Corse, renaissance d'une nation

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Christian Mondoloni

Corse

Renaissance d’une nation Préface d’Edmond Simeoni



PREMIÈRE PARTIE



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CHAPITRE

La nation assassinée

La Diète générale du Peuple de Corse, légitimement maître de lui-même, ayant reconquis sa liberté, voulant donner à son gouvernement une structure durable et permanente, en le transformant en une Constitution propre à assurer la félicité de la Nation… Préambule de la Constitution de la Corse Première Constitution démocratique au monde 18 novembre 1755

La Corse est-elle une nation ? Qu’est-ce qu’une nation ? Le jurisconsulte et homme politique Pasquale Stanislao Mancini (1817-1888) a formulé la conceptualisation restée jusqu’à ce jour à l’abri de la critique dont découlent les grands principes du droit public international et les analyses de la science politique. Au XIXe siècle, le maître italien dénissait ainsi une nation : « Une société naturelle d’hommes amenée par l’unité du territoire, d’origine, de coutume et de langue à une communauté de vie et de conscience sociale »1. Une nation est une réunion stable d’êtres humains, historiquement constituée, habitant un même territoire, unis par l’origine, la langue et la vie économique qui se traduit dans une communauté de culture, de rêves et de destin. Si cette dénition ne s’applique pas au Peuple de la Corse, à quel autre peuple pourrait-elle bien s’appliquer ? Le peuple corse remplit toutes les conditions : un territoire parfaitement délimité puisqu’insulaire, une histoire plongeant ses racines dans une préhistoire vieille de plus de dix mille ans, une culture, des traditions et une langue unique ainsi que la claire conscience d’être un peuple différent de ceux qui l’entourent et la volonté multi-séculairement prouvée de continuer à le rester. On peut, certes, nier le fait national corse mais alors on se prive de la seule grille de lecture éclairante de ce pays et des populations qui l’habitent depuis la nuit des temps ; on se condamne à ne plus rien comprendre à l’histoire de cette terre. Bien sûr, le concept de nation doit être enrichi par la marche du monde. Comment ne pas voir qu’une nation européenne moderne

1. Von Holtzendorff : Le principe des nationalités et la littérature italienne du droit des gens, RDI, 1870.


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est appelée à être aussi constituée par des individus qui viennent s’agréger aux noyaux initiaux et s’y fondre dans son creuset culturel pour participer à son avenir ? Les nations d’aujourd’hui sont devenues des communautés plus ouvertes qu’autrefois. Mais en Corse n’en a-t-il pas été toujours ainsi ? Le peuple corse a eu tout au long de son histoire une conception non ethniciste de son identité nationale. L’État Corse indépendant du XVIIIe siècle accordait déjà une citoyenneté de plein droit à des hommes et des femmes venant d’autres contrées d’Europe, la liberté de croyance et celle de culte y étaient reconnues avant presque toutes les autres nations. La conception corse de la nation a toujours tourné le dos au culturalisme racialiste que l’on retrouve chez les héritiers de Fichte et de Treitschke. L’idéologie française est troublée par la renaissance nationale corse à laquelle nous assistons depuis plus d’un demi-siècle. Depuis le deuxième conit mondial, toute afrmation nationale pose en effet un réel problème en Europe car sa signication est ambivalente. Selon que l’on soit un peuple soumis ou maître de son destin, le nationalisme est une idéologie de libération ou, son contraire, le vecteur ou le signe avant-coureur d’une volonté dominatrice. L’intelligentsia de gauche tout autant que celle de droite en niant aveuglément la réalité du fait national corse, en récusant la culture de son peuple se calent dans une posture intellectuelle confortablement hypocrite : exiger d’un peuple de taille réduite, colonisé et menacé dans son existence économique, démographique et culturelle, de répudier son identité nationale alors qu’elles-mêmes restent à l’abri de toute agression de ce genre, bien protégées par des cadres d’institutions nationales à la solidité éprouvée. Étant donné que le mouvement national contemporain se xe comme objectifs de libérer l’homme et la société insulaires des contraintes et des pesanteurs d’une domination coloniale tout en restant dèle aux grands principes et valeurs qui fondent la civilisation occidentale, aucun courant intellectuel n’est fondé d’instruire contre lui un procès déniant à cette afrmation nationale son appartenance à l’aventure humaniste.

L’ÉTAT SOUVERAIN Fernand Braudel, le « père » de la Méditerranée, le maître de l’Histoire totalisante, élargissant celle-ci jusqu’à englober la géographie, dèle en cela à l’enseignement de son maître Lucien Febvre, estime que la Corse a une signication extérieure bien plus importante que la sienne propre et qu’elle est un nœud essentiel dans le réseau des communications maritimes de la mer intérieure. La géostratégie donne une des clés de la grille de lecture du destin de l’île et de sa situation actuelle. Sa possession n’est pas un très grand atout économique mais son contrôle garantit à la France la sécurité de ses rivages méditerranéens et la liberté de son commerce maritime sur cette façade. Les Méditerranéens ont perdu la maîtrise de leur mer durant la seconde partie du XVIIe siècle au prot des Hollandais puis des Britanniques qui y ont pénétré et s’y sont installés pour des raisons commerciales puis, plus tard, s’y sont maintenus pour couvrir et défendre le anc ouest de l’Empire des Indes conquis au cours de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Les îles de la mer


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intérieure vont devenir un enjeu majeur dans le grand combat (1688-1815) pour le leadership de la mondialisation dans lequel la France et l’Angleterre s’affrontent jusqu’à Waterloo. Elles vont être utilisées par les puissances continentales pour instaurer ou maintenir leur suprématie. Elles assurent la surveillance des navigations commerciales devenant ainsi un relais déterminant dans le jeu du capitalisme mondial. Comprendre la Corse actuelle, c’est remonter aux origines de la présence française au XVIIIe siècle, c’est explorer les enchaînements qui ont conduit à la situation d’aujourd’hui. En 1729, la Corse se soulève contre Gênes dont elle est la colonie. Durant trois générations jusqu’en 1814, la Nation Corse va soutenir une lutte d’indépendance, créant, pendant cette longue période de conit, le premier État au monde gouverné selon les principes démocratiques d’une Constitution écrite. Cette revendication nationale s’assoupit après les traités de Vienne (1815) pour ressurgir avec force il y a cinquante ans. Les causes de l’échec de la tentative de construction d’un État Corse indépendant sont à la fois externes, tenant à la géopolitique mondiale, et internes, liées aux dynamiques de sa société. Les raisons de la résurgence de l’afrmation nationale depuis une cinquantaine d’années puisent leurs origines dans la présence américaine qui a eu jusqu’à présent un effet stabilisant en Méditerranée occidentale, l’évanouissement des ambitions territoriales de l’Italie, la disparition de la rivalité Est-Ouest, la construction européenne, la mutation des structures de la société et dans une colonisation détruisant le peuple corse par dilution démographique au sein d’une population nouvelle, visant à le priver de ses richesses, de ses ressources naturelles et de sa culture. LA MÉDITERRANÉE EN GUERRE

Le 15 mai 1768, Gênes et la France signent à Versailles un traité par lequel la première cède à la seconde, pour des raisons nancières et géostratégiques, des droits incertains sur une île de Corse qu’elle ne maîtrise plus. En effet la position de l’île ne peut laisser indifférentes ni Gênes ni la France, car plus une île est proche de son continent, plus elle représente une menace potentielle pour lui. La Provence avec les ports militaires de Toulon et d’Antibes ainsi que le grand port de commerce de Marseille, la Ligurie avec Gênes, la Toscane avec Livourne, les régions de Rome et Naples sont toutes comprises à moins de trois cents kilomètres de Bastia, Ajacciu ou Calvi. La Corse est le frein de la façade ouest de l’Italie et le gardien sourcilleux des rivages provençaux de la France. La fonction principale de l’élément marin étant d’être une voie de communication commerciale et militaire, celui qui règne sur la mer, tient le commerce et celui qui tient le commerce détient la richesse du monde, nerf de toutes les guerres. La puissance possédant les îles maîtrise la liberté des routes commerciales. La fortune de Gênes dépendant en grande partie de sa fonction portuaire est donc à la merci de la Corse qui en contrôle la porte d’entrée, canon immobile directement braqué sur elle, toujours en mesure d’organiser le blocus de ses voies d’accès maritimes.

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La route vers Naples, la Sicile, le Levant et la mer Noire par le canal de Corse se trouve sous la vigilance de Bastia et de Bonifaziu et la liaison vers l’Espagne et l’Atlantique passe au large de Calvi et d’Ajacciu. « Qui est maître de la Corse est maître de Gênes », assurera un ambassadeur espagnol du XVIe siècle. Au XVIIIe siècle, l’Europe réalise la mondialisation de l’économie à partir des routes maritimes, la circumnavigation africaine, par le Cap de BonneEspérance vers les Indes et la Chine, celles de l’Atlantique vers les Amériques et la Méditerranée. Les équilibres politiques de cette mer ne peuvent laisser indifférent aucun des deux acteurs se disputant la suprématie mondiale : la France et l’Angleterre. La France convoite la Corse depuis au moins deux cents ans ; trois événements vont y faciliter son installation : – La guerre de libération nationale que mène le Peuple Corse contre sa métropole depuis 1729 ; – La défaite française contre l’Angleterre, lors de la guerre de Sept Ans, soldée par le Traité de Paris de 1763 ; – La libération par l’armée corse en 1768 de la petite île de Capraja occupée par les Génois, située entre la Corse et la Toscane, à 16 milles du Cap Corse et à 34 de Livourne, interdisant le canal de Corse au trac maritime génois. En 1729, la Corse s’était soulevée contre sa métropole, le problème scal de Bustanicu servant de détonateur comme quelques décennies plus tard, la révolte scale de la Tea party de Boston devait être l’une des raisons du déclenchement de la guerre d’indépendance des États-Unis. La mise en parallèle de la Corse du XVIIIe siècle et des treize colonies qui constitueront les États-Unis en 1787 est-elle, pour cette époque, infondée ? Si la différence entre les étendues des deux territoires est, certes, considérable, en revanche la comparaison des démographies apparaît plus solide. En 1730, au moment où éclate la révolution corse, la population blanche des treize colonies anglaises avoisine 380 000 individus, celle de la Corse les 150 000 âmes. Bastia compte un peu plus de 5 000 habitants alors que les trois plus grandes villes de l’Amérique du Nord sont Philadelphie qui en dénombre 15 000, Boston plus de 10 000 et New York un peu moins de 8 000, esclaves compris. Les causes profondes de l’insurrection viennent de très loin. En effet, la Corse manifeste sa volonté d’une gouvernance souveraine depuis le Moyen Âge. À l’époque de la Renaissance italienne, elle s’est trouvée en phase avec le mouvement communal de la terre ferme, passant un contrat-alliance avec la Commune de Gênes en 1359, avant de tenter vainement au XVe siècle la construction d’un État indépendant contre cette dernière qui violait les termes et l’esprit de l’accord. Le soulèvement anti génois de Sampieru, au XVIe siècle (1553-1567), avait échoué. Cette tentative de libération se produisit, en effet, durant la période où Gênes fut la plus puissante (1550-1620). La guerre fait des ravages dans l’Atlantique entre la France, l’Angleterre et l’Espagne. Les ports et la


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navigation n’y sont plus assez sûrs pour qu’y transite le commerce mondial. Le dernier havre libre est en Méditerranée : Gênes chez laquelle se tient le premier marché de l’or. Cette ville devient le cœur mondial du commerce et du capitalisme pendant plus d’un demi-siècle. Au début du XVIIe siècle, la « Superbe » s’épuise à son tour, fragilisée par une récession venue d’Espagne. Née en 1555 sur le coup de bourse qui avait fait subir à la cité d’Anvers une diminutio capitis, Gênes s’efface en 1610 sur un coup de force qui donne le premier rôle à Amsterdam. Le centre du capitalisme mondial bascule dénitivement vers l’Atlantique. Le gouvernement du monde de l’argent sera anglo-saxon et protestant. En 1567 Gênes, l’ayant nalement emporté, avait transformé en colonie un pays qui avait passé au départ, avec elle, une alliance-protectorat. Pour assurer la pérennité de sa présence, elle allait y briser les velléités indépendantistes des dirigeants féodaux, contribuant ainsi à l’émergence d’une nouvelle classe sociale, une oligarchie de notables. À partir de la deuxième partie du XVIIe siècle, on assiste au lent engourdissement économique de la mer intérieure dû au détournement des échanges commerciaux Indes-Asie-Europe au prot de la route Atlantique grâce aux progrès de la navigation. Cet affaiblissement de l’activité économique avait été accentué par l’assoupissement du long conit Espagne-Empire ottoman entraînant une baisse des dépenses militaires des nations concernées et par la dislocation de l’axe Habsbourg, Autriche-Espagne, conséquence de l’arrivée au pouvoir à Madrid d’un Bourbon (1701). La Méditerranée n’est plus le grand livre où s’écrit l’Histoire du Monde. L’économie méditerranéenne va graduellement se retrouver marginalisée puisque moins irriguée par l’or des Amériques, moins soutenue par les dépenses de guerre et moins dynamisée par les ux du commerce international. Cette longue éclipse prendra n au XIXe siècle grâce à l’ouverture du canal de Suez (1869). Entrée dans une période de stagnation et de déclin, Gênes perd donc vers la n du XVIIe siècle une partie de son importance géopolitique tout en restant cependant l’une des principales places nancières européennes. LA RÉVOLUTION NATIONALE

L’économie de la Corse s’ankylose, elle aussi. Ses moteurs économicosociaux se paralysent peu à peu, les uns après les autres. Les conséquences politiques ne vont pas tarder à se révéler et à faire sentir leurs effets. Au bout d’une génération, l’équilibre social de l’île est déstabilisé à son tour par le ralentissement économique, la pression scale génoise y devient de plus en plus insupportable. Que surviennent alors des années de récoltes moins bonnes et le soulèvement populaire est inévitable. C’est le mécanisme de toutes les crises sociales dans les économies d’Ancien Régime, d’avant la révolution industrielle. En Corse la crise économique entraîne le déclenchement de l’insurrection populaire et nationale de 1729. La rébellion est le fait des classes

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populaires, l’oligarchie reste à l’écart, ne la soutenant pas, dans un premier temps, tout en cherchant à la canaliser au mieux de ses intérêts de classe. An de faciliter la restauration de l’ordre colonial, l’État génois se tourne alors vers cette dernière, la requérant pour faire rentrer les populations insurgées dans l’obéissance. À cette occasion, les notables essaieront de monnayer leur soutien, exigeant de la métropole l’accès aux carrières administratives et la reconnaissance d’un ordre de noblesse. La République de Gênes se refusant à partager le pouvoir, l’oligarchie rejoint la révolte populaire, en assume la direction en lui apportant ses cadres militaires et intellectuels. La jacquerie populaire initiale mute en guerre de libération nationale. La lutte pour l’indépendance de la nation prend donc son véritable envol avec l’alliance des deux classes de la société de l’époque : le peuple et l’oligarchie qui entrent chacune, dans le conit, avec des objectifs de guerre différents. Au XVIIIe siècle la population insulaire vivait encore dans les cadres d’une économie d’ancien régime et le mode de production de la vie matérielle y était presque entièrement agraire. L’immense majorité des populations résidait dans des villages. La plus grande partie de la Corse ignorait jusqu’à l’existence des formes modernes capitalistes de production. La propriété individuelle du foncier était inconnue de beaucoup de communes qui pratiquaient une autogestion communautaire de leur territoire. Les villes, Bastia mise à part, étaient très peu développées. La société était scindée en deux classes sociales : d’un côté, une immense masse de ruraux vivant dans les structures d’une économie presque autarcique, pas ou très peu monétarisée, pratiquant un pastoralisme semi-sédentarisé privé d’une partie de ses zones hivernales de pacage par la colonisation des plaines, de l’autre une toute petite élite, l’oligarchie des notables, 1 % de la population, peut-être moins, à la recherche d’emplois, de promotion sociale et du pouvoir politique. Nous avons là toute la dynamique sociale de la Révolution Nationale Corse du XVIIIe siècle. Après avoir vainement recherché un arrangement politique avec le colonisateur, le peuple corse, toutes classes sociales unies, proclame son indépendance et se dote d’un État qui prend corps après l’élection à la présidence du gouvernement de Pasquale Paoli. Celui-ci rédige une Constitution démocratique, accorde le droit de vote à tous les citoyens, fait élire un Parlement, lève une armée, crée une marine, fonde une université, frappe une monnaie, construit un port de commerce et met en place les structures d’un État moderne inspiré par la version la plus avancée de la philosophie des « Lumières », celle de Montesquieu et de Rousseau. Toutes ces réformes donnent à la Révolution Corse un sens et une dimension universels. Celle-ci s’inscrit dans le mouvement que les historiens appellent la Révolution Atlantique. Ce vaste courant de civilisation débute par la Révolution anglaise avec le Bill of Rights (1689), annoncé dix ans plus tôt par l’Habeas corpus, se poursuit avec la Constitution Corse (1755), premier texte constitutionnel à caractère démocratique au monde et trouve son couronnement avec la Déclaration d’Indépendance des États-Unis et la Déclaration des droits de l’Homme des Français en 1789.


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LA CONSTITUTION DE 1755 Aussitôt après son élection à la tête de l’État Corse le 14 juillet 1755 à Sant’Antone di a Casabianca, Pasquale Paoli convoque une Assemblée nationale constituante à Corti, les 16, 17 et 18 novembre 1755, qui adopte un texte constitutionnel. Cette Constitution est exceptionnelle par sa précocité et par son contenu. La souveraineté du peuple, « légitimement maître de lui-même », y est afrmée sans équivoque sept ans avant la parution du « Contrat social » de Jean-Jacques Rousseau qui en dénira les concepts philosophiques, vingt-cinq ans avant que le peuple de l’État du Massachusetts s’érige en « constituent power » lorsqu’il promulgua sa propre Constitution en 1780, trente-deux ans avant la Constitution américaine de 1787, trente-six ans avant celle de la France en 1791. L’Assemblée nationale corse, la Diète générale, afrme que le peuple est souverain et détient le droit de se doter d’une Constitution propre à assurer son bonheur, l’ordre et les libertés. Nous sommes en présence d’une conception tout à fait nouvelle de la gouvernance et de la souveraineté. Celle-ci n’appartient plus aux monarques absolus mais au peuple. Les idées exposées dans le texte des pères constituants corses, dans leur fond comme dans leur forme, devancent de plusieurs décennies les textes révolutionnaires fondamentaux américains et français. La liberté est tenue pour un droit naturel, le mot « nation », entendu comme l’ensemble du peuple souverain, est chargé de son sens révolutionnaire, sens que lui donneront, à leur tour, plus tard les Français au moment de leur Révolution. La souveraineté nationale appartient au peuple. Il faudra attendre 163 ans, la chute de la Russie tsariste et des empires centraux, pour que cette nouvelle conception ait triomphé partout en Europe continentale. L’autre innovation révolutionnaire de cette Constitution est l’instauration de la séparation des pouvoirs exécutif et législatif. La Diète Générale du Peuple de Corse vote les lois, xe l’impôt et décide de la politique nationale. Le gouvernement exécute ses volontés. Selon cette Constitution le chef de l’État ouvre chaque session de la Diète par un discours qui rend compte des actes de son gouvernement et attend l’approbation de l’Assemblée devant laquelle il est responsable. Le gouvernement et le chef de l’État tiennent leur autorité de la Diète. Les pouvoirs du Chef de l’État qui est président permanent du Conseil d’État, c’est-à-dire du gouvernement, sont déterminés avec précision. Il détient une double voix dans les délibérations du gouvernement, en période de guerre, il est le chef des armées et assume la responsabilité de la politique étrangère. Avec cette Constitution nous sommes en présence d’un texte constitutionnel moderne n’ayant plus rien en commun avec les modes de gouvernance de l’Europe d’Ancien Régime.

LA FIN D’UN RÈGNE

Battue sur terre, sa dernière offensive militaire étant le siège de Furiani (1763) qu’elle ne réussit pas à enlever, vaincue sur mer lors d’une expédition navale qui libère Capraja, petite île entre le nord-est du Cap Corse et l’Italie, verrou du canal de Corse, Gênes refuse tout compromis avec l’insurrection victorieuse et ne veut pas rechercher d’autre choix que la cession à la France d’une terre et d’un peuple libres. Un tel renoncement, dont la décision est prise moins d’un mois après la libération de Capraja, dénote le désarroi de sa classe dirigeante. En effet, l’État Corse est désormais non seulement en mesure d’établir un blocus fermé sur le commerce de la « Superbe » mais aussi de porter la guerre sur son territoire continental. Or la défense côtière, à laquelle

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Gênes se trouverait ainsi contrainte, est une stratégie coûteuse et difcile à maîtriser puisque, par principe, l’adversaire marin a toujours l’initiative. Dans cette hypothèse, l’État génois devrait soutenir une guerre sur plusieurs fronts, Corse et Piémontais, continental et maritime que l’état de ses nances publiques ne lui permet même plus d’envisager. La France est d’autant plus intéressée par la proposition de Gênes qu’elle vient de subir un désastre à l’occasion de la guerre de Sept Ans (1756-1763), épisode déterminant dans la très longue confrontation (1688-1815) pour le leadership de la mondialisation. Au Traité de Paris de 1763, soldant ce conit, elle a dû renoncer à l’Amérique du Nord ainsi qu’à la presque totalité de ses colonies des Indes. Elle sauvegarde seulement ses positions antillaises, sources de l’activité et de la richesse des ports de sa façade Atlantique ainsi que le commerce de la Méditerranée, par Marseille, le tiers, peut-être plus à certaines périodes, de ses échanges extérieurs. Celui-ci se trouve désormais sous la surveillance étroite de l’Angleterre qui s’est installée à demeure, à la faveur de la guerre de succession d’Espagne, en prenant possession de Gibraltar (1704) qui obstrue le passage vers l’Atlantique et de Minorque (1708), qui bloque Barcelone et Valence. Seules restent libres la voie maritime de Marseille vers Naples, première ville de la Méditerranée occidentale, à travers le détroit de Bonifaziu et celle des échelles du Levant vers Istanbul et la mer Noire. Qu’à leur tour, ces routes passent sous la surveillance hostile de la otte de guerre du Royaume-Uni allié à un État Corse indépendant et la liberté du commerce de Marseille dépendra complètement de la bonne volonté de la Royal Navy. La France et Gênes ont donc un intérêt commun à empêcher toutes incertitudes géostratégiques nouvelles en Méditerranée qui ne feraient qu’aboutir au renforcement des positions britanniques. Dans cette optique l’État Corse indépendant perturbe les équilibres, elles vont donc s’employer à le supprimer ; c’est l’objectif du Traité de Versailles. Le 15 mai 1768, Gênes, n’ayant plus les moyens nanciers ni la volonté impériale de la guerre coloniale qu’elle poursuit dans l’île depuis quarante ans, « vend » cette dernière à la France. La condition en était d’y mettre n à son indépendance. À cette date, la « Superbe » ne contrôle plus l’île. Celle-ci s’est dotée d’un État dont l’autorité est reconnue sur tout le territoire, soutenue par la population. Les habitants des villes de Bastia, Ajacciu, Calvi, Bonifaziu et San Fiurenzu attendent le départ des garnisons étrangères au service du colonisateur pour rallier le gouvernement national. La France prend donc le relais de Gênes dont elle assure l’héritage colonial. Après quatre siècles de présence, Gênes disparaît du paysage corse. Elle a laissé dans la mémoire du peuple le souvenir de siècles noirs d’une tyrannie interminable.


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LA COLONIE FRANÇAISE L’INVASION

La France entame le conit contre la Corse sans déclaration ofcielle de guerre contrairement à toutes les lois de l’Europe de cette époque. Dès le mois d’août 1768, elle y fait débarquer progressivement un corps expéditionnaire de trente-cinq mille hommes auquel fait face une armée composée de milices souséquipées, sans hôpitaux, sans artillerie ni intendance qui réussira cependant à lui iniger une retentissante défaite à Borgu avant d’être anéantie à la bataille de Ponte Novu (8 mai 1769). Les clauses du Traité de Versailles sont exécutées à la lettre. L’État Corse est rayé de la carte, voit ses institutions dissoutes, le suffrage universel supprimé, ses miliciens continuant le combat poursuivis comme des droits communs, pendus, fusillés, exclus des lois de la guerre. Son drapeau sera considéré comme un emblème séditieux jusqu’en 1975 lorsque les militaires français l’arrachèrent triomphalement à Bastia et à Corti. Son Université restera fermée jusqu’en 1981. Son territoire est démembré. L’île de Capraja, dont le peuplement est corse, donnée à Gênes est aujourd’hui italienne. Tous les signes de sa souveraineté sont prohibés à commencer par sa monnaie à laquelle est appliqué un taux de change léonin avant d’être interdite, accentuant ainsi le marasme d’une économie déjà ébranlée par les opérations de la conquête et de la répression : récoltes dévastées, villages incendiés, populations pourchassées. Les structures économico-sociales qui avaient donné naissance et soutenu le gouvernement national sont démantelées. L’OCCUPATION

Pendant les vingt premières années de l’occupation française, la Corse est une colonie soumise à un régime militaire où discriminations, déportations, insurrections, pendaisons se succèdent sans jamais s’arrêter. Durant cette période, le nouveau colonisateur n’arrive à se maintenir que par la seule force de ses baïonnettes. Au regard des conditions de l’occupation, rares sont en effet les ralliements à la France. Une centaine de familles de l’oligarchie demandent la reconnaissance de leur noblesse, conscientes des grandes opportunités que la collaboration avec le nouveau colonisateur lui ouvrait en comparaison de ce que pouvait lui offrir la République de Gênes, petit territoire étriqué sans grandes ressources, incapable de proposer à l’intégralité de sa propre oligarchie des perspectives honorables de carrière. Les Français donnent aussi, partiellement, satisfaction à quelques notables en les admettant au compte-gouttes au sein de leur administration tout en leur refusant l’exercice du pouvoir politique. C’est beaucoup trop peu pour entraîner l’adhésion de cette classe qui, durant cette période, reste dans l’expectative pendant que les autres catégories de la société manifestent une hostilité complète. À la veille de la Révolution Française la majorité des anciens cadres de l’État Corse vit à l’étranger.

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Pasquale Paoli, chef de l’État, assisté de son secrétariat, s’est réfugié à Londres au centre du dispositif de l’adversaire de la France. L’ancien général en chef, Climente Paoli, réside en Toscane d’où il anime la lutte intérieure. Nombreux sont alors les soldats de l’ancienne armée nationale, partis en exil après la défaite, à s’être engagés sous les drapeaux du Royaume-Uni, seule puissance en mesure de déclencher une guerre à la faveur de laquelle la Corse pourrait se libérer de l’emprise française. L’ANNEXION

En 1789, an de trouver une solution à la faillite des nances publiques, le roi de France convoque des États généraux, qui s’autoproclament rapidement « Assemblée Nationale Constituante » (ANC), au sein desquels seront appelées à siéger ses colonies : la Corse, la Martinique, la Guadeloupe, les cinq comptoirs des Indes et l’Île-de-France, aujourd’hui l’île Maurice. La Corse étant sous administration militaire depuis la conquête, les élections des députés aux États généraux se sont déroulées sous la contrainte des baïonnettes. Seuls ont pu se présenter et être élus les candidats qui acceptaient ou soutenaient l’occupation. À partir du 14 juillet 1789, l’État royal français entre en décomposition, ce qui permet aux nationaux corses de prendre le pouvoir politique dans l’île que les Français refusent cependant d’évacuer. Un double pouvoir se met alors en place. Le 30 novembre 1789, un vote de l’ANC annexe unilatéralement la Corse décidant de la placer sous la souveraineté pleine et entière de la France. En effet, le Traité de Versailles ne lui en conait qu’une jouissance temporaire, Gênes conservant le droit de la racheter, à tout moment, en indemnisant le Très Chrétien de ses frais de conquête et d’occupation. L’importance capitale de la décision de l’ANC mérite qu’on en rappelle les termes : « Il est déclaré que la Corse fait partie de l’Empire français et que les habitants doivent être régis par la même Constitution que les autres Français et que, dès à présent, le Roi sera supplié d’y faire parvenir et exécuter tous les décrets de l’Assemblée nationale ». Depuis lors, la France fonde ses prétentions à sa présence en Corse sur la base de ce vote. L’île serait française puisque ses habitants auraient opté pour cette solution par voie d’autodétermination. En effet les quatre députés insulaires ont voté dans ce sens. L’argument est spécieux à plus d’un titre. Sur les quatre députés, le représentant de la noblesse a été désigné par un corps électoral constitué par les quelques dizaines de familles reconnues nobles par la France, celui de l’Église par un clergé mis au pas, quant aux deux derniers censés représenter la population, ils rent campagne sous la surveillance étroite de l’administration coloniale et de l’armée de pacication. Par ailleurs aucune candidature favorable à l’indépendance n’a pu être présentée aux élections ayant désigné la représentation insulaire aux États généraux. Enn, le choix « intégration à la France ou État Corse indépendant » n’a jamais été proposé lors d’une consultation populaire électorale.


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Depuis 1789, tous les territoires annexés par la France (Avignon et Mulhouse au moment de la Révolution, la Savoie et Nice pendant le Second Empire et les communes italiennes de Tende et La Brigue autour de Menton après 1945) ont fait l’objet de consultation assise sur un large collège électoral permettant de recueillir la volonté des populations concernées. La Corse fait exception puisqu’elle est, durant la même période, le seul pays absorbé où l’aval de son peuple n’ait jamais été demandé. Si on considère que le vote de quatre députés, à la légitimité incertaine, puisse être déclaré sufsant pour disposer de la nationalité de 160 000 de leurs concitoyens, il faut alors admettre que le vote unanime des quatre cents délégués, librement élus sans contraintes policières ni militaires, représentant toutes les communes de Corse, votant la séparation d’avec la France en 1794, a une assise électorale qui lui confère une légitimité encore moins contestable. Le vote de la population insulaire de 1794 annule celui des quatre députés corses à l’ANC en 1789. C’était au demeurant l’opinion la plus répandue dans les milieux avancés de l’époque. Ainsi en jugeait le général Dumouriez, le vainqueur de Valmy : « dans ce moment-ci, en 1794, les Corses n’appartiennent plus à personne ; ils peuvent être vraiment libres : qu’ils ne se donnent pas de maîtres étrangers, et ils peuvent être heureux. Les Corses n’ont de rapports naturels ni de ressemblance avec aucune autre nation de l’Europe ; ainsi ils seront toujours des sujets indociles impatients du joug d’un autre peuple… Il leur faut un chef qui les gouverne et une constitution très simple. Ils sont religieux, hospitaliers, généreux, ers ; ils ont tous les germes des grandes vertus. Ils méritent d’être heureux, et le seront s’ils protent bien de la circonstance. Ce n’est pas la grandeur du territoire, mais la vertu qui fait la force des républiques. Ils occupent un point central dans la Méditerranée, qui est si important que toutes les puissances maritimes le convoiteront, et se surveilleront mutuellement pour qu’aucune ne l’occupe ; et c’est ce qui fait leur sûreté. Le général Paoli peut seul exécuter ce plan glorieux. Il a l’expérience de la guerre contre les Français, vingt ans de méditation en Angleterre, son engagement actuel, et sa propre sûreté »2. Enn, la formulation même des textes de l’annexion (1789-1790) ne laisse pas planer de doute sur la nature coloniale de l’intégration de la Corse dans l’ensemble français. L’emploi du mot « empire » en est la marque alors que celui de « royaume » aurait dû être employé. À la n du XVIIIe siècle, le terme « empire » est utilisé soit pour désigner le Saint Empire Romain Germanique, soit pour qualier les possessions ultramarines coloniales des nations européennes. Une preuve supplémentaire de ce statut colonial est encore apportée par l’offre de rétrocession de l’île à la République de Gênes par le gouvernement de Paris alors même que l’ANC la déclarait française. C’est une 2. Général Dumouriez. Mémoires, Chapitre VI. Ofcier de l’armée française lors de la conquête militaire de la Corse en 1768-1769, général victorieux à Valmy contre l’armée prussienne, 1792.

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transaction identique que la République française effectuera en vendant aux États-Unis la Louisiane (1803), territoire de son empire colonial ultra marin. En 1831, le général La Fayette, l’homme fort du régime au début du règne de Louis-Philippe signe un accord visant à échanger, avec l’Italie, la Corse contre la Savoie dans l’hypothèse où la péninsule deviendrait un État unié. D’après les mémoires de Dominique Leca, directeur de cabinet du Président du Conseil Paul Reynaud, en 1940 la France considère que la Corse peut faire l’objet d’un marchandage comme toute terre coloniale. En pleine débâcle de ses armées, les 26 et 27 mai, le ministre des Affaires étrangères Édouard Daladier proposera à son gouvernement de la démilitariser an de donner un gage aux fascistes italiens pour les empêcher d’entrer en guerre contre la France. Il ne fait guère de doutes que si les puissances de l’axe l’avaient emporté, la France aurait cédé à l’Italie fasciste, Djibouti plutôt que la Tunisie, la Tunisie plutôt que la Corse mais dix fois la Corse plutôt que Nice ou la Savoie ! LA DÉMISSION

Durant sa période révolutionnaire la France trouve enn des partisans. Trois décisions en sont à l’origine : – La Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 instaurant l’égalité civile entre tous les citoyens ; – L’Annexion (30 novembre 1789-janvier 1790) imposant la nationalité française aux habitants de l’île ; – La Vente des biens nationaux. Ces trois textes vont combler l’oligarchie au-delà de ses espérances. Grâce aux deux premiers, tous les emplois civils et militaires de la fonction publique française lui sont désormais accessibles et le troisième va établir son hégémonie, sans aucun partage, sur la société insulaire. Ce dernier texte va être la source d’un enrichissement aussi miraculeux que fabuleux, lui permettant légalement d’accaparer, à des prix de braderie, la presque totalité du patrimoine foncier accumulé depuis près d’un millénaire par l’Église ainsi qu’une bonne partie des biens de la Couronne, c’est-à-dire les terres dont la France avait spolié les communautés rurales après la conquête. Des milliers d’immeubles et des dizaines de milliers d’hectares changent ainsi de propriétaires. Dans la Corse d’avant 1789 comme dans tout l’Occident catholique, l’Église encadre la société civile et exerce les fonctions non régaliennes aujourd’hui assumées par la puissance publique pour la tenue de l’état civil, l’éducation, la formation, les universités, la sécurité sociale et la santé. An de remplir ces charges, elle dispose des revenus d’un patrimoine considérable constitué de biens fonciers et immobiliers. À combien faut-il estimer la valeur d’un tel capital, biens d’Église et de la Couronne ? Peut-être un peu moins ou un peu plus de 15 % de la richesse totale de la Corse de l’époque ? Il s’agit là d’une estimation à prendre comme un ordre


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de grandeur. Dans les sociétés d’avant la révolution industrielle, la terre est la principale – voire pour la Corse la seule source de production de richesses. Celui qui la possède détient, outre la puissance économique, le pouvoir social qui l’accompagne. Dans la Corse du XVIIIe siècle le pouvoir économique est entre les mains des notables, de l’Église et de la puissance coloniale. En s’emparant du patrimoine de ces deux dernières, grâce aux lois et à la complicité du colonisateur, l’oligarchie élimine toute concurrence et tout contre-pouvoir politique. Elle va non seulement établir une hégémonie sociale et économique complète sur la société mais surtout souder son destin à celui de l’occupation française de l’île, seule en mesure d’en garantir la propriété pérenne et la jouissance paisible. La classe sociale des notables démissionne alors de son rôle d’encadrement du mouvement national luttant pour l’indépendance. Désormais la France et l’oligarchie seront conjointes et solidaires de la stabilité du statut colonial. La conséquence de ces formidables bouleversements économiques fut la disparition de la revendication indépendantiste de cette classe sociale, la seule, à l’époque, en mesure de prendre en charge le rôle dirigeant d’une lutte de libération, de conceptualiser la forme d’un État indépendant, de lui fournir les cadres indispensables à son administration. POURQUOI L’OLIGARCHIE CORSE A SOUTENU L’ANNEXION DE 1789 En s’emparant de la Corse, le nouveau colonisateur voulut renforcer la stabilité de son pouvoir en démantelant les structures économico-sociales qui avaient conduit à la construction d’un État indépendant. Dès 1770 la France somma les insulaires de prouver par des écrits qu’ils étaient bien les propriétaires de leurs terres ancestrales. Or la totalité de l’île vivait avec un droit traditionnel oral et les quarante années de guerre avaient détruit une grande partie des titres de propriété. Bien peu nombreux furent donc les insulaires ou les communautés qui purent fournir les actes établissant la possession des terres dont ils jouissaient depuis des temps immémoriaux. La presque totalité des terres sans titre de propriété fut donc décrétée biens de la Couronne. De cette façon la France s’empara de 620 751 arpents3 soit 260 820 hectares c’est-à-dire 30 % de la supercie totale de l’île. C’est donc l’universalité du peuple corse qui fut victime de cette expropriation spoliatrice. Les terres saisies furent concédées à une trentaine de personnes appartenant à la noblesse française : un prince de sang royal François de Bourbon-Conty, des marquis Marbeuf, Gauthier et sa femme, la dame Normand de Garat, des Comtes Maudet et sa femme, la dame Rosalie Berger, RMH de Tournon, des vicomtes Michel et Jean Émard Murat-Sestrières, Bretoux de Fondblanc, Mainbourg4, etc. La France expérimente une méthode de déstructuration économique des populations coloniales conquises qu’elle mettra en œuvre en Algérie sur une échelle beaucoup plus vaste deux générations plus tard. Lorsqu’à la faveur de l’écroulement de l’État monarchique en 1789, les nationaux corses prirent le pouvoir et rappelèrent de son exil Pasquale Paoli, ces concessions furent annulées. 3. Jean Defranceschi. Recherches sur la nature et la répartition de la propriété foncière en Corse de la n de l’Ancien Régime jusqu’au milieu du XIXe siècle, tome I, page 142. Édition Cyrnos et Méditerranée-Ajaccio, 1986. 4. Ibid., page 143.

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Les décrets du 2 novembre, 19 et 21 décembre 1789 de l’Assemblée nationale constituante déclarent que tous les biens de la Couronne, ceux du Clergé et ceux des Corporations de métiers sont des biens nationaux et seront vendus à l’encan. La Corse, ayant été annexée à l’« empire français », n’échappe pas à l’application de ces lois. La vente des biens nationaux va diviser la société corse. Il s’agit d’une banale lutte des classes : les différentes factions de l’oligarchie contre les classes populaires et les communautés de l’intérieur. Ces dernières, 99 % de la population de l’île, soutenaient avec Pasquale Paoli que les biens nationaux étaient inexistants en Corse car ces biens que la Couronne prétendait être siens, leur appartenaient. Elles en avaient été spoliées au moment de la conquête. Le second parti, celui des notables, estimait, comme les Français, au contraire que ces biens étaient considérables et que les communautés qui les revendiquaient devaient faire valoir leurs droits devant les tribunaux. Cette faction était conduite par le parti français : Barthélemy Arena en Balagna, les Bonaparte dans la région d’Ajacciu et Christophe Salicetti dans le centre de l’île. La France trancha en leur faveur, les terres furent vendues par adjudication, provoquant des violences de résistance qui allèrent en se multipliant. L’oligarchie se jeta avec avidité sur cette opportunité. La famille Arena d’Isula Rossa « acquit 7,21 % de tous les biens nationaux vendus en Corse ou mieux encore 10,78 % de ceux du versant oriental et fait particulièrement signicatif 32,19 % de ceux du district de Calvi »5. Christophe Salicetti acheta un domaine de 2 913 hectares dans le Fiumorbu, 71 % de tous les biens nationaux existant dans la province de Corti6. Dans la région d’Ajacciu, ce sont les Bonaparte qui mènent la danse avec leurs parents et leurs prête-noms Ramolino, Paravicini, Bonelli, Costa de Bastelica, Levie. En quelques mois ils s’emparent de la moitié des biens du clergé d’Ajacciu, ils participent directement ou indirectement à une trentaine d’adjudications pour 355 796 francs, achetant plusieurs milliers d’hectares « vendus à un prix 10, 15 ou 20 fois inférieures à leur prix réel »7 et, peut-être, le domaine de la Conna, 600 hectares d’un seul tenant, en utilisant comme prête-nom le philosophe Volney8. De 1791 à 1809, il y eut tout au plus 750 adjudicataires à « savoir 0,50 % de la population, autrement dit la quasi-totalité des Corses demeurèrent en dehors de la vente des biens nationaux, lorsqu’ils n’en furent pas les victimes »9. Seuls les notables disposaient des moyens nanciers pour se porter acquéreurs, spoliant ainsi les populations rurales. Les modalités de paiement prévues par la loi étaient très libérales puisqu’elles permettaient l’échelonnement sur douze annuités qui bien entendu ne furent jamais intégralement honorées sauf exceptions rarissimes. Ces adjudications furent tellement frauduleuses que l’oligarchie s’arrangea pour faire disparaître massivement des procès-verbaux des opérations ; dans trois arrondissements sur neuf, Cervioni, Corti, Sartè les archives les concernant sont inexistantes en totalité. Ce qui empêcha tout recours judiciaire. En 1794 les milieux populaires imposèrent la séparation avec la France, ce qui entraîna la suspension de toutes les ventes de biens nationaux et permit très souvent leur restitution. L’oligarchie prit alors fait et cause pour la France. En 1793, 90 % des 65 familles corses qui prirent le parti de la France étaient adjudicataires des ventes des biens nationaux de la Corse. Au premier rang se trouvaient les familles Arena, Salicetti et Bonaparte. Dès que la France réoccupa la Corse en 1796, la politique de vente des biens nationaux reprit de plus belle. En 1814 au moment de l’effondrement de la construction napoléonienne, les populations, protant des troubles, se jetèrent à nouveau sur les biens dont elles avaient été spoliées. 5. Ibid., page 165. 6. Ibid., page 166. 7. Ibid., page 165. 8. Frédéric Masson. Napoléon dans sa jeunesse 1769-1793, page 280. Albin Michel, Éditeur. 9. Jean Defranceschi, op. cit., page 168.


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Une nouvelle indépendance aurait signié la remise en question si ce n’est l’annulation de la très grande majorité des adjudications. Dès que le pouvoir français fut rétabli, il prit fait et cause pour l’oligarchie. C’est ainsi que cette dernière a lié son destin à celui de la présence française. Par égoïsme de classe, privilégiant ses intérêts matériels sur toute autre considération, elle est devenue républicaine en 1793, bonapartiste après le 18 brumaire, légitimiste en 1814, orléaniste en 1830 monopolisant le pouvoir politique de père en ls, d’oncle en neveu jusqu’au début de la Ve République et même jusqu’à aujourd’hui tel le député Camille de Rocca-Serra dans l’extrême sud de l’île.

LA PRISON

Les classes populaires se sont retrouvées seules à poursuivre le combat après 1796 et à payer l’impôt du sang de la liberté nationale. À la n de la confrontation franco-anglaise, la fraction marchande minoritaire de l’oligarchie tentera de secouer le joug de la France (1814) avec l’appui de l’Angleterre. À cette occasion, on retrouva intact un patriotisme populaire reprenant tout naturellement les chemins du combat national. Au printemps 1814 au moment où la France s’effondre malgré le génie de Napoléon, toute la Corse s’est soulevée contre elle, excepté un quarteron de notables-fonctionnaires que le colonisateur stipendie en les employant dans son administration insulaire. Réfugiés dans Ajacciu, sous la protection de l’armée française, ces derniers attendent prudemment le contenu du traité de paix an de savoir de quel côté monnayer son allégeance. Le soulèvement indépendantiste tourna court rapidement. Le Traité de Paris de 1814 avalisant la présence française en Corse, l’Angleterre refusant son concours et la France de Louis XVIII reconnaissant la validité de la propriété et de l’accaparement des biens de l’Église et des communautés rurales, l’oligarchie se rallie totalement n’ayant plus dès lors aucune raison matérielle de s’insurger contre une métropole qui vient de donner corps à des objectifs qu’elle poursuivait depuis toujours. Les Français eurent conscience que la Corse était passée très près d’une nouvelle indépendance. Vérard, haut fonctionnaire français résidant à Ajacciu, en charge des problèmes de santé, devait écrire dans ses Mémoires10 sur la période de 1814 : « M. Montrésor11 s’était trop avancé pour reculer ; s’il n’eût pas osé fournir ouvertement des secours aux insurgés, il eut fourni des munitions ; l’indépendance de la Corse eut été déclarée ; les Français chassés ; le commissaire extraordinaire du roi n’eut point été reçu dans l’île et aujourd’hui Louis XVIII serait occupé à la reconquérir, si toutefois Sa Majesté eut jugé la possession assez importante pour faire renouveler à la France des sacrices dont le souvenir n’est point encore effacé. » En ce tout début de la Restauration en 1815, les événements qui se produisent laissent place à 10. VÉRARD, La Corse, tome II, page 123. Éditions Alain Piazzola, 1999. 11. Général anglais commandant les troupes britanniques venues au secours de l’insurrection corse en 1814.

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peu de doute sur la nature des sentiments qui animent les populations à l’égard de la présence française. Il suft d’une poignée de notables levant l’étendard de la révolte pour que toute une province, le Fiumorbu, hommes, femmes, enfants prennent les armes, se soulèvent et tiennent en échec, pendant des mois, les régiments que l’occupant dirige contre eux. La France a enn trouvé un parti en s’attachant matériellement une classe sociale qui lui doit sa fortune et va détenir jusqu’à la Seconde Guerre mondiale l’intégralité du pouvoir économique, social et politique. La classe des notables corses devient alors le relais, l’alliée, le fourrier de la colonisation ainsi que celui de l’aliénation culturelle. L’assassinat de l’État national, le viol de la conquête militaire et le ralliement chèrement monnayé de l’oligarchie vont alors enfanter ce système de représentation et de gouvernance non codié qui enserre désormais l’île et le peuple au prot du colonisateur : le clanisme. Le vice appuyé sur le bras du crime aurait pu dire Chateaubriand voyant passer ce couple infernal. L’Angleterre a triomphé de la France à Waterloo dans le grand duel pour le leadership de la mondialisation. L’économie-monde sera anglo-saxonne. De la Méditerranée, elle a saisi les deux portes : Gibraltar, communication vers l’océan, Malte, vaisseau immobile, verrouillant le passage entre les deux bassins, l’oriental et l’occidental. À côté de ces positions géostratégiquement exceptionnelles, Minorque et la Corse ne présentent plus aucun intérêt pour les Anglais. La République de Gênes a été éliminée de la carte des États indépendants et annexée comme province à l’État de Piémont lors de la grande redistribution des dépouilles de l’Empire français à l’occasion des Traités de Vienne. La France s’est vue conrmer la possession de la Corse et peut désormais compter sur l’appui d’une classe sociale qui lui doit tout : les notables. Ceux-ci ont échangé un statut de sujets coloniaux d’une république expirante contre l’appartenance à un grand pays européen offrant des opportunités de carrières sans n. Ils ont considérablement accru leur patrimoine et ont établi leur domination sur la société grâce au nouveau colonisateur dont ils deviennent les obligés et les relais incontournables. Cette classe sociale cherchera alors à justier sa lutte de classe contre le peuple en habillant de patriotisme français son ralliement et les turpitudes qui en donnent la raison. C’est l’époque où elle commence à se mentir à elle-même, à travestir les réalités, à désigner une nation politique, la France, par un terme géographique, le Continent quand ce n’est pas par un concept de droit public, l’État. « Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde » aurait peut-être dit Albert Camus. À partir du Second Empire, la génération suivante de cette classe falsiera même l’histoire, essayant de prouver la volonté multiséculaire du peuple corse à devenir français en torturant textes et événements du passé. Dans ses « livres d’histoire », l’invasion française, les massacres du Fiumorbu, les pendaisons du Niolu, la bataille de Ponte Novu, l’indépendance de 1794, etc. deviendront des malentendus malheureux. Pour cette réécriture falsicatrice de la réalité, il n’est pas envisageable d’employer le concept de négationnisme tellement le terme est historiquement


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et dramatiquement connoté. Par contre celui de mémoricide est-il tellement exagéré ? Des deux protagonistes insulaires de 1729, les classes inférieures du peuple corse sont les grandes perdantes. Ce sont elles qui subissent les répressions. Le considérable bouleversement de la propriété de la richesse insulaire entraîna une jacquerie rampante contestant le nouvel ordre social établi qui accrut le banditisme rémanent dans le monde rural et le transforma en une énorme vague de criminalités qui inonda presque tout le XIXe siècle. Pour la juguler le commissaire Constant12, en charge des pouvoirs de police pour toute l’île, dénit la politique que doit mener le colonisateur (1818) : « Ce ne sera qu’avec des échafauds et des déportations qu’on pourra travailler à pacier, à civiliser » (franciser NdA). Pour la Corse la période s’achève en désastre car elle se retrouve sans les structures d’un État qui est toujours le meilleur rempart, le défenseur ultime et le syndic irremplaçable du peuple, de la société et d’une Nation. L’île, son indépendance perdue, est redevenue une colonie. C’est-à-dire un territoire occupé, administré et maintenu dans un état de dépendance par une nation en dehors de ses propres frontières. La Corse va alors s’apercevoir, au moment où commence la plus grande révolution économique depuis la n de la Préhistoire, qu’en perdant sa liberté politique elle a aussi perdu son avenir. De toutes les libertés dont jouissent les peuples, la plus importante est toujours l’indépendance de la patrie. L’Angleterre ferme le grand livre du XVIIIe siècle insulaire avec la dissolution (1817) du dernier régiment corse de son armée. Les traités de 1815, la loi douanière de 1818 et la révolution industrielle font naître une nouvelle problématique économique et sociale donc politique pour l’Europe, la Méditerranée et la Corse.

12. La Corse sous la Restauration. « Les Rapports du commissaire Constant en 1816-1818 », E. FRANCESCHINI. Bulletin de la Société des Sciences naturelles et historiques de la Corse, numéros 437-440, 445-448, 449-451, 457-460, 461-464.

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« Dans la constitution actuelle de l’Europe, chaque État a son esclave, chaque royaume traîne son boulet. La Turquie a la Grèce, la Russie a la Pologne, la Suède a la Norvège, la Prusse a le grand-duché de Posen, l’Autriche a la Lombardie, l’Angleterre a l’Irlande, la France a la Corse, la Hollande a la Belgique. Ainsi à côté de chaque peuple maître, un peuple esclave ; à côté de chaque nation dans l’état naturel, une nation hors d’état de nature. Édice mal bâti, moitié marbre, moitié plâtras. » Victor Hugo Journal des idées et des opinions d’un révolutionnaire de 1830

LE BOUCLIER LA RÉVOLUTION ÉCONOMIQUE

Si la grande aventure du XVIIIe siècle a été le conit pour le leadership de la mondialisation de l’économie, celle du XIXe siècle fut la Révolution industrielle, la plus formidable mutation économique et sociétale depuis celle du Néolithique. Ce bouleversement a pris naissance sur la façade Atlantique de l’Europe au XVIIIe siècle en Angleterre, s’est propagé au reste du continent pendant tout le XIXe siècle, débutant par la France, après la n des guerres de la Révolution et de l’Empire. Ce fut un processus rapide de changement du mode de production de la vie matérielle, l’industrie remplaçant l’agriculture comme principal moteur de la création de richesses. Cette révolution a été induite par la combinaison de quatre facteurs : l’utilisation du charbon remplaçant le bois comme source d’énergie, la machine démultipliant le travail humain, le développement des moyens de transport terrestres avec le chemin de fer, maritimes avec la navigation à vapeur et la concentration du capital nancier dans les banques. Ce brutal changement va avoir pour conséquence d’entraîner une révolution sociale donc politique puisque le mode de production de la vie matérielle dénit toujours la forme du processus de vie sociale, politique et intellectuelle. Ce gigantesque soulèvement de l’économie va bouleverser de fond en comble les sociétés occidentales avec l’apparition de nouvelles catégories sociales. L’émergence de la bourgeoisie, des classes moyennes et de la classe


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ouvrière remplaçant le modèle des sociétés d’Ancien Régime a transformé les modes de gouvernance en imposant le suffrage universel et la démocratie pluraliste. Les rivalités impérialistes s’en trouveront exacerbées, contribuant à déclencher les premier et deuxième conits mondiaux. Les nations européennes en sortiront ruinées, abandonnant la direction du monde aux États-Unis d’Amérique qui hériteront de la fonction impériale que la GrandeBretagne avait assumée depuis Waterloo. L’IMPÉRIALISME FRANÇAIS

La révolution industrielle pousse les pays européens à se constituer des empires coloniaux, débouchés de la production de biens matériels que celle-ci induit. La guerre de la Révolution et de l’Empire avait entraîné la disparition nale de l’empire colonial de Louis XIV : le Canada, la Louisiane, Haïti, les Indes, l’Île-de-France. En 1815, la France n’avait plus de colonies à part les cinq comptoirs des Indes, la Réunion, la Guadeloupe, la Martinique, le Sénégal et la Corse. Poussée par la nécessité d’écouler sa production industrielle naissante, la France entame alors la construction de son Second Empire colonial commençant par la conquête de l’Algérie (1830), poursuivant son effort par celle de la Cochinchine sous Napoléon III puis l’Afrique Noire, l’Indochine, la Tunisie, Madagascar et le Maroc pendant la troisième République. À la n du XIXe siècle, la Méditerranée occidentale est devenue un lac français. La construction de l’empire colonial nord-africain concomitant de l’ouverture du canal de Suez (1869) bouleverse la géopolitique mondiale, conférant à la Corse une valeur stratégique vitale pour l’impérialisme français. Cette île couvre Marseille, porte de l’empire colonial par où transite tout le commerce français vers l’Afrique du Nord, Madagascar, l’Indochine et les autres pays asiatiques. Ce port devient au XIXe siècle l’un des plus grands ports du monde, la vraie capitale économique, le grand bénéciaire de la construction de l’empire colonial nord-africain et extrême oriental. Sa population compte 100 000 habitants avant la colonisation de l’Algérie (1830), 190 000 en 1851, 313 000 en 1872, 500 000 en 1901, 560 000 en 1914 et presque 600 000 en 1925. En moins de 100 ans Marseille a vu sextupler sa population, alors que celle de la France tout entière augmentait de 30 %. La possession de la Corse a donc une valeur inestimable pour la sécurité du trac impérial maritime français. Elle est la clé de voûte de la liberté du commerce de Marseille, son bouclier, sa ligne de défense numéro un, sa « ligne Maginot ». Pour remplir ce rôle, la France lui impose un statut militaire de place forte qui entraîne en cas de conit extérieur la mobilisation immédiate de toutes les classes d’âge, y compris celles des réservistes et des territoriaux jusqu’à 47 ans.


LA NATION INSTRUMENTALISÉE

LE CANAL DE SUEZ

L’ouverture du canal de Suez en 1869 constitue la grande révolution de la Méditerranée. Cette nouvelle voie maritime divise par deux les traversées entre l’Europe et l’Asie, l’océan Pacique, l’Australie, l’Indochine, la Chine et le Japon. Avec le bateau à moteur et à coque d’acier elle change la dimension du monde. Alors que la vitesse des transports n’a pas beaucoup évolué depuis des millénaires, il est désormais possible de faire le tour du monde en quelques semaines et non pas en quelques années. De Londres, cœur palpitant du capitalisme mondial, à Bombay en passant par Le Cap en Afrique du Sud les navires parcourent plus de 20 000 km ; en transitant par le canal de Suez, la distance est réduite de moitié. De Marseille vers l’Indochine et la Chine, il en est de même. La géopolitique de la mer intérieure en est bouleversée. Le commerce maritime mondial explose entre 1870 et 1914. La Méditerranée redevient l’axe central du commerce mondial alors qu’elle était devenue un cul-de-sac. L’ITALIE

Pour la France, la valeur stratégique irremplaçable de l’occupation de cette île est encore renforcée par l’émergence d’un nouvel acteur politique avec l’unication de l’Italie (1859-1870). Une fois celle-ci réalisée grâce à Napoléon III, cette nation entame sa révolution industrielle et se retrouve rapidement en concurrence directe avec la France dans la quête de débouchés coloniaux. La brouille entre les deux pays provient de l’installation des Français en Tunisie (1881) que Rome convoitait. L’Italie se tourne alors tout naturellement vers l’Allemagne et son allié, l’Empire austro-hongrois, avec lesquels elle conclut une alliance (1882), la Triplice qui durera jusqu’en 1914. Pendant cette période, elle se dote de bases militaires navales. Celle de La Spezia à l’est de Gênes et à l’aplomb du Capi Corsu est dirigée contre la menace potentielle que fait peser sur elle l’occupation française de la Corse. Tarante, à la jonction des deux Méditerranée, fait face à Malte et à la base française de Bizerte en Tunisie. L’Italie est donc devenue un risque majeur de déstabilisation. La Corse, en cas de conit avec cette dernière, est la première ligne de défense de la France méditerranéenne, de son commerce et de son empire colonial. En tenant la Corse, la France assure non seulement la liberté de son commerce impérial par Marseille mais détient aussi la capacité d’asphyxier toute l’Italie en bloquant sa façade ouest, Gênes, La Spezia, Livorno, Civitavecchia, le port de Rome et Naples. Dans ce cas, le commerce maritime de ce pays serait réduit à néant puisqu’il ne dispose pas de ports de substitution à la capacité équivalente dans l’Adriatique.

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LE PORTE-AVIONS Avec le premier conit mondial, trois paramètres nouveaux ont émergé : le pétrole, l’aviation et l’Italie fasciste, accentuant la valeur de la fonction stratégique de la Corse dans le dispositif de l’impérialisme français désormais lié à celui des États-Unis sans lui être tout à fait soumis. LE PÉTROLE

L’acheminement maritime d’une nouvelle marchandise, le pétrole du Moyen-Orient, indispensable désormais à l’économie moderne et à toutes les armées, renforce l’importance de l’axe méditerranéen. Le premier conit mondial a imposé la motorisation des armées, faisant du pétrole une matière première stratégique. La France se dote alors d’une industrie de rafnage jusqu’alors inexistante sur son sol. En 1934 le pétrole irakien, extrait par l’Iraq Petroleum, dont la Compagnie Française des Pétroles détient près du quart des actions, fournit la moitié de la consommation française. Il parvient en France via l’oléoduc Iraq-Méditerranée par Tripoli du Liban sous mandat français (1920-1946) et en Angleterre par le port d’Haïfa. En 1938 la rafnerie de Lavera, créée six ans plus tôt près de Marseille, livre la totalité des produits pétroliers nécessaires à la façade française méditerranéenne. La sécurisation des voies maritimes de son acheminement devient une donnée incontournable de la géopolitique de cette mer. L’AVION

L’avion modie de fond en comble toutes les données stratégiques en raccourcissant les distances horaires. Lesté de bombes, il écrase les fortications, pilonne le mouvement des armées de terre et coule les navires sans aucun dommage pour lui-même grâce à sa vitesse et à son altitude. Le tout récent conit mondial a constitué un banc d’essai qui a mis en évidence les potentialités de cette nouvelle arme qui change non seulement les données géographiques mais aussi la façon dont les opérations de guerre se conduisent au sol ou sur mer. L’ITALIE FASCISTE

Les ambitions de l’Italie fasciste, alliée de l’Allemagne à partir de la guerre éthiopienne (1935), déstabilisent le statu quo franco-anglais qui règne sur la mer intérieure depuis Waterloo. L’Italie afrme désormais sa volonté de parvenir à une modication des équilibres politiques entre les nations présentes et se dote, pour y parvenir, d’une marine de guerre et d’une aviation de combat. C’est l’époque où le Duce déclare devant le Grand Conseil Fasciste qu’« il faut faire sauter le verrou de la prison où est enfermée l’Italie en s’emparant de


LA NATION INSTRUMENTALISÉE

la Corse, de la Tunisie, de Malte et de Chypre ». Pour atteindre cet objectif, l’aviation italienne est mise en capacité de bombarder toutes les villes de l’ensemble français du Sud : Toulon, Marseille, Tunis, Alger, Oran. Sa otte de guerre égale, en tonnage à tout le moins, la force navale française de Méditerranée. L’Angleterre est aussi directement menacée à Suez et à Malte. LA FRANCE

De ce fait, la France se trouve confrontée à la redénition de toute sa stratégie. Elle va renforcer son dispositif militaire à Toulon, Bizerte, Mers el Kebir et réévaluer les fonctions défensives et offensives de sa colonie corse, véritable « ligne Maginot méditerranéenne », chargée de la protection de Toulon, Marseille et des voies de navigation vers ses colonies d’Afrique du Nord et le canal de Suez. La Corse devient ainsi une zone de guerre, pièce essentielle du dispositif stratégique contre l’Italie dans l’hypothèse, de moins en moins douteuse, où celle-ci entrerait en guerre aux côtés de l’Allemagne (1940). Pour remplir cette mission nouvelle, une base aérienne va être installée à Solenzara en Corse à partir de laquelle toute la façade Tyrrhénienne de l’Italie, depuis Gênes jusqu’à Palerme, sera contrôlée, surveillée et le cas échéant bombardée. LA CORSE

La Deuxième Guerre mondiale apportera la démonstration de la valeur stratégique irremplaçable de la Corse pour la défense de la France. Occupée par les troupes italiennes à partir de 1942, l’île se soulèvera contre les Allemands, en septembre 1943. Les destructions entraînées par les combats de la libération accentueront la ruine économique de l’île. La Corse devient « l’équivalent d’une otte de porte-avions mouillée en permanence au centre du golfe de Gênes ». L’armée américaine y installe dix-sept aéroports et éradique la malaria en quelques semaines, assainissant la plaine orientale an d’assurer la sécurité sanitaire de ses soldats. En 185 ans de présence, la France n’avait trouvé ni le temps, ni l’argent pour effectuer un travail de génie rural rendant salubres les 40 000 hectares de la plaine qui s’étend de Bastia à Porti-Vecchiu. L’île est désormais le point de départ des armées navales, terrestres et aériennes alliées pour la libération de l’Europe. De ses aérodromes s’envolent les escadrilles pour bombarder les communications sur les lignes arrière allemandes en Italie et pour soutenir le débarquement en Provence (Opération Anvil-Dragoon). De ses ports partira une partie de l’armée (28 000 hommes – 3 500 véhicules) qui débarquera sur son rivage méditerranéen en août 1944. La France a été libérée grâce à l’effort de guerre anglo-américain, à l’Afrique du Nord et à la Corse. Ses armées de libération étaient composées d’Africains, de Français des colonies et de soldats de la Corse. Celle-ci fut le seul territoire européen sur

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lequel s’exerçait la souveraineté de la France où elle imposa la mobilisation de vingt-deux classes en état de porter les armes. LES ÉTATS-UNIS

Le second conit mondial connaît une rupture avec l’arrivée d’un nouvel intervenant, les États-Unis d’Amérique, au moment où s’effondre la cogestion franco-britannique sur la mer intérieure. L’Angleterre perd le contrôle de sa colonie indienne (1948), cependant que la France évacue l’Indochine et l’Afrique du Nord mettant un point nal (1954-1962) à son aventure coloniale afro-asiatique. Le déclin impérial des anciennes grandes métropoles européennes éclate en pleine lumière avec la crise ouverte par la nationalisation du canal de Suez par Nasser (1956). Elles se révèlent impuissantes à faire plier l’Égypte. La Grande-Bretagne et la France n’ont plus ni les rêves ni la volonté ni les moyens d’une politique impériale. Chypre accède à l’indépendance (1960), suivie quatre ans plus tard de Malte qui n’a plus de raison d’être sous contrôle britannique après la perte de l’Empire des Indes. Les deux vieilles nations réévaluent leur politique méditerranéenne, passant le témoin aux États-Unis. Pour ces derniers, l’enjeu n’est plus l’Inde mais le pétrole du Moyen-Orient, leur adversaire n’est plus l’Italie fasciste mais la Russie communiste. Leur domination ne repose plus sur le contrôle des îles mais sur le système des alliances de l’OTAN appuyée par une force aéronavale spécique dont le commandement Sud s’installe à Naples.

LA BASE AVANCÉE La Corse, à son insu, est redevenue, ces dernières années, un atout déterminant dans le dispositif stratégique militaire de la métropole. Depuis l’effondrement du bloc communiste, la n du pacte de Varsovie et la dislocation de l’Union soviétique, la frontière la plus sensible de la France n’est plus celle de l’Est, le Rhin ou la ligne Oder-Neisse mais celle de sa façade sud, la Méditerranée. La Provence a remplacé la zone Lorraine comme région la plus militarisée de France : les troupes de marine à Fréjus, l’arme blindée à Carpiagne près de Marseille, la Légion étrangère à Aubagne, l’armée de l’air à Salon, les troupes de montagnes, les chasseurs alpins dans les Alpes, l’artillerie et le camp d’entraînement de Canjuers, l’arsenal de Toulon, le Centre d’Études Atomiques de Cadarache dont toutes les recherches et applications sont loin d’être civiles, etc. Le port d’attache du Charles de Gaulle, seul porte-avions de la marine française et, pour l’instant, de toute l’Union européenne, est à Toulon où sont à demeure 70 % des tonnages et effectifs de la marine de guerre. À perspective humaine, c’est-à-dire pour les prochaines décennies, la géopolitique du vieux monde (Europe, Afrique du Nord, MoyenOrient, centre Asie) a totalement changé. La problématique n’est plus le


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dialogue-confrontation Est-Ouest mais Nord-Sud. Le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité Nationale (2008 – réactualisé à partir de 2012) dénit une zone vitale pour les intérêts français, appelée arc de crise qui va de l’Atlantique à l’océan Indien plaçant la Méditerranée, donc la Corse, en son centre. Les intérêts de la France lui imposent d’y intervenir avec ses forces armées comme elle y a été contrainte pendant la révolution libyenne en 2011. Dans ces conditions, la Corse tient une place irremplaçable dans cette stratégie comme le démontre le maintien en fonction de la base aérienne de Solenzara alors que, parallèlement, l’armée de l’air ferme quatorze bases aériennes en métropole dont onze étaient déployées autour de Paris, en Normandie et dans l’est de la France. Une partie des « grandes oreilles » qui écoutent en permanence la Méditerranée et une zone de l’Europe de l’Est sont installées dans le Capi Corsu. La base aérienne de Solenzara a vu sa fonction irremplaçable s’accroître avec la fermeture en 2011 de celle de Roquebrune-Cap-Martin à côté de Nice. La Légion étrangère à Calvi fait partie du dispositif de projection et d’intervention des forces de l’armée en Afrique et en Méditerranée. La France est revenue dans le commandement intégré des armées de l’OTAN (2009) dont l’état-major de la zone sud est installé à Naples. Ainsi, sans qu’elle en ait été informée ou consultée par l’intermédiaire de son Assemblée, la France a décidé unilatéralement que la Corse assumerait la fonction d’être son premier bouclier, sa première ligne de défense comme l’était autrefois l’Alsace et la Lorraine. Elle est donc une cible potentielle susceptible de voir son territoire et sa population frappés par une agression étrangère, un acte violent de terrorisme international, puisqu’entraînée dans un conit dont la France serait partie prenante. N’en a-t-il pas été déjà ainsi durant le second conit mondial ? Il serait donc justié que les ministres français des Relations extérieures et de la Défense tiennent en Corse une séance de travail avec son Assemblée, une commission spécialisée ou seulement avec son exécutif, au cours de chaque année et s’il le faut, en cas de nécessité, plusieurs fois par an. Il aurait dû en être ainsi quand la France est intervenue militairement en Libye à partir de l’aéroport de Solenzara.

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