L'Alsace et les prétentions prussiennes, réponse d'un Alsacien aux Allemands, par Édouard Schuré
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Schuré, Édouard (1841-1929). Auteur du texte. L'Alsace et les prétentions prussiennes, réponse d'un Alsacien aux Allemands, par Édouard Schuré. 1871. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : - La réutilisation non commerciale de ces contenus ou dans le cadre d’une publication académique ou scientifique est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source des contenus telle que précisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France » ou « Source gallica.bnf.fr / BnF ». - La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service ou toute autre réutilisation des contenus générant directement des revenus : publication vendue (à l’exception des ouvrages académiques ou scientifiques), une exposition, une production audiovisuelle, un service ou un produit payant, un support à vocation promotionnelle etc. CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : - des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. - des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter utilisation.commerciale@bnf.fr.
L'ALSACE ET LES
PRÉTENTIONS PRUSSIENNES
LAUSANNE. — IMPRIMERIE HOWARD ET DELISLE
disait toute 4
Voilà ce que la presse allemande et toute cette foule équivoque qui vient s'abattre sur un pays envahi comme une nuée de sauterelles. Et pourtant la France n'est pas morte. La défense énergique de Strasbourg fut comme son premier réveil. Depuis elle s'est levée tout entière des Pyrénées jusqu'à la Bretagne, des Alpes du Dauphiné jusqu'aux vallées du Jura. Elle est debout, frémissante de patriotisme, désormais sans illusion comme sans faiblesse, prête à tout, sauf à abdiquer. Elle lutte, elle dispute à l'ennemi chaque pied de terrain. Paris a fait des prodiges de génie, de constance, d'héroïsme. Quelle autre nation eût montré en de si grands malheurs tant de ressort et de courage ? Il n'y avait pas d'armée, on en a créé ; il n'y avait pas d'armes, on en a fabriqué ; il n'y avait pas de généraux, on en a improvisé. Quelle que soit l'issue de la lutte, un peuple qui se défend ainsi, est plus vivant que jamais. C'est l'âme même d'une nation qui tressaille et se retrouve dans ces crises suprêmes. Quelle que soit la grandeur de nos
désastres, nous pouvons dire tout haut ce que nous n'avons jamais cessé de croire : Il y a encore une France ! Mais pourquoi cette lutte formidable dont l'histoire moderne n'offre aucun exemple ?
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C'est l'Alsace et la Lorraine qui en sont cause. L'Allemagne réclame ces deux provinces avec tout ce qu'elles renferment, hommes et biens, comme le butin de sa victoire. La France ne veut pas les céder parce que ces deux provinces lui sont attachées autant qu'à leur propre vie, et qu'en cessant d'être françaises, elles cesseraient d'exister. Elles ont beau protester de leur amour pour la France, les Allemands font la sourde oreille. Nous avons beau nous défendre par le fusil, la parole ou le mépris, nos voisins prétendent avec une fausse bonhomie que nous sommes des leurs, qu'ils consentent à nous prendre sous leur protection, que nous leur appartenons par droit de conquête, par droit historique, par droit ethnologique, que sais-je encore ! Mais surtout par ce droit qui est leur nouvelle idole : le fait accompli. Ce n'est pas seulement l'entourage du roi Guillaume et de M. de Bismarck, ce ne sont pas seulement les nombreux journaux si bien payés par lui qui réclament l'Alsace à cor et à cris. La presse et la tribune, pour qui tout caprice du chancelier de l'empire équivaut à une loi historique, renchérissent sur ces revendications hautaines. Ceux qui protestent en Prusse sont jetés en prison. Nous avons vu sortir du fond de leurs cabinets toute une légion de professeurs en quête d'une décora-
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tion, de philosophes belliqueux et d'historiens rapaces, suivis de la gent écrivassière des journaux, nous les avons vus armés de lunettes, de chartes et d'in-folios nous prouver que nous sommes Allemands. Car chaque fois que la Prusse viole le droit dès peuples, il se lève dans ce pays béni cent et un philosophes pour prouver qu'elle use d'un droit historique et accomplit une volonté du ciel. A ces cris de la presse allemande, à ce torrent d'injures contre la France, qu'a répondu l'Alsace? Dix mille Alsaciens ont passé les Vosges pour s'engager dans l'armée française. Cette réponse suffit. Mais puisque la lutte dure et durera, puisque nos oppresseurs ont le cynisme d'en appeler à notre affection, nous devons répondre à leurs théories prétentieuses au nom de notre conscience, au nom du droit et de la justice, au nom de l'humanité et de la civilisation. Je vais le faire en trois mots. I
L'origine de la guerre. Les deux coupables. Le grand argument des Allemands pour justifier tout ce qu'ils font aujourd'hui est celui-ci :
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elle disent-ils, voulu la à France, la guerre; a « d'en subir les dernières conséquences : C'est la nation française elle-même qui est l'ennemie de l'Allemagne. Elle l'a toujours été, elle l'est encore ; voilà pourquoi nous voulons la ruiner de fond en comble et nous la ruinerons. » Les Allemands trouvent ces raisonnements commodes parce qu'ils sont dans leur intérêt, l'intérêt brutal du moment ; mais l'historien qui verra le fond des choses et l'enchaînement des faits n'en jugera pas ainsi. Il n'y a pas qu'un coupable dans cette guerre, il y en a deux. Si l'un est la tradition bonapartiste représentée par Napoléon III, l'autre est l'insatiable esprit de conquête de la monarchie prussienne. Quiconque a suivi d'un oeil attentif la politique de bascule de Napoléon III dans ces dix dernières années, sait parfaitement que la question dynastique y primait toutes les autres. Le ministère Ollivier était, il est vrai, aux yeux de beaucoup de gens, un essai de fonder l'empire soi-disant libéral. Mais le fameux ministre qui devait inaugurer cette ère nouvelle n'a jamais été que la dupe de l'empereur, il lui servait de placard libéral. Il fut joué dans la réforme électorale, joué dans le plébiscite, joué dans la déclaration de guerre que l'empereur machina derrière son dos avec ses in-
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times. Une pensée dominait l'esprit de Napoléon III à bout d'expédients : assurer sa dynastie. Une guerre lui parut le dernier moyen et il la fit, retour forcé à.la tradition napoléonienne, qui est l'oppression à l'intérieur par la gloire vaine à l'extérieur, le gouvernement par l'armée permanente et la police. Ainsi tout se paie dans l'histoire des empires et des dynasties : on commence par le viol de la nation, et on finit par une infamie. On raconte qu'à Sédan l'empereur prisonnier accusa le peuple français de l'avoir forcé à cette guerre. Certes, cette lâche accusation devait convenir au roi de Prusse. Mais elle n'est que la dernière calomnie des Bonaparte contre la France, la flèche perfide du Parthe fugitif. La nation dans son fond et son élite n'a ni voulu ni provoqué la guerre. Qui donc la voulait? Les campagnes? Elles la désapprouvaient d'avance, témoins lès rapports des préfets publiés depuis 1. Les ouvriers? Ils l'ont flétrie dans leurs adresses fraternelles aux ouvriers allemands. Les classes cultivées? Elles ne songeaient qu'au développement des libertés intérieures et savaient fort bien que cette guerre serait la recrudescence de l'absolutisme en cas de victoire et l'inconnu en cas de défaite. Le clergé catholique, il est vrai, poussait à la guerre et fut 1
Papiers trouvés aux Tuileries.
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en cela le complice de l'homme du deux Décembre, et nous voyons dans l'alliance de l'ultramontanisme et du bonapartisme le mauvais génie de la France, vampire hybride capable de lui sucer le sang de ses veines et de lui ronger la moelle des os. Mais le clergé est-il la nation; l'esprit du Vatican, est-ce l'âme de la France? On allègue les cris dans les rues, les journaux les plus ignorants , les écrivains les plus superficiels. Aux bandes payées par la police qui criaient : à Berlin! les étudiants répondirent par le cri : à bas l'Empire ! et par le noble chant : les peuples sont pour nous des frères. Nos penseurs et nos écrivains les plus haut placés, comme Ernest Renan, Daniel Stern, Edgar Quinet, Michelet se sont prononcés dans ces derniers temps contre la guerre avec l'Allemagne. Après la déclaration de M. de Grammont, M. Neftzer a protesté de toute son énergie dans le Temps. Quant à la majorité du Corps législatif, troupeau servile sorti des candidatures officielles, que prouve-t-elle ? Ceux qui se levèrent contre ce vote funeste, ce furent ces hommes intègres et vraiment patriotes qui essaient aujourd'hui de sauver la France. Le véritable auteur de la guerre, c'est donc Napoléon III et l'esprit napoléonien. Sans doute, dans ce règne de Napoléon III,
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nous tous Français, nous avons une part de responsabilité, mais il s'agit de ne pas l'exagérer, de ne point la pervertir. Nous sommes coupables d'avoir subi ce régime pendant dix-neuf ans, de n'avoir pas su secouer le joug plus tôt. Notre responsabilité, sous ce rapport, est donc indirecte. Le gouvernement de la défense nationale l'a reconnu, et Jules Favre l'a dit en propres termes dans sa première et généreuse proclamation. Dans l'entrevue de Ferrières, il offrit à M. de Bismark les frais de guerre et plusieurs autres concessions capitales qui auraient garanti la, sureté de l'Allemagne, en laissant notre territoire intact. La France par un tel traité de paix n'eûtelle pas assez reconnu sa part de culpabilité ? Le vainqueur a repoussé ces bases avec dédain parce qu'il cherchait la conquête, et qu'il en voulait non à l'Empire, mais à la République, que dis-je ? à la France elle-même. Est-ce à dire maintenant que la Prusse ne soit pas coupable ? La Prusse voulait l'unité de l'Allemagne et la voulait par la force. Que si l'Allemagne trouvait bon de se laisser unifier ainsi', la France devait la laisser faire, c'est notre opinion. Toujours est-il qu'avant 1866 les Etats du Sud, la Bavière en tête, redoutaient cette absorption au plus haut degré. Mais c'est
—11 — un des traits fâcheux du caractère allemand d'abdiquer très vite devant la force, tandis que le Français ; accablé sous la brutalité des faits, se révolte encore au nom d'une idée. Vainqueur, l'Allemand; est sans pitié pour le vaincu, battu, il admire son maître, sauf à s'en repentir plus tard. Ainsi firent un grand nombre de Bavarois et de Wurtembergeois après 1866; les hommes vaillants qui protestèrent eurent le dessous. Mais laissons cela. Admettons le droit de la Prusse à s'adjoindre successivement tous les petits Etats de l'Allemagne. Encore faut-il que ses conquêtes ne soient pas menaçantes pour les voisins et se fassent avec l'assentiment des populations. Or, c'est tout le contraire qui est arrivé : « La Prusse, dit M. Charles Vogt, est par son histoire et son organisation l'Etat conquérant par excellence. Je n'ai jamais entendu parler autant qu'en Prusse des petits Etats voleurs de l'Allemagne, et nulle part je n'ai vu un Etat et un peuple qui mérite ce nom autant que la Prusse elle-même 1. » Il y a deux siècles encore la politique de conquête était universellement admise, aujourd'hui elle répugne à la conscience de tous les peuples J'emprunte cette citation et plusieurs autres aux remarquables Lettres politiques (Politische Briefe, Biel, 1870) que M. Vogt, naturaliste et républicain célèbre vient de publier. C'est un Allemand qui parle d'expérience ; nous pouvons le croire. 1
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civilisés. La conquête n'en est pas moins restée le nerf de la Prusse. La preuve la plus évidente en est qu'elle détient au mépris des traités et de la foi jurée le Nord-Schleswig, toute une population restée fidèle au Danemark et qui réclame en vain. M. de Bismark avait obtenu de Napoléon III sa neutralité dans la guerre de 1866 ; depuis lors il n'a rien fait pour prouver à la France ses intentions pacifiques. Le mot d'ordre de sa politique était: Tout pour nous, rien pour les autres. Quand un ministre pose ce principe: la force prime le droit, qu'une chambre l'approuve et qu'un peuple l'acclame, je demande si les peuples voisins sont encore en sûreté. La Prusse, monarchique et militaire, tend à faire de l'Allemagne une forteresse. Sa politique n'était pas une provocation ouverte, mais une série de sourdes machinations. Pas plus qu'en 1866 le peuple proprement dit ne désirait la guerre, et cependant dans les spères officielles on l'attendait, on la guettait, on la désirait secrètement. Un ministre prussien disant à une grande dame française : " Dans deux ans votre Alsace sera prussienne 1, " montre assez quelles étaient les visées belliqueuses dans le monde de la cour. Quant aux espions de M. de Bismark, ils inondaient la France et surtout l'Al1
Lettre de
Mme
de Pourtalès trouvée aux Tuileries.
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Dans les vacances d'automne, en 1866, dit M. Vogt, j'ai vu dans ma propre maison des gens qui allaient en Alsace et niaient à peine qu'ils avaient reçu une mission pour sonder les populations alsaciennes. » Il ressort de tout cela que la Prusse songeait depuis des années à cette guerre, qu'elle s'y préparait longuement, mûrement, qu'elle la ferait enfin pour conquérir l'Alsace, la Lorraine et le plus possible en sus. Car, comme le dit à merveille M. Victor Cherbuliez, la religion de la monarchie prussienne se résume en trois mots: « Travaille, prie et prends 1. » Concluons. L'auteur de cette guerre-ci n'est ni le peuple français ni le peuple allemand, car elle n'était dans l'instinct ni de l'un ni de l'autre, c'est la dynastie napoléonienne et l'ambition de la maison de Prusse surexcitée par la politique de son ministre. Ce sont les Bonapartes et les Hohenzollern. Tout le monde sait aujourd'hui que les Bonapartes furent le mauvais génie de la France ; l'avenir dira si les Hohenzollern ont été le bon génie de l'Allemagne. sace.
"
Consulter le livre hors ligne de M. Cherbuliez : L'Allemagne politique depuis la paix de Prague. Hachette, 1870, ou la Prusse actuelle et la politique de M. de Bismarck sont jugées par un esprit supérieur et un écrivain de premier ordre. Il y a une chose que les Prussiens ne pardonnent pas à M. Cherbuliez, c'est de n'avoir pas été leur dupe et de les avoir percés à jour. 1
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II Le droit de la Prusse et le droit de la
France. Depuis que les Prussiens ont fait leur entrée triomphale sur les ruines fumantes de Strasbourg, aucun journal français ne pénètre dans la ville, l'Alsace est entourée d'un cordon sanitaire, et tout ce qui vient de France est sagement écarté. Par compensation on est inondé d'un flot de brochures et de journaux allemands bien pensants qui nous prouvent tous les jours le droit sacré de l'Allemagne sur nos corps et nos biens. Je me trompe, ils n'ont pas sur nous un seul droit, ils en ont plusieurs, au moins cinq ou six : tout d'abord le droit de représailles. " L'empereur victorieux aurait pris la frontière du Rhin, nous prenons celle des Vosges et de la Moselle. » Mais une action qui eût été un mal si la France l'eût commise, reste un mal si c'est l'Allemagne qui la commet, et toujours le mal engendre le mal; nous ne reconnaissons pas à l'Allemagne le privilége de sanctifier tout ce qu'elle fait. Elle en appelle au droit de la guerre, fort bien; mais elle foule aux pieds
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la conscience moderne, et ce sera pour son malheur futur. Après le droit des représailles on invoque celui des frontières naturelles, argument aussi arbitraire qu'hypocrite, car les frontières naturelles d'aucun pays n'ont encore pu être rigoureusement délimitées, et ce sont tantôt les fleuves, tantôt les montagnes qui séparent les peuples. Vient ensuite l'argument historique : « L'Alsace a été allemande jusqu'il y a deux cents ans, il faut donc qu'elle le redevienne. » Mais qui ne voit que la conquête excusable et même naturelle en un temps où tout le monde l'admettait, devient oppressive, corruptrice, anti-civilisatrice en un siècle qui la réprouve, surtout lorsqu'elle s'exerce sur des populations aussi profondément attachées à leur patrie? Nous ne sommes pas au bout; il y a encore l'argument stratégique qui est celui de M. de Moltke. Il consiste à dire que Metz et Strasbourg sont des forteresses indispensables pour la défense de l'Allemagne. Mais le démantèlement de ces places serait une garantie plus que suffisante, et M. Vogt fait observer avec raison que, si aujourd'hui la Prusse réclame l'Alsace et la Lorraine pour se couvrir, elle demandera demain la Champagne pour protéger la Lorraine. Il y a aussi la grande raison de la langue. Ces ethno-
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logues ne s'inquiètent pas de ce que le français prédomine dans toutes les villes alsaciennes. Ils sont d'ailleurs tout prêts à faire fi de cet argument quand il s'agit du Nord-Schleswig ; alors c'est la raison stratégique qui prévaut. Les Prussiens ont des arguments et des droits sacrés pour tous leurs appétits, pour toutes leurs convoitises. M. Menzel a inventé l'argument moral, qui revient à dire tout court : « Nous valons mieux que des Français, nous avons donc le droit d'en faire ce
qu'il nous plaît; nous avons charge d'âmes quant aux Alsaciens, à nous la mission de les moraliser. » Tous ces droits savamment échelonnés n'ont pas encore convaincu les Alsaciens; mais patience, nos historiens conquérants en trouveront d'autres. Pourquoi n'inventeraient-ils pas l'argument de la bibliothèque de Strasbourg? Un beau matin ils diront gravement : nous avons brûlé cette bibliothèque et non sans raison, car elle contenait, l'immorale, trop de livres français ; à nous le droit de la reconstituer sagement. L'argument vaut bien les autres, et, pour ma part, je ne doute pas que ces livres seraient remplacés par une foule de livres prussiens et des mieux pensants. — Toutes
ces raisons ne sont que le masque de la violence, l'hypocrisie de la force brutale. Le droit de la France est bien plus simple.
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sang généreux remplit son grand coeur. Il a ses orages et ses tempêtes, mais il ne se renferme pas dans un froid égoïsme, dans une morgue insolente ; il sait battre pour les peuples opprimés, il sait se passionner pour tout ce qui est beau et grand, il sait aimer l'humanité. Et que nous offre-t-on en échange? La Prusse, c'est-à-dire la monarchie bureaucratique et militaire, l'exploitation systématique de l'individu par l'Etat égoïste.
III
Les visées de M. de Bismark. Pendant que les journalistes allemands écrivent, projettent, déchiquettent la France à coups de plume, un homme pense, agit, travaille dans l'ombre et poursuit ses plans ténébreux. C'est le grand prestidigitateur de l'Europe contemporaine, le plus fort, le plus heureux jongleur de la diplomatie qui fût jamais, le prophète infaillible de la nouvelle Allemagne, le comte de Bismark enfin. Le ministre tout puissant du roi Guillaume est certainement un des caractères les plus implacables, un des politiques les plus astucieux, un des types les plus complets et les plus carrés qu'il y ait jamais eu. Chez lui rien d'allemand au sens
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propre, rien de vraiment germanique. On se demande quelquefois s'il n'y a pas du sang tartare dans ce menton opiniâtre, dans ces pommettes saillantes, dans cet oeil vitreux, impénétrable, qui épie tout sans se laisser épier. L'heureux ministre n'a jamais été gêné dans ses entreprises par une conscience trop délicate. Il a le mépris souverain de tout ce qui est idée, idéal, sentiment, droit, humanité ; par contre, il a le culte de la force brutale, le respect des faits, l'amour des moyens expéditifs. Il s'habille en cuirassier pour aller au Reichstag et pose son casque devant lui en guise de loi. Il sait ce qu'il veut, ne recule devant aucun moyen et en trouve tous les jours de nouveaux; jamais il n'est à bout d'expédients. Patient, tenace, violent, astucieux et vindicatif, le chancelier dissimule tout cela sous une franchise jouée et un certain sans-façon poméranien. L'Allemagne populaire, intellectuelle, artistique, spéculative, ne lui arrache sans doute qu'un sourire de pitié. Son dernier but, c'est une Allemagne militaire, disciplinée, conquérante, et, chose étonnante, il a fini par imposer à la grande majorité des Allemands cet idéal fort antipathique pourtant à leur nature intime. Quant aux autres peuples de l'Europe, il les traite de haut, hait particulièrement la France et ne respecte que la Russie, sa
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secrète et constante alliée. S'appuyant tour à tour sur tous les partis, à force de jongler avec toutes les idées, de surprendre et de tromper, de satisfaire les uns et d'allécher les autres, de flatter les féodaux et de caresser les libéraux, d'embaucher les rois et les démocrates, d'embrouiller le droit divin et le droit du peuple, d'éblouir et de réussir, il est arrivé à se faire un immense parti, qui ne représente, ne veut et n'espère que ce qu'il veut, lui, de sa volonté souveraine. Comme tout lui a réussi jusqu'ici, il ne doute de rien; dans son quartier-général de Versailles il est actuellement le plus puissant souverain d'Europe. Ses espions sillonnent la France, l'Allemagne et l'Angleterre ; ils vont de Vienne à St-Pétersbourg et de Metz à Chislehurst ; ils sont même entrés dans Paris et ont essayé d'y fomenter la guerre civile. Une dizaine de grands journaux européens lui sont vendus, dont l'un au prix de huit cent mille francs par an. Il dispose des biens des princes dépossédés en 1866 et de nombre de millions volés en France. Avec ses qualités multiples, M. de Bismark n'en est pas moins le produit le plus achevé de cette aristocratie prussienne du Nord, orgueilleuse, féroce, jalouse, rusée et rapace, sans un grain de générosité, mais d'une étonnante vigueur, race qui s'est proposé comme proie le monde moderne
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et comme but de dompter la démocratie. Ce qui fait la supériorité de M. de Bismark, c'est une souplesse d'acrobate et le machiavélisme le plus consommé. Malheur à ceux qui traitent avec lui, il a toujours trompé tout le monde. Ainsi il apparaît à l'Europe justement méfiante comme le Méphisto de la politique. L'avenir dira peut-être de lui que ce fut un hobereau de génie, mais un hobereau. Tel est l'homme qu'idolâtre l'Allemagne contemporaine. Jamais ministre ne fut plus impopulaire que M. de Bismark avant 1866, et, si le coup de pistolet de Blind avait frappé juste, la grande majorité des Allemands eût poussé un soupir de soulagement. Mais la campagne de Bohême ayant réussi au delà de toute espérance, il fut porté aux nues. Ceux qui l'avaient le plus attaqué, les Sybel, les Virchow se mirent à l'exalter sans réserve. La volte-face fut générale,et tout le parti national-libéral tomba à ses pieds ; la Chambre des députés alla jusqu'à ratifier solennellement sa maxime : la force prime le droit. Que s'était-il donc passé dans l'esprit allemand ? Une chose bien simple. Le comte de Bismark avait joué Napoléon III et mis en perspective l'unité allemande sous l'épée de la Prusse. Ce coup de théâtre valait toutes les libertés du monde. Avoir
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berné le souverain réputé jusqu'alors le plus rusé, était aux yeux des Allemands peu habitués à de semblables bonnes fortunes la chose du monde la plus merveilleuse. Ceci et l'espérance de l'hégémonie prussienne en Europe séduisit l'Allemagne en dépit des antipathies très réelles des Allemands du Sud contre le régime prussien. A partir de ce moment, pour être bon patriote de l'autre côté du Rhin, il ne fallut plus seulement être prussien, il fallut être bismarkien. « On pourrait dire de M. de Bismark ce que le général Foy disait de la Constitution : celui qui veut plus que la Constitution, moins que la Constitution, autre chose que la Constitution, est un traître. Au lieu de Constitution, mettez M. de Bismark et vous aurez la clef de la situation actuelle 1. » M. de Bismark doit se moquer fort agréablement à part lui des raisons historiques et morales que donnent les publicistes et les philologues pour justifier les annexions. Dans son for intérieur, il se moque bien de tout ce fatras, il s'en tient lui à la force brutale qui prime le droit. Mais il se garde de détromper les germanistes naïfs, car il a besoin de leur mise en scène sentimentale pour exécuter ses projets, il s'en réjouit paternellement comme Méphisto se réjouit des amours platoniques de Faust. Ce durant il trame 1
Karl Vogt. Lettres politiques.
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ses desseins. A quoi lui servira l'Alsace? Ici, comme d'habitude, il a deux faces, deux langages. « M. de Bismark dit aux Allemands qu'il lui faut l'Alsace pour se protéger, qu'il faut rétablir la frontière stratégique et si bien affaiblir la France par cette annexion qu'elle soit incapable d'une nouvelle agression. La même chose est démontrée en deux circulaires aux agents diplomatiques à l'étranger. — Par contre il démontre à M. Jules Favre que cette annexion n'affaiblira pas plus la France qu'elle n'a été fortifiée par la Savoie et Nice, que par conséquent elle sera après la perte de l'Alsace ce qu'elle était avant 1859. Qui des deux Bismarks a raison1 ? » C'est là la duplicité habituelle de l'habile ministre. Ne nous en étonnons pas, car aux yeux des Allemands d'aujourd'hui, la duplicité est la première qualité de l'homme d'Etat et du vrai patriote. Il est vrai qu'ils se donnent à nous pour des anges de candeur, mais entre eux ils mettent la fameuse loyauté allemande au panier des rêves de jeunesse. Laquelle des deux raisons de M. de Bismark pour l'annexion de l'Alsace est la sienne ? Aucune ; la vraie est celle qu'on ne dit pas. Làdessus laissons parler encore un Allemand indépendant, M. Charles Vogt. On prêche sur tous les toits, quoique cela ne « 1
Karl Vogt.
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soit pas vrai comme 1866 le prouve, que l'organisation militaire prusso-allemande ne permet pas la guerre d'attaque et de conquête. — Mais le service militaire obligatoire dans la main d'un seul qui dispose de la paix et de la guerre, ce système méthodiquement observé et qui s'enchevêtre à l'éducation du peuple par mille et mille fils, est en réalité la plus terrible des armes d'attaque. — Si j'étais le comte de Bismark, je me dirais : — c'est la plus admirable machine de gouvernement qui se puisse imaginer. Depuis les livres d'ABC tout converge à Dieu, au roi et à la patrie. Le service obligatoire de trois ans est la clef de voûte qui maintient tout le système. L'homme du peuple y apprend à coups de bâton l'obéissance passive et le culte de l'autorité, de façon à s'en souvenir toute sa vie. Cette obéissance, il faut que nous la maintenions à tout prix, car elle prépare les cerveaux à recevoir la haute sagesse d'état. Mais il y a des gens mal faits qui ne veulent pas comprendre cela et qui trouvent un appui dans le peuple parce qu'ils parlent à sa bourse. Créons donc à l'horizon des points noirs, des nuages d'où peut sortir à tout moment la tempête. Imaginons un traité de paix qui cache une guerre future dans son sein, avec une certitude presque mathématique. Bien n'est plus
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propre à cela que l'annexion de pays jadis allemands et surtout de pays complétement français ! A chaque discussion du budget et du service militaire, je pourrai alléguer ou faire alléguer par de foule Miquel Benningsen propos une ou un un tenus en France et prouver que, même pendant la paix, il nous faut rester armés jusqu'aux dents. de Bismark a de le A point comte vue, ce — parfaitement raison. Une annexion est le meilleur bois de chauffage pour sa machine militaire et administrative. » On promet à l'Europe la paix perpétuelle, et c'est la guerre indéfinie qu'on cherche. Si maintenant nous écoutons les indiscrets du parti national, ces grands parleurs qui mangent l'Europe d'une seule bouchée, ces professeurs libéraux de la veille et valets du lendemain qui veulent surpasser leurs maîtres en rigueurs, être plus prussiens que le roi de Prusse et plus bismarkiens que Bismark, ils vont nous initier à des secrets politiques plus profonds encore. Voici, par exemple, ce que dit M. Henri de Treitschke1: Was fordern wir von Frankreich. — Heinrich von Treitschk e Les principales idées de ce libelle se retrouvent dans une brochure française publiée à Genève sous le titre : Les conditions de la paix et les droits de l'Allemagne, et signée Historicus. J'ignore qui est M. Historicus; ce que je sais, c'est qu'il prend l'histoire dans M. de Treitschke. Si M. Historicus a fait sa brochure pour obtenir une décoration prussienne, il n'aurait pu mieux faire et nous la lui souhaitons. 1
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En méprisant la volonté des Alsaciens, nous faisons ce que nous commande l'honneur national. » Et plus loin : « La nouvelle province récalcitrante fortifiera la tendance unitaire de notre art gouvernemental. Cet exemple forcera tous les gens avisés à se serrer fidèlement sous notre forte discipline autour de la couronne de Prusse ; ce gain est d'autant plus précieux qu'il est toujours possible qu'un nouvel essai de République à Paris attire les regards admiratifs de nos radicaux allemands. » A la bonne heure ! voilà qui est parler. J'aime mieux la franchise insolente que la cafardise, je préfère la brutalité effrontée à l'hypocrisie. Nous savons dès lors à quoi nous en tenir sur la tendresse prussienne. Notez que nous sommes avant tout un gain et que les gens avisés auxquels nous devons servir d'exemple, ce sont les Badois, les Wurtembergeois et les Bavarois. On se propose de mener si bien les Alsaciens à coups de bâton et de fusil ; on pillera, on sévira, on écrasera avec une si magnifique régularité, un si touchant patriotisme, que les Allemands du Sud frappés de terreur et d'admiration se laisseront tomber dans les bras libérateurs de la Prusse. Telle est la superbe expérience à laquelle on nous destine. Etre fustigés pour mettre les Bavarois à la raison, est un sort enviable. Avec d'aussi «
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belles perspectives, comment ne pas croire le pieux pasteur Frommel, prédicateur prussien, qui prêche tous les dimanches à Strasbourg que les Alsaciens sont rentrés dans le giron de la mère-patrie et qu'ils sont sauvés de l'éternelle perdition ? IV
Pourquoi les Prussiens veulent de nous. Dans ces dernières années, lorsqu'un Alsacien voyageait en Prusse, on lui adressait parfois une timide question sur les sympathies germaniques de l'Alsace. Notre réponse invariable était celle-ci : Nous estimons hautement l'Allemage libérale « et intelligente, nous connaissons ses institutions, sa littérature, ses arts, nous les comparons à ceux de la France et nous tirons de cette étude de féconds enseignements. Quant à nos sympathies politiques, elles sont toutes françaises. » A cette réponse on s'inclinait avec un sourire de supériorité, on ajoutait que jamais l'Allemagne ne songerait à réclamer une province devenue si française, que ce serait folie; on daignait même ajouter que par son rôle d'interprête, l'Alsace pouvait rendre de plus grands services à l'Allemagne en restant française qu'en redevenant allemande. Aujourd'hui
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que les victoires allemandes ont surexcité les convoitises prussiennes jusqu'au delirium tremens, on tient un tout autre langage. A entendre nos voisins empressés, nous n'avons jamais cessé d'être des leurs, nous avons été les malheureux esclaves de la France qui a eu la perfidie de nous donner quelques malencontreuses idées d'égalité et de liberté, nous n'en sommes pas moins restés la province chérie de l'Allemagne, et pour peu que nous soyons accommodants nous allons devenir les enfants gâtés de la Prusse. En un mot, nous sortons de l'enfer pour aller droit au paradis. D'où provient cet excès de charité chez les historiens et publicistes de Prusse, qui pourtant ne sont pas suspects d'une tendresse exagérée et se piquent même de ne pas donner dans ce qu'ils appellent le faux sentimentalisme des Allemands du Sud ? Sur ce point, je me permettrai encore de consulter M. Vogt qui connaît si bien les moeurs prussiennes. N'as-tu pas été frappé, écrit-il à un de ses « amis, que parmi les voix qui se sont prononcées en Prusse sur l'annexion, les ouvriers seuls et les rares démocrates qui pensent comme Jacoby ont fait exception, en réclamant pour le peuple le droit de disposer de son sort, tandis que la société soi-disant cultivée a fait chorus pour réclamer
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l'annexion ? J'avoue que ce fait m'a préoccupé un certain temps sans qu'il m'ait été possible d'en trouver la clef. lumière. Une de trait de Il vint mes me un « connaissances, qui a des relations assez suivies avec M. de Bismark et le quartier général, me dit en passant, qu'on y avait déjà reçu plus de mille pétitions d'employés prussiens pour des places dans le pays annexé 1. Représente-toi cette masse humaine, cette nuée de sauterelles, cet essaim de gens plus ou moins affamés avec leurs familles, leurs femmes blondes et leurs enfants, leurs parents, cousins et subordonnés, qui par l'intermédiaire « d'un collègue ou d'un supérieur » espèrent monter d'un cran et s'arrondir ; représente-toi toute l'armée des employés, qui par l'annexion d'un pays riche et d'une population récalcitrante trouveraient une nouvelle pâture et une occasion de se distinguer, et tu ne t'étonneras pas si je trouve en eux un puissant levier d'annexion. Autrefois, dans le monde des employés prussiens, une place dans les pays du Rhin passait pour le suprême bonheur qui pût advenir à un homme. J'ai connu personnellement des Landraths qui, transférés de Prusse dans le Cette lettre est du commencement d'octobre, le fait en question remonte donc au mois de septembre, ou au mois d'août. 1
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duché de Nassau, croyaient sentir un avantgoût de la félicité éternelle—et voilà qu'il s'ouvre une nouvelle province sur les bords du Rhin, un pays qui touche aux confins méridionaux de l'Allemagne, plein de paysages ravissants, habité par une population intelligente, mais énergique et ennemie de la Prusse ! Cette dernière circonstance n'est pas à dédaigner, car c'est un privilége de la bureaucratie prussienne d'être antipathique à la population ; pour ces employés il n'y a pas de plus sûre garantie d'avancement qu'un certain frottement vexatoire, un certain grincement aigu sur tous les points de contact avec leurs subordonnés. Que d'occasions de faire du zèle, de se distinguer, en usant de « la discipline rigide » stramme Zucht, en appliquant « la compression mesurée mais énergique ! » Figure-toi maintenant comme tout cela travaille, joue des coudes, presse, pousse, gronde et crie, écrivaille et pétitionne pour qu'on sonne enfin l'hallali et qu'ils aient leur part à la curée ! » L'explication est péremptoire, il n'y a rien à répondre. L'Alsace est une proie alléchante. Bilboquet en voyant la caisse d'argent disait à ses affidés : Cela doit être à nous ! Les Prussiens ont occupé l'Alsace et se sont écriés en se tournant vers l'Allemagne : Tout cela est à nous ! Les Alle-
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V
Pourquoi nous ne voulons pas des Prussiens. M. Berthold Auerbach, romancier quelque peu
métaphysicien, homme fort bien en cour à Berlin parce qu'il prêche aux Souabes récalcitrants, ses compatriotes, les bastonnades qui viennent du Nord, passa quelques semaines au quartier-général de l'armée assiégeante de Strasbourg. Paisiblement installé dans un village, entre une note de voyage et un projet de roman savamment élaboré, il regardait les bombes et les obus pleuvoir sur la ville. Ce magnifique spectacle excitait sans doute dans son coeur sensible une religieuse admiration. Car il envoyait aux journaux de Berlin des réflexions enthousiastes dans le genre de celle-ci : les Strasbourgeois comprennent, je l'espère, que ces bombes tombent sur eux pour leur bien et ils attendent avec impatience le moment où ils pourront se jeter dans les bras de leurs frères allemands.
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Chose Strasbourgeois les étonnante, ne se sont — pas rendus à la puissance de ce raisonnement, et pourtant ces bombes tuaient tous les jours une vingtaine de femmes et d'enfants ! Mais rendons justice à M. Auerbach; je suis persuadé qu'à la place des Strasbourgeois, il eût cédé à la force de raisons aussi convaincantes, et que, s'il avait eu dans sa poche les clefs de la ville, il se fût empressé de l'ouvrir dévotement sans brûler une car-
touche. Quant à moi, je répondrais volontiers aux gracieuses avances prussiennes de M. Auerbach par un mot de Henri Heine qui dit un jour en apercevant l'aigle noir de Prusse, au cou maigre, au bec crochu et aux longues griffes : C'est un vilain oiseau ! — La Prusse, qui se donne aujourd'hui pour le sauveur de l'Allemagne, ne représente rien moins que le génie germanique proprement dit. Les tribus allemandes qui ont produit le plus de vrais créateurs sont celles du centre, du midi et de l'ouest, car les pays du Rhin ne sont prussiens que depuis un demi-siècle. Individuelment parlant, le peuple prussien a de nombreuses qualités; c'est une race forte, laborieuse, intelligente, active, dure au travail et possédant un grand sentiment du devoir, que l'Etat exploite admirablement. Mais cette machine de l'Etat,
machine impitoyable qui saisit 33 —
cette tous les sujets dans ses engrenages pour les laminer à sa guise, en fait la moins aimable et la plus égoïste des nations. La Prusse est l'Etat monarchique, militaire et bureaucratique par excellence, c'est dire que c'est le pays du servilisme, du féodalisme et du népotisme administratif. Une classe y domine les autres : la petite noblesse, le Junkerthum, dont l'éducation et l'esprit sont uniquement tendus vers la guerre. Cette classe est le nerf de l'Etat. Au-dessous, à une certaine distance, vient le monde administratif, c'est le réseau qui enveloppe toute la nation dans ses mailles de fer et rien ne lui échappe. Il est chargé de façonner le peuple à l'esprit monarchique, de pétrir cette matière humaine, docile, malléable, servile dont a besoin un Etat ambitieux, oppressif et conquérant. Un peu au-dessous encore se trouve le clergé protestant, qui est conduit par M. de Mühler, ministre des cultes, lequel protége l'orthodoxie la plus étroite et le piétisme le plus cafard, parce que ce sont de merveilleux engins de gouvernement. Le pasteur Knaak affirmant au nom de Josué que le soleil tourne autour de la terre, en remontrerait au pape. Les jésuites même ne manquent pas en Prusse, et la mo3
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narchie qui se sert de tout ne les voit pas de mauvais oeil; ils sont bons pour l'éducation du peuple. « M. de Bismark n'a pas dissimulé sa tendresse pour les jésuites. On sait que les couvents et les pieuses institutions d'abêtissement public ont augmenté dans ces dernières années d'une manière effrayante en Prusse 1. » Le monde universitaire est libre penseur, mais il ne l'est qu'en tant que le ministre le tolère ; il rachète d'ailleurs cette liberté spéculative par un parfait servilisme politique. Tous ces professeurs ont inventé un nouveau genre d'adulation qu'on pourrait appeler : le pédantisme dans la platitude. Voilà les principaux rouages de cette machine de l'Etat qui façonne les générations. Tout au bas vient le peuple, la foule des paysans et des ouvriers, matière principale de l'armée active et de la landwehr. L'instruction est obligatoire pour tous comme le service militaire, mais tout y est calculé pour discipliner l'esprit des masses, les courber sous le joug de l'Etat et les faire entrer dans les desseins de la monarchie. Cet enseignement se résume dans la maxime : « Avec Dieu pour le roi et la patrie » mit Gott für Koenig und Vaterland. Cette devise a un son pieux et honnête qui séduit les âmes 1
Karl Vogt.
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simples; mais allez au fond, et vous verrez ce qu'elle renferme. Par elle on enfonce à coup de marteau dans la tête des enfants cette idée : que la patrie c'est le roi, et que ce qu'il veut, Dieu le veut. Dieu et la patrie ne sont là que pour faire une auréole aux Hohenzollern. J'oublie le couronnement de l'édifice. Car au sommet de la pyramide trône dans un sanctuaire la famille royale. Elle s'entoure d'un nuage de piété, elle aime à revêtir aux yeux du peuple je ne sais quel voile de sainteté légendaire, mais elle n'a que deux idées fixes : oppression et conquête. Le roi Guillaume avec son lourd mysticisme luthérien, représente assez bien l'esprit de cette famille. Ce monarque têtu et à courte vue, qui s'attribue volontiers les idées de Moltke et de Bismark, qui bénit Dieu pour chaque ville qu'il brûle, pour chaque province qu'il empoche est , un étrange composé de ruse, d'hypocrisie et de vanité. Il y a en lui du renard, du Tartuffe et du caporal. Malgré la bonhomie incomparable des Allemands du Sud et la condescendance infinie des Prussiens, ce roi n'aurait peut-être pas assez de charmes pour rallier tous les esprits. On a prévu le fait dans la famille. Le prince et la princesse royale possèdent, dit-on, beaucoup de grâce et d'esprit, (les princes héréditaires en ont toujours).
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Ils ont reçu la mission de rallier par leurs avances les caractères trop indépendants. Quoi de plus facile et de plus charmant ! Il ne faut qu'un sourire pour harponner un philosophe, une invitation pour convertir un républicain farouche. Le prince royal est le grand dispensateur des hautes faveurs monarchiques, la princesse royale, fille de la reine Victoria, l'Iris alerte et toujours heureuse de la maison de Prusse. — Voilà l'Etat prussien. Je vous laisse à penser comme la machine savante fonctionne bien. Si l'on considère ce peuple dans son ensemble, on croirait voir un temple au sommet d'un escalier. Au fond, dans le sanctuaire, resplendit le roi entouré de ses généraux. Le dos tourné à la foule comme un prêtre officiant, il tient d'une main la Bible et de l'autre son sabre. Devant lui est rangé le bataillon des hobereaux en grande tenue de guerre. Sur les marches de l'escalier s'échelonnent les grands corps de l'Etat, les dignitaires de l'Eglise et de l'Université; en bas se tient bouche béante le peuple muet d'admiration. On tire un coup de canon ; le roi Guillaume fait sa révérence au bon Dieu et se retourne. Bismark et Moltke font leur révérence au roi et se retournent. Les grands corps de l'Etat, les fonctionnaires, la chambre des seigneurs et la chambre des députés répètent le geste. Les pasteurs,
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les professeurs, les employés, les assesseurs et les maîtres d'école, tous s'inclinent profondément. O peuple allemand, grand peuple, toi qui as rêvé, pensé et accompli de si grandes choses, fais ta révérence jusqu'à terre, fais ta révérence, te dis-je ! ou l'on va te prendre la dernière de tes libertés, celle de penser ce qu'il te plaît ! Il faut convenir qu'un Etat pareil est un merveilleux mécanisme de gouvernement et de guerre. Tout y est calculé non pour le jeu libre des facultés individuelles, mais pour le fonctionnement de la machine politique, conquérante et absorbante. L'instruction, la science, les arts, la littérature servent avant tout d'huile dans les roues et les engrenages. La spéculation philosophique est cotée au point de vue du bien qu'elle rapporte à l'Etat monarchique. MM. Treitschke, Sybel et Droysen se croiraient biens naïfs s'ils faisaient de l'histoire au point de vue humain comme le grand Schiller, ils ont soin de l'arranger au point de vue prussien. Le développement des fières et libres individualités, le déploiement de l'esprit populaire spontané, l'épanouissement de la vie sociale dans sa franchise et sa variété, la science indépendante, l'art et la poésie deviendront de plus en plus difficiles en Prusse, et l'acrimonie politique gagnera bien vite les Etats du Sud. Comment en serait-il
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autrement dans une machine ainsi organisée? Ces fleurs ne poussent que lorsque la vie sort des profondeurs même d'un peuple, quand la sève monte de la base au sommet, non quand tout est décrété d'en haut, imposé, taillé et retaillé. Si vous êtes en Prusse, gardez-vous de ne pas trouver cela superbe ; les docteurs de ce pays vous démontrent que l'individu est là pour l'Etat et non l'Etat pour l'individu. « Quiconque en Allemagne ne regarde l'Etat militaire qu'avec incrédulité est déclaré traître à la patrie 1. » Dès à présent on peut observer les effets de cette éducation dans le spectacle que nous offre l'esprit public en Prusse, depuis la guerre de 66. Jamais on ne vit en aussi peu de temps autant de palinodies. Selon le mot de Tacite, on se précipita dans la servitude, ruere in servitutem. Depuis la capitulation de Sedan, c'est bien pis ; on ne se connaît plus. L'abaissement de l'esprit public, la perversion du sens de la justice, l'aplatissement des caractères devant la toute-puissante monarchie passent toute mesure. Grands et petits écrivains rivalisent d'injures grossières contre la France. Tel historien ne se contente plus d'accuser la frivolité parisienne ou la frivolité française ; il éprouve le besoin d'insulter les Gaulois en flé1
Karl Vogt.
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trissant doctement « la frivolité celtique. » Tel philosophe justement célèbre, et qui porte un nom européen, demande pardon à l'Allemagne d'avoir trop admiré Voltaire, en réclamant les frontières naturelles avec une science stratégique que personne ne lui soupçonnait, et se prend pour Ulric de Hutten parce qu'il médit de la France. Quelquefois cela va jusqu'au bouffon. Un professeur de Berlin s'excusait dernièrement, devant toute l'Université, de porter un nom français, puisque, disait-il, le peuple français vaincu par la Prusse n'a plus aucun droit au titre de peuple civilisé. Il s'est trouvé un petit nombre d'hommes clairvoyants qui ont résisté à ce mouvement et n'ont pas crié : Malheur aux vaincus ! Parmi eux, un mâle esprit, un ferme caractère, M. Jacoby, de Koenigsberg, a osé se prononcer contre l'annexion de l'Alsace et dire : « Le chauvinisme ne sera vaincu en France comme en Allemagne que lorsque les deux nations libres se tendront une main fraternelle. » Pour ces nobles paroles, cet homme fut jeté en prison, tant le gouvernement redoute l'influence de pareils esprits. A ceux qui élèvent la voix de la justice, on crie maintenant en Allemagne : Au cachot de Loetzen ! comme les journaux de l'Empire criaient : A Lambessa ! Triste spectacle pour quiconque a aimé la noble
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Allemagne d'autrefois, si large, si humaine, si compréhensive; spectacle peu rassurant, en vérité, pour l'avenir. Ajoutez qu'après cette guerre, il faut s'attendre, pour une longue période, à une violente réaction religieuse et monarchique. « La séparation de l'Eglise, de l'Ecole et de l'Etat, pour laquelle nous avons lutté si longtemps en vain, dit M. Vogt, ne se fera pas en Prusse. La — libre science y perdra sa place, et là où une génération a passé par ce système, toute indépendance politique cesse. » Les moyens de compression qu'on se propose pour l'Alsace percent dans le projet de M. de Mühler, d'après lequel les écoles de cette province seraient placées sous la surveillance du clergé protestant. On compte sur l'influence des orthodoxes fanatiques pour prussifier le pays. L'obscurantisme religieux et la tyrannie politique cherchent toujours à s'accoupler pour tuer les consciences et broyer les carac-
tères. Ainsi, sous la Prusse, ni liberté politique, ni liberté municipale, point d'église libre, point d'école laïque, point de science vraiment indépendante ; mais la tyrannie politique la plus jalouse, la bureaucratie la plus tracassière, l'abêtissement piétiste dans sa plus béate floraison, la médiocrité rampante en extase devant le féoda-
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lisme insolent, le militarisme dans toute sa crudité, l'oppression de haut en bas, le servilisme de bas en haut ; un certain bien-être bourgeois, un certain nivellement des intelligences mis à la place de la vraie culture et de la liberté humaine, l'exploitation de l'individu par la monarchie, les Hohenzollern et le droit divin, le roi et Bismark, Bismark et le roi, — tel est le pilon fouleur qui fonctionne à triple vapeur dans toutes les provinces conquises par la Prusse. Voilà donc, Messieurs les professeurs, les docteurs et les littérateurs de Prusse, ce que vous nous offrez. Voilà le paradis enchanteur où vous nous conviez, et vous vous étonnez que nous ne vous recevions pas à bras ouverts ! Vraiment ! vous avez exploré notre Alsace, vous vous êtes promenés dans nos plaines et nos montagnes, vous avez sondé l'esprit des populations, et vous avez pensé à part vous : Tout cela est bon à prendre. Maintenant vous nous rappelez onctueusement nos monuments, nos légendes, nos chansons, nos souvenirs, et vous nous dites : Vous êtes à nous ! — Permettez ! — dites, si vous voulez, que nous vous appartenons par la force du canon d'acier, de la landwehr et du catéchisme ; dites que vous nous tiendrez sous votre joug par le droit du plus fort, que vous nous exterminerez
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plutôt que de lâcher cette terre, parce qu'il vous la faut. C'est un langage qui vous sied, et nous n'en attendons pas d'autre. Mais n'évoquez pas les souvenirs du passé. Elles furent à nous et non pas à vous, nos plaines et nos montagnes, avant que vous ayez songé à les changer en forteresses. Ils furent à nous, nos monuments, avant que vous les ayez lâchement bombardés ; elles furent à nous, nos bibliothèques, avant que vous les ayez brûlées ; ils sont à nous nos chants et nos souvenirs, et nous n'avons pas besoin de vous pour les conserver. Car il n'y a pas plus de poésie dans vos âmes que dans votre prose filandreuse, dans vos coeurs sans générosité et dans vos fusils sans miséricorde. Occupez, opprimez, pillez, fusillez, faites ; mais n'essayez pas de parler à nos âmes ; elles sont fermées. Nous savons quelle est la patrie de notre choix, et vous n'avez pas encore violé nos consciences
!
VI
La vraie Alsace. Le point de vue européen: Le grand publiciste Alexandre Herzen, républicain russe exilé, ami de Garibaldi et de Mazzini, esprit supérieur et vraiment cosmopolite qui con-
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naissait l'Europe par coeur, disait après un séjour en Alsace que l'union de l'esprit français et de l'esprit germanique y avait produit un heureux alliage, et que cette province si française de coeur, mais possédant certaines qualités allemandes, lui paraissait un terrain favorable pour le développement de toutes les libertés. Rien de plus juste à notre sens. L'Alsace n'est plus une province allemande par l'ensemble de sa population. Elle représente la fusion de deux races, elle est la preuve vivante de l'alliance possible entre ces deux esprits si divers. Si l'allemand prédomine encore dans les campagnes de la Basse-Alsace, on y sait partout le français ; si d'autre part le français est la langue maternelle de la société cultivée, on n'y a pas oublié l'allemand, et la possession des deux langues apparaît à tous comme un avantage. Les idées françaises sur l'émancipation politique et l'égalité des droits ont véritablement conquis le pays, elles sont entrées dans son sang et sa vie. La France a su s'assimiler l'Alsace, voilà la meilleure preuve de la nationalité française des Alsaciens 1. La nationalité est chose complexe. Vouloir la fonder sur la langue seule comme le font les Allemands d'aujourd'hui est une théorie arbitraire qui bouleverserait l'Europe. Sa plus haute sanction est en deux mots la fusion intime de diverses populations en un seul groupe et leur volonté de lui appartenir. — Je recommande sur ce sujet la remarquable Etude sur les Nationalités, de M. Eugène Richard, H. Georg, Genève et Bâle, où cette question est exposée avec une 1
clarté parfaite.
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Par sa position géographique et sa double éducation, l'Alsace est donc plus propre qu'aucun autre pays à servir de trait d'union entre la France et l'Allemagne libérale, cette Allemagne qui semble avoir complétement abdiqué aujourd'hui sous l'étreinte de la Prusse, mais qui, nous l'espérons, renaîtra un jour. Il y a cent ans déjà, le jeune Goethe voyait avec intérêt et sympathie le mélange de l'élément germanique et de l'élément français à Strasbourg et semblait entrevoir pour l'avenir ce rôle d'interprête de l'Alsace. Nul ne niera qu'elle ne s'en soit fidèlement et consciencieusement acquittée depuis. Des institutions comme le Gymnase protestant, comme les diverses facultés de l'Académie, les noms de MM. Bartholmess, Reuss, Colani, Bergmann, Schützenberger, les représentants de l'Alsace à Paris comme Messieurs Nefftzer et Dollfuss sont là pour le prouver. Dans le domaine de la littérature populaire et spontanée, les simples romans nationauxd'Erckmann-Chatrian offrent un phénomène des plus caractéristiques, je veux dire l'expression on ne peut plus heureuse de l'esprit populaire alsacien et lorrain sous la forme française. Madame Thérèse, le Conscrit de 1813, l'Homme du peuple, quels types profondément provinciaux et pourtant comme ils sont français et patriotes ! Ces créations si naïves et si
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vraies sont la preuve vivante que l'Alsace est devenue française dans son coeur et son fond, tout en conservant sa forte originalité. Dans ces conditions-là, une annexion est un crime de lèse-humanité. Et les attentats contre la liberté des peuples provoquent à coup sûr les vengeances de l'Huma-
nité. Au point de vue humain et si j'ose dire cosmopolite ce rôle médiateur de l'Alsace est le plus , naturel et le plus fécond. Il est d'autant plus nécessaire que l'entente du peuple français et du peuple allemand importe au plus haut degré à l'avenir de l'Europe. Je le sais, il est maintenant reçu de dire en Prusse que les races latines sont en décadence ; à l'heure qu'il est, quiconque prétend à Berlin que la destruction de la France serait un malheur pour le monde, est accusé de haute trahison. MM. Bebel et Liebknecht viennent d'être incarcérés pour ce fait. L'Allemagne haineuse d'aujourd'hui comprend aussi peu la France que la France du premier Empire comprenait la nouvelle Allemagne. Mais elle est seule à vociférer, et personne ne la croit : ni l'Angleterre, ni l'Italie, ni la Suisse, ni la Hollande et la Belgique, ni même le parti libéral de l'Allemagne du Sud, qui a les pieds et les poings liés depuis 1866. Par sa vive intuition de toute vérité nouvelle, par son
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généreux élan vers tout progrès, son rapide sentiment du beau, son ardente aspiration vers tout idéal humain, la France est un ferment nécessaire à la civilisation. Moins que personne nous pré— tendons lui attribuer le premier rôle en toute chose, mais elle est indispensable à l'Europe, et l'Europe commence à s'effrayer du danger qu'elle court en l'abandonnant. Livrez l'Europe à l'hégémonie prussienne, et vous aurez en politique le règne d'un militarisme aussi jaloux qu'odieux, dans tout le reste un incurable pédantisme. L'Allemagne elle-même y perdrait la fleur de son esprit. D'autre part, l'alliance de ce qu'il y a de plus élevé dans le génie français et dans le génie allemand pourrait produire, dans le domaine intellectuel, artistique et social, les fruits les plus heureux et les plus inattendus. Le libre développement des deux peuples amènerait finalement leur entente ; les rois y perdraient peut-être, mais l'Europe s'en trouverait bien. Or, c'est justement cette entente que la Prusse militaire veut empêcher à tout prix. La plus haute conception du trio malfaisant qui s'appelle : Bismark, Moltke et Guillaume, c'est de supprimer la France en l'écrasant, ou tout au moins de brouiller à jamais la nation française avec la nation allemande. Triste effet de la gloire militaire, sombre malédiction du sang répandu,
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ces trois hommes sont parvenus à entraîner une
grande partie de l'Allemagne dans leur rêve criminel. Et pourtant, était-ce là sa vraie destinée, est-ce là son génie, est-ce là ce que ses grands hommes lui ont enseigné ? L'Allemagne idéale, nous l'avons dit, a disparu sous la Prusse. Reparaîtra-t-elle jamais pour renverser son astucieux tyran ? Je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est que nous en connaissions une autre, celle qui se révélait à nous par les génies si humains de Herder et de Lessing, de Schiller et de Goethe, de Beethoven et de Richard Wagner ! Cette Allemagne-là a recueilli les hommages de l'humanité, je crains bien que l'Allemagne prussienne qui prétend rajeunir l'Europe ne recueille que ses malédictions. Ainsi se présente la question de l'Alsace en ce qui concerne la culture intellectuelle et le développement normal des deux nations. Ce point de vue est peut-être fort indifférent aux politiques de nos jours, quoiqu'il soit en réalité le plus important et le plus élevé. Au point de vue de la politique européenne, l'annexion de l'Alsace ne sera pas un mal moins grand. Elle ne fera qu'augmenter les convoitises de la Prusse, dont l'avidité augmente après chaque conquête. Nous le demandons à tous les hommes libéraux de l'Angleterre, de l'Italie, de l'Autriche et de l'Allemagne, si l'Allemagne
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en possède encore, quels Etats de l'Europe, petits ou grands, seront désormais en sûreté ? Déjà M. de Bismark couve des yeux le Luxembourg et lui cherche noise. Que vont devenir, devant cet appétit vorace, la Belgique, la Hollande, la Suisse, ces groupes si nécessaires à l'équilibre européen, ces refuges des exilés, ces asiles de paix, de science et de liberté, ces Etats neutres qui ont si souvent empêché les grandes guerres ? Que va devenir l'Autriche elle-même ? Il est vrai que M. de Treitschke, l'enfant terrible des annexionistes, s'efforce de rassurer tous les petits, il leur promet monts et merveilles après l'anéantissement de la France ; leur affranchissement datera de l'heure où ils se confieront corps et âme à la Prusse ; et il ajoute d'un ton protecteur : « Nous daignons souffrir (wir dulden willig) que la Suisse reste indépendante. » Vous le souffrez, vraiment? Que vous êtes généreux ! Et pour combien d'années cette tolérance magnanime ? O petits peuples, peuples heureux et prospères, fiez-vous à la parole prussienne et vous vous souviendrez, mais trop , tard, que la brebis se fia au loup. Qui que vous soyez, individu, société ou nation, n'acceptez jamais une promesse de la Prusse ; si vous traitez avec elle, vous serez toujours trompés. La France n'a qu'une parole et la tient ; la Prusse en a toujours deux et n'en tient aucune.
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M. de Beust et lord Granville sont maintenant aux anges quand M. de Bismark les assure de sa
bienveillance et leur fait quelque belle promesse. Allez-y gaîment, diplomates crédules, trembleurs de la politique ! Comme vous allez être joués, grugés et rognés. Pauvre Autriche, on te promet de te laisser tranquille et tu te crois sauvée ; fière Albion, on te coule tes navires et tu fais tes excuses ! Courage ! souverains et peuples d'Europe, couchez-vous à plat ventre et rampez devant la Prusse; quand vous serez roués de coups et abreuvés de honte, vous verrez qu'une seule chose peut vous sauver, c'est de bondir sur vos pieds et de crier : Guerre ! guerre à mort au tyran de l'Europe! « Dans cinquante ans, disait Napoléon Ier, la France sera républicaine ou cosaque. » C'est prussienne » qu'il fallait dire. Bien entendu, la « Prusse et la Russie s'entendent comme larrons en foire. M. de Bismark a dit au prince Gortschakoff : Taillez en Orient tant que vous voudrez, mais laissez-moi tailler en Occident. Rien n'est plus simple. Peut-être bien que le géant moscovite se dit au fond de ses steppes et de ses frimas : Il est bon de laisser mâcher l'Europe par la Prusse; plus tard, je digérerai d'autant mieux le tout. En attendant, l'entente est parfaite. Voilà la ligue formidable qui menace notre civilisation et notre 4
continent, ligue qui, menée — 50
à bout , entraverait son riche épanouissement et rendrait à jamais impossible ce rêve de tous les nobles esprits du XIXe siècle: les Etats-Unis d'Europe 1. Pour le moment, il n'y a plus d'Allemagne, il n'y a qu'une Prusse ; il n'y a plus d'Europe, il n'y a qu'une Prusso-Russie. Si l'Europe ne se reconstitue pas, si l'Angleterre, la France, l'Autriche et l'Italie ne
parviennent à s'entendre et à rompre ce cercle de fer, c'en est fait pour des siècles de l'indépendance des peuples européens. La Prusse accuse la France d'avoir été le gendarme de l'Europe; pardieu, je crois bien ; laissez-la faire, et, sous prétexte de se défendre, elle en sera bientôt le bandit. A quelque point de vue qu'on se place, la question de l'Alsace et de la Lorraine2 est une question capitale pour l'intérêt européen. L'annexion de ces deux provinces ne serait pas seulement un outrage à l'esprit du XIXe siècle, elle serait encore et surtout le signal d'une série de perturbations européennes dont nul ne pourrait prévoir Il est étrange que la République des Etats-Unis d'Amérique voie cette ligue d'un oeil tranquille et témoigne tant de sympathie à la Prusse. En se plaçant du côté de la France et de l'Angleterre, elle se donnerait un vrai rôle de pacificateur et rendrait à la civilisation le plus grand service. Sans doute la rivalité de la jeune République avec sa mère-patrie, l'Angleterre, viendrait se mettre à la traverse; mais avec une certaine hauteur de vue, ces dissentiments pourraient être écartés. 2 Ce que j'ai dit de l'Alsace s'applique à plus forte raison à la Lorraine, bien plus française encore de langue et de moeurs. 1
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la fin. En la laissant à sa patrie, on inaugurera la politique du droit; de la justice et de l'humanité ; en la rivant à la Prusse, on sanctionnera une fois de plus la politique de l'écrasement, de l'injustice et du militarisme. Restituée à la France, elle sera un gage de réconciliation et de paix entre les deux peuples; arrachée à la nation qu'elle aime, elle sera entre eux un gouffre éternel de sang d'où sortiront, comme des anges de colère, les spectres implacables de la Vengeance et de la Mort; — et dans cet abîme sans fond iraient s'engloutir à jamais les plus beaux rêves qui unissaient jadis l'élite des deux nations!
VII
Le devoir de l'Alsace. Toute l'Alsace est occupée par nos ennemis,, ses principales forteresses sont en leur pouvoir et ils s'y maintiendront à tout prix. Dans celte situation, quel est le devoir des Alsaciens, qui tous, on le sait, sont restés fidèles à leur patrie ? En attendant que la France puisse nous délivrer et que nous puissions nous affranchir, il faut prouver à l'ennemi que, s'il a pu prendre le sol et les pierres, il n'a pu s'emparer des esprits et
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des coeurs. La résignation sous la force serait l'abdication devant l'Europe; ne nous résignons jamais ; protestons toujours. L'exemple de la Vénétie prouve ce que peut la force morale d'un peuple contre la force matérielle la plus écrasante. IL FAUT SAVOIR ÊTRE UNE VÉNÉTIE, ou nous sommes perdus. Pendant près d'un demi-siècle, l'Autriche occupa militairement cette province; mais par sa pensée Venise n'a jamais cessé d'appartenir à l'Italie; par la force des choses, elle lui est revenue. C'est ainsi que nos yeux seront toujours tournés vers le France! — O France aimée, noble et malheureuse nation, nous ne t'oublierons pas sous la crosse de l'étranger ! Dans tes malheurs sans nom, tu ne perdras pas ce que tes ennemis ne peuvent te pardonner : le charme, la générosité, le courage, la vraie fierté, l'amour des grandes causes et le culte de l'humanité. Nous savons ce qu'il y a de fermeté, de dévouement, de profond enthousiasme dans le vieux sang celtique de la Bretagne, de mâle énergie dans la race des Cévennes et de l'Auvergne, de flamme et d'élan dans les enfants du Midi ; nous voyons ce que Paris montre d'héroïsme antique et la France entière de résolution. Voilà nos frères, qui en cette heure luttent pour nous et avec nous. Et puis nous le savons, ô France !
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tu te relèveras un jour, tu te relèveras, — et nous te retrouverons ! Rien ne peut nous séparer de toi, car tu es l'Enthousiasme, ta veux la Justice et la Liberté; ces Dieux-là finiront par vaincre les autres. Comme toi, nous y croyons et cette religion nous unit pour des siècles. Selon la légende populaire le nom de France avait , tant de douceur quand Jeanne Darc le prononçait, que le peuple ne pouvait l'entendre tomber de ses lèvres sans verser des larmes. L'âme d'une simple fille des champs conçut la première l'idée de cette grande patrie, qui depuis a plus d'une fois étonné et ravi le monde. Son nom n'a pas encore perdu sa puissance. Nos ennemis le sauront un jour; il peut encore faire sortir de.terre des armes, des combattants et des hommes libres ! Sans doute, des jours sombres nous menacent et l'Alsace en sera peut-être tout particulièrement accablée. Il faut regarder cet avenir d'un oeil ferme, d'un esprit sans illusions et d'un coeur résolu. Nous sommes devenus la proie d'ennemis aussi forts que rusés, aussi égoïstes qu'implacables. Quoi qu'il arrive, ils ne pourront anéantir la France ; mais si la dure fatalité continuait de nous poursuivre, ils pourraient nous réserver des années de servitude. Gardons-nous de plier sous
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le joug, dans la folle et lâche pensée que cela pourrait adoucir notre sort. Forçons-les plutôt à nous détester comme nous les détestons ; la haine de ces gens-là vaut encore mieux que leur amitié. Je hais les Alsaciens parce qu'ils aiment la « France, » disait le général de Werder à un jeune prédicateur protestant. J'avoue que ce mot m'a réjoui, non-seulement parce qu'il trahit le fond du caractère prussien, mais surtout parce qu'il promet l'avenir. Il faut que tout Prussien qui touche notre sol en emporte la même pensée. Résistance à tout prix ! que ce soit là notre devise. Cela est difficile sous le sabre de l'étranger, mais non pas impossible. Nos ennemis, nous le savons, ne reculeront devant rien pour nous décourager et nous abattre. Ils sauront tour à tour menacer, sévir et caresser. Ils essaieront de nous faire oublier notre abaissement par quelques misérables avantages matériels, de flatter la vanité populaire par des colifichets de liberté. Déjà ils cajolent les pasteurs protestants en leur promettant l'oppression des paroisses et des écoles, parce qu'ils savent que l'homme qui opprime apprend d'autant mieux à ramper, et que les petits tyrans sont les meilleurs serviteurs des grands. Mais leurs promesses sont bien plus à redouter que leurs menaces. Sachons bien qu'ils ne font
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rien par sympathie et tout par calcul, que leurs avances même sont des preuves de leur insolent mépris. Les Prussiens sont capables de tout, ils justifient tout, ils exploitent tout à leur profit. Ils seraient gens à fourrer les oeuvres de Schiller et de Goethe dans leurs bombes pour prouver qu'ils représentent la civilisation et l'humanité. En Alsace, ils n'ont qu'un but : nous déshonorer en nous intimidant, nous corrompre pour nous asservir. Si, dans nos villes et nos villages, nous ne pouvons pour l'heure nous défendre par la force, nous pouvons du moins nous défendre par le dédain. Tout acte qui impliquerait l'adhésion de nos consciences au régime des conquérants serait une insigne faiblesse, toute marque de soumission volontaire une lâcheté. Que notre attitude soit une éternelle protestation. Nous pouvons tirer entre nous et nos envahisseurs une inflexible ligne de démarcation. Nous avons à résister à des ennemis plus dangereux encore que les officiers et les soldats qui occupent nos villes, que les administrateurs prussiens qui envahissent tous les services publics ; ce sont les Allemands de toute sorte qui viennent s'installer en foule dans notre pays et qui déjà s'arrogent le droit de nous protéger. Encore une fois, sachons être une Vénétie. La soumission à la Prusse serait la mort de
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notre pays. La France que nous aimons représente en ce moment l'indépendance des peuples et les principes républicains qui sont ceux de l'avenir ; la Prusse, ivre de pillage, d'incendies et de massacres, la Prusse qui aimerait mieux exterminer la nation française que de renoncer à une seule de ses conquêtes ne représente que ce qu'il y a de plus , odieux dans le passé. L'Allemagne qui lui obéit aveuglément et prodigue son sang pour cette oeuvre maudite, ne représente que la folie humaine au service des tyrans et l'adoration coupable de la force brutale. Malheur à nous si nous l'imitions ! Ayons le courage de la braver en face et de supporter avec calme toutes les exactions. Notre persévérance aidera la France et finira par soulever l'Europe. En nous défendant ainsi, nous ne lutterons pas seulement pour nous, nous lutterons aussi pour tous les peuples que la Prusse opprime et qu'elle brûle d'opprimer. La haine de la France est l'âme de la Prusse depuis qu'elle existe; que la haine de la Prusse soit l'âme de l'Alsace jusqu'à son dernier soupir ! Il y a des Allemands, je le sais, qui condamnent la Prusse et qui dans le fond de leur coeur approuvent notre résistance. Ceux-là redeviendront nos amis quand ils oseront parler ; ils ver-
TABLE DES MATIERES
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I. L'origine de la guerre. Les deux coupables II. Le droit de la Prusse et le droit de la France
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