acte pur de la pensée et son résultat visible auquel participe aussi le travail de la main»64, deviendra une réelle discipline aux ambitions sociales proclamées. Comme nous le verrons plus loin, le disegno, alors qu’il portait en son sein la notion de projet, ne tardera pas lui-même à en devenir un suite à son entrée dans le XXème siècle. Si nous ne savons toujours pas à ce stade ce qui a bien pu amener les architectes à parler de projétation, nous avons néanmoins éclairci les raisons d’un premier virage sémantique dans l’acception de son plus proche parent nominal : le design. Bien que cette appellation — ressuscitée par Cole au travers de sa quête pour un industrial design — soit encore absente des théories de l’art pour qualifier une discipline réellement nouvelle, ce qui donnera sens à la pratique de décennies de projeteurs trouvera bientôt à se réaliser dans le contexte de rivalités politiques et de nationalismes exacerbés du début du XXème siècle. C’est en effet en Allemagne, suite à la démission de Bismarck, générant une significative évolution dans le climat culturel, que s’opéreront les bouleversements les plus significatifs en la matière. De fait, les produits industriels et artisanaux allemands étaient jusqu’alors considérés comme

COSTER, 2006, p. 133. COSTER, 2006, p. 133. (60) DE COSTER, 2006, p. 133. (61) DE COSTER, 2006, p. 133. (62) DE COSTER, 2006, p. 135. (63) VIAL, 2010, p. 23. (64) LIECHTENSTEIN, 2007, pp. 17 - 18. (58) DE (59) DE

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«moches et bon marché»65, seule primait la quantité au détriment de la qualité artistique. Les produits issus de l’industrie allemande en plein essor vivaient dans l’ombre de la qualité présentée par ceux des puissances voisines et outre-Atlantique. Les évolutions dans le climat culturel et industriel allemand assorties de rivalités politiques avec la voisine Angleterre agiront alors comme déclencheur : si l’Allemagne veut replacer adéquatement ses produits artisanaux et industriels sur le marché mondial, elle doit leur offrir une meilleure conception. À la différence de l’Angleterre, c’est donc «par nécessité économique que l'industrie recourt à la création artistique»66 en Allemagne. C’est dans ce contexte que Hermann Muthesius, revenu en 1903 d’un long voyage en Angleterre comme détaché d’ambassade pour y observer l’architecture et les arts décoratifs anglais, prend la tête d’une association d’artistes et d’artisans créée sur fonds publics en 1907 : le Deutscher Werkbund. Cette association, qui comptera parmi ses membres les plus éminents Walter Gropius ou Henry Van de Velde, est chargée de réformer l’art et l’artisanat allemands à l’heure industrielle. Muthesius portera dans les statuts du Werkbund l’ambition sociale d’un William Morris, en «implantant dès le début la fonction économique et sociale de l'art, […] prétendant réunir art, artisanat et industrie en faisant confluer leurs efforts distincts en un effort intégrateur engagé dans la production»67. En 1907 également, Peter Behrens, membre du Werkbund, se voit chargé par la firme électrotechnique A.E.G. de la coordination artistique et technique de l’ensemble de sa production comme de son image de marque, bref, d’une mission de direction artistique totale68. En plus de dessiner l’usine A.E.G., Behrens concevra le logo de la marque, les lampes d’atelier, le papier à lettres ou même les logements pour les ouvriers. Comme le dit assez justement Stéphane Vial dans son Court traité du design69: Le design est né. Cole avait inventé le mot, Behrens invente la chose. En proposant chez A.E.G. une vaste collaboration entre concepteurs, artistes et industriels, Behrens devient non seulement le premier designer industriel de l’histoire, mais celui qui met fin aux querelles du Werkbund, divisé entre les défenseurs de la production en série emmenés par Muthesius et les partisans d’un retour au travail manuel et artisanal, au nom de la liberté de l’artiste, emmenés par Henry Van de Velde, le grand maître de l’Art Nouveau.

Avec le travail de Behrens, le design devient en effet une réelle discipline, fondée sur une conception de l’adéquation de la forme de l’objet à produire en série à sa fonction — que Vial qualifie à juste titre de «callo-centriste70» —, qui trouvera notamment à s’épanouir avec les enseignements du Bauhaus de Walter Gropius pour finir par s’exporter dans l’industrie américaine, instituant définitivement le concept d’industrial design. Après avoir longtemps traduit cette appellation, de retour par bateau d’Amérique, par esthétique industrielle, terme qui sera à l’origine d’une longue bataille sémantique à travers l’Europe, l’Académie française tranchera en dernier recours en 1971 pour son raccourçi anglophone : design. Le dessein magistral de la Renaissance ayant perdu son e dans notre langue — et conséquemment son sens simultané de projet et expression manuelle de ce projet pour se réduire à celui d’intention —, l’Histoire préfèrera donc faire revenir à nous, pour qualifier une discipline et le processus qui la sous-tend simultanément au double sens pourtant pas si nouveau — conception et mise en forme —, le proche parent anglophone de ce terme à COSTER, 2006, p. 194. COSTER, 2006, p. 194. (67) DE COSTER, 2006, p. 195. (68) N’oublions pas que le Deutscher Werkbund a généralisé le concept de Gesamtkunstwerk. (69) VIAL, 2010, pp. 26 - 27. (70) L’auteur, à qui je dois dire ma dette, a créé ce terme sur base de sa racine grecque : kalos, signifiant «beau, honnête». Selon lui, il parlera plus loin dans son ouvrage (p. 56) d’effet callimorphique, le design en tant que discipline n’a pas su se libérer d’une poétique quête de beauté par la forme, qui en sera toujours restée la raison d’être sous-jacente. Cela semble cadrer de manière très pertinente le design de l’architecture : les intentions les plus prétendument rationnelles ne dissimulent-elles pas toujours la quête d’un certain effet de forme ? (65) DE (66) DE

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présent suranné, non sans le charger d’une connotation nouvelle, qui sera à l’origine de bien des controverses : un caractère industriel, attaché à une vision presque romantique de la tradition du Bauhaus. Né des ambitions sociales d’un William Morris éclairé, puis utilisé par l’économie allemande au travers du Deutscher Werkbund pour finalement se mondialiser selon l’exemple américain, le disegno à l’heure de l’industrie révèle en définitive un paradoxe criant : l’impossibilité de réaliser son objet social suite à son allégeance avec le pouvoir du capital. Conséquemment, à l’heure des médias, la porte laissée ouverte par l’absence de définition claire de ce qui ne tardera pas à devenir un réel slogan participera à l’introniser comme terme fourre-tout de notre époque contemporaine. Ainsi, s’il était chez Loewy objet de simplification71, notion qui fait bien évidemment écho au less is more de Mies van der Rohe, le terme ne saura tarder à devenir un réel atout de marketing, jusqu’à en devenir le quasisynonyme. On lira par exemple sur le site web d’une agence tirée au hasard dans Google72: Une identité réussie transmet l'image de notre client, ses valeurs mais aussi une personnalité propre, reconnaissable. C'est la fonction principale du design. Le design est la mise en image de votre identité. Au delà des formes géométriques placées les unes à côté des autres, nous travaillons à la réalisation d'une identité spécifique, originale.

Bien évidemment, la résistance face à une telle instrumentalisation s’est de longue date installée; Hal Foster en viendra ainsi à singer l’ouvrage presque éponyme d’Adolf Loos en intitulant son essai Design and crime (2002). Dans un même ordre d’idées, le design durable a fait son apparition dans notre époque tourmentée par sa consommation. Le terme devenant alors un des bras armés du système capitaliste devant être combattu… Mais ceci nous éloigne de notre sujet : rappelons-nous que c’est l’exploration du bagage sémantique du terme projeter, en ce qu’il convoque la notion de dessein, qui nous a menés jusqu’ici. À l’heure de refermer cette parenthèse historique, il semble judicieux de remarquer que l’étude de ce cas en langue française représentait un atout de taille : le terme design qui nous a été apporté par l’Histoire ne possède en effet qu’un proche parent hérité de la Renaissance hautement désuet, car délesté de son sens. Je pense que ce qui pourrait être considéré comme un appauvrissement de notre langue peut au contraire révéler des éléments utiles à cette étude. Dans cet ordre d’idées, tentons une traduction du titre de l’ouvrage célèbre Theory and Design in the First Machine Age73 de Reyner Banham, traitant avant tout d’architecture (et écrit en anglais) : Théorie et Projet au Premier Âge de la Machine ? «Projet» ne rend ici pas suffisamment compte de la dimension opérante de son parent anglophone et ne résonne pas de manière suffisamment large : ce titre d’ouvrage, en plus de manquer d’envergure, pourrait induire en erreur l'acheteur. «De quel projet d’agit-il ?» Théorie et Conception au Premier Âge de la Machine ? En plus de na pas rendre suffisamment compte de la dimension opérante, ce titre s’avère encore plus ambigu ! S’agit-il de «conception du monde» ? De «conception d’enfants» ? Théorie et Dessin au Premier Âge de la Machine ? Dans ce cas-ci, «Dessin» ne traduit plus que la dimension opérante, voire manuelle. «S’agit-il d’un ouvrage sur la théorie du dessin ?», pourrait se demander un profane. Théorie et Dessein au Premier Âge de la Machine ? Ce titre là s’avère complètement suranné, regroupant à la fois les imperfections de «Projet» et «Conception». «Avez-vous bien orthographié votre titre ?», se demanderait le même quidam.

LOEWY, Raymond, La laideur se vend mal, trad. de l’ang. [Never leave well enough alone, New-York : Simon and Schuster, 1951] par Miriam Cendrars, Paris : Gallimard, 2005. Cité par VIAL, 2010, p. 221. (72) Le premier résultat sur Google.be avec pour objet de recherche : «agence de design» - en ligne : <http:// www.atelierdesign.be/services/> [09.01.2016.] (73) BANHAM, Reyner, Theory and Design in the First Machine Age, Londres : The Architectural Press, 1960. (71)

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[Projétation] Théorie et Design au Premier Âge de la Machine ? Le bureau des réclamations de la librairie vendant un tel ouvrage se verrait aussitôt assailli de lecteurs déçus : «Je pensais que cet ouvrage parlait de Design et pas d’architecture !»

Cependant, c’est bel et bien la traduction qui a été choisie, à quelques modifications près, par l’éditeur de la version française tardive : Théorie et design à l’ère industrielle74. Il serait possible de s’étendre assez longuement sur les cas, réellement croustillants, où le traducteur a dû s’arracher les cheveux pour traduire la pensée de l’auteur sans arriver à la restituer avec suffisamment d’emphase (design est utilisé selon toutes les acceptions possibles et imaginables), mais cela sortirait du cadre de ce propos. Contentons nous plutôt de constater les traductions qui en ont été faites dans d’autres langues : Teoría y diseño en la primera era de la máquina75 [espagnol] Theorie und Gestaltung im Ersten Maschinenzeitalter76 [allemand] Teoria e Projeto na Primeira Era da Máquina77 [portugais] Architettura della prima età della macchina78 [italien]

On constate d’emblée une disparité impressionnante qui confirme combien la définition de ce terme, pourtant entré dans toutes les langues, n’est pas acquise. Si le parti pris du traducteur espagnol préserve la proximité étymologique, la traductrice portugaise préfère s’en distancier. Le traducteur allemand — on connaît la richesse de la langue de Goethe —, privilégie l’emploi de Gestaltung, que l’on comprendra tantôt comme aménagement (d’habitat, de logement), tantôt comme création (conception, ébauche)79. Le cas de l’italien est le plus édifiant, si pas révélateur80 : Theory et Design mutent en Architettura, preuve s’il en est que le bagage sémantique de disegno, idée et expression simultanée de cette idée, semble provenir d’un temps révolu, et ce même en italien. Si en français le mot design — employé en dépit d’une meilleure solution dans la traduction de l’ouvrage — a perdu une bonne partie de la «force» de son parent anglophone, c’est qu’il est devenu l’adjectif qualifiant les cuisines IKEA ou le mobilier des salons de coiffure. De fait, il semble exister un gouffre entre design — en tant que nom, produit ou même adjectif — tel qu’il est passé dans notre langue, et to design. Dans cet ordre d’idées, il est intéressant de constater que si l’on n’hésite pas à traduire to design par projeter ou concevoir, on sera en revanche plus frileux à le traduire par designer (ici utilisé en tant que verbe : [dɪˈzaɪne]). Ainsi, dans une situation d’atelier, si je veux par exemple demander à un

BANHAM, Reyner, Théorie et design à l’ère industrielle, trad. de l’ang. [Theory and Design in the First Machine Age, Londres : The Architectural Press, 1960] par Christelle Bécant, Orléans : Hyx (coll : "Restitutions"), 2009. (75) BANHAM, Reyner, Teoría y diseño en la primera era de la máquina, trad. de l’ang. [Theory and Design in the First Machine Age, Londres : The Architectural Press, 1960] par Luis Fabricant, Barcelone : Ediciones Paidós Ibérica, 1985. (76) BANHAM, Reyner, Die Revolution der Architektur. Theorie und Gestaltung im Ersten Maschinenzeitalter, trad. de l’ang. [Theory and Design in the First Machine Age, Londres : The Architectural Press, 1960] par W. Wagmuth, Reinbek : Rowohlt, 1964. (77) BANHAM, Reyner, Teoria e Projeto na Primeira Era da Máquina, trad. de l’ang. [Theory and Design in the First Machine Age, Londres : The Architectural Press, 1960] par Ana M. Goldberger, São Paulo : Perspectiva, 2003. (78) BANHAM, Reyner, Architettura della prima età della macchina, trad. de l’ang. [Theory and Design in the First Machine Age, Londres : The Architectural Press, 1960], Bologne : Edizione Calderini, 1970. (79) Gestaltung, dans Dictionnaire Larousse en ligne - en ligne : <http://www.larousse.fr/dictionnaires/allemandfrancais/Gestaltung/> [09.01.2016]. (80) Ou simplement lucide ? (74)

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collaborateur anglophone de s’atteler à la question d’un mur complexe, nous nous comprendrons parfaitement si je lui demande ceci : «Can you design this wall, please ?» Il semblera alors évident au collaborateur qu’il lui est demandé un dessin, mais pas n’importe quel dessin. Un dessin réfléchi, pas un «bête mur».

En revanche, exprimer telle requête à un collaborateur francophone s’avère bien plus complexe81. Comment le formuler ? «Peux-tu designer ce mur, s’il te plaît?» Résultat ? Un mur. Un «bête mur» devenu design, ou «épuré» — selon le goût du collaborateur —, si pas distordu en provocantes courbes ondulantes et multicolores que ne délaisserait pas Zaha Hadid. De plus, je me vois difficilement utiliser cette expression un peu pédante. «Peux-tu concevoir ce mur, s’il te plaît?» Plusieurs résultats sont possibles. Soit il me propose un concept de mur — mais pas un dessin —, soit deux jours plus tard il revient avec un top concept de mur jamais développé : le mur volant par rétropropulsion, soit il prend sa truelle et commence à empiler des blocs pour concevoir le mur au sens propre. Cette approche, si elle semble dans le premier cas parmi les plus justes, sans toutefois être parfaite, intellectualise cependant fort le sujet, qui de la demande d’un dessin réfléchi devient un sujet de recherche complet (ou un simple acte à exécuter). «Peux-tu projeter ce mur, s’il te plaît?» Plusieurs résultats sont possibles. Soit il va chercher un projecteur multimédia et illumine un (autre) mur avec le tracé du mur problématique, soit il me demande si je parle français. «Peux-tu dessiner ce mur, s’il te plaît?» Il dessine le mur tel quel, ou un «simple» mur.

C’est qu’en architecture nous voulons agir à dessein — et nous partageons cela avec d’autres pratiques procédant elles aussi de l’invention. Il semblerait correct pour l’exemple précédent de demander au collaborateur de desseigner le mur. Ce qu’il est important de comprendre c’est bien la notion de performance simultanée à l’acte de penser qui s’attache très particulièrement au disegno de la Renaissance ou à to design comme verbe, tandis que le fait de dessiner en français ne constitue plus que cette performance. Si les architectes parlent désormais de projétation, c’est que ce suffixe ajouté au projet lui offre une dimension opérante, en tant que processus simultané de réflexion et d’exécution, qu’ils sont bien en mal de désigner d’une autre manière. De fait, -ation [a.sjɔ̃], au delà de «former des noms féminins»82 est employé pour «marquer l’action de»83. La projétation, c’est «marquer l’action de projeter», ou une forme de «projét-action»84 opérant dans une certaine mesure un retour au sens premier du dessein à la Renaissance, que dessiner ou designer n’expriment plus : c’est une action procédant simultanément d’une pensée, l’expression sensible d’une activité cérébrale. Il est fascinant de constater que ce terme est apparu dans le giron de l’architecture, qui malgré les écueils des siècles, a gardé comme constante d’être un art du dessein. C’est ce que ne partagent pas les disciplines procédant de près ou de loin du design thinking85, cette méthode initiée par Peter Rowe et mondialisée par Tim Brown86, ex-président de IDEO, qui «consiste […] à appliquer la philosophie et la méthodologie issues du monde

Situation vécue une telle quantité de fois que je ne les compte plus. J’en suis fréquemment venu à demander à des binômes étudiants, que je remercie au passage, de «dessiner-penser» les choses. (82) -Ation, dans Le Robert illustré : Dictionnaire des suffixes du français - en ligne : <http://www.lerobert.com/ le-robert-illustre/pdf/dictionnaire-des-suffixes.pdf> [09.01.2016]. (83) -Ation, dans Wiktionnaire : Le dictionnaire libre - en ligne : <http://fr.wiktionary.org/-ation> [09.01.2016]. (84) Je m’autoriserai dans ce mémoire l’emploi de ce néologisme que j’ai crée. (85) ROWE, G. Peter, Design Thinking, Cambridge : The M.I.T. Press, 1987. (86) BROWN, Tim, L’esprit design : le design thinking change l’entreprise et la stratégie, trad. de l’ang. [Change by Design : How design thinking transforms organisations and inspires innovation, New-York : HarperCollins Publishers, 2009] par Laurence Nicolaieff, Paris : Pearson Éducation France (coll : "Village mondial"), 2010. (81)

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[Projétation]

des designers dans des domaines qui en sont éloignés»87. Au-delà du pathos que représente le fait de ré-apposer penser au terme design dans lequel il est déjà sensé être inclus — preuve s’il en est que sous ce paradigme du design comme instrument de persuasion la raison semble avoir disparu jusque dans l’esprit des théoriciens —, cette méthode procédant davantage du management que de la création s’avère surtout différente de notre projétation car elle se limite à l’action intellectuelle. Comme le révèle très bien Jean-Pierre Protzen88 : «Design so defined is a purposeful activity, which implies thinking before acting». Si toutes les disciplines relevant de la création ou de l’invention reposent — certes — sur une part de réflexion avant l’action89, l’architecture comme projet a en revanche ceci de particulier qu’elle est également un processus en action, un dessein au sens du dictionnaire de Furetière, convoquant différents langages pour se réaliser. En architecture, il s’agira en effet toujours, de près ou de loin, de modifier substantiellement une portion de territoire90, un morceau de réel. L’architecture, en plus d’être générée par les besoins humains, est aux prises avec la réalité et lui exprime ses intentions de l’aménager via le projet. Traduire ses intentions en images par le biais d’un ou plusieurs langages, voilà qui semble bien être le travail de l’architecte en projet. Que penser dès lors d’un Louis Kahn, dont on dit qu’il «parle l’architecture ?»91: s’agit-il là d’une métaphore poétique ou l’auteur sous-entend-il un réel mode d’action ? En définitive, est-ce que projeter, ça ne pourrait pas revenir à énoncer92?

BEUDON, Nicolas, «Qu’est-ce que le design thinking ?», dans : Le Recueil factice - en ligne : <http://lrfblog.com/2015/03/18/design-thinking-1/> [09.01.2016]. (88) PROTZEN, Jean-Pierre, Design Thinking : What is that ? : conférence de Jean-Pierre Protzen, Berkeley : Department of Architecture, 14 septembre 2010, - en ligne : <http://www.ced.berkeley.edu/downloads/pubs/ faculty/protzen_2010_design-thinking-what-is-that.pdf> [02.01.2016]. (89) Et en ce sens l’architecture est (devenue) une branche du design, ou un «type de design». (90) Ou du moins d’en avoir l’intention. (91) GIRARD, Christian, Architecture et concepts nomades: traité d’indiscipline, Bruxelles : Mardaga (coll : "Architecture + Recherches", n° 624), 1986, p. 154. (92) Du moins sous certaines conditions de félicité ? Nous y reviendrons au chapitre suivant. (87)

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II. De l’énonciation à la performativité

Parler d’énoncer, ce n’est pas parler d’énoncé. Énoncer, ce serait «exprimer quelque chose par le [biais d’un] langage ; le formuler d'une manière nette et précise»93. Mais parler d’énoncer, c’est également parler d’énonciation. Comme nous l’avons vu, le suffixe -ation [a.sjɔ̃] est employé pour former des noms qui «marquent l’action de» : l’énonciation, c’est donc l’action d’énoncer, ou l’ «énonci-action». Formé à base d’un verbe constituant une action, le nom féminin garni d’un tel suffixe devient donc une forme de tautologie — comme une ville dense —, figure de style employée pour appuyer une idée par la répétition de termes différents qui la contiennent déjà. Si je me permets ce léger écart vers la morphologie, c’est qu’il illustre particulièrement bien la dissociation qui s’est opérée entre linguistique et pragmatique — formé sur le grec «pragma» : action — qui va donner sens à ce propos. Avant toutefois de nous y intéresser, il convient en premier lieu de rappeler ce que l’on entend par langage. Comme indiqué dans l’introduction, l’hypothétique langage de l’architecture ou «l’architecture comme langage»94 ne seront pas ici étudiés. Du moins, pas en tant que réalité construite communicante. J’en profite d’ailleurs pour renvoyer toute personne désireuse de s’intéresser à cette matière vers les nombreux ouvrages déjà écrits, qui traitent avec des degrés de scepticisme divers de ce(s) sujet(s). Nous nous contenterons plutôt ici de contextualiser, sans remonter au déluge, les avancées historiques ayant contribué à l’apparition des théories étendues de la performativité dans le sillage du propos inaugural de J. L. Austin. N’oublions pas que, bien que ce chapitre s’intéressera plutôt à la linguistique dans sa dimension pragmatique, la finalité de ce mémoire relève avant tout de la théorie du projet en architecture. «[…] Ce n’est pas le langage parlé qui est naturel à l’homme, mais la faculté de constituer une langue, c’est-à-dire un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes.»95 C’est ainsi que les étudiants de Ferdinand de Saussure retranscrivirent les paroles de leur maître à titre posthume dans un ouvrage qui fera date. En considérant la langue comme un système, celui qui déclarait qu’il «faut se placer de prime abord sur le terrain de la langue et la prendre pour norme de toutes les autres manifestations du langage»96 a posé les bases d’un renouveau des études linguistiques. De fait, en «impos[ant] la conception structurale du langage qui domine largement la linguistique contemporaine en dépit des conflits d’écoles»97, Saussure a fourni les éléments d’une nouvelle définition de ce qui n’était alors considéré que comme une réalisation — ou une expression — de la pensée. Cette conception nouvelle du langage, nous la vulgarisons aujourd’hui comme étant un système de communication composé de signes, pouvant être de natures diverses : gestuels, vocaux, graphiques, … Si Ferdinand de Saussure prétendait qu’en séparant la langue de la parole «on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est individuel; 2° ce qui est essentiel de ce qui est

Énoncer, dans Dictionnaire Larousse en ligne, - en ligne : <http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ %C3%A9noncer/> [31.05.2015.] (94) DE COSTER, Xavier, «L’Architecture comme langage», dans : Question : Publication semestrielle de l' Institut Supérieur D'Architecture Saint-Luc de Bruxelles, n°8, septembre 1986, pp. 84 - 97. (95) DE SAUSSURE, Ferdinand, Cours de linguistique générale, 3e éd., Paris : Payot, 1972 (1re éd., 1916). (96) DE SAUSSURE, 1916, p. 25. (97) COMETTI, Jean-Pierre & RICŒUR, Paul, «LANGAGE Philosophies du», dans : Encyclopædia Universalis - en ligne : <http://www.universalis.fr/encyclopedie/philosophies-du-langage/> [10.01.15]. (93)

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[De l’énonciation à la performativité]

accessoire et plus ou moins accidentel»98, c’est qu’il voulait exclure de sa théorie linguistique l’utilisation singulière de la langue par un sujet parlant, qu’il appelait alors parole, pour en faire un objet de science «pur». Ce faisant, cette considération entraînait le rejet hors de son propos de tout ce qui concerne l’énonciation — qui s’intéresse au contexte — à la différence de l’énoncé. L’objet de son étude relevait en effet principalement de l’étude de la langue en tant que système de signes, auxquels il adjoindra les concepts de signfiant et signifié, servant à communiquer entre un sujet parlant et un sujet percevant. Saussure insistait sur le caractère socialisé de ce système de signes : nous acceptons en effet aisément de nos jours que la communication se déroulant par encodage d’un message doit être décryptable par les deux parties selon un code qui leur est commun. Il déclarait ainsi que la langue, objet concret de son étude, est «le produit social déposé dans le cerveau de chacun»99. Toutefois, l’exclusion notable dans sa théorie de l’environnement formant le contexte de l’énonciation sera réétudiée, comme nous le verrons plus bas, par de nombreux linguistes à sa suite. La conception du langage comme système introduite par Saussure imprègnera fortement la pensée du Cercle linguistique de Prague, composé entre autres de Sergueï Karcevski qui reçut l’enseignement du linguiste. Ce groupe sera l’un des moteurs du développement du mouvement structuraliste qui, émanant principalement de la linguistique, ne tardera pas à intéresser d’autres domaines, dont l’architecture. N’étant pas opposés à la notion de système introduite par Saussure — ils en revendiquent au contraire la filiation —, les membres du Cercle insisteront cependant davantage sur les relations entretenues entre les différentes parties du système en question, développant de ce fait une approche plus structurale. De même, en publiant leur manifeste en 1929, les membres du Cercle insisteront sur le fait que «la langue doit être conçue comme un "système fonctionnel"»100, conception que partagera Roman Jakobson, membre éminent du Cercle, qui déclarera dans une conférence qui fera date — intitulée Linguistique et poétique — que «le langage doit être étudié dans toute la variété de ses fonctions»101. Influencé par les travaux de certains de ses contemporains, dont Karl Bühler, il y explique son schéma de la communication comme suit102: Le destinateur envoie un message au destinataire. Pour être opérant, le message requiert d’abord un contexte auquel il renvoie (c’est ce qu’on appelle aussi, dans une terminologie quelque peu ambiguë, le "référent"), contexte saisissable par le destinataire, et qui est, soit verbal, soit susceptible d’être verbalisé. Ensuite, le message requiert un code, commun, en tout ou au moins en partie, au destinateur et au destinataire (ou, en d’autres termes, à l’encodeur et au décodeur du message); enfin, le message requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire, contact qui leur permet d’établir et de maintenir la communication.

Bien que ce modèle ait depuis lors fait l’objet de remises en question par certains linguistes, certaines des six fonctions linguistiques qu’il associera à chacun de ces «facteurs inaliénables de la communication verbale»103 — destinateur, destinataire, référent, message, code, contact — s’avèreront être d’un intérêt certain dans la compréhension de ce propos. Ces fonctions linguistiques — respectivement émotive, conative, dénotative, métalinguistique, poétique et phatique — découlaient selon lui toutes directement de l’analyse des facteurs précités. Ainsi, si la fonction émotive, centrée sur le destinateur, «vise à une expression directe de l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il parle»104, la fonction dénotative concerne plutôt le référent duquel on parle : c’est le sujet du message en lui-même. La fonction SAUSSURE, 1916, p.30. SAUSSURE, 1916, p.44. (100) BRONCKART, Jean-Paul, Théorie du langage : Une introduction critique, Bruxelles : Mardaga, 1977, p. 139. (101) JAKOBSON, Roman, Essais de linguistique générale, 1960, trad. par N. Ruwet, tome 1, Paris : Les Éditions de Minuit, 1963, p. 213. (102) JAKOBSON, 1963, p. 213. (103) JAKOBSON, 1963, p. 213. (104) JAKOBSON, 1963, p. 214. (98) DE (99) DE

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[De l’énonciation à la performativité]

métalinguistique, comme son nom l’indique, concerne les usages métalinguistiques de la langue : lorsque l’objet du message relève de la compréhension du code utilisé. La fonction poétique, par contre, met l’accent sur la forme du message en lui-même, tandis que la fonction phatique caractérise ces messages servant à vérifier que le contact est bien maintenu dans la communication. L’exemple le plus célèbre étant certainement «Allô ?», que nous employons au téléphone. Enfin, la fonction conative, supposée influencer le destinataire, «trouve son expression grammaticale la plus pure dans le vocatif et l’impératif, qui, du point de vue syntaxique, morphologique, et souvent même phonologique, s’écartent des autres catégories nominales et verbales»105. Cette dernière fonction, en ce sens qu’elle illustre une application du langage visant à obtenir une réaction du sujet, annonce la théorie des actes de langage dont nous parlerons un peu plus loin. Avant cela, il faut noter la contribution honorable à la remise en valeur du contexte d’énonciation dans les considérations des linguistes qui sera apportée par Émile Benveniste. Il jettera les bases de ce que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier — peut-être exagérément106 mais ce n’est pas l’objet de ce mémoire — de réelle «théorie de l’énonciation». Ce dernier griffonnant par exemple sur un bout de papier en préparation de ses Problèmes de linguistique générale107 : «Le langage a été exclusivement étudié hors contexte. Mais qu’on songe à l’énorme profusion d’énonciation en situation dans l’emploi du langage. Comment décrire cela ?»108 Il contribuera par ses écrits à dissocier clairement l’énoncé de l’énonciation, en générant un intérêt certain pour l’étude de cette dernière notion, qui rencontrera les préoccupations des linguistes s’intéressant alors aux éléments du langage dans leur dimension pratique : la pragmatique. Le terme pragmatisme fut introduit dès 1907 sur base de la racine grecque «pragma» — signifiant action — par William James109. Toutefois, il faudra attendre le milieu du XXème siècle pour que la pragmatique, en tant que discipline à part entière de la linguistique, connaisse de réels développements. Cette approche, s’intéressant aux éléments constituant le langage dont la signification n’est compréhensible qu’au regard du contexte de leur emploi, trouvera une application pérenne dans la philosophie du langage ordinaire; un courant de la philosophie analytique apparu essentiellement dans la tradition anglo-saxonne, en réaction aux excès de formalisme de la philosophie continentale. De fait, J. L. Austin, participant au regain d’intérêt pour le langage ordinaire, considérait par exemple que l’on s’était empêtré dans la quête d’un langage idéal en se lançant «beaucoup trop vite dans l’échafaudage de théories» (Austin 1970, p. 10). L’évolution dans la pensée de Ludwig Wittgenstein, à qui l’on doit une des œuvres philosophiques majeures du XXème siècle, est particulièrement caractéristique de ce tournant. En effet, dans l’introduction rédigée par Bertrand Russel du Tractatus logico-philosophicus (1921), œuvre majeure qui définira la «première période» de Wittgenstein, il est précisé que «M. Wittgenstein s’intéresse aux conditions de perfection logique d’un langage, […] parce que toute la fonction du langage est d’avoir une signification, et qu’il remplit seulement cette fonction dans la mesure où il s’approche du langage idéal que nous supposons»110. L’auteur JAKOBSON, 1963, p. 217. SUNGDO, Kim, «Benveniste et le paradigme de l’énonciation», dans : Linx : Revue des linguistes de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, septembre 1997 - en ligne : < http://linx.revues.org/1051> [11.01.2016]. (107) BENVENISTE, Émile, Problèmes de linguistique générale, 2 vol., Paris : Gallimard : 1966 / 1978. (108) Le morceau de papier en question appartient à présent aux Fonds Émile Benveniste de la Bibliothèque nationale de France. Consultable sur internet sur le site web de l’Université de Lausanne - en ligne : <http:// www.unil.ch/fra/fr/home/menuguid/linguistique-francaise.html> [11.01.2016]. (109) JAMES, William, Pragmatism : A New Name for Some Old Ways of Thinking, Londres : Longmans, Green & co, 1907. (110) WITTGENSTEIN, Ludwig, Tractatus logico-philosophicus, trad. de l’all. [Logisch-Philosophische Abhandlung, Vienne : Wilhelm Ostwald's Annalen der Naturphilosophie, 1921] par Gilles-Gaston Granger, Paris : Gallimard, 1993, p. 14. (105) (106)

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du Tractatus, bien qu’il ne revienne pas sur la «vérité des pensées»111 lui ayant selon lui permis dans son premier ouvrage de «rés[oudre] les problèmes [posés par la philosophie] de manière définitive»112, consacrera cependant une seconde partie de sa vie à nuancer son propos. De fait, si pour lui, tel qu’écrit dans son premier ouvrage, la formulation des «problèmes philosophiques […] repose sur une mauvaise compréhension de la logique de notre langue»113, ce pourquoi on pourrait dire qu’il participe de cette quête d’un langage idéal(ement) logique, dans ses Investigations philosophiques (1953) il préfèrera écrire «qu’on peut dire tout au plus que nous construisons un langage idéal»114. Comme l’indique M. Seymour dans son analyse du «second» Wittgenstein : «C’est le langage "idéal" de la logique qui doit, pour être compris, être rapproché des langues naturelles.»115 Seymour insiste donc à juste titre sur l’évolution de la pensée de l’auteur du Tractatus, caractéristique du regain d’intérêt pour l’étude du langage ordinaire : «le soi-disant langage idéal est en fait une construction humaine et donc un ensemble de conventions parmi d’autres»116. Cette évolution de la pensée de Wittgenstein coïncide, comme écrit plus haut, avec l’apparition d’un mouvement en opposition avec «l’obscurantisme paresseux» (Austin 1970, p. 11) des dernières théories issues de la tradition analytique. John Langshaw Austin sera avec certains de ces collègues d’Oxford un des fers de lance de cet intérêt nouveau pour les usages et cas pratiques — pragmatiques, pourrions nous dire — du langage. Il développera en effet dans son ouvrage Quand dire, c’est faire, compilation de conférences données à Oxford, une théorie des actes de langage qui sera réellement le creuset de la pragmatique linguistique. Il était convaincu que «la meilleure façon d’aborder les faits, le réel, était de se laisser guider par le langage ordinaire» (Austin 1970, p. 12). Sa conviction émanait donc autant de sa lassitude pour les théories complexes qui foisonnaient alors que d’un constat simple : toutes les expressions ne se bornent pas à décrire le monde, ou simplement rapporter un état de fait. Recoupant en partie le propos de Jakobson qui avait mis en évidence la fonction conative du langage, supposée engendrer une réaction du sujet, il déclara ce qui suit dans sa première conférence (Austin 1970, pp. 40 - 41) : Toutes les énonciations que nous allons voir présenteront, comme par hasard, des verbes bien ordinaires, à la première personne du singulier de l’indicatif présent, voix active. Car on peut trouver des énonciations qui satisfont ces conditions et qui, pourtant, A) ne "décrivent", ne "rapportent", ne constatent absolument rien, ne sont pas "vraies ou fausses"; et sont telles que B) l’énonciation de la phrase est l’exécution d’une action (ou une partie de cette exécution) qu’on ne saurait, répétons-le, décrire tout bonnement comme étant l’acte de dire quelque chose. Ceci est loin d’être aussi paradoxal qu’il semble, ou que j’ai essayé — un peu trop sommairement — de le faire paraître : on sera déçu, en effet, par les exemples que nous allons maintenant donner. Exemples : (E. a) "Oui [je le veux] (c’est-à-dire je prends cette femme comme épouse légitime)" — ce "oui" étant prononcé au cours de la cérémonie du mariage. (E. b) "Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth" — comme on dit lorsqu’on brise une bouteille contre la coque. (E. c) "Je donne et lègue ma montre à mon frère" — comme on peut lire dans un testament. WITTGENSTEIN, 1993, p. 32. WITTGENSTEIN, 1993, p. 32. (113) WITTGENSTEIN, 1993, p. 31. (114) WITTGENSTEIN, Ludwig, Investigations philosophiques, trad. de l’all. [Philosophische Untersuchungen, 1953] par Pierre Klossowski, Paris : Gallimard : 1961. Citation repérée dans SEYMOUR, Michel, L’institution du langage, Montréal : Presses Universitaires de Montréal, 2005, p.72. (115) SEYMOUR, Michel, L’institution du langage, Montréal : Presses Universitaires de Montréal, 2005, p.72. (116) SEYMOUR, 2005, p. 72. (111)

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[De l’énonciation à la performativité] (E. d) "Je vous parie six pence qu’il pleuvra demain." Pour ces exemples, il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis entrain de faire en parlant ains, ni affirmer que je le fais : c’est le faire. Aucune des énonciations citées n’est vraie ou fausse : j’affirme la chose comme allant de soi et ne la discute pas. […] Quel nom donner à une phrase ou une énonciation de ce type ? Je propose de l’appeler une phrase performative ou une énonciation performative ou — par souci de brièveté — un performatif.

Austin distingue donc dans sa première conférence les énoncés performatifs — qui constituent l’exécution d’une action — des énoncés qu’il appellera constantifs; ces derniers se bornant à représenter le monde. Toutefois, fort soucieux de ne pas se lancer «trop vite dans l’échafaudage de théories» (Austin 1970, p. 10), il précisera méthodiquement des conditions pour asseoir son étude. Les énoncés constantifs peuvent recevoir une valeur de vérité; comprenons par là être vrais ou faux. Exemple : si je dis «le chien est sur le paillasson», soit le chien y est (vrai), soit il n’y est pas (faux). Les énoncés performatifs en revanche ne le peuvent pas. En effet, «Je vous marie» n’est ni vrai ni faux : l’acte est accompli — s’il s’agit d’une cérémonie réglementaire intégralement respectée par deux adultes en âge de se marier, etc — ou il ne l’est pas, comme ce serait le cas de deux amis ivres et hilares se mariant dans la bière. Après avoir nommé dans sa deuxième conférence échecs les cas ou un performatif ne constitue pas effectivement l’exécution d’une action, il en vient dans sa troisième conférence à parler de conditions de félicité, pour qualifier le résultat «heureux» ou «malheureux» de tels actes en puissance. Il énonce pour exemple certaines de ces conditions sous forme de règles (Austin 1970, p. 58) : Permettez-moi de vous rappeler d’abord la règle A.1 : il doit exister une procédure, reconnue par convention, dotée par convention d’un certain effet, et comprenant l’énoncé de certains mots par de certaines personnes dans de certaines circonstances. Puis la règle A.2, bien sûr, qui complète la précédente : il faut que, dans chaque cas, les personnes et circonstances particulières soient celles qui conviennent pour qu’on puisse invoquer la procédure en question.

Toutefois, il ne s’arrêtera pas à cette distinction entre performatif et constantif. Son ouvrage consistait de fait en une compilation de conférences dans lesquelles il n’hésitait pas à se contredire méthodiquement pour préciser sa pensée. C’est pourquoi, après les avoir soumis à une rigoureux examen, il décide de dissocier les performatifs en deux catégories qui, bien que produisant le même effet, révèlent des natures différentes (Austin 1970, p. 62) : Les énonciations performatives que j’ai prises comme exemples représentent toutes des cas très élaborés de performatifs : nous les appellerons plus tard des performatifs explicites par opposition aux implicites. Je veux dire qu’elles commencent (toutes) par — ou contiennent — une expression très significative et très claire, telle que "Je parie", "Je promets", "Je lègue" — expression employée aussi très communément pour nommer l’acte même que j’accomplis. en formulant l’énonciation (par exemple, parier, promettre, léguer, etc.). Mais il est bien sûr évident — et c’est là un fait important — que nous pouvons à l’occasion user de l’énonciation "Partez", pour accomplir à peu près la même chose qu’en disant : "Je vous ordonne de partir".

On peut déjà deviner à ce stade de sa réflexion combien cette première dissociation entre performatifs explicites et implicites contribuera à étendre les applications de sa théorie à des domaines a priori éloignés des considérations des linguistes. Comme nous le verrons plus loin, sa théorie de la performativité — comme elle est appelée communément de nos jours — ne tardera pas à intéresser les juristes, les féministes, ou encore les économistes. Avant d’y arriver, il faut toutefois préciser la distinction suivante qu’Austin a opéré, insatisfait de n’arriver à classer rigoureusement certaines expressions. Par exemple, si je dis «J’affirme qu’il fait beau», la simple opposition entre valeurs de vérité — rattachées aux constantifs — et conditions de félicité — rattachées aux performatifs — ne suffit à trancher en faveur de l’une ou l’autre catégorie. En effet, les deux conditions semblent se mélanger sur le même énoncé : mon affirmation, qu’elle soit heureuse ou malheureuse — ce pourrait par exemple —!23—


[De l’énonciation à la performativité]

être une simple blague —, dépend également d’un critère de vérité : qu’il fasse effectivement beau, ou non. Cette énonciation contient donc à la fois un performatif explicite et un constantif. De ce fait, ayant «découvert qu’il n’est pas toujours facile de distinguer entre énonciations performatives et énonciations constantives» (Austin 1970, p. 109), il en vient dans sa huitième conférence à remplacer l’opposition performatif/constantif par les notions d’acte locutoire, illocutoire, et perlocutoire. Il dissocie d’abord «l’acte de "dire quelque chose" dans ce plein sens du terme [acte locutoire]» (Austin 1970, p. 109) de «l’acte effectué en disant quelque chose [acte illocutoire]» (Austin 1970, p. 113). Ensuite, il s’étend sur ces cas où «dire quelque chose provoquera souvent — le plus souvent — certains effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire, ou de celui qui parle, ou d’autres personnes encore [acte perlocutoire]» (Austin 1970, p. 114). Cette nouvelle catégorisation n’est cependant pas totalement incompatible avec celle qui la précède : il faut davantage la considérer comme une grille de lecture alternative répondant à des impératifs rigoureux de classification. Pour éclairer ce nouveau classement, prenons l’exemple suivant : «Je te promets qu’il fera beau demain». Un acte locutoire est effectué par le simple fait de le dire. Il s’agit là tout bonnement d’une locution. Cependant, si j’ai adressé cette locution à un destinataire comprenant intelligiblement mes paroles et que je n’ai pas l’intention de mentir, il se produit un acte illocutoire : une promesse est effectuée en disant cela. De plus, cette promesse pourrait entraîner des conséquences : le destinataire ne jugeant par exemple pas utile de se vêtir chaudement le lendemain. L’énonciation aura dans ce cas là produit un acte perlocutoire. Cette nouvelle grille de lecture peut donc se substituer à l’opposition constantif/performatif sans pour autant la rendre désuète : la promesse reste un acte de langage performatif. Si William James avait inventé le mot pragmatisme — du grec «pragma» : action —, c’est réellement la théorie des actes de discours développée par Austin qui donnera à la pragmatique linguistique ses lettres de noblesse. Construit sur to perform — «Effectuer, accomplir»117—, sa théorie de la performativité va intéresser à sa suite de nombreux domaines dans lesquels des actes de communication agissent, produisent effectivement quelque chose. La force de la théorie d’Austin, comme le souligne Bruno Ambroise, c’est d’avoir amené à voir dans le langage «un outil permettant d’agir, non pas seulement dans le monde, mais aussi sur le monde»118. Nous verrons ci-après que l’analyse d’actes modifiant le monde, ou tout du moins la perception ou la conception que l’on en a, restera une constante dans ce que nous appellerons les théories étendues de la performativité. Mais pourquoi donc s’y intéresser dans ce propos traitant avant tout d’architecture ? L’intérêt que revêt l’explication de ces théories est principalement de comprendre comment, sans dénaturer la pertinence du propos d’Austin sur le langage ordinaire — qui était avant tout un canevas méthodologique —, on peut en appliquer les enseignements à d’autres domaines d’étude intéressés par une acception étendue de la définition de langage : oral, écrit, juridique, graphique, gestuel, … John Searle, ex-étudiant d’Austin à Oxford, sera le premier à persister dans la voie tracée par son enseignant. C’est notamment en réaction aux critiques émises par Jacques Derrida sur la théorie d’Austin119, qui engendreront un échange de points de vue devenu célèbre entre Searle120 et le déconstructiviste121, que l’ex-étudiant d’Austin publiera La Construction de la Perform, dans Collins : English-French Dictionary - en ligne : < http://www.collinsdictionary.com/diction ary/english-french/perform > [12.01.2016.] (118) AMBROISE, Bruno, «J. L. Austin et le langage : ce que la parole fait», dans : Philopsis.fr - en ligne (14.01.2015) : <http://www.philopsis.fr/IMG/pdf/langage-austin-ambroise.pdf> [18.05.2015], p. 3. (119) DERRIDA, Jacques, «Signature, évènement, contexte», dans : Marges de la philosophie, Paris : Les Éditions de Minuit, 1972. (120) SEARLE, John, «Reiterating the Differences : A Reply to Derrida», dans : Glyph : John Hopkins Textual Studies, n°2, Baltimore : The John Hopkins University Press, 1977. (121) DERRIDA, Jacques, «Limited Inc abc», dans : Glyph : John Hopkins Textual Studies, n°2, Baltimore : The John Hopkins University Press, 1977. (117)

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[De l’énonciation à la performativité]

réalité sociale. Dans cet ouvrage où il s’intéresse au statut ontologique des faits sociaux, Searle s’appuie sur l’hypothèse que «toute la réalité est d’une manière ou d’une autre une création humaine»122. Il y démontre «le rôle des énoncés performatifs dans la création de beaucoup de faits institutionnels»123, qu’il assimile à des constructions intervenant à tous les niveaux de la vie sociale. Selon lui les actes de langage permettent par assentiment collectif à des créations aussi diverses que les billets de banque ou la fonction ministérielle d’acquérir leur valeur, leur statut. Dans le cas de la fonction ministérielle par exemple, c’est la reconnaissance collective orale de ce statut — il s’appuie également sur le concept d’«intentionnalité collective»124— qui permet d’exercer la fonction. En fait Searle s’intéresse à tout ce que nous instituons; bloc par bloc, d’où l’analogie à la construction dans le titre de son ouvrage125. La parole dont nous sommes doués nous permet selon lui de performer des créations en société. Le fait de dire institue des faits, constituant ce qu’il appelle la réalité sociale, qui ne pourrait exister sans ces actes performatifs fondamentaux — et non simplement performants, nous y reviendrons. En 1988, Judith Butler a utilisé les théories d’Austin et Searle pour les appliquer à des recherches sur le féminisme et la théorie du genre. Elle introduit le concept de performativité du genre en s’appuyant notamment sur les écrits de Simone de Beauvoir126: On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine; c'est l'ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin. Seule la médiation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu'il existe pour soi, l'enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié.

Pour Butler en effet, qui déclare que sa tâche est «d’examiner dans quelles mesures le genre est construit via des actes corporels spécifiques, et quelles possibilités existent pour la transformation culturelle du genre par de tels actes»127, on ne nait ni femme, ni homme, ni homosexuel, mais on le devient en agissant comme tel : le genre est institué par des performances masculines, féminines ou transgenres. Par la «répétition d’actes stylisés dans le temps»128, nous nous rapprochons plus ou moins d’une certaine identité. C’est en cela que l’on peut considérer que sa théorie se rapproche de celle de Searle : le genre y est institué. Le fait de performer le rôle d’un homme ou d’une femme nous rapproche de cette identité sexuelle. Toutefois, il est utile de préciser que si elle parle bien de performances masculines ou féminines, rejoignant sur ce point les performance studies129 qui intéressent le monde du théâtre et de l’art, les actes corporels qu’elle assimile à des signes de communication — qui ne revendique rien face à une audience en s’habillant ou en se comportant d’une telle ou telle manière ? — sont réellement dans sa théorie des performatifs. Cette féministe d’un genre

SEARLE, John, The Construction of Social Reality, New-York : The Free Press, 1995, p. 5. Je traduis moi même les passages. Ici : «all of reality is somehow a human creation». (123) SEARLE, 1995, p. 54. «The role of performative utterances in the creation of many institutional facts». (124) SEARLE, 1995, p. 20. «Collective intentionality». (125) Qui était — bien entendu — également une réponse au (dé)constructivisme. (126) DE BEAUVOIR, Simone, Le Deuxième Sexe, tome 1, Paris : Gallimard, 1949, p. 285. (127) BUTLER, Judith, «Performative Acts and Gender Constitution: An Essay in Phenomenology and Feminist Theory», dans : Theatre Journal, vol. 40, n°4, décembre 1988, Baltimore : The John Hopkins University Press, 1998, p. 521 - en ligne : <https://www.amherst.edu/system/files/media/1650/butler_performative_acts.pdf> [09.01.2016]. Je traduis moi-même les passages. Ici : « to examine in what ways gender is constructed through specific corporeal acts, and what possibilities exist for the cultural transformation of gender through such acts». (128) BUTLER, 1988, p. 520. «The stylized repetition of acts through time». (129) SCHECHNER, Richard, Essays on performance theory, New-York : Drama Book Specialists, 1977. (122)

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[De l’énonciation à la performativité]

nouveau, qui sera considérée comme une éminente théoricienne queer, amènera par ses écrits engagés de nouveaux arguments à la cause LGBT130. Comme le dit très bien Audrey Baril131: En résumé, pour Butler, le genre est un ensemble de normes régulatrices orientées téléologiquement vers un idéal de genre, le masculin ou le féminin, qui fait advenir ce qu’il dit, ce qu’il nomme et ce qu’il répète incessamment sous peine de s’interrompre étant donné sa contingence. Ainsi, le masculin et le féminin n’existent pas préalablement, mais ce sont l’énonciation et la répétition des genres normatifs qui leur permettent d’exister. Butler tente ainsi de démontrer la fausseté de la croyance essentialiste voulant que chaque humain possède dans son être profond, dans son essence, un genre inné, naturel, stable, substantiel et ontologique.

Les théories de Butler et Searle, qui partagent toutes deux la conception selon laquelle chaque individu institue des faits par des actes, vont intéresser la brand culture132. Raphaël Lellouche développe dans sa théorie de la marque133 l’importance capitale pour les marchés de comprendre le rapport des consommateurs aux marques. Il déclare dans une interview comment il construit sa théorie autour de deux concepts134: - Penser la marque comme institution du marché contemporain, avec d’abord une dimension d’initiative d’entreprise sur le marché que j’appelle le self-binding. C’est un type de rapport au marché très particulier. - En vis-à-vis, sur le marché lui-même, penser les actes constitutifs de la marque du point de vue du client, du consommateur. Qu’est-ce que le rapport des consommateurs aux marques ? Ce deuxième volet est à penser à partir du concept de performativité.

Son approche, à la limite de l’immoral quand on lit entre les lignes — cependant de manière très pertinente — que la marque doit lutter pour exister, se réfère aux mêmes principes que Judith Butler : le consommateur performe une marque en se référant au modèle qu’elle propose. Le consommateur, central dans son propos, institue la marque en partageant le modèle qu’elle défend : avoir un ordinateur Apple, c’est être branché, avoir du goût en matière de design, dès lors être probablement intéressé par l’art contemporain, etc. À l’inverse, les partisans d’un PC s’estimeront plus malins car leurs machines seront plus puissantes pour un moindre coût, ils se revendiqueront hors de la tendance, etc. Les comportements des individus décidant d’être Apple ou d’être PC s’alignent donc en répondant aux suggestions des marques sur le modèle qu’elles proposent, mais participent dans le même temps à l’institution de la marque sur le marché, qui sans leur répondant n’existerait pas. Par l’adoption de ces marques, qui deviennent des signes135 de communication entre les mains du consommateur désirant se distinguer, nous contribuerions donc selon l’auteur à leur existence. Ceci lui faisant dire que : «Performer, ce n'est pas seulement consommer des produits mais s'impliquer, s'identifier, s'inscrire dans une stratégie de distinction culturelle.»136 Le comportement ostentatoire des consommateurs avec les marques — essentiel pour les marchés — serait donc, selon l’auteur, performatif en faveur de celles-ci.

Lesbian - Gay - Bissexual - Transsexual. BARIL, Audrey, «De la construction du genre à la construction du "sexe" : les thèses féministes postmodernes dans l’œuvre de Judith Butler», dans : Recherches féministes, vol. 20, n° 2, 2007, pp. 61 - 90 - en ligne : <https: //www.erudit.org/revue/rf/2007/v20/n2/017606ar.html#no10> [13.01.2016]. (132) Littéralement : «culture de la marque». (133) BÔ, Daniel, GUÉVEL, Matthieu, LELLOUCHE, Raphaël, Brand Culture : Développer le potentiel culturel des marques, Paris : Dunod (coll. "Tendances marketing"), 2013. (134) BÔ, Daniel, «Théorie de la marque par Raphaël Lellouche : Premiers éléments théoriques», dans : Analyse sémiologique & Études marketing - en ligne : (16.04.2014) <http://testconso.typepad.com/semiologie/2014/04/ theorie-de-la-marque-par-raphael-lellouche.html> [13.01.2016]. (135) L’auteur de faire remarquer à juste titre que «La marque signe, c’est d’abord le sens même du mot marque.» (136) BÔ, 2014. (130) (131)

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[De l’énonciation à la performativité]

Dans le même registre — et de manière moins immorale — la performativité intéressera également la sociologie économique. Comme le laisse très bien entendre Michel Callon, «les économistes n’ont pas manqué de s’interroger eux-mêmes sur l’impact que peut avoir leur science sur les choses qu’elle étudie»137. L’auteur veut avec son travail s’insérer dans la filiation des «"science studies", un domaine académique qui, sous cette appellation anglosaxonne, regroupe des études en histoire, sociologie, anthropologie ou philosophie portant sur les effets de réalité produits par les activités scientifiques»138. Avec son groupe de travail, Michel Callon cherche en effet à comprendre en quelles mesures les «théories, prédictions, idées et autres productions qui se présentent sous la forme d’énoncés»139 des économistes participent directement à la création des marchés financiers. Cette transposition dans notre quotidien de modèles théoriques élaborés en laboratoire — par un effet que l’auteur qualifie de performatif — découle selon lui de l’essence même de la discipline : «les sciences économiques ne se limitent pas à produire des traités, attendant sagement rangés sur les étagères d’une bibliothèque qu’on vienne les emprunter, ou des manuels pour les classes de cours»140. Ce qui est intéressant dans la démarche de Callon, et donc indirectement dans les science studies auquel il se réfère, c’est de voir dans le concept d’Austin une opportunité pour nommer les dangers que représente pour l’économie réelle le fait de la «laboratiser». On peut sentir à travers son propos une démarche engagée, comme s’il était en quête d’une déontologie — ou d’un code d’honneur — pour la profession141: La polysémie de la notion de performativité, qui pointe vers le rôle des savoirs dans la constitution de la réalité, constituerait assurément un problème si on l’utilisait comme un concept qui viendrait clore l’investigation et qui se donnerait pour seul objectif de décider si tel savoir, telle théorie, tel modèle ou tel énoncé est performatif ou pas. En revanche, elle révèle sa fécondité lorsqu’elle est prise comme une occasion d’enquête, comme une forme de questionnement qui attire l’attention sur le rôle des savoirs.

Cette approche désirant attirer l’attention sur le rôle des savoirs n’est d’ailleurs pas sans intérêt dans le cas de la théorie d’architecture. Que produisent dans la réalité, par exemple, les travaux théoriques si graphiquement séduisants d’auteurs comme Pier Vittorio Aureli du groupe Dogma142, ou de Superstudio143? Derrière la dystopie — ou le despotisme éclairé dans le cas d’Aureli — qui leur sert de paravent se cache une fascination pour les formes brutales, héritées de la tradition moderne, qu’ils prétendent — dans le cas de Superstudio — dénoncer. Ne contribuent-ils pas par la diffusion de leurs graphismes inquiétants mais séduisants à engendrer chez les architectes, à l’heure de la sur-médiatisation, une fascination pour ces solutions pourtant obsolètes de leurs propres mots ? C’est là une application bien intéressante de la performativité qui peut s’étendre, comme le suggère Callon, à tous les domaines de science. On saluera également dans sa théorie la rigueur avec laquelle il dissocie clairement

CALLON, Michel & MUNIESA, Fabian, «La performativité des sciences économiques», p. 4 - en ligne : (21.02.2008) <https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00258130 > [13.01.2016]. (138) CALLON, 2008, p. 2. (139) CALLON, 2008, p. 5. (140) CALLON, 2008, p. 6. (141) CALLON, 2008, p. 5. (142) Voir par exemple DOGMA, A Field of Walls, 2012 (Biennale de Venise) ou DOGMA, Live Forever: The Return of the Factory. Proposal for a living/working unité d’habitation for 1600 inhabitants at the Balti Station area, 2013. Ces projets sont consultables en ligne : <http://www.dogma.name/slideshow.html> [13.01.2016]. Je dois bien avouer que je me laisse moi-même séduire par leurs graphismes et la radicalité de ces propositions. Pour prendre conscience du phénomène, si de nombreux travaux d’étudiants ou de praticiens sont désormais «ronds», «carrés», «noir/blanc», de longues — très longues — «barres», ou simplement mis en page d’une manière très académiste, c’est plus que probablement grâce à eux; grâce à cette fascination qu’ils communiquent sur fond de propos théorique. (143) Voir par exemple Superstudio, First City: 2,000-ton City, 1971 ou Superstudio, The Continuous Monument: On the Rocky Coast, 1969. (137)

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[De l’énonciation à la performativité]

l’emploi de performation — relevant de la performance, comprenons par là du faire/faire — et performativité — dire/faire. De fait, de nos jours le terme a atteint un usage publicitaire : son emploi de plus en plus fréquent dans les milieux intellectuels contribue à sa dissémination144. Cette dernière a été accompagnée d’une certaine perte de substance : c’est en effet aux Antipodes du creuset qui a forgé cette notion — le langage ordinaire — qu’on la retrouve le plus. Si certes la théorie de la performativité permet, comme nous l’avons expliqué ci-dessus, de révéler des phénomènes en les nommant, il faut toutefois rester prudent : les dangers de ce que Jacques Guillerme nomme très élégamment des «relations erronées ou […] des herméneutiques foraines»145 guettent. Dans les recherches concernant le domaine des médias et l’impact des images dans l’espace public, par exemple, Jocelyne Arquembourg explique ceci à juste titre146: L’application d’un modèle conçu pour l’usage de la parole à des objets visuels, ne peut s’accomplir sans un minimum de précautions. En fait, le recours à la notion de performativité ou d’actes de parole présente, certes, de multiples avantages, car elle comporte une définition riche et précise de ce qu’il est convenu d’appeler des "effets", mais elle a aussi un coût. Celuici consiste à se demander si, et sous quelles conditions, ce qui est concevable pour la parole est applicable aux images.

La profusion d’écrits se rapportant à la performativité est telle qu’il semblerait impossible — et ce n’est d’ailleurs aucunement le but de ce mémoire — de les résumer. Je rappellerai cependant ceci : le passage d’un univers sémiotique à un autre ne peut se faire aussi simplement qu’un changement de chemise, sous peine de verser dans une stérilité certaine. C’est hélas bien souvent ce que l’on rencontre dans les propos intellectualisants des architectes concernant la performativité. Tantôt les acceptions larges de la définition de langage que l’on rencontrerait par exemple chez un John Dewey —«la parole et l’écriture, et non seulement les gestes, mais aussi les rites, les cérémonies, les monuments et les produits des arts industriels et des beaux-arts»147— sont utilisées comme faire-valoir pour rendre l’architecture performative148 — le bâtiment ne se contente pas de «dire», mais il «fait» —, tantôt la performativité est tout bonnement confondue avec le concept de performance149. Il est évident de reconnaître qu’un bâtiment peut avoir un impact sur les sentiments de ses usagers. Mais n’est-il dès lors pas simplement à considérer comme influent, ou actif, voire comme un simple miroir de nos propres émotions ? De même, un édifice s’adaptant aux saisons de manière mécanique n’est-il pas simplement mécanisé, motorisé, voire performant ? Si la pragmatique linguistique a développé la performativité, c’est justement qu’elle était bien en mal d’exprimer les actes de certains énoncés composés de signes linguistiques bien identifiés, et dans un contexte d’énonciation précis, comme étant simplement performants. Le «tournant performatif» initié par les tenants de la pragmatique dont parlent nombre d’auteurs150 a en effet — quelque peu paradoxalement — engendré un intérêt croissant, d’abord dans l’art contemporain, pour la performance. Le mouvement «en son temps désigné DENIS, Jérôme, «Les nouveaux visages de la performativité», dans : Études de communication, 2006, pp. 7 24 - en ligne : <https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00267284> [12.12.2015]. (145) C.H.A.T. : Centre d’histoire et d’analyse des textes, Littératures & Architecture, publication préparée par Philippe Hamon, Rennes : Presses universitaires de Rennes 2 (coll. "Interférences"), 1986, p. 19. (146) ARQUEMBOURG, Jocelyne, «Des images en action : Performativité et espace public», dans : Réseaux, n° 163, 2010, p. 166 - en ligne : < http://www.cairn.info/revue-reseaux-2010-5-page-163.htm > [12.12.2015]. (147) DEWEY, John, Logique : La théorie de l’enquête, Paris : Presses Universitaires de France, 1967. Cité par ARQUEMBOURG, Jocelyne, 2010, p. 172. (148) KOLAREVIC, Branco, Performative architecture : Beyond instrumentality, New-York : Spon Press, 2005. (149) BORNE, Emmanuelle, «JDS : Less is basta» - en ligne : <http://www.lecourrierdelarchitecte.com/ article_1088> [31.05.2015]. Il s’agit d’une chronique traitant de la conférence de notre compatriote Julien De Smedt (JDS Architects) à Paris, intitulée «Vers une architecture performative». (150) Voir par exemple le dossier consacré à ce sujet dans la revue Réseaux : «Un tournant performatif ? Retour sur ce que "font" les mots et les choses», août-septembre 2010, Paris : Éditions La Découverte, 2010. (144)

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[De l’énonciation à la performativité]

comme celui de la Performance, des années 60 et 70 surtout occidentales – particulièrement américaines»151, qui voulait cristalliser avec ce terme sa «démarche de remise en cause radicale des codes établis de la représentation»152, a ainsi semé la confusion — ce qui était plus que probablement son intention — en amenant les dictionnaires à rendre synonymes performance et action153. Si la performativité est un concept qui, dans le giron de la linguistique, procède inévitablement de la performance — est-il utile de rappeler qu’il fut construit sur to perform ? —, confondre ces deux termes reste pourtant un abus de langage. À l’heure de clore cette parenthèse sur la pragmatique et ses applications dans des domaines divers, il semble utile de rappeler que le propos de ce mémoire, relevant de la théorie du projet, n’est pas d’analyser l’hypothétique performativité de l’architecture que nous côtoyons, aussi performante qu’elle puisse l’être. Si sous certains auspices les volumes savamment assemblés sous la lumière par les hommes peuvent certes s’avérer communicants, je préférerai néanmoins me contenter, comme indiqué dans l’introduction de ce chapitre, d’un certain scepticisme quant à la possibilité pour un bâtiment d’être réellement un énoncé — ceci fournissant un précieux canevas méthodologique. Je pense en revanche qu’à la lumière de ce que constitue le corollaire potentiel de l’acte d’énoncer, nous pourrions être à même de comprendre de manière plus juste les processus à l’œuvre lorsque nous mobilisons différents langages pour projeter.

MAYEN, Gérard, «Qu’est ce que la performance ?», dans : Dossiers pédagogiques : Spectacles vivants et arts visuels, p. 2, consultable en ligne sur le site web du Centre Pompidou : (02.2011) <http:// mediation.centrepom pidou.fr/ education/ressources/ENS-Performance/index.html#haut> [20.12.2015]. (152) MAYEN, 2011, p. 2. (153) Performance, dans Dictionnaire Larousse en ligne, - en ligne : <http://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/performance/59512?q=performance#59151> [10.01.2015.] (151)

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III. De la performativité à la projétation

«Le design est un évènement performatif […]»154, peut-on lire dans l’ouvrage de Stéphane Vial. Ce passage m’a donné des frissons. En effet, si — et seulement si — l’évènement auquel il se réfère est bien un acte de communication, alors il semblerait qu’il paraphrase l’intitulé de ma problématique : Projeter, un énoncé performatif ?

Toutefois, répondre d’emblée par l’affirmative à cette sous-question nous ferait emprunter un raccourci empêchant, comme le suggère Michel Callon, de voir la notion de performativité comme «une occasion d’enquête, comme une forme de questionnement qui attire l’attention sur le rôle des savoirs»155. L’enjeu de cette conclusion de mon propos, comme nous le verrons plus loin, n’est pas tant d’identifier une application de la pragmatique en architecture que d’argumenter fermement une position. De fait, j’ai mal à la ville — et c’est cette douleur qui m’encourage à reconsidérer le rôle du(des) langage(s) en architecture. C’est donc sous un angle critique que je vais tenter une réponse à l’essence de ce propos : Énoncer, c’est projeter ?

Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, les architectes semblent vouloir agir à dessein (et ils partagent cela avec d’autres pratiques procédant elles aussi de l’invention). Ce que nous cherchons ici à comprendre, c’est ce que traduit l’action simultanée à l’acte de penser qui s’attache très particulièrement au sens conféré par les architectes à la projétation. Est-ce là une simple volonté de se revendiquer actif — vivant —, ou cela doit-il nous éclairer sur un mode d’action inhérent à la pratique du projet, voire au projet en lui-même ? Les architectes semblent vivre dans l’instant, tout en étant perdus, là bas, au loin. En esquissant leurs desseins, ils les voient déjà se construire sous leurs yeux : leurs discours sont passionnés, «fondateur[s] d’espace»156. S’agit-il d’une simple métaphore que de se demander si, pour un architecte, énoncer, c’est projeter ? Voire qu’énoncer un projet d’architecture, c’est le faire ? Que faut-il y lire ? Comme nous le verrons plus loin, c’est la tension vers la construction qui semble rendre l’architecture comme projet fondamentalement performative. Des dessins aux paroles, des paroles aux écrits — que Pousin qualifie à juste titre de «procès de spatialisation»157—, les différents langages dont nous usons pour projeter portent déjà en eux une part de cette construction, de cet aménagement du réel. Le fait que le disegno de Brunelleschi était dans le même temps l’expression de l’idée par la main et de la main par l’idée ne peut que nous aiguiller vers cette intuition. Cependant, ces énonciations que nous produisons — actes de communication parlés, dessinés, ou écrits — sont-ils le projet en luimême ou un projet en devenir ? Avant d’avancer vers une éventuelle conviction à même de nous éclairer sur notre rapport(s) aux langages, il nous faudra avancer quelques hypothèses et 
 VIAL, 2010, p. 56. CALLON, Michel & MUNIESA, Fabian, «La performativité des sciences économiques»], p. 5 - en ligne : <https: //halshs .archives-ouvertes.fr/halshs-00258130> [13.01.2016. (156) CHOAY, Françoise, La règle et le modèle : Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris : Seuil (coll. "Espacements"), 1980, p. 11. (157) POUSIN, François, «Texte descriptif et projet dans l’architecture constructiviste russe», dans C.H.A.T. : Centre d’histoire et d’analyse des textes, Littératures & Architecture, publication préparée par Philippe Hamon, Rennes : Presses universitaires de Rennes 2 (coll. "Interférences"), 1986, p. 123. (154) (155)

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[De la performativité à la projétation]

arguments face à des canons linguistiques parfois contradictoires. De fait, comme nous le verrons plus loin, l’enjeu n'est pas de comprendre qu’énoncer «Rond», en situation de projet, par quelque langage que ce soit, est bel et bien produire une énonciation performative : nous sommes bien entendu d’accord sur le fait qu’effectuer cet acte de communication, comme idée à propos d’un projet, engendre une modification de la structure de ce projet — il s’arrondit, et ce sur quelque support que ce soit : mental, papier ou informatique. Au contraire, l’enjeu sera davantage de poser les bases d’une théorie du projet, pour voir ce que la performativité peut nous amener à y voir. En ce sens le développement qui va suivre, schématisé parfois par propositions logiques, pourra paraître rébarbatif. Il me semble néanmoins que c’est une des conditions nécessaires158 pour poser les bases d’une compréhension des modes d’action de notre langage en architecture. *

* *

Projeter, comme nous l’avons vu, dans le cas nous intéressant, n’est pas sans faire référence à la projétation — ce nouvel avatar du dessein — si chère aux architectes : «traduire ses intentions en images par le biais d’un ou plusieurs langages»159. Méthodologiquement, je le raccourcirai ci-après par «traduire une intention par une image». Le terme énoncer se définit quant à lui dans le dictionnaire Larousse par : «Exprimer quelque chose par le langage; le formuler d’une manière nette et précise; exposer».160 Ce terme, pouvant être une véritable «énonci-action»161, laisse en linguistique peu de place à l'ambiguïté. La notion de langage dont il est question ici est bien entendu la faculté à exprimer une pensée par le moyen de systèmes de signes, pouvant être divers. Bien que nous y reviendrons plus loin, considérerons qu’en architecture, pour composer nos projets, nous parlons, nous dessinons et nous écrivons. Énoncer, dans le cas nous concernant, ce serait donc «formuler quelque chose par le biais d’un langage». Sur base de ces éléments, il semble permis d’opérer un rapprochement des notions en vue de tenter une réponse critique à la problématique. D’emblée, en toute honnêteté intellectuelle, la simple récupération des interprétations162 des définitions ci-dessus réinjectées dans la question de base semble établir une fausse égalité : «formuler quelque chose par le biais d’un langage, c’est traduire une intention par une image ?» En effet, on est directement tenté de répondre : «pas dans tous les cas !». Pour tenter dépasser cet état de fait stérile, il est intéressant de retourner à la formulation (traduite) d’Austin : «Quand dire, c’est faire». Rappelons que la radicale nouveauté de sa théorie, opposée à la conception essentiellement représentationelle du langage qui existait alors, fut de proposer que le langage, au-delà de simplement décrire le monde, et sous certaines conditions, peut agir sur celui-ci. Cette faculté s’appellera tantôt performativité, tantôt effet illocutoire ou perlocutoire. Il est intéressant de noter l’importance que revêt le mot «quand» dans cette proposition. On pourrait ainsi réinterpréter cet intitulé en le paraphrasant comme suit : «à quel moment dire, c’est faire»; ou encore : «dire au bon moment, c’est faire». De fait, il semble évident que simplifier son énoncé en supprimant cet adverbe revient à proposer une fausse égalité; ou du moins une égalité non vérifiée en toute circonstance. Ainsi, il est d’une évidente logique que d’une manière générale : Dire =/= Faire

Mais certes, non suffisantes. Voir chapitre II. (160) Énoncer, dans Dictionnaire Larousse en ligne - en ligne : <http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ énoncer/29693> [31.05.2015]. (161) Comme nous l’avons vu au chapitre précédent. (162) Avec tout le danger que cela comporte. (158) (159)

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[De la performativité à la projétation]

Néanmoins, on peut considérer que, sous certaines condition de félicité notées ici (i), dire (x) sera faire (x) : Dire(x)(i) = Faire(x)

Il en va de même pour le raisonnement de ce propos. Il semble nécessaire de vérifier quelles conditions permettraient de vérifier la question soulevée par la problématique, afin de tenter une réponse à la formule résumée suivante : Énoncer(x)(i) =?= Projeter(x)

Il s’agit bien ici de saisir l’importance que revêt l’égalité dans cette équation. En effet, la problématique soulevée, et c’est là tout son intérêt, ne s’intéresse pas particulièrement à l’action de projeter en tant que produit ou résultat de ce qu’on pourrait qualifier tautologiquement d’ «acte d’énoncer»; mais bien à la simultanéité qui pourrait unir ces deux opérations sous certaines conditions de félicité et hypothèses. Dans quelles conditions «énoncer» revient-il à «projeter» ? Avant toutefois d’y porter attention, il est à noter que l’égalité présentée ci-dessus permet le renversement des termes en présence. Aussi, est-il correct d’affirmer que, dans les deux cas : Projeter =?= énoncer(sous certaines conditions) Énoncer(sous certaines conditions) =?= projeter

De même, avant de nous intéresser aux conditions d’une telle égalité, il s’agit de bien comprendre que l’indice(i) de condition n’est pas commutable. Ainsi : Énoncer(x) =/= Projeter(x)(i)

Ce qui revient à dire : Énoncer =/= Projeter(sous certaines conditions) Projeter(sous certaines conditions) =/= Énoncer

En-effet : Dire(x)(i) = Faire(x) =/= Dire(x) =/= Faire(x)(i)

Ces deux derniers termes, de fait, traduiraient que «Quand faire, c’est dire». Dans un même ordre d’idées, on peut bien entendu prendre pour acquis que «Énoncer, un projet performatif ?» n’a pas de sens. Après ces petites clarifications logiques, revenons en aux hypothèses qui donnent substance à ce propos. Je pense que trois points sont à éclaircir avant tout. Ils ont tous en commun de dépasser la simple analyse de l’énoncé, en tant que pur objet de la linguistique, pour s’intéresser à l’énonciation : les circonstances de production dudit énoncé, ou la manière dont il est produit — particulièrement en architecture. De fait, comme nous le verrons ciaprès, la transposition de théories d’un système linguistique à un autre ne peut se concevoir sans prendre la peine d’expliquer entre quelles marges les résultats en sont acceptables. Il convient dans un premier temps de s’intéresser à l’indice(i) de condition. Dans la schématisation ci-dessus, il visait à traduire la nécessité impérative d’identifier certaines règles, ou conditions de félicité dans les termes d’Austin, conditionnant l’accomplissement — ou non — de l’acte de langage. Toutefois, parler d’«acte de langage inaccompli» n’a pas de sens : il s’agit plutôt de la «possibilité pour l’énoncé d’être une action». Comprenons par là

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[De la performativité à la projétation]

que, sous certaines conditions, un «dire» devienne un «faire»163. En nous replaçant dans le contexte de la projétation, ces conditions de félicité sont évidentes : l’énonciation doit être — non exhaustivement — : une idée ou une intention concernant un projet, dans un contexte de projétation, que l’énonciation ne soit pas perturbée, etc. Sous ces premières conditions nous verrons plus loin si, à l’aune des acceptions des deux notions, «énoncer, c'est projeter ?». Dans un second temps, il nous faut affronter, sous peine de voir cette réflexion se déconstruire comme un vulgaire château de cartes, une sous-question triple : peut-il y avoir communication si l’on énonce en l’absence d’un destinataire ? Une énonciation dirigée vers un support matériel conserve-t’elle ses potentialités ? Peut-on auto-communiquer ? Comprenons par là qu’il faut résoudre les cas particuliers — particulièrement épineux — du projeteur esseulé; celui qui projette seul. De fait, proposer d’éclairer cette étude par un modèle linguistique, donc de communication, ne peut se faire en y dérogeant au principe le plus essentiel : l’hétérogénéité entre émetteur et récepteur. Je propose de regrouper ces trois cas en deux catégories. Ce que j’appelle ici, peut-être erronément, l’auto-communication, ne me semblant en effet pas partager le même registre que les autres interrogations. Pour tenter une réponse à ces questions, que je ne peux éviter, j’aimerais convoquer la pensée de Searle, répondant à une critique de Jacques Derrida sur la théorie d’Austin. Face au déconstructiviste qui «attaqu[ait] l’idée selon laquelle écrire, c’est communiquer ce qu’on veut dire»164, Searle avançait ceci165: Est-ce alors l’absence, l’absence du récepteur relativement à l’émetteur ? Il est clair que non. Écrire permet de communiquer avec un destinataire absent, mais il [n’]est nullement nécessaire que le destinataire soit absent. La communication écrite peut exister en présence du destinataire, comme lorsque je compose une liste d’achats à ma propre intention ou quand je transmets un billet à ma compagne pendant un concert ou un cours. Il y a bien entendu de nombreux traits qui permettent de distinguer l’écriture des énoncés parlés — par exemple, l’écriture est visuelle, tandis que la parole est orale — mais pour les besoins de cette discussion, le trait distinctif le plus important est la permanence (relative) du texte écrit à l’égard du texte parlé. Même à une époque où foisonnent enregistrements magnétiques et tourne-disques, le principal moyen de conservation des énoncés reste le mot écrit (ou imprimé). Cette permanence relative permet à son tour à la fois l’absence de destinataire et, ce qui n’est pas moins significatif, l’accumulation d’actes linguistiques dans un texte étendu. Je peux lire les mots d’un auteur après sa mort […].

À travers cette réponse, Searle offre de précieux arguments à propos des cas particuliers d’énonciation que nous questionnons. Prenons le premier : peut-il y avoir communication si l’on énonce en l’absence d’un destinataire ? Sous d’évidentes conditions de félicité, oui. En effet, trois systèmes linguistiques sont à étudier. Ces trois systèmes de signes sont, bien entendu, ceux qui nous servent à projeter — du moins de la manière la plus évidente — : la langue, l’écriture et le dessin. Il faut considérer cette première question comme la possibilité pour une locution d’être à l’image de ce que les physiciens appellent une «énergie potentielle»; à savoir «en attente d’être réalisée». Dans ce cas, donc, peut-il y avoir «communication en attente» ? C’est un cas bénin : un énoncé verbal peut très bien être enregistré pour être ensuite réalisé — ne puis-je laisser un message décrivant166 une façade sur le répondeur d’un collaborateur ? —, ces mêmes mots pouvant être consignés par écrit ou traduits par une esquisse et laissés sur son bureau.

Ce que nous avions schématisé comme suit : Dire(x)(i) = Faire(x). SEARLE, John, Pour réitérer les différences : Réponse à Derrida, trad. de l’ang. [«Reiterating the Differences : A Reply to Derrida», dans : Glyph : John Hopkins Textual Studies, n°2, Baltimore : The John Hopkins University Press, 1977] par Joëlle Proust, Paris : Éditions de l’éclat, 1991, p. 10. (165) SEARLE, 1991, p. 10. (166) Le mot «décrire» pourrait faire douter le pragmaticien averti : nous verrons plus loin que ce qui s’apparente à un constantif peut très bien, selon la seconde grille de lecture d’Austin, posséder une force illocutoire. A fortiori en architecture ! (163) (164)

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[De la performativité à la projétation]

Venons en à la seconde interrogation : Une énonciation dirigée vers un support matériel conserve-t’elle ses potentialités ? Cette question découle naturellement de la précédente, sous des conditions de félicité similaires. En effet, une énonciation enregistrée — cas de la parole — peut être un acte lorsque libérée, de même pour le dessin ou le texte qui, comme le rappelle Searle, peut voir «l’accumulation d’actes linguistiques»167. La troisième interrogation est en revanche plus complexe : peut-on auto-communiquer ? Au premier abord, sous — de nouveau — d’évidentes conditions de félicité, cela semble tout à fait possible. Il suffit de reprendre les exemples notés ci-dessus et de les considérer comme des mémorandums, à l’image de la «liste d’achats à ma propre intention»168 de Searle. Dans un second temps, on peut également imaginer dessiner ou écrire «pour soi», par le hasard de la main ou par écriture automatique : dans ce cas la main serait assimilée à un émetteur et le décryptage du message codé relèverait plutôt de l’interprétation — donc de la quête d’un code. Peut-on dire qu’un nuage qui inspire à un peintre un cheval le lui a communiqué ? Non. En revanche on ne peut pas dire non plus qu’il n’y a pas eu communication. Rappelons nous bien ce que nous cherchons en fouinant dans ces interrogations tortueuses : sous quelles conditions énoncer — d’où le fait de se demander si l’on peut également s’énoncer — revient à projeter ? La sérendipité, cette faculté mobilisable par l’individu de faire des découvertes improbables, doit-elle être considérée comme une forme d’auto-communication ? Nous nous contenterons de constater que trois mots percutants se retrouvent dans la définition du terme interprétation169: sens, signifiant et énoncé. Mais tout ceci — les mémorandums ou le hasard de la main et du texte «pour soi» — n’est jamais qu’une parenthèse de la vraie thématique soulevée par cette dernière interrogation : l’hypothétique auto-communication du projeteur, qui nous permettrait, si elle était avérée, d’utiliser les acquis de la pragmatique également dans ce cas particulier. Pour éclaircir cela, deux cas nous restent à traiter, dont le premier est bénin : à l’image de l’écriture automatique, on peut en-effet imaginer déclamer «pour soi» et se livrer à interprétation, en quête d’un énoncé qui ferait sens. Soit. Mais peut on pour autant énoncer «en soi» ? Cette question, que nous allons contourner, en plus de réveiller les vieux démons de la philosophie du langage nous amène sur le terrain glissant de la psychologie. Le Penseur de Rodin se parle-t-il à lui-même, comme le suggère Platon170 ? Ce sujet entraîne inévitablement deux questions corollaires l’une de l’autre qu’il faut évacuer : la pensée peutelle être assujettie aux lois de la linguistique ? Pensons nous dans les mots171 ? La meilleure défense face à ces questions n’est certainement pas l’attaque, je n’ai en effet pas la prétention d’un Wittgenstein d’avoir «résolu les problèmes [posés par la philosophie] de manière définitive»172. Néanmoins, je signifierais cette conviction : en architecture, le(s) langage(s) sont les laboratoires de nos pensées. Si l’on ne pense probablement pas dans les mots, il n’est en revanche pas établi que les mots ne sont pour rien dans notre pensée. Comme l’indique très bien un auteur cherchant à éviter cette controverse173: Parvenu à ce point, on est amené à se demander ce qu'il faut entendre par pensée. Il est difficile de régler cette question controversée en quelques lignes, mais on peut s'accorder, je suppose, sur quelques points. Tout d'abord, une pensée complète comporte le langage ; ensuite, limiter la pensée sans langage à l'inconscient serait tomber dans la banalité, tellement innombrables sont

SEARLE, 1991, p. 10. SEARLE, 1991, p. 10. (169) Interprétation, dans Dictionnaire Larousse en ligne - en ligne : <http://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/interpr%C3%A9tation/> [12.01.2016]. (170) Cfr. la notion de «dialogue intérieur». (171) Cfr. Hegel — conception dépassée. (172) WITTGENSTEIN, 1993, p. 32. (173) LAPLANE, Dominique, «Controverse : existe-t-il une pensée sans langage ?», dans : La Recherche : L’actualité des sciences, n°325, novembre 1999, p. 62 - en ligne : <http://www.larecherche.fr/savoirs/autre/ controverse-existe-t-il-pensee-langage-01-11-1999-88994> [15.01.2016]. (167) (168)

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[De la performativité à la projétation] les travaux sur l'inconscient freudien, bien sûr, mais aussi sur l'inconscient cognitif ; enfin, la question n'a d'intérêt que si l'on veut parler de pensée consciente non verbale. Elle peut paraître provocante parce que nous savons d'expérience que, dès que nous nous mettons à penser, c'està-dire à réfléchir, les mots affluent.

L’architecte n’est-il pas un de ces personnages qui, par excellence, a une manière de mener ses raisonnement le menant à manipuler des mots; voire à penser à haute voix ? Il suffit de pousser la porte d’un atelier d’architectes en réunion pour constater à quel point cette propension à parler en réfléchissant peut devenir théâtrale. Il en va de même, de manière plus générale, pour ces signes, ou expressions linguistiques de tous types que le concepteur sera contraint et forcé d’utiliser pour traduire son intention — à lui-même ou à un autre. Ce renvoi vers une signification — comprenons par là sens et référence — est un impératif de la projétation. Qui ne dessine pas, qui ne nomme pas, ou qui n’écrit pas, ne fait pas : le projet semble, en-effet, être une entité concrète et communicable. Cette parenthèse concernant les hypothèses du cas particulier que j’ai nommé le projeteur esseulé refermée, il convient dans un troisième temps d’en avancer quelques unes quant aux langage(s) en architecture dont il sera ici question. Avant de nous intéresser un minimum à la signification des expressions linguistiques que nous produisons — dimension sémiotique —, il y a quelques observations d’ordre général à effectuer. Tout d’abord, il est un point commun fondamental entre le texte et la parole : le(s) mot(s). Ces mots n’étant rien moins que des unités d’expression, à savoir des signes linguistiques, que l’on peut regrouper en locutions. Il y a également, comme le faisait remarquer Searle, un point commun fondamental entre le texte174 et le dessin : la permanence. Il en résulte évidemment que la parole, non consignée par écrit ou enregistrée, n’a pas de permanence : elle n’existe que dans l’instant. Mais venons en à la question du dessin, pouvant se décliner selon des acceptions diverses, et qui mérite toute notre attention. En effet, elle va nous obliger, méthodologiquement, à prendre position dans le débat suivant : quel est le rapport du signe à la réalité ? Nous y répondrons que le langage, comme système de signes, en plus de pouvoir être accompagné d’actes illocutoires ou perlocutoires, contribue à décrire la réalité. Que les signes que nous produisons unissent, comme l’avançait Saussure sur les mots, «non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique»175, ou que les énoncés puissent être distingués en «sens et dénotation»176 selon l’acception frégéenne, en plus de dépasser le cadre de ce mémoire, s’avère inutile à notre étude : nous considérerons en effet que les systèmes linguistiques que nous employons en architecture visent simplement à la transmission d’informations. Ce faisant, le cas du dessin est emblématique : il n’est assurément pas neutre à l’égard du réel. De fait, il n’existe pas de dessin «absolu», le sujet dessinant peut, prenons l’exemple de l’architecte, s’exprimer aussi bien par l’esquisse — ou le croquis — que par le dessin millimétré, avec une infinité de nuances entre ces pratiques, intentionnelles comme simplement conditionnées par sa maîtrise. Si ces deux pratiques sont éloignées l’une de l’autre, elles relèvent néanmoins bel et bien, rappelons nous que nous nous intéressons à la projétation, du même objectif : la transmission d’informations. Et ceci nous fournira un canevas précieux, amenant la nécessité d’une définition du signe : «le signe est utilisé pour transmettre une information, pour dire ou indiquer une chose que quelqu’un connaît et veut que les autres connaissent également»177. Très particulièrement dans le cas du dessin, ces signes pourraient bien entendu être analysés selon la triade peircienne : «icon, index, symbol»178. De fait, si le dessin d’éléments d’architecture assemblés, dans sa version la plus Rigoureusement, on pourrait y ajouter le texte enregistré, procédant alors de la parole. SAUSSURE, 1916, p. 98. (176) FREGE, Gottlob, «Über Sinn und Bedeutung», dans : Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, n°100, 1892, pp. 25 - 50. (177) ECO, Umberto, Le signe, Bruxelles : Labor, 1988, p. 27. (178) PIERCE, Charles Sanders, «Elements of Logic», dans : Collected Papers, Cambridge : Harvard University Press, 1903. Cette triade se traduit comme suit : icone, indice, symbole. (174)

(175) DE

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[De la performativité à la projétation]

canonique, procède inévitablement d’une certaine iconicité, les symboles n’en sont pas pour autant exclus : y a-t-il analogie formelle entre le trait interrompu que nous utilisons pour indiquer la mitoyenneté et le mur qui la délimite ? Quant aux mots, nous accepterons bien entendu, de manière générale et compte tenu du cadre de ce propos, qu’ils n’expriment pas la réalité mais la symbolisent par convention. Aussi, en conclusion de ces différentes hypothèses, une première chose peut être déduite : il semble loisible, dans le cadre de cette étude, de substituer «information» à «image» dans la définition que je proposais de projétation. Enfin, il semble nécessaire de préciser ceci : qu’estce que faire un projet ? Le projet, analysé comme entité concrète et communicable, trouve-t-il en architecture sa finalité dans le dessin ou dans la construction ? Dans un même ordre d’idées, peut-on considérer qu’il n’y a pas projet s’il n’y a pas dessin ? Comme nous le verrons plus loin, cela nous amènera à considérer différents niveaux de performativité dans l’utilisation des langages en architecture. C’est à présent conscients des limites déterminées par les différentes hypothèses et argumentations égrenées ci-dessus que nous pouvons en revenir à l’essence de ce propos. Autorisons nous donc à aborder la question suivante : Énoncer, c’est projeter ?

Analysons en premier lieu un cas de non-sens. Étant donné que nous avions défini le premier terme par «formuler quelque chose par le biais d’un langage», remplaçons-le naïvement, par exemple, par un «Allô» à fonction phatique. Ce signe est bel et bien «utilisé pour transmettre une information, pour dire ou indiquer une chose que quelqu’un connaît et veut que les autres connaissent également»179 : en l’occurence, l’information transmise vise à vérifier que le contact existe entre protagonistes. Bien entendu, la proposition suivante n’a pas de sens : «Allô», c’est projeter ?

Si maintenant nous remplacions «Allô» par «Rond» ? Il s’agit là bel et bien d’une formulation linguistique, à propos de quelque chose que je connais et que je veux transmettre : «Rond», c’est projeter ?

Bien que cette proposition semble fausse au premier abord, il nous faut toutefois reconnaître que, sous certaines conditions de félicité, cette proposition pourrait être heureuse. De fait, si nous récupérons par exemple l’indice(i) développé à titre exemplatif en amont — «s’il s’agit d’une idée ou d’une intention concernant un projet, dans un contexte de projétation, que l’énonciation n’est pas perturbée, etc.» — : «Rond»(i) = projeter

En effet, récupérons la définition du deuxième terme : «Rond»(i), c’est traduire une intention par une image(transmettre une information).

Car nous prenons évidemment pour acquis qu’énoncer «rond», s’il s’agit d’une idée ou d’une intention concernant un projet, dans un contexte de projétation, que l’énonciation n’est pas perturbée, etc., c’est traduire une intention par une image dans un langage — ou encore transmettre une information — : c’est donc projeter. Que l’énonciation soit graphique, vocale, ou écrite, elle contribue en effet, dans une certaine mesure, à instituer le projet. Comprenons par là qu’il ne s’agit pas d’un simple constat.

(179)

ECO, 1988, p. 27. —!36—


[De la performativité à la projétation]

Mais laissons ce cas humoristique de côté et essayons de généraliser en revenant à l’essence de la problématique : Énoncer(x)(i) =?= Projeter(x)

Autrement dit : Formuler quelque chose par le biais d’un langage, s’il s’agit d’une idée ou d’une intention concernant un projet, dans un contexte de projétation, que l’énonciation n’est pas perturbée, etc., c’est traduire une intention par une image(transmettre une information) ?

Ou encore, plus simplement : Formuler quelque chose par le biais d’un langage, s’il s’agit d’une idée ou d’une intention concernant un projet, dans un contexte de projétation, que l’énonciation n’est pas perturbée, etc., c’est projeter ?

Bien entendu : ces deux propositions font sens. Il s’agit là d’une forme de performativité selon l’acception de Searle : par l’acte linguistique, il y a institution du projet. Ce faisant, on peut également considérer que l’acte concernant ledit projet est réellement une performance, une contribution à lui donner forme, comme l’étymologie latine de performare180 le laisse entendre. À ce sujet, rappelons nous que nous avions analysé la projétation comme étant l’expression, dans le chef des architectes, d’une réelle projét-action : un acte de création corollaire à l’acte intellectuel. Serait-ce pour cette raison que les architectes ont inventé ce terme ? L’expression du fait que leur démarche, procédant d’idées énoncées par divers langages, au delà de simplement décrire, est une réelle action sur leur projet ? L’énonciation en architecture, de fait, semble n’être pas simplement constantive : le projet est une entité concrète sur laquelle on agit, même s’il ne se voit pas spécialement «construit». En résumé, nous pourrions dans un premier temps paraphraser ce qui précède par le fait qu’«énoncer, c’est composer». Essayons toutefois de dépasser le simple plaisir de traduire schématiquement — mais ce faisant synthétiquement — cette problématique comme ci-dessus. Le véritable enjeu n’est pas en effet de vérifier une proposition logique simpliste : nous avons bien compris que, lors de la projétation, certains énoncés(i) contribuent au delà de leur apparente constantivité à instituer nos projets. Pour avancer dans ce propos, il s’agira en revanche de creuser les différents modes d’action — ou répercussions — de ces énoncés; ce qui va nous amener à solliciter un autre éclairage sur ce que nous entendons par projet. Ce terme, comme nous allons le voir, révèle en effet une certaine ambigüité. Dans le premier chapitre, où nous avions questionné la notion projeter, nous avions en effet abouti à considérer la projétation comme ce «moyen par lequel l’architecte exprime à la réalité ses intentions de l’aménager», ou encore cette «traduction d’intentions en images(informations)». On pourrait alors considérer plus poétiquement que le projet, dans le feu de l’architecte, c’est un germe de construction; ou encore, pour paraphraser Christian Norberg-Schulz, un dess[e]in architectural fécond»181. Mais ne peut-on pas également considérer le projet d’une construction comme une entité concrète et communicable, Performare, dans Dictonnaire Gaffiot : Latin-français, 1934 - en ligne : <http://www.lexilogos.com/latin/ gaffiot.php?q=performare> [10.01.2016]. «Former entièrement». On pourrait également s’intéresser au vieux français parfournir : exécuter, parachever, accomplir. (181) NORBERG-SCHULZ, 2007, p. 241. (180)

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[De la performativité à la projétation]

communicante pour qui sait la décoder, d’idées planifiées ? Ou plus poétiquement comme une construction en germe ? Cette double acception renvoie directement à la richesse du bagage sémantique du disegno à la Renaissance : le projet, comme idée planifiée en attente de construction, serait en effet également un «dessin architectural fécond»182. Nous allons analyser ci-dessous ce que peut nous amener à comprendre le fait de dissocier ces deux dimensions du projet. Dans un premier temps, il semble bel et bien que les énonciations de l’architecte en faveur d’un projet(a)183 sont performatives. Comme nous l’avons vu, comprenons par là que, lorsqu’on produit des expressions linguistiques(i), il se produit un acte qui ne relève pas de la simple description. Il ne s’agit pas en effet d’une simple production de signes à caractère constantif : un projet(a) — ou un dessein fécond — s’élabore simultanément; et ce sur une table, un clavier, une feuille, ou dans les échanges des projeteurs — dans le cas du projeteur esseulé, à moins de rentrer dans des hypothèses psychologiques comme énoncé plus haut, ce ne pourrait être qu’un support matériel «en attente de communication». Ces énonciations de l’architecte en laboratoire184, en faveur d’un projet, en plus d’être de simples actes locutoires, sont donc également des actes illocutoires : «acte effectué en disant quelque chose» (Austin 1970, p. 113); ou encore «acte effectué par le fait de produire cet énoncé». On considèrera plus simplement que le(s) énoncé(s) engendrent plus qu’une simple constantivité : ils engendrent une composition. Il ne s’agit en effet pas là d’une description du monde. Mais, dans un second temps, ne pourrait on pas considérer également que le projet(b) — compris à présent comme ensemble d’idées planifiées formant un système de communication qui lui est propre — recèle une certaine performativité ? La composition que nous analysions ci-dessus n’est pas une simple description du monde. Mais n’est-elle pas une description des modifications que l’on compte, sous certaines conditions de félicité, apporter au monde ? Lorsqu’à l’image d’une énergie potentielle ce dessin se voit libéré — donc réalisé —, il se produit un acte qui ne relève pas de la simple description : c’est une réelle modification du monde par la construction. Étant dès lors en absence de destinateur, il se produit, au delà du simple acte locutoire du dessin qui devient un «communicant», un acte perlocutoire : cette modification du monde engendre une réaction, un évènement dans le chef des sujets l’appréhendant. C’est cette particularité que possède le projet(a;b) d’architecture, dans toute l’ambigüité de sa signification : il est à la fois ce que j’élabore, et ce qui s’élabore. Il est un dessin et un dessein, comme aiment tant à se le rappeler les dictionnaires. Pourrait-on simplifier cette appellation(a;b) en considérant qu’un projet(b) cesse d’en être un lorsque réalisé ? Hélas non, c’est bien ce qui distingue le projet(a;b) d’un architecte d’un projet de vacances : cette noble permanence qui fait que, même réalisé, il en restera un(a). Comprenons par là qu’un architecte ayant dirigé l’édification d’un bâtiment le considérera à jamais comme son projet, quand bien même l’événement serait réalisé. C’est là toute la particularité du projet d’architecture qui, de concept pouvant avoir une existence en tant que tel, peut sous certaines conditions de félicité entrainer une exécution à caractère impératif. Il est intéressant de constater que la signification du terme, dans son acception la plus courante, a tendance à remonter à la source de ce processus de projétation : l’intention, l’idée, la pensée génératrice. Cette définition de projet en tant qu’«intention de faire quelque chose»185 ne peut devenir une projét-action que des suites d’une émanation de cette source fondamentale. Dans ce processus d’élaboration d’une idée avec un langage et vers un langage semblent s’identifier dès lors, comme nous le verrons ci-après, des hiérarchies.

NORBERG-SCHULZ, 2007, p. 241. Je dissocierai dorénavant pour plus de clarté projet(a) de projet(b) selon les deux acceptions développées. (184) La projétation n’est-elle pas le processus laborantin de l’architecte ? (185) Projeter, dans Dictionnaire Larousse en ligne - en ligne : <http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ projeter/64237> [31.05.2015]. (182) (183)

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[De la performativité à la projétation]

J’indique ici avec un «X» la performativité : Intentions X Projet(a) Projet(a) => Projet(b) Projet(b) X Construction

Ou encore : Intentions X Projet(a) => Projet(b) X Construction

Donc : Intentions X Projet(a => b) X Construction

Comprenons par là que le projet(a) est une idée élaborée avec un(des) langage(s); ce que l’on pourrait probablement approcher le moins mal par le terme «concept». Il s’agit d’un ensemble structuré institué par des énonciations performatives, à un stade d’élaboration donné, d’expressions linguistiques : ce seraient, selon leur degré d’élaboration, les «écrits instaurateurs d’espace»186 de Françoise Choay, les textes descriptifs dans l’architecture constructiviste russe187, les esquisses que nous produisons au quotidien, le «di[re] l’architecture»188 de Kahn, etc. Le projet(a) pourrait s’arrêter là et bel et bien exister; tout n’est qu’une question de temporalité puisqu’il émane d’un processus : la projétation. C’est, en effet, à mesure de l’élaborer que l’auteur d’un projet(a) le rend projet(b) : conçu à l’aide d’un langage, il se voit potentiellement transposé vers un langage. De «concept», il peut ainsi se voir volontairement figé en une entité concrète — communicable à un tiers via un langage prédéterminé dont le dessin métré est le choix de prédilection — pour se voir réalisé : il s’agirait là d’une potentielle mutation — ou transcription —, vers une structure secondaire d’expressions linguistiques performative. Cette structure secondaire pourrait toutefois en venir, selon l’acception qu’on lui donne, à s’identifier à la première, qui au delà d’avoir été instituée par des énonciations performatives, le deviendrait : les paroles de Kahn pourraient, bien que cela s’avère kafkaïen, être construites illico sur chantier — n’est ce pas le propre des constructions vernaculaires que d’être absentes de planification ? — au même titre que je pourrais m’engager sans ménage dans un dessin d’exécution — encore une fois le résultat serait aléatoire. Ce serait en effet là bipasser ce que la tradition brunelleschienne nous a légué de plus beau : la projétation — comme processus(a => b) — par l’idéation. Ce second événement potentiel est ce qui donne sens à la pratique de l’architecte en projet : dès la première intention, le projet d’architecture est orientée téléologiquement, vers la construction; ou du moins l’aménagement d’une portion de réel. C’est cette aspiration à agir sur le monde, de manière concrète, dès les premières idées, qui donne sa raison d’être à la projétation. L’architecture ne se conformera-t-elle en effet pas toujours, même dans ses projets(a) les plus fantasques, à l’échelle du monde dans lequel elle rêve à se réaliser ? C’est alors sous d’évidentes conditions de félicité(ii) — existence d’une commande ou d’une opportunité, mise à disposition éventuelle de moyens et d'un lieu, volonté de réaliser le projet, etc. — que ce qui conditionne l’essence de la pratique architecturale pourrait éventuellement CHOAY, Françoise, La règle et le modèle : Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris : Seuil (coll. "Espacements"), 1980, p. 14. Elle parle encore de (p. 11) «discours fondateur d’espace». De préciser : «Comme le devrait laisser pressentir leur formidable pourvoir de frappe et d’erreur, ces écrits ne sont pas banals» (p. 9). (187) POUSIN, François, «Texte descriptif et projet dans l’architecture constructiviste russe», dans C.H.A.T. : Centre d’histoire et d’analyse des textes, Littératures & Architecture, publication préparée par Philippe Hamon, Rennes : Presses universitaires de Rennes 2 (coll. "Interférences"), 1986. Extrait choisi (p.123) : «Pour le projet, l’acte de nomination est opératoire par sa capacité à déplier des propriétés. En ce sens, le nom porte en lui des procès de spatialisation, c’est à dire de constitution d’un espace». (188) GIRARD, Christian, 1986, p. 154. (186)

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[De la performativité à la projétation]

advenir : la construction, la simple confection d’un objet à l’échelle de l’homme, ou l’aménagement d’une portion de réel. L’architecture comme projet n’existe pas que par la réalisation, elle n’est, comme exprimé ci-dessus, qu’orientée téléologiquement vers elle. Nous pouvons essayer de traduire ceci avec les conventions adoptées en amont, tout en rajoutant les conditions de félicité(i) et(ii) usuelles : Énoncer(x)(i) = Projeter(a)(x) Projeter(a)(x) => Projeter(b)(x) Projeter(b)(x)(ii) = Réaliser(x)

Ou encore : Énoncer(x)(i) = Projeter(a)(x) => Projeter(b)(x)(ii) = Réaliser(x)

Et : Énoncer(x)(i) = Projeter(a => b)(x)(ii) = Réaliser(x)

Comme remarqué en amont, Il est intéressant de constater que la signification de projet(a;b), que l’on pourrait qualifier dans le domaine architectural de «germe de construction en germe», dans son acception la plus courante, a tendance à privilégier la source de ce processus de projétation : le projet(a); ou encore le «concept» à un stade donné, comme premier ensemble d’expressions linguistiques. Nous pourrions définir communément cette proposition comme le «premier niveau de performativité», traduit par le fait que, sous conditions de félicité(i), l’énonciation institue le projet(a) : Énoncer(x)(i) = Projeter(a)(x)

Le «deuxième niveau de performativité» serait identifié comme la proposition suivante, traduisant le fait que le projet(b) est une structure secondaire d’expressions linguistiques ellemême performative : Projeter(b)(x)(i;ii) = Réaliser(x)

Il est d’ailleurs loisible de considérer que le projet(a) puisse comme nous l’avons vu, autant sur le plan théorique que pratique, en venir à être confondu avec le projet(b) : Projeter(a => b)(x)(i;ii) = Réaliser(x)

Toutefois, il n’échappera à personne l’évidence suivante : Énoncer(x)(i;ii) = Réaliser(x)

C’est là l’expression de ce que nous appelions ci-dessus «orientation téléologique de l’architecture comme projet vers la réalisation». C’est en cela que l’on peut dire, de manière plus générale, que l’architecte en projet est dans une démarche — profondément — performative. Énoncer, c’est projeter, mais ce faisant c’est également — surtout — tendre vers la réalisation, voire réaliser : nous pourrions appeler ceci «troisième niveau de performativité». Cette notion de réalisation, au delà de la potentielle exécution d’un plan qui est évidemment ce vers quoi tend l’architecture, rejoint la conception de Michel Callon selon laquelle les «théories, prédictions, idées et autres productions qui se présentent sous la forme d’énoncés»189 — des projets(a), projets(b), voire des réalisations — participent directement à la création de notre monde. Énoncer un projet d’architecture, c’est donc influencer le réel : par la construction, ou comme dans le cas d’autre domaines d’études, par l’influence que nous (189)

CALLON, 2008, p. 5. —!40—


[De la performativité à la projétation]

propageons avec nos écrits(a), nos dessins(a;b), nos paroles(a). Françoise Choay décrit particulièrement bien cette influence d’écrits «fondateur[s] d’espace»190 dans La règle et le modèle : «Comme le devrait laisser pressentir leur formidable pourvoir de frappe et d’erreur, ces écrits ne sont pas banals»191. C’est, évidemment, un raccourci que nous employons fréquemment pour exprimer que nous réalisons nos desseins d’architecture. En ce sens, nous pourrions avancer l’évidence suivante : «énoncer (le projet d’architecture), c’est le faire192», et ce pour toutes les raisons précitées; qu’elles soient inhérentes à notre pratique — tension vers l’édification «concrète» —, ou partagées par d’autres domaines — influence des faits institués sur le monde. Mais nous retiendrons principalement que cet énoncé, traduisant l’impact des raisonnements des architectes, caractérise nos énonci-actions comme étant de réelles projét-actions. Revenons en toutefois, avant de synthétiser puis conclure, aux modes d’action du(des) langage(s) lors de la projétation. Ce qui traduit la différence fondamentale entre un projet(a) et un projet(b) pourrait se lire à l’aune d’une grille de lecture alternative : là ou le projet(b) — ou projet(a => b) — est une structure d’expressions linguistiques performatives explicite193; le projet(a) semble être également composé de performatifs implicites. Seraient-ce ces croquis hasardeux ? Ces quelques mots fécondant le projet sans pour autant le résumer ? Pour reprendre l’exemple simple exposé en amont, «énoncer(i) "rond"» n’est pas une simple énonciation constantive : c’est implicitement performatif. Que traduit ceci ? Qu’il ne serait dès lors peut-être pas un simple plaisir intellectuel que de dire que notre architecture est conditionnée par notre maîtrise des expressions linguistiques; parmi lesquelles les mots qui — même implicitement — mènent aux choses. Comprenons nous bien : ceci pourrait fortement s’apparenter à une vérité générale. En revanche, je pense que cela illustre quelque chose qui me paraît difficile à appréhender autrement : l’influence que possède, également de manière implicite, notre langage sur notre «faire». Les expressions linguistiques que nous employons, dans tous les sens du terme, sont des ferments de projet auxquels nous ne sommes pas insensibles. Comme la lecture d’Umberto Eco par Dussaud le laisse entendre, «l’information n’est pas ce qui est dit, mais ce qui peut être dit, elle représente la liberté de choix dont on dispose dans la composition du message […]»194; ou encore : «L’information reçue est une réduction, un appauvrissement de l’étendue des choix possibles qui existent à la source avant que l’événement ne soit choisi et le message émis.»195 Nos desseins et dessins d’architecture, en tension vers la construction, sont donc conditionnés par notre maîtrise des signes de communication. Ce ne serait dès lors pas un abus de langage que de dire que notre architecture est affectée par notre maîtrise de la langue ? Il semble certes que, dans une certaine mesure, nous projetons — d’où nous édifions — nos mots. Était-ce donc ce que Christian Girard voulait nous faire comprendre en disant ce qui suit de Louis Kahn196? […] Il faut accepter de reconnaître que l’architecte du Salk Institute parle l’architecture. Il dit l’architecture, il ne la commente pas. Sa parole est adéquate au mouvement d’une pensée architecturale et n’en constitue pas une image, une reproduction ou une simulation. […] Car il s’agit de l’essence des choses, de leur en-soi.

CHOAY, 1980, p. 11. CHOAY, 1980, p. 11. (192) Ou, pour être tout à fait correct, le «faire faire». (193) Voir chapitre précédent. (194) DUSSAUD, Jean-Pierre, «Lecture de Umberto Eco» - en ligne (17.07.2011) : <https://sortirdelaconfusion. wordpress.com/ 2011/ 07/17/lecture-de-umberto-eco/> [09.01.16]. (195) DUSSAUD, 2011. (196) GIRARD, 1986, p. 154. (190) (191)

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[De la performativité à la projétation]

En effet, il semblerait que ce que l’auteur cherche ici à dire, c’est que ce qui fait la richesse de l’architecture de Kahn est corollaire de sa maîtrise de la langue. Le verbe de Kahn est fondamentalement performatif. *

* *

De ces différents modes d’action du langage en architecture, trois sembleraient pouvoir faire l’objet ultérieurement d’une étude plus approfondie : nous les avons renseignés sous trois «niveaux de performativité». Le premier niveau de performativité, comme nous l’avons vu, semblerait être l’action d’élaboration du projet dit «projet(a)» par des énonciations. Ces dernières seraient : performatives, illocutoires, et explicites ou implicites. Ce seraient les mots instaurant l’espace — en texte ou en idée structurée; et ce même malgré eux —, les esquisses ou les dessins : ce serait l’incubation d’un concept, plus ou moins élaboré et tendant vers la réalisation — et qui peut s’arrêter là. C’est l’énonciation qui relèverait ici de la performativité : produire un énoncé engendrerait une action sur ce «projet(a)» — aussi baptisé «concept» — en cours d’élaboration, implicitement ou explicitement, en le manipulant, le modifiant, le faisant incuber dans sa tension vers la réalisation. Un deuxième niveau de performativité semblerait être l’action d’un projet élaboré, dit «projet(b)», procédant presque toujours d’un «projet(a)». C’est un ensemble d’expressions linguistiques structuré, qui, sous conditions de félicité, se verrait éxécuté. Ce serait la finalité vers laquelle tend le projet d’architecture en règle générale, dit «projet (a;b)» : le système de signes qui se voit réalisé, le dessin éxécuté, la modification du monde. Les effets en seraient additionnés : illocutoire, et perlocutoire. C’est là l’application la plus évidente des idées austiniennes : le projet d’architecture, en tant que système de communication, présente en effet un caractère impératif envers l’éxécutant. Le troisième niveau de performativité identifiable serait alors ce qui vérifie la performativité effective de la démarche architecturale, et ce dès le projet en germe : c’est l’orientation téléologique vers la construction. C’est ce qui veut qu’énoncer, c’est projeter, mais c’est également, in fine, réaliser. Ce serait considérer que l’architecte a une manière de conduire ses raisonnements qui ne se borne pas à décrire, mais possède de réelles répercussions sur le monde : par la construction, ou comme les science studies que cite Michel Callon le révèlent, par d’autres «effets de réel»197. *

* *

Voilà comment je suis passé, comme je l’annonçais dans l’introduction, de l’intuition à la conviction que l’ architecture est affectée par notre maîtrise de la langue. Cette simple assertion, aux allures tantôt peu fondées, tantôt d’évidence, peut donc révéler quelque pertinence lorsqu’elle est questionnée à l’aune de la linguistique. Si l’on peut s’amuser des exemples cités en amont, je pense en revanche que l’étude approfondie de la performativité en architecture, sur une base rigoureuse, pourrait nous emmener bien plus loin que vers un simple performative turn aggravé d’ouvertures de crédit. C’est vers une véritable compréhension de la dimension projectuelle qui fonde notre pratique, dans toute sa particularité, que pourrait s’étendre une telle étude. C’est ce dont j’ai essayé de jeter les bases ici, qui constitue l’aboutissement d’une pensée critique longuement maturée et une tentative de transposition de faits perçus. J’aimerais sincèrement pouvoir à l’avenir la préciser pour persévérer dans notre compréhension de l’art d’édifier. (197)

CALLON, 2008, p. 5. —!42—


[De la performativité à la projétation]

En guise de conclusion de ce propos, j’aimerais revenir sur ce que, je pense, que nous pourrions considérer comme une valeur approchée tangible d’un «effet de réel» : Quand énoncer, c’est projeter, c’est faire. Ce que je voudrais marteler avec vigueur, quelque soit le degré de scepticisme que l’on puisse émettre à l’encontre de l’ébauche de théorie que j’ai construite — il faut y voir une volonté de ne pas s’avancer sur un sujet sans l’avoir profondément ausculté —, n’est pas ce simple état de fait. Si l’on peut considérer, comme nous l’avons vu, que les expressions linguistiques que nous produisons lors de la projétation sont effectivement performatives — paroles, textes ou dessins —, j’aimerais préciser la place très particulière qu’y occupent selon moi les mots. Notre architecture, en effet, en plus d’être affectée par notre maîtrise de la langue — au même titre que d’autres systèmes de communication — semble l’être très particulièrement. Pourquoi donc ? Est-ce donc parce que «l’accord est à l’origine de l’architecture, pas la construction»198? La nécessité de convaincre, de rendre intelligibles et nuancées ses idées, est certes une donnée essentielle avec laquelle tout concepteur doit composer; mais ceci dépasse le registre de la simple performativité. Non. En revanche, peuton considérer que la hiérarchie proposée en amont induit une primauté du mot sur le trait ? A priori, non plus : nous ne pensons pas dans les mots. Néanmoins, «nous savons d'expérience que, dès que nous nous mettons à penser, c'est-à-dire à réfléchir, les mots affluent»199. Nous pourrions appeler ce qui suit L’idée d’une galerie : «Ici, une galerie.»

En voilà un mot délicat : ga-le-rie; ce subtil couloir qui n’en est pas un. Il convoque à l’énoncer un sensible bagage poétique : une féérie d’art, un monde d’émotions partagées à mesure de leurs expériences par des projeteurs. Mais bien plus que cela, je pense qu’il a la faculté de circonscrire un dessein d’espace, de résumer en l’énonçant un monde de possibles avec une célérité qu’aucun trait ne pourrait concurrencer. L’idée d’une galerie, c’est ce bagage, émotionnel comme dénotatif, que révèle la simple puissance du mot; c’est cette chose que le mot emmène avec lui. Ce ne sont pas tant les «choix possibles qui existent à la source»200 qui conditionnent notre dextérité, mais bien l’art et la manière d’en juste temps les employer. La poésie en architecture serait à ce prix : elle n’est pas comme on peut le penser un regard nostalgique vers le passé. Au contraire, je pense que c’est l’expression édifiée d’une sensibilité avant tout linguistique, un puissant instrument d’avenir dans ce monde troublé. Aucun projeteur ne coupe à dire l’architecture. L’idée d’une galerie, c’est ce qu’institue le mot dans le projet. Car dire l’architecture, c’est déjà la faire : l’énonciation est fondamentalement performative. Le langage, ce terme qui suscite autant de fascination que d’ouvertures de crédit m’a emmené enquêter sur des sentiers que je n’aurais jamais soupçonnés. Bien plus que de décrire le monde, il semblerait qu’il agisse dans celui des architectes et dans le leur, celui des autres. Ce monde des autres, raison présupposée des ambitions sociales de l’architecture, se voit assujetti à de lourdes théories — indication s’il en est qu’il existe une réelle volonté de changer le cours des choses. Comme je l’exprimais en introduction, parmi ces théories s’illustre une tendance louable à analyser l’architecture en tant que langage. Je pense que ce qui a été exprimé dans ce propos ne va pas spécialement à l’encontre de cette conception, mais préfère l’aborder sous un autre angle : ce n’est pas l’architecture qui s’exprime aux usagers, mais bien le langage avec lequel l’architecte l’a conçue qui filtre à travers elle. Car oui, notre Verbe se fait pierre. La complexification à outrance des dialogues architecturaux MADEC, 2004. DUSSAUD, 2011. (200) DUSSAUD, 2011. (198) (199)

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[De la performativité à la projétation]

s’avère paradoxale : en plus de désintéresser le profane de l’art d’édifier, je pense qu’elle contribue à masquer la réelle action de nos énoncés. Si nous ne désirons pas vivre dans des «typologies» de «boîtes» «loties» le long de «routes», il faut également ausculter notre maîtrise de la langue : si notre langue s’appauvrit, notre architecture aussi. Avant de nous demander si l’architecture nous communique des émotions, il faudrait d’abord veiller à lui en communiquer aussi. *

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