Beatles vs Stones, une analyse du schisme
Oblique # 1
Objet graphique Essais, images, etc. autour des cultures approximatives Oblique est une parution proposant un texte inédit en français et une interprétation graphique qui lui est associée. Dans ce premier volume, nous proposons la traduction d’un texte de Ian Svenonius, Beatles vs. Stones, An Examination of the Schism, extrait du livre The Psychic Soviet (Drag City, 2006). Dessins originaux de Camille Lavaud.
Projet éditorial : association Docile Conception graphique : Benoît Chanaud et Julien Drochon Traduction : Benoît Chanaud et Julien Drochon ISSN et dépôt légal en cours www.pola.fr www.orbispictusclub.fr www.docile.asso.fr
Beatles vs Stones, une analyse du schisme
i. Sympathy for the Devil Tout le monde connaît l’épique et défoncé Sympathy for the Devil des Rolling Stones, sorti en 1968. Composée devant les caméras de Jean-Luc Godard pour le film One + One, la chanson trahit l’influence vaudou de leur ami Dr. John, dont l’album Gris-Gris a été un tube underground cette année-là. Les Stones ont généreusement pompé le son marécageux et chargé de magie noire de ce disque, en particulier sur Gimme Shelter. En effet, il semble que c’est seulement en empruntant à l’identité du Dr. John que les Stones ont pu se détacher de l’imitation servile des innovations des Beatles. Au premier abord, la chanson semble être un sujet improbable pour Godard, avec son thème d’un Satan traversant l’histoire pour y semer la dévastation et le déséquilibre. Effectivement, les paroles semblent signifier que le responsable des meurtres des Kennedy, de Jésus-Christ et du tsar Nicolas II serait une seule et même personne : le chanteur de la chanson, qui est apparemment le diable. Godard s’était lancé dans une impressionnante et débordante production cinématographique, ayant déjà réalisé cette année La Chinoise, Le Gai Savoir et Week-end. Ses films étaient devenus plus polémiques, plus didactiques et moins attachés à la narration. Il s’était résolument tourné vers les mouvements révolutionnaire qui bouillonnaient alors à travers le monde, au Viêt Nam, à Cuba et à Paris. La Chinoise suit avec bienveillance une cellule maoïste de jeunes Parisiens alors qu’ils commettent un meurtre au nom de la lutte des classes. Dans Week-end, une bourgeoise rejoint une bande de guérilleros hippies cannibales dans la forêt pour dévorer son mari. Le Gai Savoir présente un garçon et une fille déconstruisant le film selon un nouveau paradigme. One + One se compose de trois parties distinctes, la pièce centrale étant cette scène de cinéma-vérité dans laquelle les Rolling Stones tentent en studio de multiples approches musicales pour leur nouveau morceau, Sympathy for the Devil. Alors que toute les possibilités instrumentales sont explorées, la seule constante est le chant de Mick Jagger, qui, lui, ne change pas du tout. Quel pouvait être l’intérêt pour Godard de documenter consciencieusement ce résidu de l’histoire du rock ’n’ roll ?
Dr. John, Gris-Gris, Atco Records, 1968
Jean-Pierre Léaud dans La Chinoise (1967)
L’Archipel du Goulag, d’Alexandre Soljenitsyne, a été publié à Paris en décembre 1973. Il a alors circulé en URSS sous forme de samizdat, édition de la taille d’une boîte d’allumettes permettant sa diffusion illégale.
Publicité des Rolling Stones pour les amplis Ampeg, 1969
Les paroles présentent l’assassinat du tsar et la conquête de l’Europe par les nazis comme étant l’œuvre d’une même personne, signifiant, pour résumer, que bolchévisme = nazisme. La chanson semble aussi suggérer que JFK, l’homme responsable de l’invasion américaine du Viêt Nam et de Cuba, est, tout comme le Christ, une autre victime du narrateur de la chanson. Comme tout ça semble être profondément incompatible avec le point de vue maoïste de Godard, un réexamen de la chanson est nécessaire. Alors que Godard évoluait principalement dans les cercles de la théorie cinématographique et de la critique artistique, les Stones étaient au service des radios populaires américaines. Bien que d’origine anglaise, le groupe dépendait du bon caprice du marché américain, énormément influencé par les disc jockeys et les chaînes de télévision commerciales. Comme dans toute hégémonie, l’artiste qui choisit d’exprimer des idées impopulaires ou proscrites est menacé d’exclusion. Sous Staline, c’était le Goulag ; sous le capitalisme, l’oubli et donc la mort artistique. Dans les formes d’arts populaires, le désintérêt dépasse la mort en horreur, l’artiste inconnu travaille en réalité pour ses concurrents, en produisant des idées et des chansons destinées à être revendues par ceux qui ont accès aux radios et à la promo. Par exemple, le thème et le refrain de Sympathy for the Devil ont été directement tirés de la chanson Makin’ Deals des Satans [Manhattan Records, 1966], un obscur groupe garage de Los Angeles que personne n’a jamais écouté. Par la nature de ce médium hautement idéologique et dirigé par l’argent, à travers lequel les Stones ont vécu et se sont exprimés, les idées (et les idéaux) devaient être voilés et dissimulés, comme ça a été si souvent le cas dans l’histoire de l’art. Le narrateur de Sympathy for the Devil ne révèle jamais vraiment qu’il est le diable. Il demande seulement à l’auditeur « Can you guess my name? (Peux-tu deviner mon nom ?) », après lui avoir narré ses hauts faits. Le titre de la chanson peut être interprété littéralement, le chanteur ayant de la compassion pour le diable ou le Lucifer archétypique (l’éternel outsider), qui a été déchu du paradis (la société) par Dieu (la structure du pouvoir) pour ses visions non-conformistes. Vus de cette manière, les agissements du protagoniste de la chanson sont, bien que largement perçus comme antisociaux, en fait positifs.
Oblique # 1
Objet graphique Essais, images, etc. autour des cultures approximatives Oblique est une parution proposant un texte inédit en français et une interprétation graphique qui lui est associée. Dans ce premier volume, nous proposons la traduction d’un texte de Ian Svenonius, Beatles vs. Stones, An Examination of the Schism, extrait du livre The Psychic Soviet (Drag City, 2006). Dessins originaux de Camille Lavaud.
Projet éditorial : association Docile Conception graphique : Benoît Chanaud et Julien Drochon Traduction : Benoît Chanaud et Julien Drochon ISSN et dépôt légal en cours www.pola.fr www.orbispictusclub.fr www.docile.asso.fr