Nuit Blanche | Laboratoire d'écritures urbaines à venir

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Nuit Blanche Laboratoire d’écritures à venir


Introduction Dans le cadre des « Actes d'écriture dans la ville : les écritures urbaines à venir », j’ai choisi de mener une analyse comparative d’œuvres d’art présentées durant les Nuits Blanches. Ces œuvres obéissent à deux critères principaux : elles utilisent le texte comme élément plastique principal (« ce qui est susceptible de donner comme de recevoir la forme » (Malabou, 2000 : 8)), et elles sont exposées dans des espaces publics, généralement en plein air. Ces deux critères permettent d’isoler un phénomène d’écriture intrinsèque au domaine des arts ; et de le penser en continuité avec cette abondance de signes qu’est la ville même. Entre la commande publique et le geste artistique, les Nuits Blanches se constituent comme un véritable laboratoire des écritures urbaines à venir. Le corpus de la recherche a été constitué à partir des dossiers de presse et des programmes publiés par la Mairie de Paris, ainsi que des registres disponibles sur le site paris.fr. Parmi les quelque quatre cents œuvres exposées dans le cadre de la Nuit Blanche depuis sa création en 2002 à 2010, vingt-huit1 ont été identifiées selon ces deux critères, soit en moyenne trois par an. Elles ont été décrites et analysées à partir de la relation du texte et de l’image dans le texte : Le visuel et le verbal à la Nuit Blanche | 2002 -2010. Il s’agit ici d’étudier quatre d’entre elles en tant qu’actes de langage : (Arcade (2002), Ici je suis ailleurs (2008) Aimer les différences (2010) et Etrangers partout (2010)). Ce choix met l’accent respectivement sur trois notions afférentes aux écritures urbaines : les « événements » d’écriture, la figure du designer politique et le rapport entre écriture et espace public. L’hypothèse est ainsi faite que la transformation de l’espace public effectuée par ces œuvres d’art en particulier, et les Nuits Blanches en général, donnent à voir une dimension de l’avenir de la ville, à l’heure où l’horizon 2030 est d’ores et déjà imaginé pour Paris. Pour chacune des œuvres, des éléments à la fois graphiques et linguistiques ont été observés : Type d’énoncé (définis par la langue, les normes lexicales, syntaxiques, sémantiques et rhétoriques), leur formulation et leur fonctionnement ; les choix graphiques et les moyens mis en œuvre ; le support et les modes d’inscription ; la scène de lecture (description des effets du texte de l’œuvre sur le lecteur, « les effets produits par l’énoncé affiché d’une certain façon à un certain endroit » (Fraenkel, 2007 : 104)) et enfin, les sujets de l’énonciation. Comment approcher ces écritures ? Les architectes Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour proposaient dès les années soixante-dix de regarder ces phénomènes différemment face aux espaces comme celui du Strip de Las Vegas, très riches en écritures urbaines. Selon les auteurs, chaque élément présent dans le paysage urbain peut connoter ou dénoter. La dénotation « désigne une signification spécifique ; la connotation suggère plusieurs significations. Le même élément peut avoir à la fois des significations dénotatives et connotatives et celles-ci peuvent être mutuellement contradictoires. En général, plus un élément est dénotatif (héraldique) dans sa signification, plus il dépend de ses caractéristique imagées ; plus un élément est connotatif, plus il dépend de ses qualités physionomiques » (Venturi, 1978 : 110). Comme à Las Vegas, pendant la Nuit Blanche, les œuvres utilisant du texte font que le signe graphique dans 1

Voir annexe A


l’espace devient l’architecture de ce paysage : « Un signe sur un bâtiment comporte une signification dénotative dans le message explicite de ses lettres et comporte une signification plus connotative dans le message explicite de ses lettres et de ses mots. Il contraste avec l’expression plus connotative des autres éléments, plus architecturaux, du bâtiment. ». (op.cit ).

L’événement Imaginée par Christophe Girard, adjoint au Maire de Paris chargé de la Culture, la Nuit Blanche célèbre en 2011 sa dixième édition attirant un nombre toujours croissant de participants. En effet, « la fréquentation a triplé entre 2002 et 2007 et le concept a été repris par une douzaine de métropoles : Rome, Madrid, Bruxelles, Amiens, Montréal, Shanghai, entre autres »2. Tantôt conçues exclusivement pour l’événement, tantôt créées en d’autres lieux, mais réactivées pour cette occasion et déclinées sur le site, les œuvres trouvent à Paris un espace d’exposition qui s’ouvre à des milliers de visiteurs, qui, l’espace d’une nuit, répondent à l’appel des organisateurs de cet événement à l’objectif principal de « démocratiser l’art contemporain ». Quatre conditions particulières de l’événement s’imposent aux artistes au moment de concevoir leurs œuvres pour la Nuit Blanche : l’absence de lumière naturelle, le fait de se confronter à un public non spécialisé, le caractère éphémère lié à la durée de l’événement et le fait que les œuvres soient exposées dans l'espace public. L'emplacement d’œuvres d'art utilisant explicitement du texte dans cet espace hétérogène qu’est l'espace public – à l’opposé des musées ou galeries pour lesquels elles sont habituellement conçues - les contraint à cohabiter avec des éléments nouveaux. Ils sont de type architectural ou météorologique, mais ils peuvent aussi être dus aux habitants et à leur quotidien, aux visiteurs, mais aussi, cela étant accru par l'utilisation explicite du texte, à la multitude de signes présents dans la ville : que ce soit des signalétiques, des signes d'utilité publique ou de transport, des signes marchands, notamment. Ces œuvres partagent ainsi les problématiques de conception qui se posent pour les écritures monumentales.

Arcade (2002) | Chaos Computer Club (CCC) | Berlin L’installation interactive Arcade est composée d’un dispositif interactif géant qui investit chaque fenêtre composant une façade de la Bibliothèque Nationale de France pour afficher des images, des animations ou des applications interactives (Tetris, Pinball). Contrôlées par un ordinateur central, les fenêtres sont retro-éclairées par des lampes qui s’allument et s'éteignent selon la programmation choisie, séparant la façade en une sorte d’écran d’ordinateur où se projettent les contenus proposés par le public. Arcade fait partie de Blinkenlights, projet établi avec la création de l’œuvre originale éponyme, une installation de lumière interactive le 11 septembre 2011 à Berlin. Ce projet a été conçu par le CCC, le groupe des hackers le plus grand d’Europe crée en 1981 par Wau Holland. En effet, c’est 2

Les Nuits Blanche en débat. Dossier documentaire. Art espace public.


la mort à 49 ans d’arrêt cardiaque en 2001 de Holland, l’année du 20ème anniversaire du groupe, qui a déclenché ce projet. En deuil, la communauté hacker allemande et le CCC ont créé en hommage Blinkenlights qui consistait à changer le bâtiment de la Haus des Lehrers (Maison de l'enseignant), en le plus grand écran d’ordinateur interactif. Quant au nom, le mot « blinkenlights » provient du glossaire hacker qui le définit comme le panneau frontal contenant des lampes de diagnostique d’un ordinateur3. Les moyens mobilisés une année après pour la version parisienne ont fait de la matrice de 20 x 26 fenêtres et de 3370 m² (520 pixels manipulables) du bâtiment imaginé par Dominique Perrault le plus grand écran d’ordinateur du monde. En utilisant les impulsions de lumière en tant qu’unité pour transmettre des contenus, Arcade renvoie au langage de l’informatique basé également sur un système binaire aux seules valeurs allumé et éteint. Lorsque le texte apparaît, il le fait en rappelant également les codes de l’informatique que ce soit en défilant de gauche à droite comme dans les panneaux LED ou en répliquant l’apparition d’un texte sur un écran d’ordinateur, curseur inclus. La dimension dans laquelle se déploie l’unité d’expression – la fenêtre - est à la fois une unité spatiale, de surface : le pixel et une unité de temps : l’impulsion lumineuse. Cette œuvre tend à transposer de cette façon l’environnement numérique dans des objets physiques. La configuration des choix graphiques semble obéir au même principe, contraint par la technique et les matériaux choisis. « Evénements » d’écriture La participation du public était assurée par la création de l’application téléchargeable sur Internet ArcadePaint qui permettait aux spectateurs de créer et transmettre par e-mail leur propre contenu. La scène de lecture provoquée par le dispositif Arcade constitue ainsi un acte d’écriture qui, par ses dimensions, peut être considéré comme un « événement » d’écriture : l’investissement d’un site « où l’on se rassemble pour écrire, lire en silence et tout simplement être ensemble dans un environnement saturé d’écrits » (Fraenkel, 2007 : 108). Son sujet d’énonciation se crée par l’interaction entre les auteurs du dispositif et les spectateurs. Le contenu affiché est proposé par le public mais c’est au programmateur de choisir les modalités de

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« Front-panel diagnostic lights on a computer »


son apparition, construisant un « écrit à l’échelle de la ville entière », dont chaque expression ne prend sa valeur que par sa participation à un système interactionnel créatif.

Ici je suis ailleurs (2008) | Agrafmobile (Malte Martin) | Paris L’installation Ici je suis ailleurs s’inscrit au programme de l’intervention artistique hors les murs « Mots publics » développée par l’association Agrafmobile durant deux ans (2007-2008) autour du quartier Saint Blaise à Paris. Une série d’emplacement des textes dans l’espace public ont été définis et des ateliers d’écriture avec les habitants du quartier ont été conçus autour de la notion de « l’art de s’égarer dans la ville », inspirée de Walter Benjamin. En octobre 2008, à l’occasion de la sixième édition de la Nuit Blanche, l’œuvre Ici je suis ailleurs a été conçue par Malte Martin comme la restitution finale de textes résultants de cet échange mêlant littérature et paroles des habitants. L’œuvre a consisté en la projection géante de ces textes sur les façades des immeubles entourant la Place du Mail. Le square des Candeurs est alors transformé en amphithéâtre. Un dispositif de trois écrans amovibles projette sur les façades des bâtiments des phrases ainsi que des animations en blanc et noir : « Toutes les évocations de cet « égarement dans la ville » dont les habitants sont les auteurs, poudroient dans l’amphithéâtre du square » (Martin, 2009). Le lieu d’habitation est ainsi transformé par l’intervention en espace ludique de partage et en événement de l’ordre de la performance. La vidéo d’enregistrement de l’œuvre dénote d’une certaine économie des recours graphiques avec l’utilisation d’une typographie unique et récurrente par le designer, et le choix du noir et blanc pour les animations alternées avec les phrases. Dans la première animation, il s’agit des lignes fines blanches qui constituent un quadrillage ou matrice rappelant celui formé par les fenêtres. La matrice projetée sur les murs cale parfaitement au début de l’animation pour ensuite se déformer et ainsi transformer le support de projection. Dans la deuxième animation plusieurs formes (d’amibe, protozoaire) s’agrandissent et se rétrécissent ; leur centre est blanc et il est entouré fines lignes blanches concentriques sur fond noir. Ces deux effets qui s’avèrent assez simples, sont en même temps très significatifs car ils arrivent à transformer pour quelques instants la rigidité de la construction architecturale en un espace distinct : les fenêtres changent d’alignement, les murs devient mobiles et souples. Les mots des textes projetés ont deux modes d’apparition sur l’ « écran » : soit ils défilent de droite à gauche, soit ils apparaissent un à un suivant un ordre aléatoire qui ne répond pas à la syntaxe [*]. Ce dernier mode rompt avec la linéarité du texte et propose par ce type d’affichage un espace-temps suspendu créant une multiplicité des messages dans la tête de chaque lecteur.


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En arrivant dans le quartier, j’avais toujours l’impression qu’en montant la rue Saint-Blaise, j’arriverais à la mer [*]. en haut du balcon je voyage, c’est un voyage un peu terre à terre mais plus près du ciel. silhouette éphémère, 7e étage, bâtiment C. un coin céleste au-dessus de la rambarde du 18e le béton dissout dans le ciel gris [*]. y a pas d’air, y a pas d’air, que des murs qui couvrent le ciel… est-ce que le paradis est délocalisé ? ici je suis ailleurs. en dehors de chez moi, je suis ailleurs. moi, je suis toujours ailleurs en dehors de mon quartier. on vient d’arriver dans le quartier donc on est encore un peu ailleurs [*]. je voyage sur les bancs de la Place du Mail. … où les éboueurs danseraient la valse avec les balais et les poubelles.

Les énoncés sont des « locutions figées ». L’endroit auquel il est fait référence est aussi l’endroit de la projection. Ainsi, l’artiste juxtapose le moment de l’exposition et l’espace-temps de l’énonciation, celui du moment de vie des personnages évoqués dans les phrases, ainsi que celui des spectateurs, en une sorte de répétition récursive, infinie. Mais des questions au-delà de l’expérience ludique se posent : A qui s’adressent ces énoncés ? Qui parle ? Comment qualifier la publication de paroles d’habitants dans le cadre d’un projet commandé par la Mairie de Paris ?

La figure du designer politique Créé par le graphiste plasticien Malte Martin, Agrafmobile représente une alternative à l’intervention dans l’espace urbain issue de commandes qui relèvent de l’instrumentalisation pour des questions de communication confiées traditionnellement à son atelier graphique. Parallèlement à son travail en tant que graphiste, Agrafmobile permet à Malte Matin, qui adopte alors littéralement la figure du designer politique, d’exprimer « son envie de récréer, grâce à ce théâtre visuel, un espace public qui donne à voir et à lire autre chose que des signes administratifs ou commerciaux. C’est aussi une tentative de reconquérir l’espace public comme espace d’imagination appartenant à ceux qui y vivent » 4. L’utilisation du texte joue un rôle fondamental dans la tentative de Malte Martin comme l’exprime l’objectif du projet Mots publics : « faire émerger un nouvel espace dédié à la lecture, à l’écrit et à la parole »5. On retrouve une procédure semblable dans le projet Magenta éphémère réalisé en 2006 suite à une commande de la Mairie de Paris pour « célébrer » les travaux de rénovation du boulevard Magenta. La rencontre de textes savants, textes de l’artiste et de textes du public est récurrente chez Malte Martin. Il explique que, comme dans le cas d’Ici je suis ailleurs, son projet repose sur le fait que « tout n’est pas pré-écrit », mais est produit dans l’échange. Très inspiré par la phrase de l’écrivain français Georges Pérec :

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Texte de présentation du projet sur le site du collectif : Agrafmobile Texte de présentation de l’association sur le site du collectif : Agrafmobile


« L’espace est un doute » qu’il cite à plusieurs reprises, tant dans ces œuvres comme dans les présentations. L’ensemble de l’œuvre de Malte Martin permet de réfléchir sur des questions d’écriture dans la ville du point de vue des choix graphiques. Ses œuvres se caractérisent par une énorme réduction des moyens (presque toujours du papier), l’utilisation minimale de la couleur réduite presque toujours au noir et blanc et l’utilisation d’une seule typographie, le DIN (acronyme du Deutsches Institut für Normung (Organisme allemand de normalisation). Ces éléments constituent une véritable « identité d’intervention ». Malte Martin travaille avec la police de caractère allemande DIN dessinée en 1923 pour les signalétiques autoroutières et des villes. Elle a été utilisée presque partout en Allemagne, avant que son usage se soit répandu à la publicité grâce à sa lisibilité et car ses formes sont très faciles à écrire. L’utilisation presque exclusive de la DIN par Malte Martin a été critiquée par certains mais également appréciée par d’autres qui y « reconnaissent au fil du temps et avant même de la lire, tantôt l’écriture des chapitres d’une œuvre urbaine qui se rédige avec eux, tantôt l’annonce programmée d’incandescences théâtrales. Pour leur être familière, la rencontre est agréable et le message d’emblée repéré.» (Philippe Bissières, extrait du texte du Petit Journal de la Galerie Anatome.) On peut la retrouver ailleurs, notamment au Centre Pompidou de Paris comme la « seule famille typographique institutionnelle », choix de Ruedi Baur à l’occasion de la refonte de l’identité visuelle du Centre en 2000. Le changement a voulu répondre aux besoins impérieux de lisibilité et de clarté d’un bâtiment de sa dimension. Il y « est préservé avec l’usage exclusif des capitales en DIN Engschrift (caractère étroit) pour les titres donnant une impression de monumentalité au message écrit » (De Smeth, 2007).

Quant au choix de la couleur, il est justifié par Malte Martin d’après ses observations de l’intervention Magenta éphémère en tant que stratégie pour produire les moments de « ralentissement du monde » qu’il recherche : « des regards qui s’attardent pour s’interloquer, se demander qui parle, et s’il me parle à moi ou pas ». Le designer a observé que les couleurs dans l’environnement urbain faisant penser au langage de la publicité, risquent d’empêcher l’invitation à lire des textes affichés dans l’espace public. « Le public se forge un système de sélection pour éviter la pub


ou les messages qui ne nous intéressent pas, liés souvent à la séduction de la couleur. On élimine ce qu’on détecte être de la pub, pour pouvoir vivre dans cette jungle de signes qu’est la ville. Si on regarde tout on devient fou. » (Martin, 2011). En utilisant seulement le noir et blanc, il a observé par contre que les regards s’attardaient plus pour prendre le temps de lire et il en conclut qu’« apparemment quelqu’un qui s’exprime avec peu de moyens a vraiment quelque chose à dire et non pas à vendre » (Martin, 2011).

Aimer les différences (2010) | Michelangelo Pistoletto, Italie Aimer les différences et Etrangers partout sont deux œuvres qui utilisent des processus et une thématique étonnamment similaires. Les deux artistes proposent un énoncé éponyme décliné en vingt langues différentes sous la forme d’enseignes de néon colorées. Or, elles sont très différentes notamment en ce qui concerne le choix des langues, l’emplacement des enseignes, le code couleur et par conséquent les nuances dans les thématiques. L’œuvre Aimer les différences s’inscrit dans un projet plus large, Love difference – Artistic movement for InterMediterranean Politics, présenté à la Biennale de Venise de 2003. Deux versions précédentes ont été développées à Naples et à Milan. Installée sur la façade de l’Hôtel de ville de Paris, l’œuvre prétend traduire l’énoncé dans « toutes les langues du monde » (allemand, anglais, arabe, chinois, créole, croate, espagnol, français, grec, hébreu, italien, japonais, philippin, polonais, portugais, roumain, russe, turc, vietnamien et wolof). Selon son créateur, l’œuvre invite le spectateur à penser : « qu’il faut se retrouver au-delà des batailles au-delà des guerres, […]. Si Paris n’aime pas la différence, quelle ville peut le faire ? C’est vraiment l’endroit juste pour parler de différence ».

Etrangers partout QDM (2010) | Claire Fontaine, France D’autre part, réactualisée par la Nuit Blanche après une précédente édition entièrement en langue rom, Etrangers partout QDM est une déclinaison spécifiquement conçue pour le quartier de Sainte-Marthe à Belleville, où les artistes ont vécu pendant longtemps. Ceci leur a permis de trouver les critères appropriés concernant l’emplacement des enseignes, la langue, les détails architecturaux, la hauteur, etc. Le sigle qui l’accompagne, QDM, fait référence au « quartier des morts », qui est le nom que la mafia locale donne au quartier. Cette œuvre s’adresse donc en priorité aux habitants du quartier, seuls capables de la déchiffrer. Les vingt langues correspondent à celles du pays d’origine de la population du quartier, composée en sa majorité d’immigrants. Il y aussi d’autres langues qui « font sens par rapport à des questions géopolitiques et qui sont placées


dans les coins particuliers du quartier, qui donnent une vision de la transformation assez brutale qu’est en train de subir le quartier » : arabe, basque, chinois, créole, croate, espagnol (argentin), esperanto, grec, hébreu, italien, néerlandais, norvégien, portugais, romani, russe, serbe (cyrillique), tibétain, turc, wolof et yiddish. Une enquête a été menée pour garder le plus possible l’ambigüité de la phrase dans toutes les langues. L’énoncé « Etrangers partout » est ambigu. Il porte deux sens, selon l’artiste : « Il y a des étrangers partout » et « Nous sommes des étrangers partout où nous allons». L’analyse comparative de contenu des deux énoncés proposés selon la Théorie des blocs sémantiques développée par Marion Carel et Oswald Ducrot permet d’observer son fonctionnement. Le manque de verbe dans l’énoncé confère à Etrangers partout les deux interprétations argumentatives suivantes: Même si le lieu est [familier], étrangers ; Familier POURTANT étranger. Même si le lieu est le mien, étrangers ; Le mien POURTANT étranger. Le mot entre crochets n’est pas dénoté par le texte, mais par le rapport entre les lieux et les scènes de lecture conçues par l’artiste : il s’explicite seulement lors de la rencontre de l’enseigne et du lecteur maitrisant la langue dans laquelle il est écrit. Selon les termes des auteurs de l’Enseignement de Las Vegas, le mot entre crochets, est connoté par le texte et dénoté par le dispositif ; il s’écrit à chaque fois en fonction du spectateur et du rapport du public à l’œuvre. L’énoncé de l’œuvre Aimer les différences fonctionne autrement, moins en co-création avec le lecteur. Le texte est également ambigu et peut recevoir les deux interprétations argumentatives suivantes, selon le rôle qu’on attribue à l’infinitif : Les aimer parce que différentes ; différentes DONC les aimer Les aimer bien que différentes ; différentes POURTANT les aimer Les éléments graphiques (couleur, enseigne) connotent la décoration. Or, le fait d’être apposés sur la façade de l’hôtel de ville leur attache la co-signature des écrits avec la Mairie de Paris. Ce n’est donc pas par hasard si le visuel choisi pour présenter les vœux du maire et des élus du conseil de Paris en 2010 est l’œuvre : Aimer les différences de Michelangelo Pistoletto.

Ecritures et espace public Hormis le cas d’Arcade, les énoncés de ces œuvres accomplissent également l’acte d’étiquetage de l’œuvre : nommer « pour prendre en compte la présence de quelque chose »


(Peter Thomas Geach cité par Fraenkel, 2007 : 107). Ils se constituent ainsi comme des « énoncés-étiquettes » en établissant une relation de type spatial, par contiguïté entre l’écrit et l’œuvre, ou de type cartographique par référence au programme ou plan. Cet aspect peut être observé également à l’échelle de l’événement. Le nom « Nuit Blanche » accomplit à la fois l’acte de nomination, d’étiquetage et il se constitue comme un performatif de l’action de ne pas dormir pendant toute la nuit. Les artistes ont transformé en effet par le biais des Nuits Blanches l’environnement de la nuit en remodelant l’espace public : « Longtemps, ni les sciences sociales ni les politiques ne se sont intéressées à la nuit, encore moins aux pratiques nocturnes de la ville. La nuit était considérée comme le temps du repos social, de la fermeture de la ville, du sommeil : autant dire un temps « mort » ou un temps tabou, occulté. » (Vauclare, 2009). Commandées par la Mairie de Paris, les œuvres analysées, bien qu’éphémères, se voient conférées la solennité des actes authentiques par leur exposition dans l’espace public. Elles se rapprochent ainsi des monuments, du latin monumentum « ce qui perpétue, ce qui rappelle ». En les choisissant, la Mairie de Paris en tant que personne morale agit selon une conception de l’espace public provenant de la théorie politique le caractérisant par « le fait que les propos public répondent à des critères spécifiques qui leur confèrent un intérêt général » (Cardon, 2010 : 35). En signant l’événement Nuit Blanche, la Mairie de Paris confère aux propositions le mérite d’être portées à la connaissance de tous, selon donc un critère de « publicité » (Habermas, 1997)). Cette notion relève d’une conception normative de l’espace de la ville, conçu comme un espace contrôlé dans lequel certaines œuvres comme Aimer les différences peuvent se développer. Par contre, les trois autres œuvres identifiées jouent le jeu jusqu’à un certain point, puis l’intervertissent en adoptant une approche spatiale de l’espace public, propre à la sociologie urbaine régie par le critère de visibilité. « Cette définition inspire le droit lorsqu’il traite de la séparation entre le public est le privé : la rue est accessible, l’intérieur des maisons ne l’est pas » (Cardon, 2010 : 35).

L’identification des actes d’écriture dans un événement comme les Nuits Blanches permet de révéler des pratiques situées dans le contexte particulier de la création artistique et de questionner l’approche aux écritures urbaines utilisée par les artistes. Ce premier exercice ouvre la voie de ce terrain privilégié pour la prospection des écritures de Paris 2030.


BIBLIOGRAPHIE Graphisme et création contemporain. Exposition de graphisme, Commissariat : Anne-Marie Sauvage, Sandrine Maillet, Bibliothèque Nationale de Paris, 2011 CARDON, Dominique, La démocratie Internet. Promesses et limites. Seuil et La République des Idées Paris, 2010 DE SMETH Catherine, « Archéologie d’une identité graphique ». Catalogue Trente ans, éditions Centre Pompidou, 2007 FRAENKEL Béatrice, « Actes d’écriture : Quand écrire c’est faire » , Langage & Société n° 121122, Paris, sept-dec 2007, p101-112 . HABERMAS, Jurgen, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1997. VAUCLARE Claude « Les événements culturels : essai de typologie », Culture Etudes 3/2009 (n°3), p. 1-8. URL : www.cairn.info/revue-culture-etudes-2009-3-page-1.htm. DOI : 10.3917/cule.093.0001. VENTURI Robert, IZENOUR Steven, SCOTT BROWN Denise. L’enseignement de Las Vegas, ou le symbolisme oublié de la forme architecturale. Bruxelles : P. Mardaga, 1978 MARTIN Malte. « Agrafmobile ou comment investir l’espace urbain et les territoires du quotidien ». Confèrence. Colloque Ecrire la ville. Mai 2011 _____________ Malte Martin, Agrafmobile . Éd. de l'Oeil, Montreuil, 2009

Références Arcade. Chaos computer club http://blinkenlights.net/arcade/ Mots publics : « Ici je suis ailleurs ». Agrafmobile http://www.agrafmobile.net/ Aimer les différences. Michelangelo Pistoletto http://www.pistoletto.it/eng/crono25.htm Etrangères par tout QDM. Claire Fontaine http://www.clairefontaine.ws/ http://www.franceculture.com/2010-10-02-nuit-blanche-2010-claire-fontaine-et-claude-leveque44.html


Annexe A : Liste d’œuvres exposées au Nuit blanches (2002 - 2010) à Paris, utilisant le texte comme élément plastique principal.

2002 Transformations Oberkampf. Yann Toma Arcade. Chaos computer club 2003 Cry me a river. Ugo Rondinone Statements. Douglas Gordon Les portes du Forum. Jean-Luc Vilmouth 2004 Les pensées géantes. Nicolas Frize Les indicibles. Nicolas Frize Ici… (Paris). Santiago Reyes 2005 La gallérie extérieure > Tout pour l’installation. 1.0.3 Bit-fall. Julius Popp Promenade. Didier Courbot 2006 Commerce. Franck Scurti Déda(l)es aux Olympiades. Isabelle Bonté, association Déda(l)es aux Olympiades.

2007 Heure Bleu. Isabelle Bonté, association Déda(l)es aux Olympiades. N'importenawak. Pierre di Sciullo Superluxe. Trafik ?. Robert Stadler Tags lumineux. Guillaume Plisson Les rideaux aux murs. Association le m.u.r. 2008 Mots publics : Agrafmobile

« Ici

je

suis

ailleurs ».

2009 There Will Be No Miracles Here. Nathan Coley 2010 Respublica. Nicolas Milhé | La part maudite par Georges Bataille (1949). Cerith Wyn Evans Etrangères par tout QDM. Claire Fontaine Metroscope. Laurent Ungerer dir. Aimer la différence. Michelangelo Pistoletto Naked city. Hakima El Djoudi Reflexion?! Djeff Regottaz Tout le reste est dans l’ombre. Isabelle Lartault - Michel Verjux


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