Stardust Memories 2 #1

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Stardust Memories www.stardust-memories.com

# 1 - Printemps 09

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SPECIAL

S.F.

Magazine culturel engagĂŠ


WELCOME

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Stardust Memories

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# 1 - Printemps 2009

Science-Fiction Introduction & enjeux Pages 6 Crash ! (préface inédite) - J. G. Ballard Pages 8 Georg Lukacs versus George Lucas, ou la SF une Histoire comme les autres - Daniel Dos Santos

Science-fiction trangression Pages 10 Le Théâtre de science-fiction - Romain Labrousse

Auteurs & Oeuvres Pages 12 Philip K. Dick - Daniel Dos Santos Pages 16 “This is the way the world ends !” (sur Richard Kelly) - Daniel Dos Santos Pages 22 Faut-il se garder se voir Babylon A.D. ? - Romain Labrousse Pages 23 Watchmen - Daniel Dos Santos Pages 26 Arrête un peu ta parano ! (sur L’Oeil du mal) - Daniel Dos Santos Pages 28 On rentre à la maison (sur Retour vers le futur) - Florence Valero

Bibliographie Pages 30 Archéologies du futur - Daniel Dos Santos Pages 31 Les films de science-fiction - Daniel Dos Santos

Interviews Pages 32 Yohan Vasse, rédacteur en chef de Présences d’esprits - Daniel Dos Santos Pages 34 Alejandro Jodorowsky - Alyosha Saari

Supplément BD Pages 36 - 43 The Religious Experience of Philip K. Dick - Robert Crumb

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Stardust Memories

Edito

www.stardust-memories.com

Une publication de: ASSOCIATION STARDUST MEMORIES c/o Daniel Dos Santos 11 rue Erard 75012 Paris RÉDACTION Directeur de la rédaction : Daniel Dos Santos Correcteur : Romain Labrousse Rédacteurs : Romain Labrousse, Alyosha Saari, Florence Valero. ADMINISTRATION Directeur de publication : Daniel Dos Santos Administration : Daniel Dos Santos Publicité : Daniel Dos Santos Conception maquette : Daniel Dos Santos Abonnement : 15 € pour 1 an (4 numéros) Chèque à l’ordre de STARDUST MEMORIES À envoyer à : STARDUST MEMORIES - C/o Daniel Dos Santos 11 rue Erard 75012 PARIS Crédits photographiques Couverture + page 2 : Rob Sheridan Page 8 : G. Méliès - Le Voyage dans la lune Page 12 : Sébastien Hayez - Philip K. Dick Page 13 : Daniel Dos Santos - Phil Dick Page 14 : Daniel Dos Santos - Dick and the UFO Page 15 : Eric Joyner - Usual suspects Page 16 : © Proteus mag - USA (détail) Page 18 : I Bewerley - Donnie Darko Page 20, 21 : Southland tales © Wild side vidéo Page 22 : Babylon A.D. © Studio Canal Page 23, 24 : Watchmen © Paramount pictures Fr. Page 26 : © Getty images Page 28 : Lizz Gregg - Woman in dinner Page 30 : Johann Fournier - Max Milo Page 31 : Collection CAT’S et Cahiers du cinéma Page 34 : Alejandro Jodorowsky Page 36 à 43 : Robert Crumb - The religious experience of Philip K. Dick © Weirdo N°17 - 1986

Images et photos sous copyright et/ou libres de droits. S’adresser (ou pas) aux auteurs, mais les citer, toujours. C’est plus cool. ISSN: en cours Dépôt légal à parution. Imprimé chez Promoprint (Paris). STARDUST MEMORIES 2 est publié chaque trimestre (jusqu’à ce que mort s’en suive) par STARDUST MEMORIES (association loi 1901), chez Daniel Dos Santos, 11 rue Erard, 75012 Paris.

Contact : stardustmemories.magazine@gmail.com La rédaction décline toute responsabilité quant aux opinions formulées dans les articles, celles-ci n’engageant que leur auteur. Nous même, nous ne les approuvons pas. D’autre part, toute reproduction, intégrale ou partielle, fait sans le consentement de l’auteur, ses ayants-droits ou ayants-cause, est illicite (loi du 11 mars 1957, alinéa 1er de l’article 40) ou bien doit être faite très discrètement. Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 du Code Pénal et toute la fin de la Bible.

Logique culturelle d’une revue hâtive La coutume serait de présenter notre projet qui apparaîtrait donc comme un projet nouveau, ambitieux, exigent, nécessaire. Mais aucun journal, magazine ou aucune revue n’irait dire le contraire. Au lieu de théoriser notre propre naissance, existons. Si Stardust Memories² démarre sur une idée, c’est celle d’appréhender l’actualité de manière à générer un discours. C’est-à-dire, au regard de l’actualité, faire le choix de mettre en avant un motif, et ainsi d’exclure une masse de propos et d’idées. D’une part, ce procédé drastique nous détournera d’une quantité d’actualités « non traitées » que d’autres iraient calquer tel quel dans leurs pages. Mais d’autre part, chaque numéro sera le produit de son temps, d’une idée précise qui aura émergé pour des raisons particulières et cela nous permettra d’avoir une approche quelque peu historique. Éphémère certainement, mais jamais anecdotique. Si générer un discours sur notre temps est notre objectif (nouveau, ambitieux, exigent et nécessaire, forcément), quoi de mieux que de commencer par poser cette grande question : sur quel monde réel repose la science-fiction ? Ou plutôt vers quel futur allons-nous et de quel présent partons-nous ? Qu’est ce qu’une fiction du futur peut dire de notre présent ? Le premier motif que nous aborderons est donc celui de la science-fiction. Plusieurs idées ont motivé ce dossier. Traiter la science-fiction sous différentes perspectives (et donc différents arts : cinéma, littérature, théâtre…) nous a semblé d’abord indispensable pour tenter d’appréhender la science-fiction au-delà de ses variations et variantes. Mais force est de constater que la pensée sciencefictionnelle ainsi que la réflexion sur et autour de la science-fiction semblent avoir gagné un intérêt particulier ces derniers mois. Si notre idée part peut-être de la sortie en France d’un livre de Fredric Jameson (Penser avec la science-fiction, Max Millo) elle se conclut en apothéose, fin mars avec la sortie en dvd d’un film jusque là inédit en salles, Southland tales, de Richard Kelly, chef d’oeuvre dont on n’a pas fini d’en entendre parler. Entre-temps, de la sortie en salles de L’Oeil du mal (24 décembre) à la sortie en dvd de Babylon A.D. (4 mars) en passant par la publication de l’intégral de la bande dessinée L’Incal écrit par Alejandro Jodorowsky (14 janvier) sans oublier la magistrale adaptation de Watchmen par Zach Snyder (4 mars) et de multiples autres actualités plus ou moins mises en lumière, il était intéressant de se pencher sur la SF et de se poser cette simple question : quoi de neuf ? Force est de constater que des spectres tenaces traînent autour de la sciencefiction. Tout d’abord, il y a Philip K. Dick, qui semble hanter la science-fiction autant que tout un pan de la pensée contemporaine (Baudrillard et Jameson en tête). Mais sur un tout autre plan, c’est la pensée marxiste qui trouve un fort écho dans la science-fiction. C’est d’autant plus marquant qu’on observe ces temps-ci un regain d’intérêt pour le marxisme (qui gagne à nouveau des propensions suspectes à devenir lui-même une idéologie, malgré l’échec passé du marxisme politique et sa récupération outrancière) et pour les pensées radicales (notamment situationnistes). Toute conviction idéologique mise à part, (il n’est pas question d’associer la théorie marxiste à la SF ou de voir la SF sous le prisme de la théorie marxiste) il est intéressant de faire un point sur les positions politiques, symboliques et esthétiques de la science-fiction aujourd’hui et de lui trouver une place aujourd’hui dans l’histoire des idées du monde contemporain. DANIEL DOS SANTOS

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INTRODUCTION

Crash ! Cette préface écrite par J.G. Ballard pour son roman Crash ! s’appuie sur deux sources : l’édition française du roman en poche dans la collection « Folio » et la retranscription partielle qu’en a fait Le Magazine Littéraire dans son numéro consacré à la science-fiction (n°88) datant de mai 1974 à partir de la première édition française, chez Calmann-Levy. Chacune de ces sources semblant incomplète, le texte intégral de Ballard reste inaccessible. C’est pourquoi, il nous est venu le désir d’offrir la version la plus complète possible de ce texte, et ainsi d’en offrir une version unique. Le mariage de la raison et du cauchemar qui a dominé tout le XXe siècle a enfanté un monde toujours plus ambigu. Les spectres de technologies sinistres errent dans le paysage des communications et peuplent les rêves qu’on achète. L’armement thermonucléaire et les réclames de boissons gazeuses coexistent dans un royaume aux lueurs criardes gouverné par la publicité, les pseudo-événements, la science et la pornographie. Nos existences sont réglées sur les leitmotivs jumeaux de ce siècle : le sexe et la paranoïa. La jubilation de McLuhan devant les mosaïques de l’information ultrarapide ne saurait nous faire oublier le pessimisme profond de Freud dans Malaise dans la civilisation. Voyeurisme, dégoût de soi, puérilité de nos rêves et de nos aspirations – ces maladies de la psyché sont toutes contenues dans le cadavre le plus considérable de l’époque : celui de la vie affective. Cet abandon du sentiment et de l’émotion a préparé la voie à nos plus doux, nos plus réels plaisirs : l’émoi de la souffrance et des mutilations, la vision du sexe comme l’arène idéale – semblable à une culture de pus stérile – où déployer les véroniques de nos perversions, le jeu de nos névroses mené en toute quiétude, et surtout nos capacités apparemment illimités d’abstraction. Nos enfants ont moins à craindre des voitures sur les autoroutes de demain que du plaisir que nous prenons à calculer les paramètres les plus harmonieux de leurs morts futures. Instruire des charmes incertains de l’existence dans ce glauque paradis devient de plus en plus le rôle de la sciencefiction. Je crois fermement que la SF, loin d’être un rejeton mineur de la littérature contemporaine, en constitue la branche maîtresse – et en tout cas la plus ancienne : une tradition de réponse de l’imagination à la science et à la technologie court sans rupture de H.G. Wells à Aldous Huxley, aux auteurs américains modernes et à des pionniers d’aujourd’hui tel que William Burroughs. Le « fait » capital du XXe siècle est l’apparition de la notion de possibilité illimitée. Ce prédicat de la science et de la technologie appelle la vision d’un passé brutalement mis entre parenthèses – le passé n’est plus pertinent, il est peutêtre mort – et celle d’alternatives innombrables offertes au présent. Ce qui lie le premier vol des frères Wright et l’invention de la pilule est le principe du siège éjectable. Aucun genre ne semble plus à même d’explorer cet immense continent du possible que la science-fiction. Nulle autre forme de fiction ne possède le répertoire d’images et d’idées aptes à traiter du présent, et à plus forte raison de l’avenir. Le trait dominant du roman moderne est son sens de l’isolement de l’individu ; son mode, celui de l’introspection. L’aliénation des conscience apparaît généralement comme la marque distinctive de l’esprit du XXe siècle.

Loin de là. Cette psychologie me paraît relever entièrement du siècle précédent. Elle illustre la réaction aux contraintes massives de la société bourgeoise, ainsi que la caractère monolithique de l’époque victorienne et la figure tyrannique du pater familias fort de son autorité sexuelle et économique. Son optique est résolument rétrospective, ses préoccupations visent avant tout la nature subjective de l’expérience. Il s’agit pour cette littérature de créer la langue de la culpabilité et de l’aliénation. Ses outils sont l’introspection, le pessimisme et la sophistication. Or, si quelque chose distingue le XXe siècle, c’est bien l’optimisme, la naïveté, l’iconographie du commerce de masse, la jouissance infantile de toutes les possibilités de l’esprit. La forme d’imagination qui se manifeste aujourd’hui dans la science-fiction n’est pas nouvelle. Homère, Shakespeare ou Milton ont créé des univers différents pour parler du notre. Le détournement de cette attitude vers un genre séparé à la réputation parfois douteuse nommé « science-fiction » est un phénomène récent, lié à la quasi-disparition de la poésie dramatique et philosophique, et au lent dépérissement du roman « traditionnel » qui, de plus en plus, s’attache exclusivement à décrire les nuances des rapports humains. Parmi les domaines qui se trouvent ainsi négligés viennent au premier rang la dynamique des sociétés humaines (le roman « traditionnel » tendant à représenter celle-ci comme statiques) et la place de l’homme dans l’univers. Si naïvement ou grossièrement que ce soit, la science-fiction tente du moins de fournir un cadre philosophique ou métaphysique aux événements les plus importants de nos existences et aux données de nos consciences. Si j’entreprends cette défense d’ordre général de la sciencefiction, c’est bien évidemment parce que ma propre carrière d’écrivain s’y est trouvé liée pendant une vingtaine d’année. Dès mes débuts, lorsque je me suis tourné vers le genre, j’étais animé de la conviction que le futur, mieux que le passé, éclaire le présent. Toutefois, à l’époque, je ne me satisfaisais pas de l’attachement compulsif de la SF à ses deux thèmes de prédilection : l’espace extérieur et l’avenir lointain. J’ai donc baptisé le nouveau territoire que je désirais explorer « espace intérieur » : ce point nodal de l’esprit (représenté, par exemple, chez les peintres surréalistes) où la réalité extérieure et l’univers mental se rencontrent et se fondent en une vibration unique. Mon souci principal était d’écrire une fiction sur le monde actuel. Dans le contexte de la fin des années 50, avec les premiers signaux de Spoutnik I venant annoncer dans chaque poste de radio l’approche d’un univers nouveau, ce propos réclamait des moyens radicalement différents de ceux dont disposait le romancier classique. Je suis d’ailleurs per-

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INTRODUCTION suadé que s’il était possible d’effacer d’un coup toute la littérature existante et de repartir à zéro dans l’ignorance du passé, tout écrivain serait inévitablement amené à produire quelque chose ressemblant de très près à de la sciencefiction. La science et la technologie prolifèrent autour de nous, au point de nous dicter notre langage. Nous avons le choix : utiliser ce langage ou demeurer muets. Par un paradoxe non dénué d’ironie, la science-fiction est devenue la première victime de ce monde qu’elle a contribué à créer. L’avenir envisagé par les auteurs des années 40 et 50 est devenu notre passé. Ses images dominantes, non seulement celles du premier pas sur la Lune ou du premier vol interplanétaire, mais aussi celles de rapports sociaux et de structures politiques en mutation dans un univers dominé par la technologie, ressemblent aujourd’hui à de gigantesque éléments de décor mis au rancard dans une coulisse obscure. 2001 : l’Odyssée de l’espace communiquait cette sensation de façon particulièrement touchante. Ce film marque à mes yeux la fin de l’âge héroïque de la science-fiction moderne. Ses paysages et ses costumes amoureusement conçus, ses maquettes spectaculaires, m’ont fait pensé à Autant en emporte le vent : l’épopée technologique se transformant en une sorte de romance historique à rebours, située dans un monde clos où la lumière crue de la réalité contemporaine n’avait pas droit de cité. De plus en plus, nous sommes amenés à réviser nos notions de passé, de présent et d’avenir. Tout comme le passé, sur le plan social et psychologique, a succombé à Hiroshima et à l’âge nucléaire, le futur cesse à son tour d’exister, dévoré par un présent proliférant. Nous avons annexé demain à aujourd’hui, nous l’avons réduit à l’état de simple possibilité parmi les alternatives qui s’offrent à nous. L’étendue de nos choix ne connaît plus de limites. Nous vivons dans un monde quasiment infantile où tout désir, qu’il s’agisse d’habillement, de voyage, de mode de vie, de rôles sexuels ou d’identification, peut être aussitôt satisfait. J’ajouterai que selon moi l’équilibre de la réalité et de la fiction s’est radicalement modifié au cours de la décennie écoulée, au point d’aboutir à une inversion des rôles. Notre univers est gouverné par des fictions de toute sorte : consommation de masse, publicité, politique considérée et menée comme une branche de la publicité, traduction instantanée de la science et des techniques en imageries populaires, confusion et télescopage d’identités dans le royaume des biens de consommation, droit de préemption exercé par l’écran de télévision sur toute réaction personnelle au réel. Nous vivons à l’intérieur d’un énorme roman. Il devient de moins en moins nécessaire pour l’écrivain de donner un contenu fictif à son œuvre. La fiction est déjà là. Le travail du romancier est d’inventer la réalité. Dans le passé, nous avons toujours tenu pour acquis que le monde extérieur représentait la réalité, quelque vague et confuse qu’elle pu être, alors que notre univers mental, avec ses rêves, ses fantasmes, ses aspirations, était le domaine de l’imaginaire. Il semble que ces rôles aient été renversés. La méthode la plus prudente et la plus efficace pour affronter le monde qui nous entoure est de considérer qu’il s’agit d’une fiction absolue – et réciproquement, que le peu de réalité qui nous reste est ancré dans notre cerveau. La distinction classique introduite par Freud entre le contenu manifeste et le contenu latent des rêves paraît désormais pouvoir s’appliquer à la prétendue réalité.

dernier, avec sa narration linéaire, sa chronologie mesurée, ses types consulaires fastueusement installés au cœur de leur domaine et se déployant dans toute l’ampleur d’un temps et d’un espace propres ? Sa tâche consiste-t-elle à remonter aux sources d’une personnalité profondément ancrée dans le passé, à mettre au jour lentement les racines, à se livrer à l’examen minutieux des nuances les plus subtiles des comportements sociaux et des rapports humains ? L’écrivain possède-t-il l’autorité morale suffisante pour inventer un univers autonome au sein duquel il règne sur ses personnages en maître absolu, connaissant d’avance toutes les réponses ? A-t-il le droit de laisser de côté ce qu’il préfère ne pas comprendre, à commencer par ses propres motivations, ses préjugés et sa psychopathologie privée ? Pour moi, le rôle de l’écrivain, son autorité, sa liberté de mouvement, ont radicalement changé. Je suis convaincu qu’en un sens l’écrivain ne sait plus rien. Il est privé de toute tribune morale ou philosophie. Il ne peut qu’offrir au lecteur le contenu brut de son esprit, une panoplie d’alternative pour l’imagination. Son rôle est identique à celui du savant confronté, sur le terrain ou dans son laboratoire, à l’Inconnu absolu. Il n’a d’autre ressource que d’échafauder plusieurs hypothèses et de les mesurer aux faits.

Crash ! est le résultat d’une démarche semblable, une métaphore extrême créée pour une situation extrême, un ensemble de mesures désespérées à n’utiliser qu’en cas de crise urgente. Si je ne me suis pas trompé, et je ne fais rien d’autre depuis quelques années que tenter de redécouvrir le présent pour moi-même, Crash ! est un roman apocalyptique d’aujourd’hui qui vient s’inscrire à la suite de certains autres de mes livres décrivant une apocalypse de demain ou d’un futur proche, tels The drowned world [Le monde englouti, éd. Denoël], The Drought et The Crystal World [La Forêt de cristal, éd. Denoël]. A la différence de ces titres, Crash ! ne traite pas d’une catastrophe imaginaire, si proche qu’elle puisse paraître, mais d’un cataclysme érigé en institution dans toutes les sociétés industrielles, tuant chaque année des milliers de personnes et en blessant des millions. Pouvons-nous voir dans l’accident de voiture le présage sinistre d’un mariage de cauchemar entre le sexe et la technologie ? Cette dernière va-t-elle nous fournir des moyens jusqu’ici inimaginable d’explorer notre propre psychopathologie ? Cette fixation nouvelle pour nos névroses peut-elle en quelque manière nous être bénéfique ? Une logique perverse, plus puissante que la raison, est-elle en train de prendre forme sous nos yeux ? Tout au long de Crash !, j’ai traité la voiture non seulement comme une métaphore sexuelle, mais aussi comme une image globale de la vie des gens dans la société actuelle. Je n’ignore pas la lecture politique qui peut en être faite, mais je veux voir avant tout dans ce livre le premier roman pornographique fondé sur la technologie. En un sens, la pornographie est la forme romanesque la plus intéressante politiquement, montrant comment nous nous manipulons et exploitons les uns et les autres de la manière la plus impitoyable. Il va sans dire qu’en dernière analyse, la fonction de Crash ! est d’ordre prémonitoire : une mise en garde contre ce monde brutal aux lueurs criardes qui nous sollicite de façon toujours plus pressante en marge du paysage technologique.

Devant ces mutations, quel est le rôle de l’écrivain ? Peut-il encore s’en tenir à une perspective romanesque liée au siècle # 1 - STARDUST MEMORIES 2 7

J. G. BALLARD


enjeux

La SF est une Histoire comme les autres Georg Lukacs versus George Lucas « L’historicité est, en fait, ni une représentation du passé ni une représentation du futur (bien que ses différentes formes utilisent de telles représentations) : elle peut avant tout être définie comme une perception du présent comme histoire ; c’est-à-dire, comme une relation au présent qui, d’une certaine manière, nous le défamiliarise et nous permet cette distance de l’immédiateté qui est caractérisé de tout son long comme une perspective historique. » Fredric Jameson, Postmodernismn or the cultural logic of

late capitalism 1

Ce que nous apprend Fredric Jameson, c’est que le processus d’historicisation peut suivre deux voies qui au final se rejoignent en une seule : celle de l’objet et celle du sujet, celle de l’origine historique des choses elles-mêmes et celle de l’historicité plus intangible des concepts et catégories par lesquels nous tentons de comprendre ces choses.2 Considérer cette seconde voie reviendrait alors à reconsidérer la science-fiction, nous pas simplement comme genre esthétique (ce qui reviendrait à accepter l’activité taxinomique de catégorisation des genres, qui est elle-même une approche critique des plus ambiguë et contradictoire), mais comme processus historique soit, en d’autre terme, placer la science-fiction dans l’histoire des idées sans se limiter à une histoire des formes, des contenus et des fonctions esthétiques du genre. Le but étant in fine d’offrir une vision singulière de la SF, pouvant permettre à une théorie critique et politique, évi-

dente mais peu courante, de se populariser, sans pour autant nier totalement le rapport qu’entretient la SF avec l’histoire du progrès scientifique ou encore la rapport qu’entretient la science-fiction avec différents motifs esthétiques ou thèmes qui lui préexistent. Il est généralement admis que la naissance de la sciencefiction a lieu dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il conviendrait alors de se poser tout d’abord cette question : qu’est ce qui provoque ce changement de notre rapport au temps historique ? Avant de tenter de répondre à cette question, il est intéressant de reprendre ce que note Fredric Jameson, cette fois dans Penser avec la science-fiction : « J’avancerais que c’est chez Lukacs, dans son étude classique sur le roman historique (1936), que l’on trouve le modèle de ce genre d’analyse, qui appréhende un genre tout entier comme symptôme et reflet du changement historique. »3 Ce qu’établit d’ailleurs Lukacs et que reprend Jameson, c’est qu’à partir du Salammbô de Flaubert (1862), le roman historique, érigé en genre, devient inopérant. C’est donc durant cette même période qui voit les limites du roman historique, que l’on observe l’émergence de son opposé, la science-fiction. Pour reprendre la phrase de Sartre : « il n’y a pas plus de futur que de passé comme phénomène de temporalité origi-

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ENJEUX nelle de l’être-en-soi. »4 ; ceci nous invitera à voir dans la SF une dialectique de l’Identité et de la Différence. Tout futur est nécessairement coupé du présent et invite, aussi bien que le passé, à le repenser, le déconstruire, voire le reconstruire. Le problème de cette thèse, lorsqu’on l’applique à la science-fiction, serait de banaliser le genre à une description ou à un récit se projetant dans le futur. Ce qui rejetterait entre autres utopies et uchronies en dehors du champ de la science-fiction. Mais cela soulève aussi un problème plus paradoxal : le futur appartient-il uniquement au champ de la science-fiction ? Quelle est la nature du lien temporalité/science-fiction ? C’est là que la limite entre roman historique et science-fiction se brouille, et que l’on réalise que les considérer comme deux « opposés » serait vraisemblablement une erreur. D’une part, un récit de science-fiction peut évidemment se dérouler dans le passé, ce qui est d’ailleurs sa destinée inévitable, mais un récit peut se dérouler dans le futur sans être pour autant de la science-fiction. Philip K. Dick justifiera cette théorie en donnant l’exemple du récit d’aventure spatiale, qui n’appartiendrait pas à la SF. Pour dramatiser encore un peu plus cet exemple, on pourrait tout autant exclure le space-opera de la science-fiction, tant qu’il ne s’assimilerait pas à l’utopie. Ou pour prendre un dilemme contemporain : est-ce que Star Wars ferait bel et bien partie de ce qu’on appellerait communément science-fiction ? C’est-à-dire, sa dialectique de l’Identité et de la Différence ne serait-elle pas restreinte, à travers ses influences féodales, par l’absence de référant à la réalité de son temps ? Le film soulève-t-il un problème historique ou juste des problèmes éthiques et moraux (lutte du bien contre le mal) ? En dernier lieu, on devrait aussi prendre en compte l’émergence du capitalisme moderne avec la naissance et le développement de la science-fiction en tant que genre. Au final, le premier texte fondateur sur les mutations du monde moderne, le premier texte critique ouvrant la voie à la sciencefiction telle qu’on la connaît aujourd’hui (et dialectiquement pouvant même faire retour à l’idée de clinamen propre à Lucrèce, idée fondatrice en plus d’un point du concept historique de science-fiction) ne serait-il pas Le Capital de Karl Marx (1867) ? Évidemment, le texte de Marx émerge à une période où l’alphabétisation croissante permit à la culture de masse de naître et de se développer (au profit entre autre de la science-fiction). Mais se limiter à définir la science-fiction comme une culture de masse, ce serait faire l’erreur (que l’on applique souvent au marxisme) de confondre la structure prédominante de la vie sociale (qui, en général, n’est pas l’économie) et la structure (économique) qui détermine la vie sociale en « dernière instance ». Slavoj Žižek définit cette logique sous-jacente comme celle de la « détermination contraire » hégélienne : « l’économie est simultanément le genre et l’une des espèces (…) Pour formuler les choses en termes philosophiques : n’avons-nous pas affaire ici à une solution qui est à la fois matérialiste (qui affirme que l’économie est le facteur déterminant ultime) et dialectique (qui rejette la fétichisation de l’économie comme facteur directement déterminant) ? »5 Généralement, on s’attarde à définir la science-fiction sous un aspect « représentationnel » et on place alors la technologie au coeur de cette définition. C’est-à-dire qu’au centre le l’espace science-fictif, se trouvent souvent les outils technologiques (machines, appareils que le marché aura produit demain…) du futur. Mais c’est alors considérer le fétichisme de la marchandise comme élément fondateur d’une définition de la science-fiction. Ce processus tend à considérer en premier lieu la science-fiction comme acte critique (souvent même idéologique), et comme une réponse au capitalisme

moderne (ce qui soulève une fois de plus le problème que pose Star Wars et ses infinies contradictions) que le genre accueille celui-ci, ou le rejette. Évidemment, s’appuyant sur ces bases, cette définition pourrait être aujourd’hui mise à jour. La science-fiction ne se concentre plus, dans son imaginaire, sur une unique conception d’un matérialisme technologique. Face à cette position représentationnelle, face à cette « présence » d’outillage technologique, on trouverait l’absence matérielle du virtuel (ou plutôt la « présence virtuelle » d’artefacts matériels), c’est-à-dire une logique de flux qui place en son centre la simulation. Au final, on pourrait faire tourner la science-fiction autour des concepts de réification et d’abstraction (deux concepts qui peuvent très bien cohabiter dans une même oeuvre). Mais il est difficile de souscrire totalement à cette proposition de définition en deux temps. Elle réduit dans un premier temps la science-fiction à une position idéologique visà-vis du capitalisme. Elle confond le symbolisme inhérent (volontaire ou inconscient) à la science-fiction avec un message qu’elle aurait à délivrer à travers une oeuvre (dont l’exemple idéal serait peut-être Le Jour où la Terre s’arrêta de R. Wise et son remake). L’idée qu’un film ou qu’une oeuvre nécessite une morale (Star Wars) ou un message (Le Jour où la Terre s’arrêta) est en soi un concept bourgeois dont la SF, par ses origines populaires, reste rarement dépendante. Paradoxalement, cette minorité jouit d’une certaine visibilité, visibilité dont on soupçonne comme origine la volonté d’associer la SF à la « haute » culture, en félicitant toute profondeur remarquée, ou bien en lui donnant une profondeur qu’elle n’a pas (pour un film aussi brillant que Matrix, combien de sombres analyses…). La science-fiction ne cherche pas à améliorer le présent. Au mieux, elle en dégage les symptômes et la dynamique. Car pour comprendre la science-fiction, il ne s’agit pas d’en déchiffrer les détails, mais plutôt d’en comprendre la qualité. Loin d’admettre que toute oeuvre de SF est réflexive, critique ou polémique, son rapport propre à l’histoire (et donc aux fondements de la vie sociale et spirituelle) lui permet une liberté conceptuelle qui lui est propre. Cette liberté conceptuelle pourra par exemple s’attarder sur une vision particulière du capitalisme, tout en érigeant parallèlement la pensée philosophique nécessaire à son appréhension (comme c’est le cas chez Dick ou Ballard), cas qui nous intéressera particulièrement dans ce dossier, mais en aucun il n’est question de concevoir une oeuvre comme une « stratégie idéologique. » Au mieux, il s’agit de comprendre, à partir d’un monde réellement nouveau, les maux de notre société contemporaine. DANIEL DOS SANTOS 1. Fredric Jameson, Postmodernismn or the cultural logic of late capitalism, Durham, N.C., Duke University Press, 2005, p. 284. Traduction

personnelle.

2. Voir Fredric Jameson, The political inconscious, New York, N.Y., Cornell University Press, 1981. 3. Fredric Jameson, Penser avec la science-fiction, Paris, Max Milo, 2008, p.12 4. Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 2008, p. 159. 5. Slavoj Žižek, Vous avez dit totalitarisme ? , Paris, Éditions Amsterdam, 2007 p. 194

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TRANSGRESSIONS

Le théâtre de science-fiction « Théâtre de science-fiction », l’expression a de quoi surprendre tant l’écriture théâtrale est, d’une manière générale, contemporaine, dans la mesure où elle parle de et à ses contemporains en privilégiant un hic et nunc aisément datable. Si le genre du théâtre de science-fiction n’apparaît pas comme une évidence aux premiers regards de l’amateur de théâtre ou du spécialiste du cinéma estampillé « SF », on conviendra facilement que l’anticipation inspire les scénographes et les metteurs en scène plutôt que les dramaturges. L’opéra-rock en a fait son univers de prédilection, Angelin Preljocaj a choisi une Vérone « non pas futuriste mais fictive », lorsqu’il a repris en 1996 son ballet Roméo et Juliette de Serge Prokofiev, créé en 1990 : le cadre des régimes totalitaires d’Europe de l’Est a alors laissé place a des décors et des costumes, signés Enki Bilal, nettement teintés de science-fiction. Plus récemment, le plasticien russe Oleg Kulik a monté les Vêpres de la Vierge de Monteverdi, en une « basilique de la science-fiction1 » Au-delà de ces exemples, le théâtre de science-fiction n’en est pas moins une réalité, dont la vitalité s’observe dans les recherches universitaires : pour ne prendre que son exemple, l’écrivain Alexandre Drouet a rédigé un mémoire sur « le théâtre de science-fiction » en clôture de sa formation d'acteur et de metteur en scène à l'Institut des Arts de Diffusion de Louvain-la-Neuve, en Belgique. En matière de création, le site www.anicefiction.com propose une présentation de jeunes auteurs de théâtre SF (A. Drouet, Francisca Rosell Garcia, Quentin Ochem), on y apprend qu’une pièce de Valéria J. Campanile, Le Dîner des maris, est prévue pour le festival d’Avignon 2009. A ses origines-mêmes, la science-fiction est tributaire du théâtre : L’Histoire comique des Etas et Empires de la lune, du polygraphe Cyrano de Bergerac est parfois lue comme le récit précurseurs des romans et nouvelles de science-fiction. Le mot « robot » est apparu dans une pièce de théâtre : être humain dont l'humanité est mutilée par les lois de l'efficacité – et qui n'est donc plus qu'un être – le robot émerge dans "R.U.R." [Rossum’s Universal Robots]de l’écrivain tchèque Karel Capek (1920). Le mot est un néologisme du tchèque « robota » qui signifie

« travail » et qui désigne ici les ouvriers artificiels qui vont bientôt menacer l’humanité en se révoltant avant que cette dernière ne soit sauvée par un couple de robots. Cependant ces robots, parce qu’ils s’aiment, seront les nouvel Adam et la nouvel Eve du genre humain. Nous nous intéresserons plus particulièrement à l’oeuvre majeure du dramaturge britannique Edward Bond, Pièces de guerre, écrite en 1985, créée en France la même année par Michel Dubois, puis mise en scène par Alain Françon au Festival d’Avignon de 1994 avant d’être reprise la saison suivante au théâtre de la Colline. Il s’agit d’une trilogie constituée de Rouge Noir et Ignorant, la Furie des Nantis et Grande Paix, dont l’origine est un canevas d’improvisation proposé par Bond à l’université de Palerme : un soldat devait tuer un enfant de sa rue, et les acteurs, après avoir hésité entre le fils de la voisine et celui de leur propre mère, ont tous décidé de sauver l’enfant de la voisine. Bond y voit une manifestation de ce qu’il nomme dans Le Commentaire sur les Pièces de guerre et le paradoxe de la paix, « l’innocence radicale », c’est-à-dire une aptitude commune à échapper à tout conditionnement mais susceptible d’être altérée : « L’innocence radicale corrompue peut très bien faire de nous des monstres2 ». L’aboutissement de cet exercice est une fresque – la représentation de la trilogie s’étend sur près de huit heures – qui explore le devenir humain autant que les formes théâtrales du passé. Chacune des trois pièces a son économie propre et peut être jouée seule mais elles entretiennent cependant de larges correspondances, car toutes ont pour cadre le monde ravagé après un conflit nucléaire, et se trouvent parsemées d’objets récurrents comme des boîtes de conserve. Les choix esthétiques de Bond s’opposent à tout spectaculaire, aucun effet spécial ne semble appelé par son texte. Cette absence (de feux) d’artifice apparaît dans la forme, pour chaque pièce différente : Rouge Noir et Ignorant, composée sous forme de saynètes didactiques inspirées de l’agit-prop, met en scène un « Monstre » mort dans le ventre de sa mère pendant les bombardements, qui raconte « la vie qu’[il n’a] pas vécue » ; comme un

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choeur grec, les personnages commentent les épisodes de cette vie et révèlent comment la violence qui engendre la guerre corrompt les comportements sociaux les plus quotidiens.

La Furie des Nantis, dont la structure s’apparente à celles des tragédies grecques, décrit le paradis sur terre, c’est-àdire le lieu où une société de consommation jouit de l’abondance. « Dans cette pièce comme dans la réalité, ceux qui jouissent d’une trop grande abondance ont un point commun avec les fous : ils ont tout. Mais comme les fous ils ont un sentiment de dépossession et sont convaincus de n’avoir rien3 ». Lorsqu’un étranger (le Premier Homme) pénètre dans ce paradis, il ne peut venir que d’ailleurs, c’est-à-dire de l’enfer, et si le plateau du théâtre représente difficilement le paradis tel que nous le concevons généralement, c’est parce qu’il contient déjà l’enfer : « quand le jeune dieu pénètre dans la vallée les nantis font de lui Satan et du paradis un enfer4 ». La troisième, Grande Paix, est le contrepoint de La Furie des nantis car c’est le dénuement qu’elle expose. Des sol-

dats égarés qui se croient morts et qu’une femme plongent dans le doute, comprennent qu’ils ne découvriront s’ils sont vivants qu’en se tuant. Cette femme qui traverse un désert généralisé avec une carriole et un tas de chiffons qu’elle prend pour son enfant, rappelle la Mère Courage de Bertolt Brecht (1937-38) car dans les deux pièces, l’enfant est perçu comme une source de profit pour les mères comme pour les soldats. Pour Bond, l’innocence radicale s’étend au public dans la mesure où « son travailde-public » consiste à croire à la réalité du bébé, au moment même où la femme guérit de sa folie et admet que son enfant n’est qu’un drap.

La sobriété pleinement théâtrale de la trilogie repose adroitement sur le texte, dont le contenu rappelle l’épopée : la fin du monde est rendue présente par les récits empreints de grandeur hyperbolique et de fantastique que viennent en faire les personnages dont la présence est la trace la plus perceptible de l’événement : sur scène se succèdent un homme qui marche seul depuis vingt ans, un groupe de rescapés vivant sur un stock de boîtes de conserve, subitement en proie à une violente inquiétude devant la menace de la mort, une communauté de survivants qui réinventent l’électricité. On pourrait parler d’une langue poétique si Bond ne la considérait comme une convention sociale : « Les membres d’un choeur ont besoin de poésie pour analyser leur situation et pouvoir en parler entre eux – la poésie est le langage le plus public qui soit. Ceux qui ont survécu à d’abominables atrocités ne peuvent en parler – ni même de leurs causes – sans poésie5. » La poésie pend prendre la forme de la citation – « Clef à molette / Serviette / Sous le Pont Mirabeau coule la Seine » énumère le Premier Homme de La Furie des nantis – ou celle, plus spontanée, de l’émotion envahissante, comme lorsque La Femme de Grande Paix, appréhende la mort de son fils et que cette crainte donne lieu à un nouveau Déluge : « Je ne pourrais jamais t’enterrer : je déverserais un tel flot de larmes qu’il emporterait la terre, et moi sans cesse le rapportant et le flot sans cesse l’emportant, nous effacerions les montagnes ». Cette femme, dont Bond dit qu’elle a refusé de rejoindre la « ville » pour en être « un des fondements », n’est plus,

dans la dernière scène, qu’un manteau recouvrant des os et des boîtes de conserve. Son attitude – sa résignation assumée jusqu’à la mort – tout au long de la pièce semblait l’illustration de l’une des dernières répliques de la Première Femme : « J’ai trop peur pour espérer. Ca rendrait pire d’avoir à revenir au cauchemar ». Si la crainte du conflit nucléaire n’est plus aussi prégnante que lors de la guerre froide des années 80, la trilogie de Bond continue d’attiser, douloureusement, la tension entre l’espoir, indispensable et le désespoir, inévitable. Plus effrayant que celui de la trilogie, le futur qu’envisage Bond dans Le Crime du XXIè siècle (1999) semble empêcher toute possibilité de vie commune. Dans cet autre futur potentiel, une femme vit dans les ruines d’une citée rasée – elle vit seule, sans passé ni avenir – et l’arrivée de trois autres personnages va la contraindre à assumer ce qu’elle devra reconnaître comme son passé et que l’on ne peut se retenir de voir comme le nôtre, c’est-à-dire notre présent. Après Café et avant Naître, Le Crime du XXIè siècle est la deuxième pièce de la tétralogie que le dramaturge britannique compte clore avec Les Gens. Dans cette pièce Bond emploie un procédé qui lui est familier en montrant la violence de deux façons différentes : il la contient dans le récit de personnages, comme celui par lequel Sweden explique comment il a retiré le « mouchard » de ses côtes (on pense alors au respect des bienséances du théâtre classique), mais il l’exhibe également, à l’image du meurtre particulièrement brutal de la femme. Mais le paradoxe dérangeant que ne cesse d’explorer Bond est que le monstre est probablement le plus humain de ses personnages. Comme dans Café, c’est un meurtre qui sert d’acte fondateur : par ce geste Sweden prétend permettre la libération d’un autre personnage – absent de la scène – une libération « pour vivre là-bas » car « [y]a quelque part si on va assez loin6 ». Alain Françon, qui monta la pièce à la Colline en 2001, voit à juste titre dans ce personnage une figure de liberté7 : « Aide-moi à être humain » implore-t-il alors que le couteau est déjà au dessus de la tête de sa victime. Pas plus nihiliste que catastrophiste, Bond clôt sa pièce par des questions qui sonnent comme des injonctions : « Comment pouvons-nous vivre un tel paradoxe ?/ Comment changer la catastrophe en liberté ? / Comment changer le crime en justice ? ». Insolemment, la pièce refuse de répondre. ROMAIN LABROUSSE 1. « Kulik spatialise Monteverdi », Eric Dahan, Libération du 27 janvier 2009, à l’occasion de Vespero della beata Vergine, Théâtre du Châtelet, du 27 au 29 janvier. 2. E. Bond, Commentaire sur les Pièces de guerre et le paradoxe de la paix, L’Arche, 1994, p. 23. 3. Ibid., p. 132. 4. Ibid., p. 133. 5. Ibid., p. 147. 6. Le Crime du XXIè siècle, L’Arche, 2000, pp. 62 et 24. 7. «Edward Bond, c'est l'anti-Beckett» interview d’Alain Françon par Laurence Liban, L’Express, le 04/01/2001.

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Philip K. Dick « Ordre et régularité. Ce sont les mots-clefs. Nous voyons quelque chose se répéter et nous en déduisons des schémas. Et la seule raison que nous ayons pour faire cela, est de nous permettre de fonctionner dans notre vie de tous les jours. Ce n'est pas d'avoir une certitude absolue sur l’univers entier. (…) La raison pour laquelle nous voulons donner une cohérence à la réalité qui nous entoure est fonctionnelle.» Philip K. Dick

« No alarms and no surprises » Philip K. Dick (1928-1982) est l’auteur d’une quarantaine de romans et de plus d’une centaine de nouvelles écrits en un peu moins de trente ans de carrière1. Si la sortie de Blade runner en 1982 (adaptée de son roman Do androïds dream of electric sheep ?) pourrait représenter une consécration (quelques mois après sa mort), il faut néanmoins reconnaître que Dick jouissait déjà d’une certaine notoriété, notamment en France. Depuis la fin des années 60, Dick est célèbre en France. Associé à ce qu’on a appelé la « nouvelle science-fiction », il est régulièrement cité dans la revue Underground Actuel, cité aussi dans tout ce qui concerne la science-fiction, des étudiants rédigent leur thèse sur son oeuvre, il influence et inspire des penseurs aussi renommés que Baudrillard. Pourquoi cet engouement ? Dick dira qu’il avait de très bons traducteurs, et plus sérieusement qu’il pensait renvoyer aux français leurs propres auteurs, Flaubert, Stendhal, Balzac… qui l’ont influencé lorsqu’il a commencé à écrire. On peut penser à une raison plus évidente : Mai 68. Dick était un gauchiste. Ce n’est

probablement pas tant la forme qui aura marqué les esprits français, mais le fond. Et si on peut lui reconnaître une pensée visionnaire d’inspiration marxiste qui marque le fond social de son oeuvre, c’est que tous les rapports sociaux sont

destinés à devenir des rapports strictement économiques. C’est même ainsi que

l’on envisage tout rapport social du point de vue technologique. Le progrès étant bien souvent réduit à inventer de nouveaux moyens de transformer un êt re huma in en con so mmat e ur (développer les moyens de communication étant l’arme paradoxale et donc imparable des publicitaires).

Tous les rapports sociaux sont destinés à devenir des rapports strictement économiques. C’est une idée déchirante, d’une tristesse extrême et en même temps si palpable. Et là où le génie de Dick se déploie, c’est dans son recul par rapport à cette idée, recul qui peut faire pencher des passages de ses livres dans la satire ou l’humour noir. Un exemple fameux est celui d’Ubik. Dans ce livre, le personnage de Joe Chip vit dans son appartement, où tous les services sont

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automatisés et payants (pour avoir votre café, insérez une pièce dans votre cafetière). Philip K. Dick pousse cette idée à l’extrême. Il vous faut une pièce de cinq cents pour faire fonctionner la porte automatisée de votre conapt. Et même si vous êtes fauché, la porte vous les demandera tout de même, de vive voix, non sans une certaine suffisance. Joe Chip décide de tenter de démonter son ennemie et celle-ci lui lance : « je vous poursuivrais en justice » (Ubik, 10/18, p. 35). Illustration parfaite des relations sociales que l’on peut entretenir avec une porte. Mais si finalement, la porte n’était que la réification de votre commun propriétaire. La situation serait-elle aussi absurde ? La méthode discursive de Dick dans ses satires est alors assez différente d’un modèle à la Jonathan Swift (sur le mode de « Si nous oppressons les Irlandais, pourquoi pas les manger ? ») qui repose sur l’amplification, lorsque Dick joue plutôt sur la transmutation, réifiant ainsi des personnages, ou humanisant des machines… s’abstenant ainsi d’une démagogie possible. Dick n’est pas vraiment un écrivain de


AUTEURS en oeuvre leur paraît être une méthode, sinon nécessaire, du moins souhaitable, pour atteindre le but ultime qu’ils se sont fixés. »4

SF, mais plutôt un écrivain d’avantgarde acharné à critiquer, à questionner son environnement, le conservatisme moral de la période Eisenhower, l’expansion du capitalisme, le style vie confortable et répétitif des suburbs, la vie de famille… L’être humain étant idéalement conçu comme une machine, un être prévisible et répétitif à qui l’on offre la possibilité de s’épanouir mais à travers un espace limité et dans des conditions précises. Dick a toujours admiré les délinquants et ce surtout parce que les délinquants, particulièrement les jeunes délinquants, ont ceci pour eux qu’ils sont imprévisibles, l’imprévisibilité étant une preuve de liberté que Dick valorisait pardessus tout. Formellement par ailleurs, Dick aime dans ses récits créer la surprise, comme l’illustrent les multiples renversements de situation d’Ubik ou plus généralement toutes les fins de ses nouvelles ou romans, toujours imprévisibles.

Et si finalement Dick, fidèle à la formule de Karl Marx « la machine s’adapte à la

faiblesse de l’homme pour faire de l’homme faible une machine »

(« Économie politique et philosophie » (1844) in Œuvres philosophiques Tome VI) ne nous parlait que de la possible disparition de l’homme libre, l’arrivée d’un monde où nos désirs coïncideraient avec la somme que l’on peut payer pour les assouvir ; soit un monde parfait, uniforme, mais aussi une fin de l’Histoire, un anéantissement définitif de l’Homme proprement dit ou de l’Individu libre et historique, la cessation de l’Action au sens fort du terme qui figerait l’humanité dans un « éternel présent » ?5 DANIEL DOS SANTOS

La chanson de Radiohead « Fitter, happier » (tiré de l’album O.K. Computer,

1. Sans compter les dizaines d’essais, les scénarios plus ou moins aboutis, une large correspondance et surtout L’Exégèse, monstre de 8.000 pages encore jamais publié, que Dick définit comme étant son « unique méta-roman acosmique en dix volumes ».

album revendiqué ouvertement dickien) résume parfaitement l’aliénation que décrit si souvent Dick, l’aliénation d’une vie à laquelle tout citoyen normal se devrait de rêver : fitter, happier / more productive (…) eating well / no more

microwave dinners and saturated fats / a patient better driver (…) slower and more calculated / no chance of escape (…) concerned / but powerless / an enpowered and informed member of society / pragmatism not idealism.2 Jux-

taposition d’éléments qui visant à démontrer que la moralité justifie l’aliénation et finissant par cette même surprise dickienne qui nous laisse face à cette question : est-ce une métaphore ou nous racontait-on un récit de science-fiction ? A pig / in a cage / on antibiotics. Ainsi se termine le morceau.

On pourrait rapprocher ces paroles de ces mots de Fredric Jameson « La seule

détresse est la détresse du bonheur, ou au moins du contentement (qui est en réalité complaisance), le “ faux” bonheur de Marcuse, la satisfaction d’une nouvelle voiture, la plateau télé avec votre programme favori sur le sofa – qui sont secrètement une tristesse, un désespoir qui ne connaît pas son nom, qui n’a pas de moyen de se différencier d’une satisfaction et d’un accomplissement authentique puisqu’il n’a présumement jamais rencontré ces derniers. ».3

Ces deux citations nous ramènent à la conception de Dick de l’androïde et à cette fameuse question : qu’est-ce qu’être spécifiquement humain ? Après tout, n’existe-t-il pas, dans notre monde qui n’est pas totalement science-fiction, des

personnes, des pseudo-humains, dirigés entièrement par des tropismes inhérents, au comportement machinal, incapables d’éprouver l’empathie qu’ils peuvent néanmoins comprendre chez d’autres, des instruments, des moyens plutôt que des fins ? Dick le pensait. Il pensait que « l’âme » de certaines personnes n’était plus présente ou du moins plus active. Dans L’Androïde et l’Humain (1972), il dira : « Il s’agit d’humains réduits à une

pure utilité – de femmes et d’hommes transformés en machines et servant un objectif qui, aussi « bon » soit-il en principe, exige l’emploi, pour son accomplissement de ce que je considère comme le plus grand mal imaginable : l’imposition sur ce qui était un homme libre, qui riait et pleurait et faisait des erreurs sottement ou à loisir, d’une restriction qui le contraint, malgré ce qu’il imagine où ce qu’il pense, à atteindre un but situé en dehors de sa propre destinée – aussi minuscule soit-elle. C’est comme si l’Histoire l’avait transformé en instrument pour servir son but à elle. Et l’Histoire, ou plutôt les hommes formés et compétents dans l’emploi des techniques de manipulation, et équipés de certains appareils, ont choisis pour eux-mêmes des desseins idéologiques tels que leur mise

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2. « Plus adapté, plus heureux / Plus productif / Manger bien / Plus de dîners micro-ondes et gras saturés / Un meilleur et plus patient conducteur / Plus lent et plus calculé / Aucune chance d’évasion / Concerné / Mais impuissant / Membre informé et investi de la société / Pragmatisme pas idéalisme. » Traduction personnelle. 3. Fredric Jameson, Postmodernism or the cultural logic of late capitalism, Duke University Press, 2005, p. 280. Traduction personnelle

4. Philip K. Dick, Androïde contre humain [The Androïd and the human] (1972) in Philip K. Dick, Si ce monde vous déplaît… Éditions de l’Éclat, Paris, 1998. p. 29-30. Voir aussi note p. 231-232. 5. Voir à ce titre le commentaire de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel par Alexandre Koveje dans Introduction à la lecture de Hegel, cité en note dans Philip K. Dick Si ce monde vous déplaît… Koveje constate ceci : « J’ai été porté à en conclure que l’American way of life

était le genre de vie propre à la période posthistorique, la présence des États-Unis dans le monde préfigurant le futur “éternel présent” de l’humanité toute entière. Ainsi, le retour de l’Homme à l’animalité apparaissait encore comme une possibilité à venir mais comme une certitude déjà présente ». Notons par contre que l’idée d’animalité comme une réduction de l’humain à ses réflexes est profondément contraire à l’idée que ce fait Dick de l’animal. Si Dick parle d’androïde c’est précisément parce que l’animal n’agit pas systématiquement de façon délibérée et consciente. Parler d’androïde permet justement d’abolir les pensées obsolètes et quelques peu idiotes partagées par exemple par Lacan : l’animal (mais il faudrait bien sûr définir celui-ci, ici on parlerait plutôt d’un chien que d’une fourmi) possède un inconscient.


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Philip K. Dick

(again)

« Si vous vous retrouvez à l’intérieur d’un mort, vous pourrez toujours voir, mais vous ne pourrez pas opérer les muscles oculaires donc vous ne pourrez pas faire de mise au point. Vous ne pourrez pas tournez votre tête ou juste vos yeux. Tout ce que vous pouvez faire, c’est atteindre jusqu’à ce qu’un objet passe devant vous. Vous serez figé à attendre et attendre. » Philip K. Dick

Voir le futur... et mourir S’il n’est pas possible de voyager dans le temps, il est théoriquement possible de voir à travers le temps. C’est sur ce principe-là que repose la nouvelle Paycheck de Philip K. Dick (adaptée au cinéma en 2003 par John Woo). Seulement, qu’estce qu’impliquerait réellement la vision du futur ? Que verrait-on ? Son propre futur ? Celui d’un autre ? Comment peut-on voir nos actions alors qu’on ne les a pas accomplies ? L’idée qui motive cette entrée en matière est celle-ci : s’il est possible de voir dans notre futur, le temps tel que nous le connaissons n’existe plus. Cette hypothèse cache une idée très pratique : A quel moment est-ce qu’on s’est arrêté de voir dans notre futur pour le vivre ? Qu’est-ce qu’on a fait ensuite et pourquoi ? Est-ce qu’il est possible de changer son futur ? Le paradoxe que j’aimerais soulever, c’est qu’une fois qu’on regarde son futur – comme à travers un miroir – on ne peut se voir qu’en train de voir son futur. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe qu’un « temps » et voir le futur le changerait inévitablement. Alors pourquoi le futur ne change pas ? Il y a deux possibilités qui n’en sont qu’une seule. La première, c’est que nous voyons un futur unique, le nôtre, jusqu’à notre mort, comme si nous n’avions ja-

mais regardé dans le miroir, et qu’on meurt physiquement de se voir mourir. Dans ce cas, « l’existence-observée » qui traverse le flux temporel n’entretien pas de rapport avec notre nous qui regarde à travers le miroir. C’est comme si on regardait un rêve et qu’on ne peut pas sortir de cette condition de spectateur. La deuxième hypothèse la rejoint intimement. Si nous pouvions voir dans notre futur, le seul futur non altérable que nous pourrions voir, c’est nous-même en train de regarder à travers le miroir, figé là pour l’éternité, comme mort. Le temps, les événements, n’existent plus en tant que tels. Mon hypothèse générale, c’est que les deux grands thèmes qu’on attribue constamment à Philip K. Dick (Qu’est ce que le réel ? Qu’est-ce que l’humain ?), ainsi que sa réputation de fou mystique, sont peut-être liés avant tout à la problématisation qu’il fait de la mort. C’est là où la nature même de la science-fiction devient attirante. Imaginer le futur, c’est potentiellement imaginer un univers dans laquelle notre mort en tant qu’individu historique a déjà eu lieu. La sciencefiction, c’est aussi le terrain parfait d’exploration de sa propre mort. Bien évidement, cette problématique rejoint aussi un postulat fantastique plus général. # 1 - STARDUST MEMORIES 2 14

Tout genre qui vise à reconstruire des univers entiers (et ce genre peut prendre une forme réaliste) engendre des questions et des problèmes métaphysiques qui lieront inévitablement celui-ci à s la question de la mort. La science représente quant à elle la tentative d’ordonner les faits de l’expérience. A ce titre, plusieurs films récents s’intéressent à l’idée que le temps est une donnée subjective créée par notre esprit pour nous détourner de notre propre mort. Waking life (2000, Richard Linklater) et Synecdoche New York (2008, Charlie Kauffman) sont particulièrement attachés à cette idée et relèvent de cette question souverainement dickienne : suis-je mort ? Évidemment, cette question semble à première vue ridicule. Comment pourrais-je lire ce texte, écrire ce texte si je suis mort ? Mais est-ce que l’activité physique est une qualité objective de la vie ? Et si on considère que oui en se basant sur des phénomènes identifiables, qu’est-ce qui peut prouver que ces phénomènes sont des phénomènes objectifs si rien n’existe pour moi en dehors de moi-même ? Peut-être que la réalité de l’univers que je perçois a été crée par mon esprit ?


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Toutes ces idées s’unissent pour pointer le fait que l’on ne connaît rien d’autre en dehors de son propre état. Après tout, on pourrait poser une question opposée : comment prouver que l’on n’est pas immortel si pour soi on a toujours existé ? Mais c’est surtout la vie comme continuité dynamique que Linklater et Kaufman vont mettre à mal. Dans leur film, et particulièrement dans Synecdoche New York, tout n’est que répétition. Suivant un principe propre à Hume, la causalité est une perception de l’observateur et non pas une donnée de la réalité extérieure. En suivant cette théorie consistant à se libérer de l’accoutumance à une causalité qui, empiriquement, nous échappe, comment dire que toute chose meurt ? L’idée de Synecdoche New York, on peut la retrouver dans de nombreux romans de Philip K. Dick (notamment Ubik voire Coulez mes larmes dit le policier) : est-ce que le monde qui m’entoure n’est pas une création de mon esprit visant à me cacher le fait que je suis déjà mort ? Chez Kauffman, le personnage de Caden Cotard (Philip Seymour Hoffman) recrée en pièce de théâtre sa vie présente. Cela consiste à avoir plusieurs univers les uns dans les autres (puisque dans cette vie présente qui est mise en scène, il y a son propre personnage interprété par un acteur qui met en scène sa vie présente, interprété par un troisième acteur, etc.). Mais le coup de génie de Kauffman est dans la métonymie qu’il emploie à tous les niveaux de son film, cette fameuse synecdoque, qui insinue la proposition que le monde que l’on nous montre est épiphénoménal et métaphysique. Que nous sommes une partie du monde, mais que le monde n’est qu’une partie de nous. La synecdoque de Kauffman rejoint directement un des textes philosophiques de Dick les plus complexes, intitulé Cosmogony and Cosmology (1978) dans lequel Dick rappelle que d’après la mystique chrétienne « ce qui est au-delà est en-deçà, à l’intérieur » ou encore que dans la philosophie hindou l’Atman à l’intérieur d’une personne s’identifie au

Brahman, le noyau de l’univers. Cette idée sera souvent reprise par Dick, notamment dans des passages de l’Exégèse, et se fonde sur l’idée que notre réalité n’est que le déploiement d’un programme. Ce programme est la simulation du monde réel, simulation que l’on a placée devant nous pour une raison potentielle : le monde réel a été détruit, altéré ou est en train de pourrir. Dans cette optique, on pourrait réunir Synecdoche New York et Matrix sous une même problématique, même si Synecdoche… à ceci de particulier que son personnage principal va lui-même poser les règles et conditions du monde simulé qu’il va créer pour se détourner de son propre pourrissement et de sa mort inévitable. Ici donc, plus rien ne va tenter de nous faire croire que la réalité extérieure existe et qu’elle a telle ou telle valeur. Peut-être alors que le film tout entier est le dernier délire, la dernière tentative de définition de la vie, d’un homme à l’instant de sa mort. Le film tout entier serait une sorte de « semi-vie » et une suite acausale d’événements se déroulant dans une réalité en dehors du cours du temps. Nous sommes tous des cadavres en puissance. Voilà la conclusion à laquelle on pourrait arriver. Voilà qui expliquerait le fait que le langage, aussi précis et nécessaire (notamment pour prouver notre santé mentale) qu’il soit, reste inapte à communiquer à autrui une vision complète de notre idios kosmos, avec toutes ses incohérences. Il y a évidemment quelque chose d’autiste dans Waking life (qui n’est en fait que le gigantesque rêve d’un personnage qui ne connaît pas l’éveil) ainsi que Synecdoche New York (qui semble dire tragiquement que le seul lien qui existe entre des individus, c’est la mort). Aussi, on pourrait voir dans ces films le prolongement de ce que Dick imaginait dans Ubik. Dans ce roman, Joe Chip survit à un attentat qui cause la mort de # 1 - STARDUST MEMORIES 2 15

son patron. Mais tout au long du roman, entrecoupé de publicités pour le produit miracle Ubik, Joe Chip reçoit des messages étranges de ce dernier : « Je suis vivant et vous êtes mort ». Les paroles de Jean Baudrillard, que l’on pourrait adapter fidèlement à Synecdoche New York comme, dans une moindre mesure, à Waking life, résonnent ici comme un écho : « [Dans] les nouvelles

de K. Philip Dick (…) on n’y vise pas un cosmos alternatif, un folklore ou un exotisme cosmique ni des prouesses galactiques – on est d’emblée dans une simulation totale, sans origine, immanente, sans passé, sans avenir, une flottaison de toutes les coordonnées (mentales, de temps, d’espace, de signes) – il ne s’agit pas d’un univers parallèle, d’un univers double ou même d’un univers possible – ni possible, ni impossible, ni réel, ni irréel : hyperréel – c’est un univers de simulation, ce qui est tout autre chose. Et ceci non pas parce que Dick parle expressément de simulacres (la sciencefiction l’a toujours fait, mais elle jouait sur le double, sur la doublure ou sur le dédoublement artificiel ou imaginaire, alors qu’ici le double a disparu, il n’y a plus de double, on est toujours déjà dans l’autre monde, qui n’en est plus un autre, sans miroir ni projection ni utopie qui puisse le réfléchir – la simulation est infranchissable, indépassable, mate, sans extériorité – nous ne passerons même plus « de l’autre côté du miroir », ceci était encore l’âge de la transcendance. » 1 Sans passé, sans avenir. Après tout, l’art est le meilleur moyen de se détourner de son propre pourrissement tout en ne parlant que de ça. Le récit (qu’il soit littéraire ou même cinématographique) est toujours libéré de l’emprise du temps. C’est ce qu’exploitent jusqu’à leur paroxysme les fictions dickiennes. Le temps est toujours un artifice (peut-être l’artifice primordial) du récit. DANIEL DOS SANTOS 1. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1983, p 182-183.


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“This is the way the world ends” On and about Richard Kelly Difficile de ne pas commencer par un très impudique jugement de valeur. Depuis la vision de Southland tales en mai 2006 au Festival, nous avons cru voir un des plus grands films commerciaux de l’histoire du cinéma. Certes, l’éditeur DVD (Wild side) nous apprend que cette version très spéciale, possédant des plans non terminés (notamment au niveau des effets spéciaux) ne fut jamais prévue d’être montrée au-delà de Cannes, il fut un temps prévu de l’inclure pour sa sortie DVD française. Il n’en est rien mais néanmoins, avec cette nouvelle version, force est de constater que Southland tales reste assurément le plus grand, le plus passionnant, le plus risqué, le plus polémique film jamais produit par l’industrie hollywoodienne. A l’occasion de la sortie en dvd du film, nous revenons ici sur l’oeuvre (courte mais prometteuse) de Richard Kelly.

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Donnie Darko, ou les vestiges du temps Figure de la spirale Dans un article célèbre au sujet de Vertigo d’Alfred Hitchcock, Eric Rohmer dé-

crit le motif de la spirale ainsi :

« Poésie et géométrie, loin de se briser, voguent de conserve. Nous y cheminons dans l'espace de la même manière que nous y cheminons dans le temps et que cheminent nos pensées et celles des personnages…Tout fait cercle mais la boucle ne se boucle pas, la révolution nous conduit toujours un peu plus profond dans la réminiscence. »1 Cette dernière phrase motive l’idée que dans Donnie Darko, (peut-être même bien plus que dans Vertigo) la spirale est non seulement le motif géométrique idéal mais plus encore le programme figural.

Donnie Darko (Richard Kelly, 2001) raconte l’histoire d’un adolescent à qui un lapin géant au visage de squelette viendra annoncer la fin du monde 28 jours, 06 heures, 42 minutes, et 12 secondes avant l’événement ultime. Une fois arrivé à échéance, Donnie Darko se trouve au bord d’une petite route en marge de sa petite ville de banlieue lorsqu’il observe dans le ciel un étrange phénomène. Les nuages créent une gigantesque spirale à la base de laquelle semble se former une tornade. Ce motif représente l’apothéose d’une construction, narrative comme esthétique, complexe, et dont les innombrables contractions autorisent presque autant d’interprétations qu’un test de Rorschach (pour reprendre l’idée de Žižek à propos de Matrix). Mais à travers ce motif pulsionnel (rappelons d’ailleurs que la figure de la spirale se retrouve à l’échelle microscopique comme macroscopique à l’échelle de l’univers), la principale idée, il faudra la ramener in fine à son contexte historique (le film se déroule en octobre 1988 soit en plein débat présidentiel Bush (père) / Dukakis, et le contexte politique est systématiquement et littéralement mis sur le devant de la scène). Nous y reviendrons.

Vision épistémologique Dans Une Brève histoire du temps 2, Stephen Hawking cite cette phrase de Wittgenstein : « le seul goût qu’il reste au philosophe, c’est l’analyse du langage » (pp 209-210) dans l’idée de confronter la philosophie moderne à la Grande Tradition Philosophique, d’Aris-

tote à Kant. Le propos d’Hawking n’est pas de critiquer le manque de savoir scientifique chez les philosophes des XIXe et XXe siècles mais plutôt de dénoncer la déchéance des philosophes modernes à travers la réduction ostensible de leur intérêt. C’est dans la poursuite de cet idéal philosophique wittgensteinien que s’inscrivent bon nombres d’auteurs de science-fiction (Dick en tête) et donc ici, Richard Kelly. Comment science et philosophie s’unissent dans Donnie Darko ? D’abord, un livre : Philosophie du voyage dans le temps 3 écrit par un des personnages du film, et d’ailleurs commenté dans le film (« Qu’est-ce que la philosophie peut bien avoir à faire avec le voyage dans le temps ? » nous dira la sœur de Donnie Darko). On pourrait aussi parler de la rencontre de la philosophie et de la science comme la réunion de deux forces antagonistes tant le livre n’est ni vraiment un livre scientifique ni même un essai philosophique mais plutôt le symptôme d’un dérèglement cosmique. Donnie Darko est en soi une histoire de voyage dans le temps. Et le voyage dans le voyage, c’est là son grand paradoxe, vient remettre en question l’idée même de devenir. D’un point de vue scientifique, il dérègle le cours de l’évolution (la ligne droite n’existe plus), mais d’un point de vue philosophique, il vient problématiser la possibilité même de création (quelle est l’origine d’une spirale ? est-ce son centre ou au contraire son point le plus extérieur ?).

L’évolution destructrice Au centre du film, il y a la nouvelle The Destructors, de Graham Green (1954)

qui est discutée par Donnie en cours et est ensuite critiquée pour être l’influence d’actes de vandalisme répercutés dans le film. Il faudrait alors rappeler que l’idée qu’énonce littéralement la nouvelle (et qui est reprise presque mot pour mot par Donnie lorsqu’il est interrogé en cours) est que la destruction est une forme de création. En ceci, Greene simplifiera une idée d’Alfred Whitehead (que Greene érige ici en concept) selon laquelle un « processus de devenir » n’implique pas seulement la créativité, mais aussi la destruction. Mais on pourrait tout aussi bien faire remonter cette pensée archétypale à l’idée aristotélicienne de génération et destruction (dont on pourrait aussi re# 1 - STARDUST MEMORIES 2 17

trouver l’influence dans l’éternel retour nietzschéen). L’une appelle forcément l’autre. Ou encore, du point de vue de la philosophie des sciences (ou tout simplement de la science), on parlera plutôt de différenciation. L’objectif étant de penser la transformation comme perte et la perte comme transformation. Mais au-delà de toutes ces logiques métonymiques et somme toute assez communes, Richard Kelly va tenter d’élaborer une réponse formelle et esthétique à cette dialectique à travers notamment la place des corps dans le champ, et la représentation de ces corps. On pourrait presque résumer (sans trop se limiter à une telle simplification) à trois façons de représenter les corps (qui sont souvent affaire de point de vue et donc de mouvements de caméra) : tournoyants, ralentis, figés. Là où le travail de Kelly devient véritablement polémique c’est que tout mouvement, c’est-à-dire toute forme de création (sans mouvement, il n’y aurait même pas de cinéma) est une chorégraphie et donc un mensonge, un programme à détruire. Ainsi, les corps figés (les apparitions du lapin, ou encore la scène où Donnie tente de poignarder son reflet dans le miroir) sont les matérialisations hallucinantes de la réalité, d’une réalité qui appelle à sa destruction.

Donnie aux pays des merveilles Qui de mieux placé qu’un adolescent schizophrène pour problématiser la dialectique de l’ordre et du désordre dans l’Amérique puritaine des eighties ?

Donnie Darko entretient évidemment un dialogue avec Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, dont il serait le dou-

ble obscur et désespéré. Le désir de connaissance du personnage, ce désir d’une vérité cachée sous la surface lisse de l’Amérique conservatrice de l’ère Reagan, se manifeste plus brutalement chez Donnie par la schizophrénie.

D’une certaine façon la schizophrénie de Donnie est le moyen psychique de combattre la collectivité uniforme de la bourgeoisie des suburbs dans lesquels il vit. Et le voyage dans le temps lui-même est un processus narratif discursif qui viendra répondre à la perfection immaculée et quasi-immuable de la vie communautaire dans ces suburbs (perfection qui d’un point de vue esthétique se matérialise par de nombreux ralentis, donc des ralentissements du cours du temps qui trahissent


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une volonté de le figer dans la perfection des stéréotypes, ce qui établit aussi un rapport du temps à la morale). En réponse à l’idéalisme d’une perfection physique et morale mais aussi et surtout éternelle d’une Amérique conservatrice, Donnie va nous inviter à voir toute chose sous l’angle de la durée (pour reprendre une idée de Bergson) pour tenter de faire redémarrer un processus d’individuation (G. Simondon) dans la collectivité. C’està-dire, formellement, à concevoir la possibilité de faire « redémarrer » le temps (ici figé de l’ère reaganienne) pour dévoiler le réel. L’idée matricielle de ce rapport entre temps et schizophrénie se trouve décrite à merveille par Philip K. Dick dans son essai Schizophrenia & The Book of Changes (1965) : « Ce qui distingue l’existence schizophrénique de celle que nous aimons croire que nous apprécions c’est le temps. Le schizophrène, il est en train d’avoir tout maintenant, qu’il le veuille ou non ; il est en train de recevoir tout le film d’un seul coup, alors que nous regardons sa progression image par image. Alors pour lui, la causalité n’existe pas. À sa place, le principe connectif acausal que Wolfgang Pauli appelle synchronicité est maître de toutes les situations – pas seulement comme étant un facteur en action, comme chez nous. Comme une personne sous LSD, le schizophrène est empêtré dans un éternel maintenant. Ce n’est pas très marrant. »4

Le rêve comme possibilité temporelle. Si le principe de synchronicité a remplacé le déroulement classique du temps, c’est probablement plus parce que Donnie Darko – le film – est tout entier schizophrène. Ce n’est pas seulement Donnie Darko – le personnage – qui l’est au sein d’un environnement normal et causal mais le film tout entier se trouve contaminé par sa schizophrénie. A proprement parler, il n’existe pas de koinos kosmos (réalité partagée) dans Donnie Darko mais seulement un idios kosmos (réalité subjective, individuelle). Ce qui nous suggère deux hypothèses : tout d’abord celle que l’univers de Donnie Darko est en soi la perception schizophrénique de la réalité par son personnage principal, ce qui justifierait le mélange de différentes temporalités. Seconde hypothèse : le film serait le rêve de Donnie, ce qui est d’ailleurs suggéré par les paroles du morceau final du film, Mad world de Gary Jules, qui résonnent après la mort de Donnie : « the dreams in which I’m dying are the best I’ve ever had. »

Fantôme du futur Mais chez Donnie, le processus d’individuation aura d’abord provoqué une scission du moi perverse et paradoxale. De ce point de vue, Donnie Darko rappelle à maintes reprises The Shining (en y fai-

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sant parfois explicitement référence). Comme dans le film de Stanley Kubrick, Richard Kelly « revitalise » le genre désuet du film de fantôme mais contrairement à lui, il renverse le cours du temps. Ce ne sont plus les fantômes du passé qui hantent l’espace et la psyché de notre personnage principal (notons d’ailleurs

que le film de fantôme s’appuie souvent sur le motif de la claustrophobie) mais le

fantôme de l’avenir (et donc, par extension, celui de l’élection de Bush père). Kelly vient alors renverser la façon très classique de penser dans l’optique du devenir, que l’on pourrait, entre autres exemples, ramener à la phrase de Condorcet : « le résultat que chaque instant présent dépend de celui qu’offraient les instants précédents, et influe sur celui des instants qui doivent le suivre. »5 Au contraire, ici le résultat de chaque instant présent dépend autant de celui qu’offraient les instants précédents qu’il ne subit l’influence des instants qui doivent le suivre. Ce principe a beau être courant dans la science-fiction (on peut penser à de nombreux romans et nouvelles de Dick, comme par exemple Paycheck…) il n’annihile pas totalement l’idée générale de libre arbitre. Et c’est là sa complexité. L’hésitation au coeur de Donnie Darko, c’est bien sûr celle de l’élection présidentielle américaine de 1988 (le film se déroule à quelques jours de cette date et donc de l’élection de Bush père). Au fond, Richard Kelly nous raconte les désac-


Auteurs cords politiques et sociaux au sein du foyer familial, le rapport au futur que ces choix représentent et le traumatisme ou plutôt le désespoir qui naît de la discordance des membres de la famille. La seconde séquence du film est déjà un repas en famille, cérémonie familiale par excellence, dans laquelle émergent les discordances politiques de chaque membre au sujet du candidat à la présidence pour lequel chacun va voter et sur le futur que ce candidat représente. Et à partir de ce moment se crée une rupture irréparable, chacun des avis politiques des membres de la famille sera désormais montré individuellement : un père se moquant d’un candidat à la télévision versus l’écriture anonyme (dont l’auteur n’est déjà plus qu’un fantôme) d’une ardoise collée sur le frigo : « Vote Dukakis ».

Intégration / désintégration « Il n’y a d’histoire que du mal. Deux conceptions en dérivent immédiatement : une position fataliste, sur le mode du célèbre “que le monde aille à sa perte” de Duras, qui consiste à décrire frontalement le désastre ; une position tragique qui maintient une position de résistance au mal, tout en sachant celui-ci voué à l’échec ».6 Richard Kelly noue ces deux conceptions dans la notion de destin : « c’est ainsi que les Grecs expliquaient la venue des maux du héros. C’est dans cette perspective que Gretchen [petite amie de Donnie] déclare à Donnie Darko : “There are some people born with tragedy in their blood.” Donnie Darko insiste sur le fait que le destin est à la fois une fatalité et un choix du personnage, son sacrifice est sa volonté. Ainsi le sens du tragique, celui d’une volonté qui va en quelque sorte à contrecourant et finit par son anéantissement. »7 Il y a bel et bien deux forces antagonistes en action dans Donnie Darko, deux routes qui ne divergent pas, mais qui se superposent parfaitement. À travers la schizophrénie, il est possible pour Donnie de mélanger parfaitement la position fataliste propre à Duras (c’est le Donnie halluciné qui détruit son lycée) et une position tragique (c’est le Donnie qui se sacrifie dans un ultime voyage temporel). Mais plus loin que cela, l’idée véritablement polémique de Donnie Darko, c’est l’idée de synchronicité et cette question paradoxale : comment concevoir la possibilité du libre arbitre dans un univers acausal ? Comment résister tout en sachant scientifiquement (et non pas en ressentant, ou en prédisant) que cette résistance est vouée à l’échec ? On pourrait dans un premier temps se

reposer sur la théorie de la pierre de Spinoza (lettre LVIII à G.H. Schuller) : Spinoza disait que si une pierre qui tombe pouvait résonner et penser, elle dirait qu’elle veut tomber et qu’elle fait des efforts pour cela. Peut-être alors que le libre arbitre n’est qu’une illusion produite par la conscience de possibilités d’actions différentes mais inconsciente des causes qui régissent ces actions. Acquérir la connaissance des causes de toutes nos pulsions et les contrôler semble donc à priori contradictoire. A une possibilité près, possibilité que propose Philip K. Dick et que Richard Kelly prolonge. Dick expose dans « L’Androïde et l’humain »8 : « Chacun d’entre nous peut se sentir unique, pourvu d’une destinée intrinsèque jamais vue auparavant dans tout l’univers… néanmoins, pour Dieu nous ne sommes peut-être que des millions de cristaux, identiques aux yeux du Savant Cosmique. »

God’s channel Dans une discussion avec un professeur Donnie Darko répond à tous les paradoxes soulevés par le voyage dans le temps et la vision de la présence de différentes temporalités. Impossible ? « Not if you travel within God’s channel » Richard Kelly prolonge la réflexion de Dick à travers l’hypothèse que Dieu et Homme ne sont pas des entités exclusives ou plutôt que leurs deux univers peuvent coexister dans un même corps, celui de Donnie Darko. Donnie Darko est d’ailleurs à la fois un personnage faustien et christique9. Il est au service de Frank, le lapin géant qui assouvi ses désirs de connaissances, tel un Méphistophélès de pacotille. Et il est à la fois capable de voir le monde à travers les yeux du « Savant Cosmique » lorsqu’il voit visuellement, le chemin futur que parcourront les gens qui l’entourent (il voit des sortes de points de fluides sortant de la poitrine des gens et qui se dirigent vers leur destination spatiale future). Pour dire vrai, cette deuxième idée (Donnie figure divine) pourrait très bien découler de la première (figure faustienne) si l’on a à l’esprit les mots de Stephen Hawking qui disait qu’une connaissance complète du monde, de toutes les lois qui le régissent, nous ferait connaître la pensée de Dieu.10 Le génie du film vient peut-être de là. Plus qu’une fable morale et dépréciatrice sur l’Amérique qui a porté George Bush senior au pouvoir, le film pose une problématique bien plus grande. Si le libre arbitre n’existe pas, si la connaissance divine par l’individu le mène à sa perte, les effets secondaires d’un monde parallèle imaginaire, les trajectoires en spirale,

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toute forme d’accident comme autant de manifestations imaginatives de transduction nous laissent entrevoir un monde plus large et une infinité de possibilités d’action dont l’espoir nous fait croire intérieurement qu’elles représentent un choix véritable pour chacun de nous. Si la pierre qui tombe pense qu’elle veut tomber. Elle peut aussi penser que dans un monde parallèle, elle voudrait toute autre chose. Ceci s’appelle l’espoir. DANIEL DOS SANTOS Remerciement à Alyosha Saari 1. Eric Rohmer, Le goût de la beauté, Paris, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2004, p.272. 2. Stephen Hawking, Une Brève histoire du temps, (1989) Paris, J’ai Lu, 2007. Notons par ailleurs que le livre est cité dans le film, proposé par un professeur à Donnie Darko.

3. Livre que Richard Kelly avait d’ailleurs luimême écrit, même si celui-ci ne contient réellement qu’une quinzaine de pages. 4. Philp K. Dick « Schizophrenia and the Book of Changes » (1965) in The Shifting realities of Philip K. Dick, New York, Vintage Books, 1995. p. 176. Traduction personnelle. Philip K. Dick dira d’ailleurs plus loin ce qui pourrait très bien être la profession de foi de Donnie Darko, et la motivation de cette histoire de voyage temporel : « Cet état, ne pas savoir ce qui va se passer après et donc n’avoir aucun moyen de le contrôler, est la condition sine qua non du monde malheureux du schizophrène. » 5. Condorcet, Prospectus d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1793, Préambule, 378r 6. Nicole Brenez, Abel Ferrara, le mal sans fleurs, Paris, 2008, Cahiers du cinéma, p. 18. 7. Alyosha Saari, « Donnie Darko : total teenage tragedy » in www.stardust-memories.com 8. Philp K. Dick « The Android and the human » (1972) in The Shifting realities of Philip K. Dick, New York, Vintage Books, 1995, p. 186. Traduction personnelle. 9. Des références directes sont d’ailleurs faites dans ce sens, que ce soit le prénom de sa petite amie, Gretchen, ou bien des poses christiques que prend Donnie (notamment durant une fête d’Halloween où l’on voit Donnie filmé au ralenti, les bras en croix) ou par des références à la Dernière Tentation du Christ (un des deux films présentés au cinéma dans lequel se rend Donnie), etc. 10. « Cependant, si nous découvrions une théorie complète, elle devrait un jour être compréhensible dans ses grandes lignes par tout le monde, et non par une poignée de scientifiques. Alors, nous tous, philosophes, scientifiques, et même gens de la rue, serons capables de prendre part à la discussion sur la question de savoir pourquoi l’univers et nous existons. Si nous trouvons la réponse à cette question, ce sera le triomphe ultime de la raison humaine – à ce moment nous connaîtrons la pensée de Dieu. » Stephen Hawking, Une Brève histoire du temps, (1989) Paris, J’ai Lu, 2007, p. 201.


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Southland tales - “Pimps don’t commit suicide” Southland tales a d’abord suscité de nombreuses suspicions de par sa nature. Son casting réunit d’ailleurs l’ancien catcheur The Rock (dont c’est ici le premier film où il se fera appelé simplement Dwayne Johnson), la star de la série pour ado Buffy contre les vampires, Sara Michelle Gellar, la star de teen-movie Sean William Scott, le chanteur pop Justin Timberlake, les actrices Amy Pohler, Cheri Oteri, habituée du show Saturday Night Live… D’emblée, c’est la simple et horrible question de la légitimité de Southland tales qui est posée. Ne joue-t-il pas un peu trop sur les icônes du moment (qui plus est les plus a priori superficielles) pour être honnête ? N’est-il pas à l’inverse une tentative d’habilitation ? Northrop Frye nous avisait justement que parler du contexte d’une oeuvre c’est en amoindrir la portée. Concluons là-dessus : à Cannes, Southland tales a été jugé sans procès. L’entreprise polémique de Richard Kelly comporte évidement un travail sur l’apparence et le simulacre. Ce travail parcourt l’oeuvre. Mais il se place au sein d’un mouvement plus vaste d’appréhension de l’histoire (nous intitulions d’ailleurs notre texte écrit lors du Festival du Cannes 2006, « Memory Gospel », titre d’un morceau de Moby ainsi que d’une des trois parties du film Southland tales) ou plutôt d’une tentative d’appréhender l’histoire comme un tout, littéralement de la concentrer, pour en apercevoir, dans une logique synoptique, la fin. L’idée essentielle du film est celle de la concentration. Mais cette idée se décline

de plusieurs façons qui se confondent de manière inattendue. Tout d’abord, la concentration est physique. Le film suit une structure à priori aléatoire, mais qui ne permet le mouvement que de la périphérie jusqu’au centre et ce dans une logique révolutionnaire. Le parcours de chaque personnage du film sera le mouvement qui les amènera en un même lieu géographique. On pourrait presque penser la logique du film comme étant une logique scientifique nucléaire. Il vise à comprimer les énergies en un même point pour lui donner une densité telle qu’il atteint un stade critique et explose. D’un point de vue psychique, la concentration est le mouvement inévitable de retour du refoulé. En matérialisant un instant ce qu’on appelle mémoire pour définir celle-ci comme une conscience du présent. Cette concentration psychique est la réunion en un seul espace (ou une seule conscience) de différentes temporalités. Comme si le refoulé était ontologiquement distinct de la personne qui le refoule. Ce concept, extrêmement simple mais ô combien original, se matérialise clairement dans le film à travers ses deux personnages principaux, tous deux amnésiques, et dont le refoulé, matérialisé en un être d’une autre temporalité (un « jumeau temporel » ou « fantôme historique » en somme), existe bel et bien et représente pour ces deux personnages la quête ultime. D’un point de vue formel, l’utilisation simultanée de multiples références pointe aussi un horizon esthétique particulier. Un exemple parmi des centaines : dans Southland tales le nom Jericho Cane est celui

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d’un personnage d’un scénario écrit (sous l’influence de l’Apocalypse de Jean) par une star musclée du cinéma d’action. Ce nom renvoie autant à Jésus-Christ et ses initiales J.C., à la drogue (Jericho-Cane /Jerry-Cocaïne) qui est aussi un des sujets du film, qu’au personnage incarné par Arnold Schwarzenegger (autre star musclée du cinéma d’action) dans le film La Fin des temps de Peter Hyams, qui traitait lui aussi de la fin du monde. Illustration parfaite de la concentration de références en un seul point et du problème sémiotique de l’oeuvre toute entière. Mais en fin de compte, Southland tales ne traite peut-être uniquement que d’une nostalgie communautaire. Que cette nostalgie soit véhiculée par une esthétique particulière (populaire) de l’image. Qu’elle soit thématique, narrative, potentialisée par son intertextualité… L’idée étant à travers clips vidéos, formes esthétiques de la globalisation (plus de différences de cultures et de frontières entre esthétiques américaines, japonaises, futuristes, révolutionnaires…) de faire le premier film « total » ou étant à même de restituer à la perfection le malaise de la civilisation contemporaine à l’âge du supercapitalisme. La solution ultime du film est de tout détruire, mais détruire quoi ? et au nom de quoi ? Si Donnie Darko, premier film de Richard Kelly se déroulait lors des élections présidentielles américaines de 1988, Southland tales se déroule lui vingt ans plus tard, c’est-à-dire durant les élections présidentielles de 2008. Le film se déroule sur fond de crise énergétique, les conflits


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en Afghanistan, Irak… ayant réduit de manière drastique le flux de pétrole en provenance du Moyen-Orient. C’est une entreprise allemande qui va concevoir une énergie générée par les flux de l’océan. Cette entreprise négocie alors avec le parti républicain. Si Richard Kelly représente dans son film des tentatives d’opposition politique (à travers des groupuscules révolutionnaires et notablement les « néomarxistes »), ce ne sera absolument pas dans une logique binaire ou partisane. Au contraire, il tente par ce biais de mettre en avant la conscience de classe comme faisant partie intégrante du problème. Le groupe néo-marxiste (peuple) aussi bien que le parti républicain (politique) ou l’entreprise énergétique US-Ident (capitalisme) sont autant de structures à abattre, car ils sont autant de représentants indésirables voire illégitimes (pour les néo-marxistes). « - Do you ever feel that there is a thousand people locked inside of you ? … but it’s your memory that glue them together. Keeps all those people from… fighting with one another.

Maybe in the end that’s all we have. The memory gospel. » (Dwayne Johnson, Southland tales) La symbolique religieuse traverse l’oeuvre. Car en tout premier lieu (et c’est là une des puissances paradoxales de ce film d’apocalypse) il nous invite à voir le monde comme limbes sans rattacher ces limbes à un seul et unique individu (contrairement à Carlito’s way de Brian De Palma ou Lost Highway de David Lynch). Si Southland tales est le récit d’apocalypse parfait c’est parce qu’il débute par une apocalypse et se termine par une possible apocalypse. Mais ici ce n’est pas un travail rétroactif qui est proposé mais plutôt une visée voire une vision au-delà de ce que Stephen Hawking appelle « l’horizon des événements » (nom qui

inspira d’ailleurs le film Event Horizon de Paul W.S. Anderson). Southland tales est en soi et totalement un Anti-monde. La religion, quant à elle, est comme la drogue ou la télévision, c’est un des noyaux de la culture populaire américaine. Si le rapprochement est intéressant, on le retrouve déjà chez Philip K. Dick qui est sans doute ici la référence majeure de l’œuvre de Richard Kelly. Le caractère discontinu de Southland tales (esthétiquement et structurellement) autorise, voire même encourage, de nombreuses citations appartenant aux plus divers systèmes sémiotiques et à tous les arts (références à la bande dessinée avec Watchmen de Dave Gibbons et Alan Moore, au cinéma avec entre autres En quatrième vitesse de Robert Aldrich, à la littérature avec entre autres Coulez mes larmes, dit le policier de Philip K. Dick, à la poésie via The Hollow men de T.S. Eliot ou encore The Road not taken de Robert Frost…). Mais sans doute que Dick a une importance particulière puisqu’au delà de références assez périphériques (le nom du personnage amnésique interprété par Sean William Scott, Taverner, est le nom du personnage amnésique de Coulez mes larmes, dit le policier, tout comme le nom de l’agent de police Buckman qui prononcera d’ailleurs cette phrase « Flow my tears » en référence au tire original du livre : Flow my tears… the policeman said, etc.) Les références sont nombreuses mais ce qui nous intéresse tout particulièrement, c’est peut-être ce qui lie profondément chez Dick mémoire, moralité et sentiment religieux, ce qu’on pourrait presque appeler l’énergie de la négativité dickienne. Pour Dick, comme pour Richard Kelly à travers ses deux films, le cauchemar ultime, c’est le solipsisme. L’enfermement, le manque de contact, l’univers piégé à l’intérieur de sa propre conscience, voilà autant de maux, de souffrances dont les person-

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nages dick-kellysien souffrent et ne peuvent se détacher. Et au-delà, le solipsisme nous renvoie à une horrible et flagrante question : suis-je vivant ? Quelles sont les limites de mes possibles ? Comment entrer en contact de manière profonde avec n’importe quelle forme d’altérité ? Alors la nostalgie communautaire du personnage de Boxer Santoros - alias Jerricho Cane – (et rappelons que le traumatisme originel est ici la mort de son double historique) a ceci de tragique qu’elle ne permet que le sacrifice comme moyen d’union entre les êtres. Le seul moyen de réminiscence historique comme le seul moyen de générosité individuelle, c’est la destruction du moi, le sacrifice. Mais Boxer Santaros nous renvoie, au moment même de son sacrifice, à une figure christique (le tatouage de Jésus-Christ sur son dos se met à saigner) voire même peutêtre à un bouddha (et c’est sur ce point peut-être que le dialogue Dick-Kelly est le plus passionnant), nous invitant plutôt à considérer un nouveau monde plutôt qu’un monde anéanti. Il ne se suicide pas, il est tué. Comme le véritable nouveau Messie, Roland Taverner1, qui ouvrira les portes d’un autre monde : « He’s a pimp… And pimps don’t commit suicide. » DANIEL DOS SANTOS 1. Une comparaison entre le livre des Révélations et le film amènera bon nombre de contradictions. Boxer Santoros est-il le faux prophète ? Le double de Roland Taverner, son passé historique marqué par le traumatisme de la guerre et de la mutilation accidentelle de son meilleur ami, est-il la Bête ? In fine, le cynique personnage du soldat Pilot Abilene (Justin Timberlake), cite le livre des Révélation : « Et Dieu essuya les larmes de ses yeux, pour que le nouveau Messie puisse voir la nouvelle Jérusalem… Son nom était Roland Taverner, d’Hermosa Beach, Californie… Mon meilleur ami… C’est un mac. Et les macs ne se suicident pas. »


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Faut-il se garder de voir Babylon A.D. ? Alors que le 3 mars sortait en DVD et Blu-Ray Babylon A.D., un film qui a suscité une déception au moins proportionnelle à l’attente dont il était l’objet de la part des amateurs de science-fiction, de Kassovitz (et ce d’autant plus que d’aucuns l’avaient présenté comme la vision d’un monde post-cocktail Molotov de Haine) et de l’auteur de Babylon Babies, Maurice-G. Dantec. Nous ne nous livrerons pas ici à une confirmation des critiques qui ont été faites au film à sa sortie en salle le 20 août 2008, pour la simple raison qu’elles ont souvent (mais peut-être inévitablement) été faites au regard du roman qui a inspiré le film. En effet le plus gros défaut, ou plutôt le plus sévère handicap dont souffre le film est d’être une adaptation et il nous semble qu’aborder une adaptation cinématographique par le biais de la notion même d’adaptation est paradoxalement une approche inadéquate. Rechercher dans un film les signes qui ont fait la réussite du livre est (quasi) inévitablement déceptif, et le contraire n’en est pas moins vrai. Le cinéma et la littérature étant deux arts autonomes l’un par rapport à l’autre, on peut poser cette question : en quoi un film adapté d’une œuvre littéraire est tributaire de l’œuvre qui la précède ? Autrement dit, en quoi le film est-il moins film dans la mesure où il tire sa justification d’une œuvre littéraire ? A peine est-il écrit que ce mot de « justification » est à nuancer car pour nous, le film est à lui seul sa justification. Différance honnêtement assumée par le film dont le titre lui est propre : Babylon A.D.. Nous nous proposons donc dans ces lignes de conduire un double commentaire dont la particularité sera d’être parallèle sans être entremêlé.

Babylon A.D. est un film de sciencefiction en apparence assez conventionnel, sans réelle ambition, si ce n’est celle de rendre hommage à Blade Runner et à

d’autres films cultes du genre, ce qui transparaît dans l’affiche. Si Vin Diesel n’était pas un mauvais choix dans le rôle de Toorop, son jeu laisse place à une prévisible brute au grand coeur, assez éloignée du « soldat lettré » de Dantec dont les commentaires, avec lesquels s’identifient le lecteur, ont tendance à rassurer ce dernier, plongé dans les méandres technologiques du roman. Toorop est d’ailleurs moins un actant qu’un relais du narrateur, une sorte de témoin découvrant progressivement la vérité sur ce que Marie Zorn porte en elle. Kassovitz a privilégié un cinéma d’action, Vin Diesel oblige, avec combat à mains nues (la scène mettant aux prises Toorop et un bestial Jérôme Le Banner ne doit rien à Dantec) gun shots, courses poursuites dont le dénouement de la dernière est confondant de banalité. L’ensemble fait de Babylon A.D. une expérience visuelle et auditive, et la représentation de ce monde éclaté – à laquelle contribuent un montage nerveux et des vertigineux raccourcis scénaristiques –, est dotée d’une séduisante matérialité. Les premières images, sur un morceau percutant du rappeur RZA, suivent le quotidien d'un homme en errance, sans but, dont la vie se résume aux contrats crapuleux qu'il commet. Brutal, grommelant une voix de basse de malfrat, le Toorop de Kassovitz avait les moyens de s’éloigner de la caricature, et c’est dans cette proximité-distance avec la convention que le personnage nous semble intéressant (et légèrement décevant) et non dans son impossible dialogue avec l’érudit de Dantec. Notons également la qualité du travail photographique tout en nuances colorées de Thierry Arbogast, en particulier la première partie, des Balkans jusqu’à la Sibérie. La recherches des « ressemblances » (on serait bien en peine de définir ce terme dans le cadre d’une telle analyse) s’avèrerait bien vaine tant le scénario est bricolé à partir du livre, quant aux dialogues, leur banalité ne doit rien à ceux du texte et pour qui découvrirait Dantec à travers le film, rien ne laisse supposer les commen-

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taires passionnés, parfois injustement informés qui frappent l’auteur du Journal métaphysique et polémique. Et d’ailleurs, Kassovitz a peut-être cherché à ne pas respecter à la lettre le roman. La complexité du roman pose les limites du cinéma et si Dantec rend hommage à Deleuze et Guattari puis justifie au passage l'existence des schizophrènes en réaction contre le développement technique des sociétés : le schizophrène n'est-il pas le rappel de la multiplicité de l'être, « l'identité n'étant qu'une variable provisoire » ? La dimension hallucinatoire du roman n’a vraisemblablement pas consisté un défi pour le réalisateur français. Maurice G. Dantec a refusé d’être consultant sur le film et a estimé que « le film ne

respecte pas les fondations mêmes du roman,[et qu’] il ne pouvait dès lors qu'être raté, tant sur le plan de l'écriture, que sur le plan du casting, ou sur celui des choix de production-réalisation.» (source

Contre-feux). Même le réalisateur déplore le résultat comme il l’a confié à la chaîne américaine AMCTV : « Je suis très mé-

content du film. je n’ai pas eu l’opportunité de tourner une scène telle que je le voulais ou telle qu’elle était écrite. Le scénario n’a pas été respecté. Il convient aussi de dire que le livre a été vidé de sa substance au profit d’un film qui n’est que pure violence et stupidité. Du coup, certains scènes ressemblent à un mauvais épisode de 24 heures ». Au final, les inconséquences du film laissent moins un sentiment de déception que de frustration, et celles-ci sont liées en partie aux conditions épiques de tournages. Le réalisateur a rendu son film à la Fox avec une durée de 160 minutes, et c’est un film amputé de 70 min soit quasiment la moitié du métrage qui échoue en salle de montage. Rappelons que lorsque Kassovitz a découvert le livre, et qu’il l’a lu en deux nuits, il a déclaré que ce texte pourrait constituer la trame d’un film de six heures. A quand cette version longue ? ROMAIN LABROUSSE


Au-delà de la profonde poésie de ses corps et de ses figures, de l’intensité émotionnelle et esthétique qu’il déploie, Watchmen (probablement le film le plus passionnant qu’on ait vu depuis plusieurs années) représente l’aboutissement d’une réflexion historique sur l’Amérique du XXe siècle à travers tous ses maux politiques, sociaux, psychologiques et psychosomatiques… Un film-ogre donc, qui raconte l’histoire d’un groupe de super héros à la retraire qui se font décimer un à un. « La dernière chose que j’irais promettre, ce serait d’“améliorer” l’humanité. »1 Watchmen problématise le rapport de l’Amérique à la guerre. Ça a l’air assez commun, dit d’entrée de jeu, mais au moins on pourra contourner un temps la question pénible (et souvent partisane) : à quoi sert l’uchronie ? ou dans notre cas : à quoi cela sert, qu’est ce que cela veut dire de placer l’histoire de Watchmen en plein milieu des années 80 ?2 « Je n'érige pas de nouvelles « idoles » ; que les anciennes apprennent d'abord ce qu'il en coûte d'avoir des jambes d'argile. Renverser ces idoles (mon mot pour « idéaux »), ce serait plutôt là mon affaire. La réalité a été dépouillée de sa valeur, de son sens, de sa véracité à un degré égal à la fabrication d’un monde idéal … Le « monde réel » et le « monde apparent » – pour être exact : le monde fabriqué et la réalité … Le mensonge de

l’idéal a jusqu’ici été de jeter l’anathème sur la réalité, et à travers cela l’humanité elle-même est devenue mensongère et fausse jusqu’à ses plus profonds instincts – jusqu’au point de célébrer les valeurs inverses à celles qui seules pouvaient lui garantir prospérité, avenir, et le droit exaltant à un futur. »3 Voilà qui pourrait présenter exactement la nature de Watchmen. Le film est l’exagération des idéaux américains, une histoire exacerbée de l’Amérique, une réalité fabriquée mais idéale. Les super-héros sont évidemment les idoles parfaites pour appuyer une telle réflexion. Le super héros a d’ailleurs toujours fait parti d’un imaginaire guerrier, les principaux (les plus célèbres) super-héros des comic-books américains sont nés dans un monde instable et belliqueux, c’est-à-dire à la veille et le plus souvent pendant les grandes guerres américaines (respectivement, la seconde guerre mondiale pour les héros de DC Comics et la guerre du Viêt-Nam pour ceux de Marvel) et représentent avant

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tout un fantasme glorieux de victoire par la force. On se rappelle peut-être que le héros de DC Comics Captain Amarica (une des sources d’inspiration du héros « Dollar bill » ainsi que dans une moindre mesure du « Comedian ») n’hésita pas à mettre son poing dans la figure d’Hitler et à mener les troupes américaines à la victoire. Et c’est bien cette question absurde et paradoxale que pose le film : et si c’était vrai ? et si le rêve américain, tel qu’il est exprimé à travers sa pop culture, son inconscient collectif, se réalisait ? Évidemment, le film est bien plus complexe qu’on ne pourrait le croire. Il ne se contente pas de simplement d’expliciter le fait que morale et justice ne se confondent pas (la grande majorité des films de super-héros, au mieux, en arrive à ce point). Il problématise le rapport des super-héros à l’Histoire. Mieux, les héros de Watchmen somatisent à eux seul tous les désirs de l’Amérique, ils sont les fragments éclatés d’un modèle unique impossible à reconstituer.


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Le générique (sublime et passionnant) nous introduit parfaitement à ce modèle. Fondamentalement, il y a deux façons de traiter formellement, narrativement l’uchronie. D’abord, à partir d’un événement clé, le cours de l’histoire (la réalité) diverge radicalement de celle que nous connaissons : l’approche classique. L’autre approche, plus déconstrutioniste (qui porte certainement l’héritage du Maître du Haut château de Philip K. Dick autant qu’une influence certaine de la dystopie), consisterait à créer un cours du temps parallèle mais dans lequel pourrait se dérouler, plus épisodiquement des événements tels que nous les connaissons. De ce fait, la question de l’origine est en soi un nouveau problème (où commence l’uchronie ?) qui entraînera avec lui la question essentielle (et ce sont là les enjeux d’une telle histoire) de la valeur de la réalité. Ici, l’origine de l’uchronie est assez évidente. Elle commence avec l’apparition des premiers héros masqués, à la fin des années 30. Donc voilà ce que le film nous propose : concevoir la naissance de la réalité fictionnelle au même moment que son apparition en tant que fiction (en tant que signes) dans la réalité. Il s’agira en gros de s’attaquer à la dernière grande mythologie américaine à travers la figure du super-héros. Nous nous trouvons face à un effacement des frontières entre l’art (art ici de la pulp culture en premier lieu) et la vie. Mais le film a l’intelligence de ne pas

rejouer la reprogrammation du mythe des super-héros (ce que fait par exemple Incassable de M. Night Shyamalan), au contraire il le déprogramme. Et là encore, le premier réflexe serait d’élever le film de super-héros à la sphère de la « haute culture » (rappelons d’ailleurs que Time magazine compte le roman graphique Watchmen de Alan Moore et Dave Gibbons parmi les plus grand roman de langue anglaise du 20ème siècle) ce qui viserait à déconnecter Watchmen de sa source, son sujet, et enfin à le légitimer comme un futur classique, pour de mauvaises raisons, au nom de principes rétrogrades. Les composants du post-modernisme selon Mike Featherstone comprennent entre autre : « La chute d’une distinction hiérarchique entre haute culture et culture populaire ; une promiscuité stylistique favorisant l’éclectisme et le mélange des codes ; parodie, pastiche, ironie, jeu et la célébration de la surface “dépourvue de profondeur” de la culture ; le déclin de l’originalité/du génie de l’artiste ; la supposition que l’art ne peut être que répétition »4 C’est dans le but de créer cette étrange schizophrénie culturelle et artistique que Zach Snyder (qui semble depuis 300 vouloir pousser à ses limites un pop-art cinématographique) met en place une promiscuité de références artistiques qui sont autant de signes dépourvus d’un

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sens clair, autant de simulacres dépourvus d’une réalité cartographiable (les références à la peinture de Léonard de Vinci ou Michel-Ange sont évidentes et reconnaissables par tous mais que disent-elles de la réalité ? quels liens entretiennent les musiques de Bob Dylan, Simon & Garfunkel, Mozart, Wagner et The Philip Glass Ensemble entre elles et avec le film ?). Et qui finalement ne nous dit que cela : la réalité n’est plus, et l’Histoire du monde n’est plus qu’un amas de signes impossible à décrypter, d’événements impossible à vivre. Et c’est bien là la force extatique du film : ne jamais permettre d’identifier des symboles reconnaissables et amputables à un discours fermé, être plutôt dans la mélancolie des systèmes et des idéologies. L’enjeu esthétique serait alors de créer un musée-univers de toute la culture (classique, moderne, contemporaine) et finalement d’en faire le tombeau. En s’approchant de plus près de la figure du super-héros, on voit évidement que le travail de démystification (qui se produit par l’insertions de signes du réel, par exemple : Dollar Bill est un superhéros avec un cape rouge que l’on retrouve mort par balle ; sa cape étant restée coincée sur une porte tournante, il a été pris au piège) est un travail aussi bien sur les corps (il n’y aura qu’un seul super-héros doté de pouvoirs, Dr Manhattan, tous les autres n’étant que des gens « ordinaires » portant des costumes avoués ridicules) qu’un travail social (ces héros masqués sont des sociopathes,


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schizophrènes, psychopathes… et regroupent à eux seuls une large étendue de toutes les psychopathologies connues) qu’un travail moral et plus vastement éthique (ces fous sont des tueurs, violeurs, terroristes… et la notion même de justice fait problème devenant elle aussi une idée illisible. Il est question de détruire non seulement la représentation canonique du super-héros (esthétique, plastique) mais aussi sa valeur et notamment sa valeur de modèle (ici il ne semble y avoir que des modèles mais tout est simulacre). A ce titre, il est intéressant de se pencher sur le seul personnage doté de réels pouvoirs, Dr Manhattan, et de voir comment il est traité, quels problèmes historiques il soulève, quelles contradiction il met à jour, ce dont il est l’allégorie5. Sous des traits qui font de lui une sorte d’homme de Vitruve bleu (et l’homme de Vitruve, qui constitue ici la deuxième et moins explicite référence à Léonard de Vinci, a les proportions d’un homme normal, ce qui est la seule mesure de normalité du personnage du Dr Manhattan) il est l’allégorie d’une culpabilité atomique américaine. Il soulève d’abord un problème phare, une hypocrisie certaine au coeur de toute diplomatie : toute dissuasion, même au nom de la justice, est fondée sur la peur et donc sur une forme (mentale) d’oppression. Comme il est l’arme ultime, il pousse, il est le moteur inépuisable de la course à l’armement de l’URSS (et donc indirectement des États-Unis) ce qui entretient la menace d’un holocauste atomique. La fin du film (absolument brillante et quelque peu différente du roman graphique) confirmera sa responsabilité (indirecte mais certaine) dans l’holocauste inévitable provoqué au nom de la paix. Dr Manhattan finira d’ailleurs par réduire en cendres la seule personne assoiffée de vérité (personnage dont nous tairons le nom mais qui dira plus tôt : « même face à face avec l’Apocalypse, je ne ferais jamais de compromis ») et l’image de ces cendres s’inspire directement des photos des corps calcinés d’Hiroshima dont il ne restait plus que des traces sombres, des ombres ensanglantées sur le sol. L’allégorie que véhicule Dr Manhattan va, sur le plan personnel, réunir l’idée maîtresse de la destruction de la figure archétypale et patriarcale du héros. Deux personnages, un homme et une femme débout et nus au milieu d’un désert s’embrassent. Derrière eux une explosion atomique. Cette femme, Laurie Jupiter, c’est la petite amie du personnage de Dr Manhattan depuis une quinzaine d’année. Cet homme, Dan Dreiberg, est un ancien héros masqué faisant

parti du groupe des Watchmen quand celui-ci existait encore. Outre la menace pour les personnages d’une présence atomique qui lointainement rappelle la présence même de Dr Manhattan (rappelons qu’après chaque tromperie de sa petite amie, il est présent), l’homme, Dan Dreiberg a des problèmes d’érections (qui n’ont a priori rien d’occasionnel) qu’il ne peut résoudre que par la stimulation que provoque chez lui les costumes de super-héros. Dans ce rêve, son rêve, les deux personnages nus s’arrachent la peau, sous celle-ci il y a leur costume, et alors le rapport sexuel est possible. Cet exemple trahit l’idée générale que tous ces personnages sont avant tout atteints de désordres sexuels. Ils ne s’insèrent pas du tout dans une logique conservatrice de la famille. Il y a évidemment quelque chose de fétichiste à vouloir se costumer. Et outre des problèmes d’impuissance, nos héros fétichistes (voire sadiques ou masochistes) ont simplement abandonné toute idée de rapports sexuels (et ce pour deux raisons, nous y reviendrons) ou sont bien souvent homosexuels. De toutes les façons, l’idée même de reproduction est une idée abandonnée (il n’y a donc pas de futur possible) et la nostalgie d’une famille idéale (qui n’existe simplement pas dans l’univers du film) hante chacun des personnages comme un exemple de normalité inatteignable. Si l’idée de rapport sexuel est abandonnée c’est à cause d’une autre menace, cette fois-ci microscopique, le SIDA, dont divers signes viennent nous rappeler le danger. N’oublions pas d’ailleurs que l’histoire se déroule dans les années 80 où l’on prend connaissance de l’existence du virus (que l’Eglise pensait la punition aux mauvaises mœurs). Le seul personnage d’ailleurs à avouer avoir ce « cancer qui ne se soigne pas » est un ancien « super-vilian » homosexuel. Le personnage de Dr Manhattan s’enfuit sur Mars après qu’un journaliste lui dit qu’il provoque le cancer chez les gens qu’il aime. Sur Mars, il crée une gigantesque horloge elle-même à l’image des clichés du VIH (sorte de sphère couverte de pics ou aiguilles), etc. Les signes sont multiples, et il serait intéressant de considérer le court extrait de Nietzsche cité en début de texte comme une menace sur toutes les mœurs sexuelles réprimandables par l’Eglise. Si on ne considère plus ce paragraphe comme programme esthétique mais programme moral, les mêmes mots viennent condamner, entre autre mais surtout, l’homosexualité (insistons là-dessus histoire de faire taire des débats sans fonds depuis 300 autour de l’idée que le cinéma de Zach Snyder est un cinéma sur l’ho-

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mosexualité latente ou au contraire prône l’homophobie et la misogynie ; évidemment, ce n’est ni l’un ni l’autre). Rappelons d’ailleurs que dès le générique du film, l’héroïne lesbienne est sauvagement assassinée avec sa maîtresse, les mots « Lesbian Whores » étant écrits avec leur sang sur le mur au dessus de leur lit. C’est avant tout l’idée d’un monde stérile que le film matérialise. Si tout devient simulacre, si tout est copie du réel, quelle vérité représenterait la copie d’une copie ? et sans vérité où va le monde ? que représente la paix ? L’idée sublime du film c’est de fonder son histoire, sa peur de l’auto-anéantissement par le mensonge, sa peur du vide de sens, sur une nostalgie du passé. Le désir du film entier est de revenir à une matrice des valeurs sociables correctes, justes ou pieuses de l’Amérique. Sauf qu’évidemment, l’Amérique a construit son Histoire dans et par la violence, l’injustice et l’oppression. Il n’y a jamais eu dans l’histoire du peuple américain (c’est-à-dire des émigrants européens) de Paradis Perdu. Tout est violence. Tout a toujours été violence. Tout sera toujours violence. « Night Howl II – What happenned to the american dream ?

The Comedian – It came true. You’re

looking at it ! »

DANIEL DOS SANTOS 1. Friedrich Nietzsche, Why I am so wise, London, Penguin books, 2004, p. 4. Traduction personnelle. 2. Notons que Daren Aronofsky, qui devait auparavant réaliser Watchmen voulait mettre à jour l’histoire pour l’adapter à notre époque. Principe intéressant mais ô combien différent. 3. Friedrich Nietzsche, Why I am so wise, Op. cit., p. 4. Traduction personnelle. 4. Mike Featherstone, Consumer Culture and Postmodernism, London, Sage, 1991, pp.

7-8. Traduction personnelle.

5. Nous concevons l’allégorie en ce sens : « Au cinéma, le plus souvent, les personnages représentent des cas et des valeurs : la loi, la révolte, la normalité… Il s’agit alors d’emblèmes ou d’archétypes mais pas d’allégories, au sens où l’allégorie suppose une construction conceptuelle précise. Au principe de reconnaissance, de déjà vu et de déjà su sur lequel spécule l’archétype, s’oppose l’élaboration conceptuelle, parfois complexe et neuve, de l’allégorie. C’est en ce sens peut-être que Walter Benjamin affirmait : “L’allégorie est l’armature de la modernité.” » Nicole Brenez, Abel Ferrara. Le mal mais sans fleurs, Paris Editions Cahiers du cinéma, 2008, p. 17.


OEUVRES

Arrête un peu ta parano ! « Paranoïa is back » ? Pas vraiment, puisque nous vivons avec depuis toujours. Mais force est de constater qu’au cinéma c’est principalement Hollywood qui en a le monopole. Fin décembre, L’Oeil du mal, film américain de D.J. Caruso, ranimait un peu le débat et beaucoup la fibre parano dans notre esprit. Depuis le 1er décembre 2008 sont installés à la station de Métro Charles-deGaulle Étoile des panneaux numériflash, c’est-à-dire des panneaux publicitaires interactifs ou « mobiliers de communication numérique »1 qui diffusent à travers des écrans LCD un flux publicitaire en continu. Ce que ce dispositif a vraiment d’innovant, c’est qu’il permet de compter le nombre de gens passant devant la publicité, combien de temps ils se sont arrêtés devant celle-ci, et grâce à un système d’analyse des visages, de voir quelle zone est regardée en priorité, quelle zone n’est pas vue, et de déterminer avec plus ou moins de précision l’âge et le sexe de ces futurs clients. Comme on pouvait le prévoir, tous les hurluberlus anti-capitalistes (Résistance à l’Agression Publicitaire, Souriez Vous Êtes Filmé, Big Brother Awards, Robin des Toits) se mobilisent, crient leur rage à cette nouvelle forme de vidéosurveillance. Mais est-ce vraiment de la vidéosurveillance ? Tout cela pose une question : la vidéosurveillance dépend-elle de qui surveille, homme ou machine ? Ici, le flux des données n’est pas enregistré, juste analysé par une machine mais

que peut bien une machine ? La publicité (numérique ou non) reflète nos bas instincts, notre envie, notre culpabilité, notre honte ; ça on le sait (et pour ces groupes de « résistants » précédemment cités, elle fonctionne à plein régime). C’est ce que montre admirablement Philip K. Dick dans Simulacres ou, ce qu’illustre plus généralement Burroughs avec grande lucidité dans un passage du Festin nu : « une certaine forme de persécution excluant toute violence physique peut donner naissance, si elle est appliquée de façon prolongée et judicieuse, à un complexe de culpabilité spécifique. »2 Cette phrase ne s’applique pas qu’à la publicité, elle peut aussi s’appliquer à toute forme de vidéosurveillance, aujourd’hui omniprésente, qui éveillerait en chacun de nous un sentiment de culpabilité et nourrira à terme notre paranoïa. Pourquoi me surveille-t-on ? Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal, peut-être même sans le savoir ? Et quand ce système de surveillance est bel et bien utilisé pour la sécurité, pour quelle sécurité ? La mienne ? Celle du plus grand nombre ? Et quand et comment ces deux idées (de sécurité indivi-

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duelle et collective) se séparent, qu’arrive-t-il ? Dans L’Œil du mal de D.J. Caruso, la vidéosurveillance possède le but commun de sécuriser. Tout commence lorsque Jerry Shaw (Shia LaBoeuf), employé d’une boutique de photocopie, reçoit 750.000 $ sur son compte d’une provenance inexpliquée. Il rentre chez lui et découvre une énorme quantité d’armes de poing, d’assaut, d’explosifs et de matériel militaire dernier cri. Au même moment, son téléphone sonne et une voix lui informe que le F.B.I. sera chez lui dans trente secondes ; elle lui indique alors un plan d’évasion. Évidemment, ce principe est le même que celui proposé par les frères Wachowski dans le premier Matrix. Une entité omnisciente, qui a un pied dans le système et un pied en dehors, prévoit et prévient. Et comme Néo dans The Matrix, Jerry Shaw sera arrêté pour un crime « simulé » afin de réaliser que ces prédictions étaient exactes. La base commune de ces deux principes (sur laquelle se reposeront, on le verra, deux concepts pourtant très différents), on la doit à Baudrillard qui écrivait dans Simulacres et simulation : « Comment


OEUVRES feindre un délit et en faire la preuve ? (…) Aucune différence “objective” : ce sont les mêmes gestes, les mêmes signes (…), or les signes ne penchent ni d’un côté, ni de l’autre. » Ces propos viennent illustrer ce que Baudrillard dit quelques lignes plus haut : « La simulation [d’un crime] est infiniment plus dangereuse [que le réel] car elle laisse toujours supposer, au-delà de son objet, que l’ordre et la loi eux-

mêmes pourraient bien n’être que simulation. »3 On pourrait poursuivre la réflexion de Baudrillard en disant que la simulation se trouve à la fois au centre du système (ici l’ordre et la loi, qui se base sur la simulation d’une utopie sécuritaire) et en dehors (puisque le système ne peut « voir et concevoir que du réel »).

Et c’est là où L’Œil du mal décuple tout son potentiel paranoïaque. Plutôt que de problématiser, comme The Matrix, la résistance à un système réticulaire, il problématise la possibilité même de résistance au sein d’un réseau assez vaste pour voir se confronter plusieurs systèmes qui eux-mêmes, utilisent les mêmes outils pour agir. C’est là tout le paradoxe du film de D.J. Caruso où seul ne compte pas la sécurité des citoyens (ici américains) mais encore faut-il choisir quelle sécurité lorsque plusieurs possibilités s’offrent à nos protagonistes ? Ainsi, tout au long de L’Œil du mal, les personnages de Jerry Shaw et Rachel Holloman (Michelle Monaghan) obéissent à une voix, ou plutôt à divers messages ou signaux (panneaux publicitaires, téléphones portables ou plus généralement tout objet de communication numérique) qui les dirigent selon un timing parfait à travers un monde érigé en dangereux labyrinthe, monde dont ils ne peuvent s’exclure. Au centre du film, une scène clé produira le spectacle hallucinant de la révélation de l’entité dominatrice : « We the people

of the United States, in order to form a more perfect union, establish Justice, insure domestic Tranquility, provide for the common defence, promote the general Welfare, and secure the Blessings of Liberty to ourselves and our Posterity… » « We the people of the United States, in order to form a more perfect union… »

on l’aura reconnu, ces mots, ce sont les premiers mots de la Constitution américaine. Mais ces mots ont aussi, aujourd’hui, une résonance très particulière. C’est par ces mots que débute le célèbre discours de Barack Obama du 18 mars 2008 à Philadelphie, discours nommé d’ailleurs « A More Perfect Union »4.

Évidemment, cette vox populi, ce n’est pas ici Barack Obama, c’est une machine, un super-ordinateur combinant et traitant les données de chaque individu selon le principe énoncé par Eric Sadin : « Le

“coeur” de la méthodologie élaborée par la surveillance du XXIe siècle consiste à opérer suivant une indifférenciation généralisée des cibles, à soumettre la planète entière à un moissonnage globalisé de données, de façon à ce qu’au moyen d’algorithmes adéquats et de processeurs computationnels toujours plus puissants, il se dégage des cartographies dessinant des trames hyper-individualisées et relationnelles, appelées à faire l’objet de traitements appropriés et dynamiques selon les circonstances politiques ou les offres commerciales. »5 Le principe n’aurait pas pu être énoncé plus clairement, l’ordinateur, cet « oeil du mal » traite toutes les traces de tous les individus sur le sol américain. Il est « the people », alors que l’individu n’est lui qu’une donnée, une machine dont l’intention est trahie par son comportement passé (toutes les traces laissées sur des vidéo de surveillance, sur Internet, données sur Facebook6 captées sur votre téléphone… sont stockées pour établir le comportement possible ou l’intention de chaque individu). Mais évidemment, on verra plus dans le film qu’une simple dénonciation de la quantification de l’être humain à l’ère de la société hypermoderne (on peut deviner ici le traumatisme et la peur engendrée autant par les attentats du 11 septembre que par le « Patriot act »). Il est au mieux l’outil d’expression d’une paranoïa, dont la source est, comme toujours, humaine. Car la paranoïa dérive directement d’une certaine culpabilité (culpabilité de ne pas s’insérer dans un système…) et donc trahit bien souvent soit une volonté de conformisme soit une peur de celui-ci. Dénoncer la paranoïa, c’est donc dénoncer le conformisme. C’est en ce sens que les « finals » des films de Spielberg (qui a d’ailleurs produit L’Œil du mal), happyendings conformistes et gerbants révèlent tous leurs pouvoirs réflexifs : ils sont exactement ce que le film n’est pas, ils sont un contrechamp monstrueux qui viendra surligner le propos (inversé) du film. La paranoïa c’est le contraire de la surprise, nous disait Philip K. Dick. Et le concept dickien du film de Caruso est de transformer, via la paranoïa, l’être humain en androïde, en osmose avec cette idée : « Un être humain devient un androïde s’il se laisse transformer en un instrument, s’il est manipulé, changé sans le savoir en rouage d’une organisation qui le dépasse. (…) L’androïdisation exige l’obéissance et des comportements prévisibles. Dès qu’on peut prévoir scientifiquement les réactions d’une personne, on crée une race d’androïdes. »7 Il faut être conscient que l’androïde chez Dick contribue à un processus de réification. Un être humain prévisible, c’est une machine à réflexe, ce n’est plus un être humain. Et L’Œil du mal (dont le titre

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français propose d’ailleurs une interprétation morale et donc une critique d’ailleurs assez judicieuse, on préférera néanmoins le titre original justement plus objectif : Eagle eye) critique cette même prévisibilité de l’être humain, qui le réduit à n’être plus qu’une machine. De nombreux personnages secondaires viennent collaborer à la quête mystère de nos deux héros, et comme eux, chacun a été choisi par cette super-machine à la voix féminine (la place et le rôle de la femme dans le film est d’ailleurs des plus élaboré) selon ses tendances, son caractère, bref son comportement si précisément prévisible qu’il a pu être établi que dans telle ou telle situation, même exceptionnelle, telle ou telle personne agirait de telle manière. On pourrait d’ailleurs être amené à réfléchir sur notre qualité de « terminal humain ». Il est évidemment assez simple de fausser le système, c’est-à-dire de falsifier nos informations, nos traces (ne pas créer son profil « autoportrait » sur Facebook mais créer dix faux profils à travers différents ordinateurs pour créer toute une communauté fictive, c’est possible et simple) mais pourquoi le faire ? Pour être imprévisible ? Mais si l’imprévisibilité est notre caractère logique et systématique, ne sommes-nous pas encore plus paranoïaque ? Et la solution de désobéir à ses désirs est, dans l’absolu, impossible, vu que ces désirs sont en partie inconscients. L’antidote que propose Dick, c’est… la surprise. Mais cela implique évidement de réfréner notre désir courant d’éviter l’échec à priori pour se contenter du mystère. « C’est peu, mais c’est toujours mieux que la certitude défaitiste et mortelle du paranoïaque ».8 DANIEL DOS SANTOS 1. Voir le communiqué du 28 janvier 09 de la société Métrobus, gérant la publicité dans le m é t r o p a r i s i e n :

http://www.metrobus.fr/images/Metrobus/pdf _etc/communiqueratp012009.pdf. Il est annoncé la mise en place de 400 panneaux d’ici la rentrée et 1900 d’ici deux ans. Voir aussi l’émission La Matinale du 3 février 09. 2. William Burroughs, Le Festin Nu (1959), Paris, Gallimard, 2002, pp. 55-56 3. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 36 4. Voir discours complet :

http://www.youtube.com/watch?v=pWe7wTV bLUU édité en bilingue en mai dernier dans De la race en Amérique, Barack Obama, chez Grasset.

5. « Self control » entretien avec Eric Sadin in

Chronic’Art # 52, février 2009, pp. 28-31.

6. On appelle ça le data mining, possible, à moindre mesure, par tout un chacun. 7. « Philip K. Dick : “Moi, j’ai nettoyé les chiottes” » in Actuel n°46, septembre 1974, p.30 8. Ibid.


OEUVRES

Retour vers le futur On rentre à la maison Des débuts du cinéma jusqu’au début des années 80, les voyages dans le temps sont rares, les histoires extraordinaires s’approprient l’espace et les corps en mutation : des contrées d’un lointain lointain future, aux créatures de célestes univers, en passant par les expériences anatomistes de scientifiques fous – bodysnatcher nous voilà – jusqu’aux bodybuldés super-héros, la dimension temporelle ne dispose pas des pleins pouvoirs. Une adaptation de La Machine à voyager dans le temps en 1960, puis, le très beau Marker, La Jetée (1962) feront exception, mais dans la masse, le temps au cinéma est encore à explorer. Une tentative intéressante s’inscrit dans le Superman de 1979 : le super-héros, en proie à un chagrin sans nom, décide, pour ressusciter sa Loïs, de brouiller le cours du temps, de l’inverser. Prenant les rotations de la terre à contre-courant, il revient en arrière et change la destinée des personnages. Le « Et si » de la science-fiction ne pouvait pas être mieux pris au pied de la lettre. En 1983, le très remarqué Timerider ouvre une brèche, mais le sot temporel est si grand qu’il s’agit plutôt de dissocier les mondes que d’en relier les temporalités. Un passé primal d’un côté, un futur aseptisé de l’autre, tel est le schéma courant des culbutes spatio-temporelles au cinéma, Kubrick n’en démordra pas dans son 2001, etc… 1985 : entrée dans le futur passé de Zéméckis, de Marty, de Doc et c’est Spielberg qui pilote. Producteur sur Retour… son ET a déjà fait montre de l’intérêt qu’il portait à la science-fiction. Mais son extra-terrestre avait des allures de poupée, fleurait bon la « maison » et passait le plus clair de son temps tapi dans le placard d’El-

liot, guettant par la fenêtre un au-delà familial. Voilà que Spielberg et sa scénariste domicilie la science-fiction. La créature et l’espace dans le salon d’une maison ; la familiarité de l’étrange n’avait jamais été aussi inoffensive. Quoi que… Dans les jeux de l’enfance, gronde une dimension inconnue, aussi belle que redoutable, et, en maintenant voisins le « chez-soi » et l’« au-delà », Spielberg nous fait frémir et sourire à la fois. S’il poursuit l’entreprise avec Poltergeist, Retour vers le futur signe l’apothéose de sa science-fiction pantouflarde. Outre l’espace, c’est aussi le temps qui s’installe à domicile. La quatrième dimension explore de front les mystères d’une planète proche et lointaine : la famille. Rien de plus symbolique et condensateur que les voyages de la DeLorean pour en saisir la complexité, et répondre à ce « Et si » que tout enfant pose à son héritage, que tout parent pose à sa descendance : et si tu étais autrement papa, serai-je le même aujourd’hui ? Cette filiation problématique, le film s’emploiera à la démontrer tout en la dépassant : si la personnalité des parents changent en fin de parcours, modifiant par la même celle de leur deux enfants (le frère et la soeur de Marty), Marty reste inchangé. Similaire contorsion vautrée sur le matelas, similaires habits, similaire air ahuri, similaire nervosité dans la voix. Son entourage et sa maison ont rehaussé leur panoplie, lui, à l’origine du remaniement, n’en a pas profité. Si Marty est le résultat des carences passés, il le sera aussi des carences futures. Dans le second volet, son fils ne tourne pas bien rond et l’almanach dérobé pour enrichir sa descendance le conduit à l’infernale Hill Valey tenu par Biff Tannen. La

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OEUVRES

DeLorean négocie tant bien que mal ses allers-retours, à la poursuite d’un bonheur qui n’advient pas. L’ironie d’entamer la trilogie de ces voyages tient justement dans l’impossibilité d’achever parfaitement l’édifice d’un foyer. Une question qui nous concerne profondément à tous, dans la façon aussi scientifique et amusante que la traite Retour vers le futur. Retournons à cette fin. Un peu de l’American Dream effrité surgit du passé dans le nouveau présent. Il faut se réjouir de la réussite de Marty, s’en réjouir sans amertume, compte tenue des ruines qu’il a retapées et, comme dirait Chateaubriand, « élevées au flambeau » : une mère grasse et alcoolique, nostalgique d’un amour perdu, un père lâche et entiché du totem de salon - la télévision. Fenêtre temporelle tout aussi efficace que la DeLorean, mais domestique, elle contraint les corps à s’avachir et à contempler, tandis que celui de Marty, ou de Doc, s’empêtre les pieds à rectifier ce qui ne va pas dans ce bas monde. Dommage, ils l’ont juste devant eux. Heureusement, Marty en détournera l’attention paternelle. Si celui-ci ne veux pas manquer son show vespéral « Le théâtre de la science-fiction », Marty, son futur fils, va lui faire vivre en direct, recadrant son intérêt sur de plus hautes sphères existentielles. Velcro jaune, masque d’astronaute, Marty s’improvise Dark Veder et menace de mort son paternel s’il ne se décide pas à séduire Lorraine, sa future mère. Risible, déplacé. Touchant pourtant, de voir que le fils veut donner vie au couple qui l’a mis au monde. N’est-ce pas lui qui leur souffle, avant de rejoindre Doc pour le voyage retour, que si jamais un jour, ils ont un petit garçon qui met le feu à la moquette du salon, de passer outre la bêtise ? A ce moment là, Marty a déjà en tête la maison du futur alors que ses parents viennent juste de tomber amoureux. Retard ou avance sur la vie, des balises familières en rythme le cours, comme l’image de ces petits enfants, jouant dans l’espace du chez-soi, à imaginer des mondes parallèles, ancrage fantastique manifeste chez Zémickis, Bob Gale (le scénariste) et Spielberg. On retrouve cette image lorsque Marty découvre le domicile de sa mère, en 1955, typique du cliché qu’on en attend : famille nombreuse autour de la table, yeux rivés sur le poste télévisuel. En marge de la tablée, dans son coin à lui, le petit Joey, futur oncle délinquant de Marty. Marty se penche sur le parc où se tient l’enfant, et, en effleurant les barreaux de sa main, adresse un bonjour prématuré à son oncle, en guise de prévision ironique lance : « Alors c’est toi mon oncle Joey, il faudra mieux t’habituer à ces barreaux tonton. » Le petit salue d’un borborygme étrange la prédiction et continue, imperturbable, de toucher les anneaux colorés devant lui, comme des osselets réconfortants. On a besoin de jouer, de toucher du rêve, cela va sans dire, les conséquences, elles arrivent… après. Les moyens à la fois très standing et cheap, gadgétisés de la science-fiction, ne sont que les apparats divertissants d’une entreprise à rêves, entreprise, qu’annonce cette affiche publicitaire à l’entrée du futur lotissement Lyon. Le panneau fait l’apologie du bonheur familial en ban-

lieue. Et, si Marty échappe à la télévision, il enfermera pourtant ses parents dans l’imagerie pastel de la publicité. A la toute fin du film, on les voit, sourire promotionnel, bras dessus, bras dessous, espionnant, dans le cadre de la porte vitrée, leur enfant s’amouracher de sa future épouse. Cette nouvelle fenêtre temporelle a de quoi faire tout autant frémir que la version débauchée de la famille initiale. Nous savons pertinemment que c’est faux, que le verni est le résultat d’une aventure improbable, d’une brèche impossible dans la quatrième dimension, qu’un rêve de science-fiction a mis à bas, qu’un film a porté, durant l’heure qui lui était imparti. Et le regard déboussolé de Marty est aussi le nôtre. Il s’est réveillé, nous aussi, quelque part. La famille parfaite n’existe pas, le souvenir-écran d’une dimension virtuelle l’aura construite à l’insu de tous. Image, « ô toi qui le savait », conclurai Baudelaire. Mais les rêves bougent et s’épuisent si vite qu’il faut relancer la sauce. Les outils audio-visuels sont là pour ça, Doc, lui, a choisi sa DeLorean, et Retour vers le futur n’achève pas comme ça ses images aux dimensions et contenus modifiés. Marty revient à peine de son immersion en 1955 que Doc l’arrache à un songe de 1985 et le propulse en 2015. Frénésie et vitesse, typique de l’image en mouvement actuelle, typique de ce qu’elle sera davantage, dixit le second volet, où les images du premier contaminent le nouvel épisode, où la télé du futur est un vertigineux split-screen d’émissions. Ne pas réfléchir et absorber le visuel. Parfois, on est éreinté des tergiversations scientifiques de Doc, Marty lui-même ne sait plus où donner du coeur à l’ouvrage, dans quelle direction poser son regard, recentrer son attention. L’excellent Mickael J.Fox cultive un jeu qui, d’un bout à l’autre de la trilogie, tient sur une corde raide. Echappant aux exhortations charnelles de sa « jeune » mère, il regarde dans une autre direction, à l’appel d’un présent qui se joue dans le passé, abuse des contorsions, des chûtes, tombe et se relève, court, jusqu’à ce final électrique, lorsque, en grattant une guitare, il donne à l’assemblée, un voyage express dans l’histoire du rock. La vitesse se conjugue à la mesure des images qu’elle emmagasine. Il faut beaucoup, beaucoup de jus pour passer d’un espace à l’autre, d’un temps à l’autre, et Doc, au sommet d’une horloge, nous rejoue, encouragé par le montage hâtif du suspens déployé, plusieurs films en même temps : le sien d’abord, et puis, à la volée, on pense à Harold Lloyd dans Monte là-dessus, à Orson Welles dans Le Criminel, à James Stewart aussi, en proie au vertige des hauteurs dans Vertigo. Puis la foudre advient, Marty repart et emmène avec lui ce surplus d’images tout droit sorti d’un songe. Un songe, où, malgré l’hyperbole du visuel, d’un tissu de signes redoublé par la quatrième dimension, la route (ra)mène… à la maison.

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FLORENCE VALERO


BIBLIOGRAPHIE

As far as thoughts can reach Archéologies du futur - Fredric Jameson Fredric Jameson est sans doute l’un des plus célèbres théoriciens américains de ces dernières décennies. Malgré ça, c’est seulement depuis un an que ses essais sont traduits sur notre territoire. Pourquoi ? Nicolas Vieillescazes l’explique très simplement en introduction de La Totalité comme complot (éditions Les Prairies Ordinaires) : « il est le théoricien par excellence du postmodernisme, or le postmodernisme est nul et non avenu ; il est marxiste, or le marxisme est dépassé ».1 Évidemment, on pourrait y voir d’autres raisons, notamment le manque d’écho qu’un cultural critic peut avoir (encore) en France, et ce parce qu’aucun théoricien français n’est capable d’entretenir un dialogue avec la pensée jamesonnienne. Peutêtre même que le problème sous-jacent vient du fait que la France, comme une grande partie de l’Europe, se trouve incapable de théoriser la culture de masse, incapable de légitimer pleinement son existence et donc du coup, boude tout un pan de la pensée jamesonienne, rendant les bribes restantes incompréhensible ou inintéressante. Ou sans doute, au-delà de pouvoir entretenir un dialogue avec la pensée de Jameson, il faudrait plutôt examiner les traces que laissent ses idées. Dans le champ du cinéma par exemple, la présence de Jameson est notable, quoique assez discrète, depuis au moins une décennie. Et si les éditions Les Prairies Ordinaires éditent la première partie (seulement ?) de The geopolitical aesthetic, ils invitent Emmanuel Burdeau, (ex)rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, à écrire une postface. Ce court texte pointe d’ailleurs le principal défaut des exégèses sur Jameson, reposant sur une dialectique bipolaire, et ce quelles qu’elles soient (blâmer/louer ; défaite/victoire…). Ce qui reviendrait à remettre en question la tentative de représentation de la globalisation que fait Jameson au profit de simples antagonismes (que l’on retrouve certes dans diverses théories sur la lutte des classes, mais qui réduirait considérablement la théorie de Jameson). Mais c’est sans doute à cause de tous ces problèmes que les

Archéologies du futur de Jameson, sont une parfaite introduc-

tion à sa pensée. Celles-ci, publiées elles aussi en un volume dans leur édition américaine, bénéficient cette fois d’une publication intégrale pour sa traduction, ici en deux volumes (Archéologies du futur - le désir nommé utopie et Penser avec la science-fiction, édité chez Max Millo). Pourquoi deux volumes ? Il faut savoir d’abord que Fredric Jameson, publiant beaucoup par ailleurs, à l’habitude assez systématique de diviser en deux ses essais. Une première partie est un essai inédit autour d’un thème précis, une seconde partie réunie quant à elle divers textes publiés précédemment dans diverses revues et qui représentent autant de variations et d’illustrations du thème (« thème » n’est évidemment pas le mot qui convient). A ce titre, la structure choisie par Max Millo, si elle ne respecte pas exactement l’ordre de son homologue américain, apporte plus de lisibilité au texte et en facilite l’accès. D’autant

plus que les deux volumes ont ceci d’essentiel qu’ils canalisent et concentrent une obsession jamesonienne fondamentale, que l’on retrouve peut-être bien plus souvent que le postmodernisme, à travers nombre de ses essais : c’est-à-dire l’utopie. Le point de vue clair défendu par Fredric Jameson à travers ses

Archéologies du futur est que l’utopie et la science-fiction sont

loin de représenter une échappatoire à notre réalité, mais au contraire mettent en valeur les possibilités cognitives de notre monde contemporain. L’utopie et la SF ne parlent que de la réalité, puisqu’il est impossible d’imaginer au-delà. L’entreprise jamesonienne revient alors à concevoir l’utopie comme une méthode, comme une pensée visant à mettre à jour la structure ou la forme d’une altérité radicale. C’est-à-dire qu’au-delà des clichés consistant à dire que la SF est un genre dé-familiarisant qui participerait (pour reprendre des propos d’Adorno) à servir l’oppression capitaliste en nous distrayant de notre aliénation, la science-fiction serait justement le genre ultime de la réification marchande. Au contraire de nous opprimer, la SF met en avant la structure même de l’oppression dans un présent donné. En d’autres termes, l’utopie et la SF conçoivent une vision non familière de notre familiarité. C’est ce que Nicolas Vieillecazes (traducteur talentueux des deux présents volumes de Fredric Jameson, qui prépare d’ailleurs un livre sur Fredric Jameson pour 2010) appelle « étrangisation »2 (traduit à partir de « estrangement »),

Mais au-delà d’un élan critique, c’est l’Histoire que la sciencefiction nous invite à voir. Car historiciser est sans doute l’idée qui résumerait le mieux toute l’entreprise jamesonienne3. Aussi, plus encore que le postmodernisme, l’utopie nous aide à considérer comme une allégorie la spatialisation de l’histoire. La SF est ainsi le genre le plus à même à mettre en scène notre sentiment de perte historique non seulement parce qu’elle nous défamiliarise de notre présent historique (et donc le restructure) mais parce qu’elle suit essentiellement une logique de saturation (des objets, des signes…) qui nous confronte à notre incommensurable peur du vide. DANIEL DOS SANTOS 1. Nicolas Vieillescaes, « Fredric Jameson ou le retour du refoulé » in Fredric Jameson, La Totalité comme complot, Paris, 2007, Les Prairies Ordinaires. Notons d’ailleurs que ce livre ne représente que la première partie d’un ouvrage intitulé The Geopolitical aesthetic – cinema and space in the world system. 2. À comprendre dans son sens brechtien (voir Brecht, Petit Organon pour le théâtre ou Brecht on theater) mais on se rappellera aussi de l’em-

ploi de ce mot dans des traductions françaises de textes des formalistes russes.

3. Les premiers mots de The Political unconscious sont d’ailleurs « Always historicize ! »

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BIBLOGRAPHIE

Les Films de science-fiction Minima moralia : vie de la réflexion mutilée Sorti en avril dernier, le livre de Régis Dubois, Hollywood, cinéma et idéologie, avait l’ambition de révéler au grand jour l’idéologie sous-jacente d’Hollywood. Et Régis Dubois porté par ses idéaux gauchistes-marxistes-guevariste (ou tout ce qui se porte en T-shirt) pensait avoir trouvé là le bon sujet (Hollywood, c’est vrai, aujourd’hui qui en parle ?) et la bonne approche (Hollywood, espèce d’oppresseur ! c’est vrai qui a osé décrier Indiana Jones 8 ou Transformers 4 ?). Mais outre la vision politique paranoïaque et outrancière de l’auteur, la vraie question que Régis Dubois semblait se poser à luimême à travers ce livre était : est-ce que je ne suis pas attiré par la vision de l’Amérique du cinéma hollywoodien ? Ou, selon une problématique freudienne, Hollywood n’offre-t-il pas une vision érotique et sado-masochiste (manipulatrice, virile, individualiste, idéaliste) à laquelle j’adhère secrètement ? À ce titre, Régis Dubois est un peu comme le personnage de Dennis Quaid dans Loin du Paradis (Todd Haynes) qui porte un jugement négatif sur l’homosexualité, puis va dans des bars gays, puis va chez le médecin pour tenter de guérir sa « maladie ». On n’apprendra rien à personne dans le fait que Hollywood possède un pouvoir de fascination. Mais on apprendra peut-être quelque chose à quelques uns en disant que tous ces livres (qui d’ailleurs ne se vendent pas, à quelques exemptions près) sur le sujet ont la naïveté de prendre 300 pages pour nous dire quelque chose qu’on connaissait déjà (quand toutefois ils tombent juste, ce qui est rare). Pourquoi ce

paradoxe ? Pour conforter, peut-être, une certaine vision morale, parfois multipolaire mais toujours idéologique du cinéma, une catégorisation qui d’une part offrira un « accès » facile et référencé à l’essai (ex : quel livre sur le western ne parlera pas de John Ford ?) et un contenu « orienté » vers les masses qui sont allées voir ces films, c’est-à-dire Monsieur Tout-le-monde. Et on le sait, la fierté de l’entrepreneur (qu’il soit Éditeur ou Producteur), c’est de croire que Monsieur Tout-le-monde est stupide, et que lui ne l’est pas (double erreur). Le résultat, la pensée sur la culture de masse traîne un boulet conformiste particulièrement pesant, qu’il s’agisse du cinéma hollywoodien, des cinématographies nationales (qu’on apparenterait presque à un genre) et évidemment des genres cinématographiques. Mais ce que Dubois ignore (et ce pourquoi il rate son objectif) c’est que ce n’est plus « dans le coup » de cracher sur Hollywood, pire encore que de mixer le tout à la sauce marxiste (périmée depuis longtemps) et en l’assaisonnant de cultural studies (que Dubois défend tout en les définissant comme étant l’exact opposé de ce qu’elle sont). Ce qui « marche » aujourd’hui, (c'est-à-dire évidemment ce dont il faut se méfier) ce sont les études sur l’image à l’ère du numérique et, à moindre degré, sur les genres cinématographiques. C’est à ce titre que les Cahiers du cinéma publient un livre sur le cinéma de sciencefiction (succédant dans la même collection à un livre sur le film noir et surtout un passionnant essai de Jean-Baptiste

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Thoret sur le cinéma américain des années 70). Le livre de Michel Chion Les films de science-fiction (Ed. Cahiers du cinéma, 35 €) a une utilité très particulière. Il montre avec une efficacité époustouflante les symptômes majeurs qui poussent au mépris de la science-fiction à travers les préjugés les plus moribonds. Michel Chion fait partie de ces gens dont « [l]e mot “science-fiction” avait sans doute des milliers de fois traversé l[a] conscience – après tout, la sciencefiction “on en parle” – sans perdre cette tranquille évidence (et aussi cette opacité) qui caractérise la plupart des idées reçues. La science-fiction ? Rien que le profil net d’un vaisseau spatial, la face vulcanisée d’un monstre extra-terrestre, ou le chrome luisant d’un robot à silhouette humaine. »1 On pourrait croire que le principal problème des études sur le genre (et qui est aussi une des richesses de celui-ci) est sa profonde polysémie. On pourrait croire alors qu’il serait difficile de se conforter dans une complète banalité si le moindre effort ou la moindre volonté intellectuelle était présente. Michel Chion évitera ce problème majeur en se laissant aller à une vaste frise historique « sélective » (nous utilisons volontairement cette image totalitaire) s’appuyant sur cette imagerie de « robots, monstres, apesanteur, créatures gluantes » (p.10) « It’s Ok to be silly » (p.9) trahit d’emblée le respect intellectuel de Michel Chion pour le genre (rappelons-nous du « L’IGNORANCE C’EST LA FORCE »


INTERVIEWS

de George Orwell dans 1984) ; un genre pour les débiles heureux, donc, qui alterne (et ce serait là son bon côté) l’imagerie pop d’un capitalisme triomphant et de grands messages universels limpides et humanistes (contre la guerre, le mal, la pollution, etc) qui représenteraient eux la branche intellectuelle de la science-fiction. Ce serait bien sûr ignorer le fait que l’imagerie publicitaire a bien souvent servi à créer des besoins avant même de créer les produits pour les satisfaire ou encore à propager l’idéologie sécuritaire et xénophobe d’un capitalisme paranoïaque (contre l’immigrant en général, contre le communiste, le mexicain, le noir, l’arabe en particulier, etc qu’on représente comme « alien »). Alors est-ce que le livre prône un lavage de cerveau universel ou en est la victime ? Rien n’est certain. Mais l’idée n’est pas ici d’enfoncer l’écriture de fan ou le journalisme « de masse » – chacun sait enrichir le genre d’informations et de perspectives nouvelles et ainsi participer à l’avancée des études sur le sujet. Mais la responsabilité d’une publication devrait sans nul doute s’appuyer sur

des textes qui mèneraient au moins à une de ces qualités. On aurait pu, au pire, se reposer sur un travail écrit avec compétence mais là encore, mieux vaut passer son chemin. Le style est décousu, et le propos jamais argumenté. Les erreurs pullulent : de simples confusions entre les lieux dans lesquels se déroulent certains films, aux récits parfois partiellement falsifiés de certains films jusqu’aux contextes extra-filmiques mêmes (il y a deux mois, Chion ignorait l’existence d’un remake Jour où la terre s’arrêta mais précise, sans autre recherche, que « le projet [d’un remake] n’a pas encore abouti » (p. 129), symptôme de la véracité des « recherches » de l’auteur). L’attitude générale sera d’ailleurs, sans autre explication, de se focaliser sur le cinéma américain (au mépris des cinématographies japonaise notamment ou encore britannique, française, italienne, espagnole qui se voient reléguées, au mieux, à l’intérieur des sous-parties consacrées à une décennie particulière), d’éviter tout définition ou limite à la science-fiction afin de permettre d’y inclure les œuvres les plus saugrenues,

sans la moindre justification (Apollo 13, The Truman show, Phénomènes, ou surtout King Kong). Certains passages seront

de parfaits contre-exemples d’étude comparée de deux oeuvres : « En quoi sa lutte [celle de Ripley, personnage principal du Alien (1979) de Ridley Scott] avec un monstre gluant diffère-t-elle des récits fantastiques de l’Odyssée ? » (p. 24) ou encore « Après tout, Kyle [personnage de Terminator (1984) de James Cameron] est allé dans le passé parce que, tel le prince Tamino dans La Flûte enchantée, il est tombé amoureux d’une photo de Sarah ! » (p. 295). Cette apparente ignorance du sujet et de sa dynamique, présente à chaque instant, ne pourra au final que nuire aux études sur le genre que cet essai décrédibilise grandement. DANIEL DOS SANTOS 1. Igor et Grichka Bogdanoff, L’Effet sciencefiction, à la recherche d’une définition, Paris,

Robert Laffont, 1979.

ENTRETIEN Yohan VASSE Rédacteur en chef de Présences d’esprits Qui parle de science-fiction parle de fanzines. Et inversement. Le fanzinat a toujours eu une part active et importante dans l’histoire de la science-fiction, autant qu’un fort dénigrement en dehors de ses frontières. Sous-culture de la consommation, fétichisme, nostalgie, infantilisme, compulsion, forme d’action liée fortement à un féroce conservatisme, parler de fanzinat, c’est aussi révéler nombre de détails qui en constituent une partie intégrante et significative. Néanmoins, plus largement, on constate que ces défauts sont souvent des défauts fantômes cachant le fait que le fanzinat crée sans cesse de nouvelles perspectives, de nouveaux textes, analyses qui l’ancre aussi fortement dans l’histoire culturelle que toute autre vision culturelle non institutionnalisée. Car c’est bien là le but du fanzinat, colmater autant que faire se peut des brèches culturelles et contreculturelles dénigrées par la presse mainstream que ce soit dans les domaines de la

bande dessinée, de la littérature populaire (science-fiction, policier…), du cinéma, de la musique rock (punk, new wave…).

Quelles sont les origine de Présences d’esprits ? Comment s’est-il créé ? Pourquoi ?

Présences d’esprits, « fanzine » trimestriel de science-fiction (particulièrement soigné pour ce qu’on a coutume d’appeler « fanzine »), existe depuis une dizaine d’années et offre l’approche historique (dossiers sur des auteurs, thèmes…) manquante au genre. Contre nombre d’analyses – parfois obscures, peu identifiables ou pire : pédagogues – existant sur la science-fiction, Présences d’esprits se veut un passionnant répertoire de sujets, traitant certes de science-fiction, de fantasy ou de fantastique, mais évitant tout jargon, style ou commentaire qui le rendrait hermétique à un plus large public, et échappant aussi à la superficialité préjugée de ce genre de lecture. Cela semble peu, mais c’est souvent plus que ne peut s’offrir la presse mainstream.

L’association a été créée par Yvonne Maillard, qui était responsable de collection chez Denoël. Elle envoyait une lettre d’information pour les lecteurs de « Présences du futur » et quand le nombre d’abonnées qui recevaient la lettre ont atteint les 1.000 ou 10.000, je ne sais plus, Denoël a dit « on arrête ! On arrête les frais » et Yvonne Maillard a transformé cette lettre d’information, a créé une association, a lancé le fanzine quasiment dans la foulée. Donc c’est parti de là.

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Est-ce que tu crois que la fanzinat est surtout important dans la science-fiction ? Et quelle est sa place, commercialement ? La bande dessinée a aussi énormément de fanzines. On tout cas, il y a eu une période


INTERviews

où il y en avait énormément. Mais comme ce sont des fanzines spécialisés, alors on les retrouve dans les librairies spécialisées ou les rencontres, les festivals. C’est dur de se rendre compte si d’autres milieux ont énormément de fanzines. Est-ce que le cinéma a énormément de fanzines ? Chaque milieu a ses fanzines. Je sais que dans la science-fiction il y a deux magazines qui sont sortis en kiosques et qui se sont tous les deux arrêtés. Alors est-ce qu’il y a une proportion plus importante de fanzines dans les domaines non couverts par la presse mainstream ? Peut-être. Mais je ne sais pas s’il y a tellement de fanzines de science-fiction. Parce que comme c‘est un petit milieu, on se marche vite sur les pieds et on finirait par retrouver la même chose. Là pour l’instant, on a deux revues vraiment typées sciencefiction, je ne pense pas que le marché en supporterait une troisième. Et Internet a énormément changé la donne. Il y a énormément de sites qui proposent des chroniques, des mini-dossiers via Internet. Sur quoi ce concentre le fanzine ? La science-fiction, la fantasy… ? Nous, on ne fait pas vraiment de tris entre les trois genres majeurs de l’imaginaire que sont la science-fiction, la fantasy et le fantastique. On traite les trois. On ne fait pas vraiment de distinction dans nos choix mais effectivement, on a moins de fantastique. Ceci dit un roman de science-fiction aura des codes différents d’un roman d’héroïc-fantasy. Et encore, parce qu’il y a de plus en plus de mélange des genres. C’est un débat qui a souvent lieu. Et il y a aussi beaucoup de romans de science-fiction en littérature « blanche ». Oui, c’est un débat assez vif entre les défendeurs de la science-fiction qui se réclament de la science-fiction. Ça pour moi ça a tendance à être un peu un ghetto. Et il y a ceux qui disent que de toute façon, la science-fiction c’est la littérature de demain donc inévitablement elle va contaminer les autres genres. Et il faut qu’elle sorte des collections spécialisées. Pour moi les étiquettes n’ont qu’un seul intérêt : quand on cherche un bouquin de science-fiction, on va au rayon « science-fiction » et on sait où chercher. Comment expliques-tu la part grandissante de la fantasy ? La fantasy a ces dernières années pris de plus en plus de place, c’est vrai. Mais je pense que c’est aussi parce qu’elle a pris de plus en plus de place dans les médias. Un film comme Le Seigneur des anneaux a mis en avant la fantasy. Il y a eu énormément d’adaptations après, notamment de romans jeunesse. Je pense qu’on a tout un lectorat qui arrive, qui est plus habitué à la

fantasy qu’à la science-fiction. Et peut-être que bêtement le climat actuel au niveau scientifique – on parle d’OGM, on parle de clonage – c’est pas forcément des sujets joyeux qui donnent des perspectives joyeuses pour l’avenir. Alors peut-être que le lecteur a aussi plus envie de se balader dans de la fantasy – qui n’est pas forcément plus joyeuse non plus – mais qui offre un dépaysement un peu plus fort que la science-fiction qui parle elle de sujet qui sont déjà là finalement. C’est peut-être plus attirant, la science-fiction, mais ça c’est un goût personnel parce que je m’intéresse à tout ce qui est géopolitique, avancées technologiques, à comment l’humain peut ou pas évoluer. Ce sont des thématiques qui intéressent ou pas les gens. Mais il y a un recul de la sciencefiction par rapport à la fantasy. Mais c’est aussi un effet de mode. On publie beaucoup, on en fait des films, on en fait des BD. Je pense que la BD a beaucoup joué aussi. En même temps, c’est aussi très français. Parce qu’aux États-Unis ou dans les pays anglo-saxons, il y a toujours beaucoup de science-fiction qui est publiée. Je ne sais pas si la part est égale à 50/50. Mais je sais qu’il y a toujours beaucoup d’auteurs anglo-saxons qui continuent de publier. Alors qu’en France, lorsqu’il y avait beaucoup d’auteurs français dans les années 80, il y en a beaucoup moins maintenant. Ils sont en marge. Les nouveaux auteurs publient beaucoup de fantasy ou de fantastique. C’est aussi une politique éditoriale. Les romans de poche tournent beaucoup sur leurs fonds. Donc on va trouver beaucoup de SF. On va trouver les classiques. Les grands formats se sont plus tournés vers la fantasy. Un éditeur comme Bragelonne qui domine le marché français dans le grand format, a commencé par publier de la fantasy. Mais il commence à y avoir un tournant. Parce qu’ils commencent à publier de plus en plus de science-fiction dans leur collection. Et le polar, ne mange-t-il pas aussi sur la science-fiction ? En France, le polar a réussi à rentrer dans les moeurs. La SF pas encore. Ça reste beaucoup une littérature de gare. Je pense qu’il y a une science-fiction d’anticipation qui a énormément puisé dans le polar et dans le roman noir, que ce soit dans des pays anglo-saxons comme en France. Je pense qu’il y a des auteurs qui ont énormément puisé dans le roman noir et dans le polar. Que ce soit des auteurs anglo-saxons ou une grande partie des auteurs des années 70, très portés à gauche, et qui côtoyaient les milieux du polar qui étaient eux aussi très à gauche. Ou

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alors très à droite, carrément de l’autre côté. Comment expliques-tu que certains classiques de la science-fiction (Vonnegut, les frères Strougatsky, Stapledon…) ne sont même plus édités et donc presque introuvables ? Il y a une période, où il y avait certains classiques qui étaient épuisés. Il y a deux tendances. Il y a des restructurations au niveau des collections de poche. « Présences du futur » s’est arrêté et une partie du catalogue a été récupéré par Folio SF. Parce que Folio SF, c’est Denoël et Denoël, c’est Gallimard. Ça s’est calmé parce que le marché n’est pas si extensible que ça. Ça reste une littérature de niche. Mais ça reste un milieu assez fermé. Alors au bout d’un moment les titres les moins vendeurs ne sont pas forcément réédités . Du coup ce sont certaines petites maisons d’éditions qui rééditent des classiques méconnus ou qu’on ne pouvait plus trouver. Quels elle la place des essais théoriques sur la science-fiction dans Présences d’esprits ? Quand il y en a, on en parle. Parce qu’il n’y en a pas énormément. C’est un moyen de légitimer le genre. Ça lui donne une certaine respectabilité bien qu’il n’en ait pas spécialement besoin. Ceci dit, il n’y a pas beaucoup d’essais, pas en France en tout cas. Il y a eu chez Folio SF trois essais, chacun consacré à un genre. Il y a eu la sciencefiction, la fantasy et le fantastique. Celui sur la science-fiction était écrit par Francis Valery. Mais c’était plus des guides de lecture que des essais. Il y a quelques essais traduits, d’auteurs anglo-saxons. En fantasy, il y a un essai qui est sorti il y a peu de temps. C’est un essai qui a été écrit à partir d’une thèse alors il y a tout un jargon qui n’est pas forcément accessible qui s’appelle La Fantasy. C’est assez intéressant parce que c’est un des rares essais, une des rares analyses de la fantasy, de ses origines, des ses déclinaisons et de ses thèmes. C’est juste dommage que le jargon universitaire empêche un peu la lecture de s’ouvrir à un grand public. Sinon, il y en a mais elles sont souvent spécialisées, donc pour le public spécialisé, et on va les trouver dans des collections spécialisées et ils ne sont pas spécialement faciles à trouver quand on ne les connaît pas. Les Moutons électriques éditeurs en publient. PAR

PROPOS RECUEILLIS DANIEL DOS SANTOS


INTERVIEWS

ENTRETIEN Alejandro Jodorowski En 2006 vous avez reçu le prix de la Machine du temps à Sitges, le plus grand festival de films fantastiques, pour honorer vôtre carrière. Comment a commencé votre attachement à la science fiction ou votre travail au sein de la science-fiction ? En 1960, j'étais mime dans la compagnie de Marcel Marceau. J'ai participé à des pantomimes romantiques qui exploitaient le monde social de Charlie Chaplin. Je m'ennuyais à mourir. Le monde me faisait sur le dos comme une pierre funéraire. Par hasard, j'ai trouvé une revue chez un marchand de journaux ; elle s'appelait "Galaxie". En la lisant j'ai découvert la science-fiction, les rêves d'autres mondes, l'imagination délirante, parfois libre des angoisses politiques et j'ai sauvé ma vie. Je pense que si je n'avais pas lu de livres de science fiction, je me serais suicidé.

Vous avez notamment tenté d’adapter Dune de Franck Herbert à l’écran à la fin des années 70s. D’ailleurs c’est comme ça que vous avez rencontré Moebius, vous avez tout story-boardé et le scénario a été coécrit avec Dan O’Bannon qui a ensuite écrit Alien… Vous savez que Hollywood veut refaire Dune ? c’est Peter Berg qui est censé le réaliser avec la Paramount. Vous croyez que ça pourrait donner quelque chose de mieux que la version de Lynch que lui même déteste ? Il est impossible que Hollywood réalise bien Dune. Le Dune de Frank Herbert est un livre reçu, ça veut dire sacré. On ne peut pas faire une américanade avec. Vous avez ensuite fait l’Incal avec Moebius. Pourquoi cette nécessité d’y revenir avec L’Incal Final, que s’est-il

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INTERVIEWS

passé avec Après l’Incal ? Toujours, j'ai conçu le Monde de l'Incal comme une trilogie. Chaque partie comportant six albums. Janjetov a réalisé Avant l'Incal, Moebius, l'Incal. Avec Après l'Incal je n'étais pas satisfait du travail de Moebius. Il était fatigué, pas motivé par l'histoire, j'ai décidé de recommencer avec Ladrönn, un dessinateur mexicain génial. Après l'Incal est retiré de la vente pour toujours. Final Incal aura 6 volumes. Vous avez poursuivi dans le même univers avec la Caste des Métabarons. J’ai cru entendre qu’Universal vous avait proposé des millions pour les droits d’adaptation il y a quelques années. Que s'est-il passé ? Encore à nouveau, comme dans le cas de Dune, il est difficile avec les Métabarons de faire une américanade idiote, infantile et chauviniste pro-américaine. Hollywood n'a pas toléré mon script. Je n'ai pas voulu le modifier. Pour moi, la bande dessinée est un art aussi important que le cinéma. Dans les Technopères le personnage principal a comme quête de créer le jeu virtuel parfait. A une époque vous étiez intéressé par la création de jeux vidéo, est-ce que c'est toujours d'actualité ? Que pensez-vous du rapport de plus en plus virtuel que nous avons à la réalité ? Le rapport avec la réalité à travers l'histoire a toujours été virtuel. Au Moyen Age il s'agissait d'un monde virtuel quand on brûlait des sorcières. Hitler a essayé d'implanter un monde virtuel. Comme les grecs avec leurs dieux. Même chose pour toutes les civilisations. L'être humain vit dans des mondes inventés avec des morales anormales, des politiques infâmes et des lois absurdes. Et si quelqu’un adaptait vos BDs (qui sont comme des story-boards) avec vous à côté comme ce qu’a fait Robert Rodriguez avec Franck Miller pour Sin City où il respectait strictement le cadrage et le style visuel établis dans les BDs ? J’ai vu un teaser pour une version animée de l’Incal (faite dans les années 80 il me semble) que s’est-il passé avec ce projet ? Le cinéma vit de projets. Sur 2000 on en réalise un seul. L'Incal était un projet de plus. C'est tout. Je trouve monstrueux qu'un art imite un autre art. Ils m'énervent les dessinateurs de bandes dessinées qui rêvent de faire du cinéma. Et ils m'énervent les cinéastes qui font des films qui imitent la bande dessinée. Chaque art a sa place ; quand il essaie de prendre la place d'un autre art, il arrive ce qui arrive au tutu de la ballerine quand il essaie d'être un torchon de cuisine.

ment est un film post-apocalyptique. Quel est votre rapport à la science-fiction dans votre cinéma? Est-ce que c'est une façon de libérer votre imagination ? Tous mes films ne sont pas des mélanges. Ils créent leur propre genre. De la même façon que je déteste les médiocres qui se vantent d'être "normaux", je déteste les arts qui se disent réalistes. A partir du moment où l'on filme quelque chose, elle devient imaginaire, fiction. Je pense que le mot science-fiction est un peu inexact. Tout est science, à commencer par notre corps, dont on ne sait diable pas comment il fonctionne. J'aimerais qu'on utilise le mot "méta-fiction" quand on fait des films qui ne traitent pas seulement d'histoires de cul ou de pouvoir. Quel rapport y a-t-il pour vous entre la science fiction et le mythe ? Dans Sons of el Topo vous parlez du mythe d’Abel et Cain, dans La Montagne Sacrée et dans Mégalex de celui de l'alchimiste, ainsi que d'autres figues mythiques comme le phœnix qui renaît de ses cendres dans Les Métabarons... Platon a établi sa philosophie en la basant sur les archétypes. Il affirmait qu'avant qu'une chose ne se matérialise, elle est une idée pure. Par exemple, la beauté. Cette beauté, enrobée de matière, peut devenir mythe, héros, saint, sainte, n'importe quel dieu incarné. Andy Warhol a démontré que la soupe Campbell, Marylin Monroe et autres éléments de consommation quotidiens sont des mythes comparables à n'importe quel dieu de n'importe quelle religion. Au moment où je réponds à cette interview, je me transforme en mots, je deviens un mythe. Vous aviez remarqué que vous n’étiez pas complètement libre dans la BD parce que vous étiez obligé de raconter des histoires pour accrocher les lecteurs et que la série continue à se vendre. Dans quelle forme d’art éprouvezvous le plus de liberté? Vous avez toujours fait ce que vous avez voulu une fois que vos films étaient en route non? (sauf dans Tusk et Le voleur d'arc en ciels qui ont souffert des contraintes budgétaires et des producteurs) ? L'unique art actuel qui est libre parce qu'il n'a aucune valeur commerciale est la poésie. Vous admirez des auteurs et/ou des films de sciencefiction ? Isaac Asimov Les Cavernes d'Acier, Arthur C Clarke La Fin de l'Enfance, Philip K Dick Le Maître du Haut Château, Robert A. Heinlein Etoiles Garde A Vous, Howard P Lovercraft L'Affaire Charles Dexter Ward, Ropbert Silverberg L'Homme dans le Labyrinthe, Clifford D Simak Demain les Chiens, Theodore Sturgeon Les Plus qu'Humains, A E Van Vogt Le monde des A, etc, etc, etc....

La Montagne Sacrée est une sorte de mélange entre le

film d'alpinisme et le film de science fiction. Votre suite d’El Topo, Sons of el Topo que vous préparez en ce mo-

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PROPOS RECUEILLIS PAR ALYOSHA SAARI











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