Voyage à Toulouse

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Préface

Que l’on vienne des Pyrénées après une cure thermale ou une excursion en montagne, que l’on visite l’Aquitaine, que l’on se dirige vers l’Espagne ou que l’on se rende en Provence ou même en Corse, Toulouse nous ouvre ses portes et dévoile devant nos yeux ses maisons de bois et de briques d’un rouge ocre, ses ponts inégaux, sa Garonne, ses rues étroites et sombres, son architecture désordonnée, son histoire, sa beauté et ses contradictions. Le vent d’autan accueille le voyageur intrigué par cette ville à nulle autre pareille. En effet, Toulouse n’ennuie pas ses promeneurs : les écrivains du XIXe siècle qui l’on visitée l’ont parfois aimée ou parfois détestée, ont été déçus ou surpris, l’ont bien souvent comparé à Bordeaux, y ont recherché l’Italie mais aucun n’a jamais conçu d’indifférence à son égard. Si au XIXe siècle la violette et son parfum participent à la renommée de Toulouse, les écrivains-voyageurs sont davantage attirés par l’architecture, les monuments et les œuvres d’art. C’est l’époque de la prise de conscience d’un patrimoine national important à préserver et à restaurer. Des écrivains comme Chateaubriand puis Nodier ou encore Mérimée et l’architecte Violletle-Duc portent cette idée à travers leurs écrits mais aussi à travers leurs voyages dans toute la France pour recenser ces monuments afin de les classer et enfin les restaurer. À Toulouse, l’église Saint-Sernin retient l’attention de ces hommes de lettres qui s’emploient à la décrire sous tous ses angles, même dans ses plus plus infimes détails. Pour tous, même pour Stendhal très critique à l’égard 9


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des monuments de Toulouse, Saint-Sernin est « magnifique » : « Dès que j’ai repris courage, je retourne à Saint-Sernin qui m’a profondément intéressé. C’est le premier édifice roman qui m’ait donné une profonde sensation de beauté.» L’église est pourtant très mal entretenue, quasiment abandonnée au moment où Stendhal la visite. C’est grâce à Mérimée qu’elle pourra être restaurée par Viollet-le-Duc à partir de 1855. D’autres édifices toulousains comme le musée et son cloître gothique font l’unanimité des visiteurs, ou encore l’hôtel d’Assézat de style Renaissance. En revanche, nos écrivains restent beaucoup plus partagés sur le Capitole qui pourtant est la fierté des Toulousains. Vivement dénigré par Stendhal, jugé « banal » par Joanne et Reclus, le Capitole n’est que modérément apprécié par les voyageurs à l’image d’une architecture toulousaine trop discordante. En effet, les rues mal pavées et trop étroites, les maisons en briques ou en bois, certaines églises aux styles mélangés déplaisent systématiquement aux différents écrivains qui ne manquent pas de le préciser vigoureusement dans leur récit de voyage. Après l’art et l’architecture, les voyageurs s’intéressent beaucoup à la population toulousaine à travers ses habitudes de vie, ses caractères, ses vêtements et bien entendu son accent si sonore. C’est alors le regard de l’intellectuel « parisien » qui se pose sur l’autre et le rencontre. Vivant pour la plupart dans le Nord de la France, nos écrivains s’étonnent, s’agacent parfois de la trop grande vivacité, de l’enthousiasme méridional que Stendhal ou Taine peuvent prendre pour de la grossièreté. Si Henry James reste fasciné par la prononciation toulousaine, Taine compare cet accent à un « jappement et comme des rentrées de clarinettes. » La foule, l’agitation, les voix trop fortes semblent indisposer certains de nos visiteurs qui leur préfèrent les figures féminines colorées et virevoltantes. Même si la rencontre ne se fait pas toujours dans l’harmonie, les voyageurs font tous l’éloge de l’hospitalité toulousaine et de cette générosité du sud. À travers les multiples visages offerts par la ville rose, les écrivains sont très sensibles à la douceur du climat et à la beauté des paysages environnants qui annoncent le Midi. Pour Flaubert, Michelet ou James, avec Toulouse commence le Midi, sa lumière et ses délices. C’est aussi l’évocation de l’Italie que beaucoup ont visitée et qui demeure la contrée idéale. Chateaubriand, Stendhal, Taine, Michelet et d’autres encore essaient de retrouver des traces d’Italie à Toulouse dans le langage, la luminosité, les 10


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couleurs ou l’architecture. Même si leur attente est déçue, Toulouse est bien la porte qui ouvre vers le pays rêvé. En suivant pas à pas le cheminement de nos écrivains-voyageurs, nous nous laissons enivrer, nous lecteurs, par une ville tout en caléïdoscope, spectacle étrange sans cesse renouvelé de couleurs, de senteurs, de lumière et d’ombre, de beauté et de laideur, entre les ruelles tortueuses et le clocher de Saint-Sernin se détachant dans l’azur. Après toutes ces images, restent le sentiment d’une mélancolie inexpliquée et la silhouette de Toulouse comme l’a décrite Taine à son arrivée : « Toulouse apparaît, toute rouge de briques, dans la poudre rouge du soir. »

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JULES

MICHELET 1835-1843


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hef de la section historique aux Archives nationales, Jules Michelet réalise d’août à septembre 1835 un voyage dans les villes du Sud-Ouest. Ce déplacement à caractère officiel va lui permettre d’approfondir ses connaissances sur l’Aquitaine en vue de la rédaction de nouveaux volumes de L’Histoire de France. Michelet passe notamment par les villes de La Rochelle, Saintes, Bordeaux, Bayonne, Pau et Toulouse où il séjourne du 11 au 14 septembre 1835. Toutes ses notes et ses réflexions sur les villes d’Aquitaine sont consignées dans son Journal qui ne pourra être publié qu’à partir du XXe siècle, tout d’abord par fragments, puis en quasi intégralité. C’est à partir de ce Journal que l’historien rédige son ouvrage intitulé Tableau de la France (second volume de L’Histoire de France) sur les caractéristiques historiques et géographiques des provinces françaises. Après sa mort sa seconde épouse reprendra ces éléments pour publier en 1886 Notre France. Sa géographie. Son histoire. Il nous a donc semblé intéressant de mettre en regard un extrait de ce dernier ouvrage avec les pages de son Journal écrites sur le vif lors de son passage à Toulouse.

NOTRE FRANCE ROUERGUE – QUERÇY – HAUT-LANGUEDOC Je pourrais entrer par le Rouergue dans la grande vallée du Midi. Cette province en marque le coin d’un accident bien rude. Elle n’est elle-même, sous ses sombres châtaigniers, qu’un énorme monceau de houille, de fer, de cuivre, de plomb. La

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houille y brûle sur plusieurs lieues, consumée d’incendies séculaires qui n’ont rien de volcanique. Cette terre, maltraitée et du froid et du chaud dans la variété de ses expositions et de ses climats, gercée de précipices, tranchée par deux torrents, le Tarn et l’Aveyron, a peu à envier à l’âpreté des Cévennes. Mais j’aime mieux entrer par Cahors. [...] Là tout se revêt de vignes. Les mûriers commencent à Montauban, mais l’olivier n’apparaît pas encore, ni même à Toulouse ; il demande une température plus méridionale. En revanche, la belle, la grande, la riche plaine (je crois la première du monde) est couverte d’une culture infiniment variée. [...] Un paysage de trente ou quarante lieues s’ouvre devant vous, vaste océan d’agriculture, masse animée, confuse, qui se perd au loin dans l’obscur ; mais par-dessus s’élève la forme fantastique des Pyrénées aux têtes d’argent. Le bœuf attelé par les cornes laboure la fertile vallée, la vigne monte à l’orme. À midi un grand orage, et l’immense plaine qui nourrit un million d’hommes fume de vie, la terre est un lac. En une heure, le soleil a tout bu d’un trait. [...] Regardez de là devant vous. Toute la chaîne des Pyrénées va vous apparaître. À une telle distance, cinquante lieues, ce n’est qu’une image flottante, une vague et fuyante apparition. C’est pourtant le réel et la barrière d’un monde, l’inconnu est au-delà. Si, reprenant le voyage, vous appuyez à gauche vers les montagnes, vous trouvez déjà la chèvre suspendue au coteau aride, et le mulet, sous sa charge d’huile, suit à mi-côte le petit sentier. Vous arrivez le soir dans quelque grande et triste ville, si vous voulez, à Toulouse. Bâtie d’un seul côté du fleuve, la rive solitaire qui n’a pas de quai vous rappellera le Tibre. À cet accent sonore, vous vous croiriez en Italie ; pour vous détromper, il suffit de regarder ces maisons de bois et de brique ; la parole brusque, l’allure hardie et vive vous rappelleront aussi que vous êtes en France. Les gens aisés, du moins, sont français ; le petit peuple est tout autre chose, peut-être espagnol ou

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maure. C’est ici cette vieille Toulouse, si grande sous ses comtes ; sous nos rois, son Parlement lui a donné encore la royauté, la tyrannie du Midi. Ces légistes violents, qui portèrent à Boniface VIII le soufflet de Philippe le Bel, s’en justifièrent souvent aux dépens des hérétiques ; ils en brûlèrent quatre cents en moins d’un siècle. Plus tard, ils se prêtèrent aux vengeances de Richelieu, jugèrent Montmorency et le décapitèrent dans leur belle salle marquée de rouge. Ils se glorifiaient d’avoir le Capitole de Rome, et la cave aux morts de Naples, où les cadavres se conservaient si bien. Au Capitole de Toulouse, les archives de la ville étaient gardées dans une armoire de fer, comme celles des flamines romains ; et le sénat gascon avait écrit sur les murs de sa curie : Videant consules ne quid respublica detrimenti capiat. Ne nous arrêtons pas trop longtemps à Saint-Sernin, superbe église de sang. Le chœur et la crypte sont le monument fort sombre de la première croisade (1095). Pour emporter une impression plus douce, reposons-nous un instant sous l’admirable petit cloître de la Renaissance, moins grandiose que le Campo santo, mais si joli d’effet, avec ses légères colonnes géminées qui doublent la perspective. L’art ne s’est pas concentré sous ces merveilleux portiques ; il est un peu partout à Toulouse, au fond des rues tristes et étroites qu’habitait la noblesse. L’art de la Renaissance a dû être la vocations des Toulousains. On devrait la réveiller en fondant une école de dessin d’ornements. Toulouse est le point central du grand bassin du Midi. C’est là ou à peu près, que viennent les eaux des Pyrénées et des Cévennes, le Tarn et la Garonne, pour s’en aller ensemble à l’Océan. La Garonne, fille joyeuse de la plus sombre des mères, la noire Maladetta, sur sa route, reçoit tout. Les rivières sinueuses et tremblotantes du Limousin et de l’Auvergne y coulent au nord, par Périgueux, Bergerac ; de l’est et des Cévennes, le Lot, le Viaur, l’Aveyron et le Tarn s’y rendent avec quelques coudes plus ou moins brusques, par Rodez et Albi. Le Nord

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donne les rivières, le Midi les torrents. Des Pyrénées descend l’Ariège ; et la Garonne déjà grosse du Gers et de la Baize, décrit au nord-ouest une courbe élégante, qu’au midi répète l’Adour dans ses petites proportions. Toulouse sépare à peu près le Languedoc de la Guyenne, ces deux contrées si différentes sous la même latitude. La Garonne passe la vieille Toulouse, le vieux Languedoc romain et gothique, et, grandissant toujours, elle s’épanouit comme une mer en face de la mer, en face de Bordeaux. Celle-ci, longtemps capitale de la France anglaise, plus longtemps anglaise de cœur, est tournée, par l’intérêt de son commerce, vers l’Angleterre, vers l’Océan, vers l’Amérique. La Garonne, disons maintenant la Gironde, y est deux fois plus large que la Tamise à Londres. Quelque belle et riche que soit cette vallée de la Garonne, on ne peut s’y arrêter ; les lointains sommets des Pyrénées ont un trop puissant attrait. Mais le chemin y est sérieux. Soit que vous preniez par Nérac, triste seigneurie des Albret, soit que vous cheminiez le long de la côte, vous ne voyez qu’un océan de landes, tout au plus des arbres à liège, de vastes pinadas, route sombre et solitaire, sans autre compagnie que les troupeaux de moutons noirs qui suivent leur éternel voyage des Pyrénées aux Landes, et vont, des montagnes à la plaine, chercher la chaleur au nord, sous la conduite du pasteur landais. La vie voyageuse des bergers est un des caractères pittoresques du Midi. Vous les rencontrez montant des plaines du Languedoc aux Cévennes, aux Pyrénées, et de la Crau provençale aux montagnes de Gap et de Barcelonnette. Ces nomades, portant tout avec eux, compagnons des étoiles, dans leur éternelle solitude, demiastronomes et demi-sorciers, continuent la vie asiatique, la vie de Loth et d’Abraham, au milieu de notre Occident. Mais en France les laboureurs, qui redoutent leur passage, les resserrent dans d’étroites routes. C’est aux Apennins, aux plaines de la Pouille ou de la campagne de Rome, qu’il faut les voir marcher dans la liberté du monde antique. En Espagne, ils règnent ; ils dévastent impunément le pays. Sous la protection de la toute-

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puissante compagnie de la Mesta, qui emploie de quarante à soixante mille bergers, le triomphant mérinos mange la contrée, de l’Estrémadure à la Navarre, à l’Aragon. Le berger espagnol, plus farouche que le nôtre, a lui-même l’aspect d’une de ses bêtes, avec sa peau de mouton sur son dos, et aux jambes son abarca de peau velue de bœuf, qu’il attache avec des cordes. La formidable barrière de l’Espagne nous apparaît enfin dans sa grandeur. Ce n’est point, comme les Alpes, un système compliqué de pics et de vallées, c’est tout simplement un mur immense qui s’abaisse aux deux bouts. Tout autre passage est inaccessible aux voitures, et fermé au mulet, à l’homme même, pendant six ou huit mois de l’année. Deux peuples à part, qui ne sont réellement ni espagnols ni français, les Basques à l’ouest, à l’est les Catalans et Roussillonnais, sont les portiers des deux mondes. Ils ouvrent et ferment ; portiers irritables et capricieux, las de l’éternel passage des nations, ils ouvrent à Abdérame, ils ferment à Roland ; il y a bien des tombeaux entre Roncevaux et la Seu d’Urgell. Jules Michelet, Notre France. Sa géographie. Son histoire, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1886.

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JOURNAL 11 vendredi [septembre 1835] Sur la route, riches maisons de campagne, rouges, blanches, vertes, en brique ciselée. Tout annonce Toulouse comme un grand centre d’agriculture. À mesure qu’on approche, les chevaux sont grands, les bœufs gros. Toulouse à une heure. De tristes masses de briques. La Garonne est grande et puissante, sans être immense, comme à Bordeaux. Beau pont, à larges trottoirs de briques, d’où l’on voit à droite beaucoup de petites maisons à demi ruinées par la dernière inondation. Ce côté sans quai me rappelait le Tibre. Logé à l’hôtel du Midi, place des Carmes (des Bourbons, d’Orléans). Hôtel bien pensant ? La place des Carmes est la place où le général Ramel fut assassiné. M. Lavergne, rue Saint-Rome, n° 23. Buste de Casimir Périer, donné par Fonfrède. Il me remet une lettre de Pauline. Dîner soigné à l’hôtel, peut-être à cause de M. de Villeneuve, qui devait dîner avec nous. Vin de la Marguerite, près Montauban. M. Lavergne nous promène après dîner. Il assure que les articles de Soulié, dans la Revue de Paris, sur les assassinats du Midi, ont été soigneusement enlevés des cabinets de lecture, volés même aux abonnés de la Revue, au point qu’il n’a pu les lire. Nous parcourons le quartier de la noblesse. Plusieurs beaux hôtels en briques. M. Lavergne soutient que cette architecture polychrome est supérieure. La rue Saint-Rome, sous divers noms, pleine de librairies, imprimeurs, paraît l’artère de Toulouse plutôt que la Garonne. Tout le commerce consiste à transborder les marchandises des étroits bateaux du canal du Midi dans les grandes embarcations qui doivent les mener à Bordeaux. Au contraire, la Garonne est l’artère de Bordeaux. Rues étroites et tristes. Jolie maison d’un ancien conseiller, Renaissance : cariatides bizarres à chaque croisée, diminuant de grandeur à chaque étage ; le besoin de la perspective voudrait le contraire. C’est du Jean Goujon, un peu roide. En bas, une tête

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casquée de vieille femme (ou guerrier avec de la gorge), une autre à barbe ondoyante. Au-dessus, des satyres aux jambes contournées disgracieusement, des femmes finissant en deux gaines ondulées, qui se croisent. Monté sur une terrasse dominant la rue : au haut de l’escalier, jolie cariatide féminine, qui porte à mi-corps une tête de soleil. Promené sur le jardin royal (anciennes fortifications). Arbres hachés par le canon de Soult, qui, disent-ils, a perdu la bataille de Toulouse. Il aurait perdu la tête, selon Wellington, qui lui donna les Espagnols à hacher pour avoir le temps de le tourner. Le nouveau canal est inutile, à en croire beaucoup d’ingénieurs. La Garonne est presque toujours suffisante, lente, il est vrai, à remonter. Le canal du Languedoc est presque inutile, par l’élévation des droits et le monopole exorbitant de l’ancienne compagnie. Les blés d’Anjou et Bretagne tournent l’Espagne, tandis que ceux de Moissac pourraient venir par le canal de Toulouse à Marseille. 12 samedi Visité, avant déjeuner, le Capitole et les archives de la municipalité. Entrée fastueuse. Inscription gasconne en latin, dans ce sens : Justice, Art, Science. Cour où fut décapité, en 1632, le dernier roi de Toulouse. Cela se fit à portes fermées, en présence des capitouls. Archives municipales : on y monte par un escalier qui se soutient lui-même par l’agencement des pierres. Délibération des capitouls, cinquante-deux volumes in-folio : 15241791. Commission des capitouls en plusieurs volumes in-folio. Annales (éloges et biographies) des capitouls, 1533-1698, ornées de charmantes miniatures : chaque miniature donne le portrait d’une douzaine de Capitouls, figures d’un demi-pied ; plusieurs ont été coupées et se retrouveraient chez des particuliers. Livre blanc, in-4°, contenant des chartes, privilèges, etc., de 1141 à 1556. Autre livre de privilèges in-folio, 1275-1560. Un autre commencé en 1518. Il n’y a plus d’archiviste à la mairie. L’archiviste avait 1 000 f. de traitement. M. Aldéguier

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prétend qu’il avait classé le tout. La tour qui contenanit ces archives s’étant écroulée, il a bien fallu prendre les archives à brassées et les transporter pêle-mêle. Dans la salle des Illustres, portrait de Cujas, Caseneuve, Duranti, de Maynard, de Nogaret, de Benoît XII, etc. Malheureusement tous ces bustes sont d’imagination, fin du XVIIIe siècle. La salle des Jeux Floraux était fermée. Après déjeuner, vu le préfet, et les archives de la Préfecture, dans le magnifique hôtel de l’archevêque (vaste salle de l’assemblée du clergé), construit ou arrangé par le cardinal Loménie de Brienne. Chapelle jolie et galante ; l’entrée des petits appartements de l’archevêque est ornée de peintures qui représentent de belles femmes bacchantes. Les archives modernes de la Préfecture paraissent déjà dans un ordre satisfaisant. L’employé qui en a changé n’a que 400 f. de traitement. Local magnifique. Les anciennes archives commencent à peine à se classer. Elles occupent un local plein de rats : le conseil départemental va voter des fonds pour l’améliorer. J’y ai remarqué deux cent vingt-huit in-folio, des délibérations des États. Vingt volumes in-folio, procès-verbaux du clergé, papiers des communautés religieuses de l’ordre de Malte, mil neuf cents registres, mil deux cent-soixante-trois cartons. En 1808, une fenêtre de ce dépôt a été forcée et plusieurs pièces ont été soustraites. Bibliothèque de la Ville, dite du clergé, ou du Collège royal. Le bibliothécaire, M. Aldéguier, est connu par son Histoire de Toulouse. Trente mille volumes, peu de manuscrits, chronique de Saint-Denis jusqu’à Charles VI avec des miniatures assez jolies. Belle bible du XIIIe siècle. Belle et vaste salle doublée par une galerie supérieure. Cathédrale Saint-Étienne. Une nef étroite, conduisant au bas-côté droit d’un large chœur. En face de la porte, un immense pilier semble le pivot de l’église. Fenêtres du XIIe siècle, voûtes de la nef du XVe siècle, tombeaux en marbre de présidents au Parlement. Stalles admirables et grandioses du

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chœur, jubé ; le chœur se trouve ainsi partout muré. L’archevêque actuel, M. d’Astros, est celui qui porta l’excommunication à l’Empereur et qu’il envoya à Vincennes. La cour royale est bâtie sur l’emplacement du Parlement, qui lui-même était bâti sur celui des Archives de la cour royale. L’archiviste est lui-même décorateur gothique. Ordre admirable. [...] Chapelle de l’Inquisition. Plafond à compartiments : miracles de saint Dominique. Affiche d’une neuvaine contre le choléra. Nombreux confessionnaux, tous remplis. Murs très hauts du palais des Comtes vers la rivière. Ils portent sur une base prétendue romaine, à petit appareil. Forte chute d’eau et barrage qui met en mouvement quinze moulins. Île de Tounis, sans doute habitée autrefois par des bohémiens, ou peuplés du temps des croisades. Population misérable, violente ; le Parlement fut obligé une fois de la forcer à coups de canon. Cette population fournissait également les Fédérés et les Verdets en 1815. L’inondation dernière a renversé vingt maisons. Vue du beau pont, dont chaque arche est trouée en cœur ou coquille pour laisser cours aux crues violentes du fleuve. Porte triomphale et, plus loin, château d’eau et tour Saint-Nicolas. Nous rentrons de l’île en ville sur un joli petit pont de chaînes. Maison immense, ou plutôt palais de la Renaissance, bâtie par le Primatice : trois étages de colonnes, fenêtres carrées, inscrites dans des arcades ; terrasse élégamment soutenue. Par-dessus cette maison énorme, une tour et un observatoire. Maison, selon une tradition évidemment fautive, bâtie pour Catherine de Médicis. Jolies maisons modernes, riches balcons en fer fondu, briques ciselées, chassis de chêne, non coloré, d’un excellent goût. La ville est quasi déserte, surtout dans les quartiers riches. Nous ne trouvons ni Barri, ni Hamel, ni Olleris, ni M. Dumège, ni M. Castellan. Ce dernier nous était surtout bien nécessaire comme représentant l’ancien Parlement. Le célèbre M. de la Viguerie, président, est mort. Son buste est ici partout.

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Vacances, choléra : quelques cas il y a quinze jours dans la garnison. Depuis rien. Ici, l’on paraît croire aux spiritueux comme remède. [...] 13 dimanche Allé, le matin, avant déjeuner, à Saint-Sernin. Je regrette la cathédrale d’Albi, qui, dit-on, est toute peinte de peintures antiques. Cette église bâtie, je crois, dans le pur gothique, est la victoire du clergé et de Simon de Montfort dans le Midi. Londres, Toulouse, Bordeaux sont bâtis sur un seul côté du fleuve, Paris des deux, harmonisé par l’île et dominé par SainteGeneviève. Revenu par le beau quai Brienne jusqu’au pont. Barrages de la Garonne. Vu le musée des Augustins, avec M. Lavergne. Salle de peinture exhaussée de dix pieds sur le pavé d’une église, où l’on a fait une nouvelle voûte plus basse. Décorations splendides. [...] Beau et admirable cloître du XIIIe siècle : petites ogives, moins chargées et moins abaissées qu’à Bayonne, soutenues par des colonnes géminées, non parallèlement, mais l’une vers le jardin, l’autre en dedans. Joli effet de multiplicité, non de grandiose, comme au Campo Santo. Trop d’arbres au milieu, ce qui empêche de saisir l’ensemble. À Bayonne, un seul arbre : un saule pleureur. Comme point de vue, une belle vieille tour de briques, au lieu du duomo de Pise. [...] Avant dîner, pris les catalogues des manuscrits chez M. Lavergne et l’Histoire de Toulouse de M. Aldéguier. Écrit à Pauline. Après dîner, trouvé derrière la cathédrale le canal du Midi ; nous le suivons jusqu’aux allées La Fayette. Il eût fallu trois quarts d’heure pour atteindre la jonction. 14 lundi Saint-Sernin. Au dehors, les chapiteaux. Deux tentations : celle de la peur (un homme entre deux esprits échevelés), celle du plaisir (deux femmes presque assises sur un homme).

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Sculptures hardies et d’un grand style, quoique du XIIe siècle : pieds droits sans perspective. À la porte, trois vieilles mendiantes nous maudissent !... L’église est triple. La crypte (aujourd’hui murée), les galeries, enfin l’église proprement dite. Les chapiteaux des galeries sont inachevés. Tout le reste du même style. Le chœur fut achevé en 1085 et dédié par Urbain II. Au fond du chœur, un immense reliquaire. [...] Du pied du clocher, on voit, en tournant, Toulouse, la Garonne, le canal, les Pyrénées. Retourné au musée de dix heures à midi. Parti de Toulouse pour Montauban à deux heures. J’étais suivi de cette idée, qu’indépendamment du mouvement musical, l’art de la Renaissance devait être la vocation des Toulousains. Ils réussissent déjà dans l’orfèvrerie et l’ébénisterie. Ce serait surtout une école de dessin d’ornements qu’il faudrait établir à Toulouse. Jules Michelet, Journal (1828-1848), Tome I, Paris, Gallimard, 1999.

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