Le grand dérangement

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Bibliothèque d’histoire de la Corse Collection fondée par Antoine Laurent Serpentini dirigée par Eugène F.-X. Gherardi Déjà parus Être instituteur en Corse sous le Second Empire Coll. sous le direction d’Eugène F.-X. Gherardi, 2012 La distribution des prix Tome I : Le temps de l’éloquence au lycée de Bastia (1846-1903) Eugène F.-X. Gherardi, 2011 Théodore de Neuhoff, roi de Corse Un aventurier européen du XVIIIe siècle Antoine Laurent Serpentini, 2011 Les Lucciardi Une famille corse de poètes et d’instituteurs Eugène F.-X. Gherardi, 2010 L’Imprimerie en Corse des origines à 1914 Aspects idéologiques, économiques et culturels Vanessa Alberti, 2009 Esprit corse et romantisme Notes et jalons pour une histoire culturelle Eugène F.-X. Gherardi, 2004 Histoire de l’École en Corse Ouvrage collectif dirigé par Jacques Fusina, 2003 L’âme des pierres Sculpture et architecture, deux composantes de l’art préhistorique de la Corse François de Lanfranchi, 2002 La coltivatione Gênes et la mise en valeur agricole de la Corse au XVIe siècle Antoine Laurent Serpentini, 1999


DIDIER REY EUGÈNE F.-X. GHERARDI

Le grand dérangement Congurations géopolitiques et culturelles en Corse 1729-1871 Anthologie

Bibliothèque d’histoire de la Corse

UNIVERSITÀ DI CORSICA



En guise d’introduction…

En 1736, Sebastiano Costa entreprenait d’écrire le Raccontamento fedele di tutti gli avvenimenti, guerre, e mutanze di stato della nostra Italia, e dell’Europa tutta1 an de servir la cause de la Révolution corse. Un siècle et demi plus tard, un journaliste bastiais n’hésitait pas à afrmer qu’Ils sont partout ! C’est par milliers qu’on les compte […] qui viennent à la curée, sucer les dernières gouttes de [notre] sang […]. L’Italien, cependant, reste la plaie de notre pauvre pays. […] Lorsqu’il n’est pas un espion, il est toujours un calomniateur2. Entre les deux dates, l’État national détruit par la conquête française, « la Grande Révolution » et, d’un Napoléon à l’autre, l’irrésistible francisation accompagnée de son corollaire, la disparition de la part italienne de la culture corse. Beaucoup de choses ont été écrites sur la période qui a laissé peu d’historiens indifférents. Il faut dire que le XVIIIe siècle amboyant de Théodore, de Giafferi, de Gaffori et des Paoli, suivi d’un XIXe siècle riche en rebondissements, symbolisé par une galerie de portraits et de personnages haut en couleur, dont Napoléon Bonaparte demeure le plus célèbre, et que le romantisme éleva parfois jusqu’au niveau du mythe avaient de quoi enammer les imaginations des chercheurs et de tant d’autres avec eux. En revanche, concernant l’italianité de la Corse, à laquelle les élites mais aussi le peuple, restèrent longtemps attachés, passé 1870, elle fut rejetée, voire niée, sous les effets conjugués de la nationalisation puis de la républicanisation des masses, des mutations géopolitiques, de la « guerre froide » franco-italienne (1880-1901), nonobstant l’apparition d’un racisme vouant le Lucchesu3 aux gémonies, phénomène de rejet du reste savamment entretenu par la presse et partie prenante du processus d’acculturation. Les fantasmes et les gesticulations fascistes de l’entre-deux-guerres achevant de discréditer jusqu’au concept lui-même et amalgamant soigneusement les trois termes italianité, irrédentisme et fascisme avec des arrière-pensées politiques et socioculturelles évidentes. 1. Sebastiano Costa, Mémoires 1732-1736, édition critique, traduction et notes par Renée Luciani, agrégée de l’Université, à compte d’auteur, 1972, volume 1, p. 4. 2. L’Écho de Bastia du 30 juillet 1898, l’article s’intitule « L’Invasion ». Cité par Marie-Pierre Luciani, Immigrés en Corse minorité de la minorité, Paris, CIEMI, L’Harmattan, 1995, p. 56. 3. Terme péjoratif désignant les Italiens, il est dérivé du nom des habitants de la province et de la ville de Lucques (Lucca), en Toscane, d’où provenaient en majorité les immigrés à la n du XIXe siècle.


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C’est pourtant à cette période, du moins à une partie de celle-ci, et plus spéciquement à la question de l’effacement – voire de la destruction – de la culture italienne en Corse que ce petit ouvrage voudrait s’intéresser4. Nous n’entendons pas traiter le sujet à la manière de tant de nos prédécesseurs – auxquels cependant, nous sommes redevables, cela va sans dire –, ne serait-ce que par le choix des limites temporelles de notre sujet. En effet, les bornes chronologiques retenues ne recouvrent pas la traditionnelle partition de l’histoire insulaire entre un avant et un après 1769, voire 1789 pour certains. Nous avons fait le choix de débuter notre étude par le déclenchement de la Révolution corse (1729), dont l’aboutissement fut l’instauration de l’État national, partie prenante du concert des nations italien, et de la conclure par la naissance de la IIIe République et la Commune de Paris (1870-1871), moment décisif dans le processus d’intégration culturelle de la Corse à l’ensemble national et, en même temps, propice, en France, à une vague de corsophobie montrant les limites de ce processus. Il nous semble essentiel de considérer cette période dans son ensemble an de tenter de mieux comprendre comment et pourquoi un État indépendant de la sphère italienne, devenu un pays de conquête puis un département français, en vint nalement à adhérer à un monde culturel différent allant jusqu’à renier farouchement une partie de lui-même jusqu’à une période très récente. Autrement dit, l’essentiel ne se joua pas sous la IIIe République, qui ne t « qu’achever le travail » si l’on nous permet cette trivialité, mais bien avant, aux alentours des années 1830. Pour ce faire, nous avons privilégié une approche sous l’angle de l’histoire culturelle. Cette dernière est un domaine historiographique en plein essor qui s’édie en partie dans le prolongement de l’histoire des mentalités. Même si sa légitimité est parfois remise en cause ou regardée avec méance par certains historiens, elle s’est forgé peu à peu une identité propre en se détachant de l’histoire des mentalités par l’adoption de méthodes moins sérielles et quantitatives. Tout compte fait, l’histoire culturelle tient de l’histoire sociale, de l’histoire des mentalités, de l’histoire des sensibilités, des représentations, des univers mentaux et des pratiques culturelles. Le champ est vaste et la plus grande difculté est sans doute de parvenir à le circonscrire de manière rigoureuse. Car l’histoire n’est pas une addition de certitudes, mais une forêt d’interrogations et de sujets à visiter ou à revisiter. Dans L’histoire entre certitudes et inquiétudes, Roger Chartier discerne deux chemins principaux : D’un côté, la culture entendue comme un domaine particulier de productions, de pratiques et d’expériences intellectuelles et esthétiques ; de l’autre, la culture dans sa dénition anthropologique, pensée comme l’ensemble des mots, des croyances, des rites et des gestes à travers lesquels les communautés donnent sens au monde, qu’il soit social, naturel ou surnaturel5. Comme le souligne fort justement 4. Sans vouloir prétendre à la problématique exhaustivité des sources. 5. Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’Histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, Albin Michel, 2009, p. 15.


EN GUISE D’INTRODUCTION

Jean-Claude Yon, L’histoire culturelle est toujours guettée par la tentation, dans une approche globalisante, de s’approprier peu ou prou tous les sujets, au risque de perdre en substance ce qu’elle gagne en surface6. Cette approche par le biais de l’histoire culturelle sera complétée par un regard sur les relations internationales. Autrement dit, ainsi que le rappelait René Girault citant les travaux de Jean-Baptiste Duroselle et de Pierre Renouvin, au-delà de la simple relation politique et diplomatique d’État à État, il ne saurait être question de minimiser les Conditions géographiques, [les] mouvements démographiques, [les] intérêts économiques et nanciers, [les] traits de la mentalité collective, [les] grands courants sentimentaux7 qui structurent également les relations internationales. Ainsi, nous apparaîtra-t-il, entre autres choses, que l’indépendance perdue, le principe de la Corse française ne fut, un temps, qu’une solution parmi d’autres pour une partie des élites insulaires. Outre les options italiennes – c’est-à-dire le rattachement à l’un des États de la péninsule puis à l’État unitaire –, celles britanniques et russes ne furent pas de simples épiphénomènes : elles participèrent en partie d’une logique autocentrée même si les rapports de forces et les circonstances internationales, évidemment, pesèrent de tout leur poids. Aussi, considérera-t-on que 1789, quoique l’on en dise et malgré son importance capitale, ne marque pas dénitivement l’intégration de la Corse à la France, effaçant ainsi la conquête de 1769 et tout autre projet concurrent. Que surviennent des situations de crises entre les deux partenaires et d’autres options sont alors envisagées du côté insulaire et, parfois, dans des circonstances précises également de l’autre côté de la Méditerranée. Mais il n’y a pas que cela, l’image même de la Corse dans l’ensemble français resta – et reste – longtemps ambivalente, permettant de songer, chez certains à Paris, au moins par trois fois en moins d’un siècle (1790, 1831 et 1871) – dans des situations très diverses il est vrai, mais sans aucune obligation et en période de paix –, à se débarrasser de cet encombrant legs de l’Ancien Régime. Appartenances idéologiques, sensibilités, représentations, pratiques culturelles, rendent l’essentiel des ressorts de l’esprit corse. Ce dernier, mû par des dynamiques complexes, est dominé par deux gures tutélaires, totémiques : Pasquale de’ Paoli et Napoléon. De la conquête française à l’effondrement du Second Empire, la Corse est traversée par des courants idéologiques et culturels souvent contraires. Déchirée, écartelée entre appartenance à la France et attachement à l’Italie en cours d’unication, l’île apparaît dans toute la complexité d’un territoire incertain où régnerait la violence. Garder ses vieilles attaches italiennes ou se mettre à toutes les nouveautés de la modernité française ? 6. Jean-Claude Yon, Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, coll. U-histoire, 2010, p. 8. 7. René Girault, Diplomatie européenne. Nations et impérialismes 1871-1914, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2009, p. 9.

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Refuser la France ou la faire sienne avec avidité ? Après la conquête de la Corse par les troupes de Louis XV, où est l’île ? Où est-elle au juste ? Au cœur de l’Italie ou aux marges de la France ? Vieille question à laquelle ni l’histoire ni la géographie n’apportent de réponse catégorique. Au contact de l’île, aucun voyageur n’échappe à cette interrogation. La Corse, l’Italie, la France. Tour à tour, les élites corses abhorrent l’une autant qu’ils idolâtrent les deux autres8. Le cœur balance sans n. Les Corses vivent sous le régime de cette triple appartenance. Flottante, aléatoire, mouvante. Obstinément oue. La culture des élites corses dit quelque chose des recongurations territoriales, de l’État-nation et de sa construction au XIXe siècle. Guidée par la soif de notoriété, de pouvoir et de reconnaissance, l’intelligentsia insulaire vit intensément cette tension entre allégeance à la France et délité à l’Italie. Or, c’est bien là que se trouve le l d’Ariane du XIXe siècle corse. Là et nulle part ailleurs ! De quoi susciter de puissants tropismes et des réactions névrotiques en cascade. S’il ne se dément pas, l’intérêt des insulaires pour la péninsule italique rencontre de sérieux obstacles. Non que l’Italie ait été ignorée. Et comment l’eût-elle été, elle qui est constamment présente, à l’arrière-plan ou au cœur, dans l’histoire de la Corse ? Les grandes décisions ne se prenaient plus à Gênes, à Rome ou à Naples mais à Versailles puis à Paris. Le culte napoléonien érigé en religion et une historiographie amnésique et mutilante contribuèrent à éloigner l’île d’une Italie en quête d’unité. Grand dérangement culturel9, résistance et identité recomposée sont les maîtres mots du XIXe siècle insulaire. Se voulant universelle, la totalité culturelle et linguistique française gagnera d’abord les élites puis, par l’action de l’école, l’ensemble de la population. L’acculturation remporte des batailles décisives. Aujourd’hui, qu’il l’admette ou pas, tout intellectuel corse est d’abord un intellectuel français pour qui la Corse est souvent l’île aimée-détestée. Aimée parce que lointaine, autre, refuge archaïque dont la beauté, souvent poignante, est en opposition totale avec la beauté ou la laideur du paysage urbain. Détestée parce qu’elle est un monde clos10. Tout le bonapartisme tenait dans une légende, que l’on peut élever au rang de premier mythe séculier de l’histoire universelle, tant le bonapartisme ira crescendo durant près de quatre décennies. Par extension métaphorique, la « voix » des deux gures tutélaires résonne fortement dans la Corse du XIXe siècle. Les deux totems sont devenus maîtres à agir et à penser. Peu importe si le personnage mythié ne correspond plus à la réalité biographique. Ce qu’il y a de plus vrai dans la vie d’un homme c’est sa légende, disait Oscar 8. Sur le sujet, on consultera avec grand prot : Marco Cini, Giovan Pietro Vieusseux, Salvatore Viale, Le dialogue des élites. Correspondance (1829-1847), Ajaccio, Albiana, 1999, 376 pages. Marco Cini, Une île entre Paris et Florence. Culture et politique de l’élite corse dans la première moitié du XIXe siècle, Ajaccio, Albiana, 2003, 227 pages. 9. Nous reprenons ici le titre du chapitre 3 du manifeste politique du Front régionaliste corse, Main basse sur une île, Paris, Jérôme Martineau, éditeur, 1971. 10. Antoine Ottavi, Des Corses à part entière, Paris, Le Seuil, L’Histoire immédiate, 1979, p. 94.


EN GUISE D’INTRODUCTION

Wilde. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, l’histoire littéraire de la Corse se caractérise notamment par la recherche d’un statut culturel autonome, tant au regard de la culture italienne qu’en rapport avec la littérature française. Même si elle n’est pas toute d’inspiration romantique, la vie littéraire corse au XIXe siècle se reète donc dans les expériences continentales, principalement française et italienne. Toutefois, sans parvenir à s’intégrer dans la littérature française, les lettres corses cessent d’être un prolongement insulaire de la littérature péninsulaire. Les incertitudes politiques, culturelles et linguistiques travaillent la société corse. Une fois la connaissance pratique acquise par la lecture des œuvres prises individuellement et par la collecte des informations d’ordre biographique et bibliographique, il nous est devenu possible de mettre en relation des processus, des événements et des textes, et de tenter une analyse dans une dimension collective par l’intermédiaire de l’histoire. Car comprendre un document, c’est aussi être capable d’identier les références culturelles qui s’y trouvent de manière consciente ou inconsciente. De leur côté, à l’instar de Mérimée, les écrivains et voyageurs français qui imaginaient bien connaître la Corse et les Corses sont à l’origine de bien des clichés et des stéréotypes qui touchent durablement le pays et ses habitants. Dans ses Mémoires sur Napoléon, Stendhal, qui n’avait jamais mis les pieds dans l’île, s’engage pourtant dans une courte description de l’île natale de l’Empereur. La Corse est une vaste agrégation de montagnes couronnées par des forêts primitives et sillonnées par des vallées profondes ; au fond de ces vallées, on rencontre un peu de terre végétale, et quelques peuplades sauvages et peu nombreuses, vivant de châtaignes. Ces gens n’offrent pas l’image de la société, mais plutôt celle d’une collection d’ermites rassemblés uniquement par le besoin. Ainsi, quoique si pauvres, ils ne sont point avares, et ne songent qu’à deux choses : se venger de leur ennemi, et aimer leur maîtresse. Ils sont remplis d’honneur, et cet honneur est plus raisonnable que celui de Paris au XVIIIe siècle ; mais, en revanche, leur vanité est presque aussi facile à se piquer que celle d’un bourgeois de petite ville. Si, lorsqu’ils passent dans un chemin, un de leurs ennemis sonne le cornet à bouquin du haut de la montagne voisine, il n’y a point à hésiter, il faut tuer cet homme. Les vallées profondes, séparées entre elles par les crêtes des hautes chaînes de montagnes, forment la division naturelle de l’île de Corse ; on les appelle pieve. Chaque pieve nourrit quelques familles inuentes, se détestant cordialement les unes les autres, quelquefois liguées ensemble, plus habituellement ennemies. À la menace d’un danger commun, les haines s’oublient pour quelques mois ; au total ce sont des cœurs brûlants qui, pour sentir la vie, ont besoin d’aimer ou de haïr avec passion11. 11. Stendhal, Mémoires sur Napoléon. Préface de Lucien d’Azay, Paris, Climats, 1997 [1876], p. 34-35.

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La première partie de cet ouvrage est consacrée à la mise en perspective historique des enjeux de la période alors que, dans une seconde partie, une sélection de textes – avec ce qu’elle peut avoir d’arbitraire – mettra le lecteur au contact direct des sources et des écrits des protagonistes du temps. Si la plupart de ces écrits sont connus des érudits, souvent cités, pas toujours lus, ils n’en demeurent pas moins difciles d’accès car « relégués », la plupart du temps, sur les rayonnages des bibliothèques ou dans les dépôts d’archives et bien peu ont été réedités. Aussi, pour la première fois trouvera-t-on ici réunis, entre autres, des textes de Pasquale de’ Paoli et de Napoléon Bonaparte, de Salvatore Viale, de François-René de Chateaubriand et de Francesco Domenico Guerrazzi, offrant au lecteur, spécialiste ou non, un panorama de l’histoire culturelle de la Corse unique en son genre et plus encore, il faut le souhaiter, un espace de réexion et de questionnement sur la construction-destruction permanente de l’identité corse. Les auteurs remercient Christophe Luzi, docteur en littérature française, ingénieur de recherche au CNRS, d’avoir accepté de relire le manuscrit.


La Révolution corse (1729-1769)

NAISSANCE D’UNE NATION Passée progressivement, à compter de la n du XIIe siècle, sous la souveraineté ligure, que celle-ci fût directe ou indirecte, la Corse était étroitement liée à la République de Gênes depuis la disparition des derniers féodaux (1511)1 et, plus encore, depuis la défaite et l’assassinat de Sampiero Corso (1567). Après un siècle et demi de paix, l’île allait connaître une ambée de violence liée à une situation économique précaire, jointe à une incapacité de l’État génois à résoudre la délicate question du port d’armes et des violences consubstantielles à cette faiblesse. Simple révolte à l’origine, le mouvement se transforma progressivement en une véritable révolution liée à une lutte de libération nationale2 dont les maîtres mots furent Patria e Libertà, ainsi que le clamèrent les soldats corses se lançant à l’assaut contre les Français lors de la guerre de 1768-17693. 1. La lutte entre Pise et Gênes pour la domination de la Corse dura plus d’un siècle ; Pise se trouva dénitivement évincée au lendemain de la victoire navale génoise de La Meloria (1284). Concernant l’affrontement entre Gênes et les féodaux insulaires, on lira avec prot l’ouvrage fort documenté de Vannina Marchi Van Cauwelaert, La Corse génoise. Saint Georges, vainqueur des « tyrans » (milieu XVe-début XVIe siècle), Paris, classiques Garnier, 2011. 2. En plus de l’ancienne et remarquable synthèse de Fernand Ettori dans le tome II du Mémorial des Corses intitulée « La Révolution corse » (p. 213-423), à laquelle cette partie doit beaucoup, on consultera également Franco Venturi, Settecento riformatore. L’Italia dei lumi (1764-1790), vol. I : La rivoluzione di Corsica. Le grande carestie degli anni sessanta. La Lombardia delle riforme, Roma, Einaudi, 1987, p. 8-220, ainsi que Fabrizio Dal Passo, Il Mediterraneo dei lumi. Corsica e democrazia nella stagione delle rivoluzioni, Bibliopolis, 2007. Sur les débuts de la Révolution on se reportera à Évelyne Luciani, 1729, Les Corses se rebellent. Relazione dei tumulti di Corsica in tempo del governator genovese Felice Pinelli (1728-1730) ; suivi de Sollevazione dei Corsi. I paesani invadono la città di Bastia (1730), Anonyme, Ajaccio, Albiana, coll. La Corse des Lumières, 2011. Dominique Taddei (dir.), Lorsque la Corse s’est éveillée… Actes des premières rencontres historiques d’Île-Rousse, juin 2010, Ajaccio, Albiana, coll. La Corse des Lumières, 2011. 3. « Le cri de guerre des Corses étoit dans ce tems le plus noble qu’ait eu aucun peuple : Patria e Liberta, vaut sans doute mieux que Montjoye et Saint-Denis », François-René-Jean de Pommereul, Histoire de l’isle de Corse, Berne, Société typographique, 1779, volume II, p. 270.


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La tradition orale rapportait que, le 27 décembre 1729, Cardone, un vieillard du Boziu, refusa de payer une baiocca supplémentaire réclamée par le percepteur au nom de l’impôt sur la disparition du port d’armes, les fameux due seini. Aussitôt ameutée, la population prit fait et cause pour le vieillard et refusa à son tour de s’acquitter de la taxe. À quelque temps de là, en Tavagna, un détachement génois fut pris à partie par la population, désarmé et renvoyé à Bastia, la capitale. Les 19 et 20 janvier 1730, cette dernière était partiellement pillée par une « descente » de 5 000 paisani venus essentiellement de Castagniccia et de Casinca ; au même moment, les grands domaines agricoles génois subissaient un sort identique alors que les Grecs de Paomia se réfugiaient à Aiacciu ; les dépôts d’armes enn, partout où cela était possible, furent vidés par les assaillants. L’agitation gagna bientôt l’île entière. C’était la première fois depuis la victoire sur Sampiero que la République se trouvait confrontée à une situation aussi grave. La médiation de monseigneur Saluzzo permit aux Génois de se ressaisir provisoirement. Les populations furent alors invitées à formuler leurs doléances, ce dont protèrent immédiatement les élites insulaires – qui s’étaient jusque-là tenues prudemment à l’écart – pour tenter de faire valoir leur point de vue et leurs revendications propres. Au-delà de l’aspect événementiel, il reste à identier les causes d’un tel soulèvement ; celles-ci apparaissaient multiples, tenant à la fois de la conjoncture mais également de réalités structurelles. Conjoncturellement, pouvaient être évoquées toute une série de mauvaises récoltes qui fragilisèrent le tissu social et économique insulaire ; celles-ci doivent être replacées dans le contexte difcile de l’Italie du temps, soumises aux grandi carestie (grandes famines), pour reprendre les termes de Franco Venturi. Dans ce contexte de fragilité générale, le paiement d’un nouvel impôt s’avéra insupportable. En ligrane des due seini se lisaient le problème de la justice et l’incapacité chronique de la République à assurer l’ordre social4, alors même qu’elle faisait payer un impôt pour interdire le port d’armes ; sans compter la vénalité de nombreux fonctionnaires, ce qui ne pouvait qu’accroître la violence. Ceci dit, pour réelles qu’elles fussent, ces causes ne sauraient sufre à expliquer un mouvement qui prit assez vite une coloration politique et nationale. Plus conséquentes semblaient être les raisons structurelles, et d’abord celle du vieillissement des institutions et de leur non-renouvellement, il apparaissait clairement que La Repubblica è vecchia5. Le système semblait totalement verrouillé par l’oligarchie génoise et l’on sait que, de 1563 à 1610, 4. Pour une première approche de la question, on pourra consulter Antoine Laurent Serpentini, « La criminalité de sang en Corse sous la domination génoise (n XVIIe-début XVIIIe siècles) », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, vol. 7, n° 1, 2003, p. 57-78. 5. Carlo Bitossi, « La Repubblica è vecchia ». Patriziato e governo a Genova nel secondo Settecento, Roma, Istituto storico italiano per l’Età moderna e contemporanea, 1995.


LA RÉVOLUTION CORSE (1729-1769)

une série de mesures interdisait aux Corses d’occuper des postes dans la haute administration mais également les charges subalternes, même si l’interdiction demeura plus formelle que réelle6 ; nonobstant le fait que Gênes ne développa en Corse qu’une fonction publique rudimentaire synonyme de politique variable [et] erratique7. Or, les principali aspiraient à occuper des postes supérieurs dans l’administration et, pour certains, ne rêvaient que d’intégration au patriciat génois. De même, l’application d’un numerus clausus empêchait pratiquement les insulaires d’accéder aux études supérieures au sein du Collegio del Bene de Gênes, dirigé par les Jésuites, ce que plus tard, l’auteur de la Giusticazione devait durement reprocher à ses adversaires8. Une fois encore, les choses n’étaient pas aussi simples et l’on sait que, par exemple, Pier Maria Giustiniani, dès sa prise de fonction, manifesta un vif intérêt pour la formation du clergé insulaire ; ainsi, en décembre 1735, l’évêque s’entremit avec succès auprès du père Gian Luca Durazzo pour lui recommander un nouveau candidat au Collegio del Bene9. Ce système relativement fermé ne rendait pas non plus possible l’application d’une justice équitable, du moins les Corses en étaient-ils persuadés depuis longtemps. Ensuite, à l’encontre de leurs homologues vénitiens qui, au lendemain de la perte des débouchés de la Méditerranée orientale, entreprenaient une « mise en valeur » systématique de leurs territoires de terre ferme, les patriciens génois, partisans de l’immobilisme social, n’eurent pas la politique active de développement qu’une certaine historiographie voulut bien leur prêter. Au contraire, ils menèrent une politique cynique de nondéveloppement, nécessaire selon eux à [la] conservation [de la Corse] dans un contexte difcile10. Enn, la faiblesse de la République sur la scène internationale tranchait encore plus avec son passé glorieux ; à cela, il convenait d’ajouter la fragilité militaire d’un État qui ne pouvait guère aligner plus de 4 000 hommes au meilleur de ses nances, du reste, vers 1730, la moitié de ces soldats étaient Corses…11 L’échec de la médiation de 1730 relança le mouvement. Déçus par les propositions génoises, les principali – du moins une partie d’entre eux – prirent la tête de la révolte ; en décembre 1730, les insurgés élurent un triumvirat sous la direction de Luiggi Giafferi, d’Andrea Colonna Ceccaldi et de l’abbé Carlo 6. Antoine-Marie Graziani, La Corse génoise. Économie, société, culture. Période moderne 1453-1768, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 1997, p. 66-67. 7. Ibid., p. 56. 8. Voir texte 3. 9. Sur le personnage de Giustiniani, on se reportera à l’importante étude d’Eugène F.-X. Gherardi, « Pier Maria Giustiniani, un évêque génois dans la Corse insurgée : pour une édition critique de sa correspondance », actes du colloque de Bastia, 25-26 novembre 2011, « De l’historiographie de la Corse. Sources anciennes revisitées et sources inédites », Bulletin de la Société des Sciences historiques de la Corse, n° 740-741, 2012, p. 165-234. 10. Antoine-Marie Graziani, La Corse génoise, op. cit., p. 211. 11. En 1702, le nombre de soldats corses sous l’uniforme génois atteignait le chiffre de 1 102 ; en 1764, ils étaient encore 500 au sein du Reggimento corso.

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Francesco Raffaelli qui reçurent, pour les deux premiers, le titre de Generali della Nazione, instaurant de fait une forme de premier gouvernement national. Dans le même temps des liens furent établis avec la diaspora de Terra ferma – et en tout premier lieu Livourne – qui fournit armes, munitions, argent et contacts. Le gouvernement provisoire réunit un congrès de théologiens à Orezza, le 4 mars 1731 qui, tout en afrmant la justesse de la lutte, ne rompait pas pour autant avec Gênes, pour peu que celle-ci acceptât d’entamer des négociations. Ce rôle tenu par le clergé ne doit pas surprendre ; Monseigneur Giustiniani, l’évêque génois de Sagone, signala très tôt que religieux, moines et curés, avaient pris largement fait et cause pour le peuple soulevé, se plaçant parfois à la tête d’un mouvement que plus rien ne semblait être en mesure d’endiguer. La fracture était manifeste entre les évêques génois et le clergé corse rallié aux insurgés12. Rapidement, la question corse ne se résuma plus au simple tête-à-tête corsogénois et s’internationalisa. En effet, incapable de rétablir l’ordre, la République se rendait bien compte que la picciola scintilla accesa in Rostino, eccitato avea uno ‘ncendio generale di Rivoluzione per tutto il Regno13 ; elle t alors appel à l’étranger en la personne de son suzerain théorique, l’Empereur Charles V, dont les troupes, commandées par Wachtendonck, débarquèrent en Balagna, en août 1731. Accrochés à Calinzana, en février 1732, les impériaux n’en nirent pas moins par faire plier les nationaux encore militairement trop faibles ; une trêve fut conclue et les chefs de l’insurrection durent s’exiler. Mais le répit fut de courte durée, rien n’ayant changé sur le fond ; après que les Autrichiens eussent quitté la Corse, dans le courant de l’année 1733, et face à l’absence de réformes des Génois, les troubles reprirent. L’épisode résumait à lui seul ce que seraient les vingt années à venir : l’immobilisme ligure entraînait le soulèvement des Corses, assez rapidement suivi d’une intervention extérieure à la demande de Gênes ; la « pacication » acquise, les troupes étrangères réembarquaient, non sans avoir obtenu de la République des promesses de réformes mais, face à la mauvaise volonté génoise, les Corses se soulevaient de nouveau et ainsi de suite. Les insurgés persévérèrent dans la mise en place progressive d’un État structuré ; le 8 janvier 1735, lors de la consulta d’Orezza, Giacinto Paoli, Andrea Ceccaldi et Don Luigi Giafferi furent élus à la direction du gouvernement. À leur tour, les insulaires cherchèrent des appuis à l’extérieur, songeant à la personne de Don Carlos, héritier du trône d’Espagne14, en vain. On n’entrevoyait pas de solution

12. Eugène F.-X. Gherardi, « Pier Maria Giustiniani, évêque génois dans la Corse insurgée » art. cit. 13. Sebastiano Costa, op. cit., p. 316-317. 14. Le roi d’Espagne demeurant nominalement roi de Corse depuis l’intermède aragonais au XVe siècle.


LA RÉVOLUTION CORSE (1729-1769)

lorsque, le 12 mars 1736, débarqua à Aléria le plus inattendu des personnages15, autrement dit le baron Théodore de Neuhoff. DE THÉODORE À PAOLI L’intermède du roi Théodore16 peut être considéré comme la date de la rupture dénitive avec Gênes, il permit également aux principali de s’assurer dénitivement la mainmise sur le pouvoir. Le chancelier du roi, Sebastiano Costa, laissa des Memorie des plus intéressantes sur cette période dans lesquelles il évoque notamment les rivalités entre les prepotenti qui, tout autant que les manœuvres génoises, condamnèrent la monarchie théodorienne à l’échec. Après le départ du roi, en novembre 1736, la lutte continua et la République t de nouveau appel à l’Empereur ; trop occupé à guerroyer contre les Turcs, celui-ci refusa son aide. Au même moment, la diplomatie française jetait de nouveau son dévolu sur l’Italie et allait devenir, à compter de ce moment-là, l’interlocuteur unique des Génois, non sans arrière-pensées. Les Corses, pour leur part, ne restèrent pas inactifs et entreprirent de consolider leur combat en se lançant sur les chemins de la propagande ; en 1736, l’abbé Natali publia le Disinganno intorno alla guerra di Corsica. Mais, dans l’immédiat, ce fut Gênes qui tira parti de ses appuis internationaux ; en février 1738, un corps expéditionnaire français sous les ordres de De Boissieux prenait pied dans l’île. Voulant se poser en médiateur, l’ofcier français mécontenta tout le monde et, en décembre 1738, fut sérieusement battu à Borgu par les Corses ; relevé de ses fonctions, il fut remplacé par Maillebois qui rétablit la situation au prot de Gênes. En juillet 1739, les principaux chefs insulaires durent s’exiler ; parmi eux, Giacinto Paoli et l’un de ses ls, le jeune Pasquale, qui partirent pour Naples. Deux ans plus tard, estimant l’île paciée, Maillebois se réembarqua avec ses troupes ; le surnom que lui donnèrent les Corses – Magliaboia – traduisait assez la dureté de son intervention17. La lutte reprit presque aussitôt et Giovan Pietro Gaffori en devint rapidement le véritable chef ; de plus, les événements internationaux offrirent bientôt aux Corses un soutien inattendu. En effet, au cours de la guerre de succession d’Autriche (1741-1748)18, les Anglo-Sardes intervinrent dans l’île, soutenus par les Nationaux dirigés notamment par Matra et Gaffori. Après 15. Pierre Antonetti, Histoire de la Corse, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 321. 16. On pourra consulter sur le personnage, longtemps tourné en dérision, l’ouvrage d’Antoine-Marie Graziani, Le roi Théodore, Paris, Tallandier, 2005, 370 pages ainsi que celui d’Antoine Laurent Serpentini, Théodore de Neuhoff, Roi de Corse. Un aventurier européen du XVIIIe siècle, Ajaccio, Albiana, coll. Bibliothèque d’histoire de la Corse, 2012, 460 pages. 17. Il s’agissait d’un jeu de mots à partir du nom du général français et du terme boia désignant le bourreau. 18. Elle mit aux prises, entre autres, la France, la Prusse, l’Espagne et Gênes opposées à l’Autriche, l’Angleterre, la Russie et le Piémont-Sardaigne.

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quelques succès, dont l’éphémère occupation de Bastia (novembre 1745février 1746), ils durent pourtant s’avouer vaincus par la contre-offensive franco-génoise19. En octobre 1748, le traité d’Aix-la-Chapelle mit n au conit. Il entérina, entre autres, le morcellement politique de l’Italie en une dizaine d’États dominés, pour la plupart, par des puissances étrangères, et marquait la n dénitive de la domination de l’Espagne sur une grande partie de la péninsule, déjà entamée avec les traités d’Utrecht (1713). Désormais, un équilibre s’instaura qui ne fut pratiquement pas remis en cause jusqu’au Triennio repubblicano (1796-1799). Sans entrer dans le détail, on retiendra que désormais, au nord, dominaient les Habsbourg d’Autriche (LombardieToscane-Modène) ; au sud, les Bourbons d’Espagne se maintenaient (Naples / Sicile) avec quelques points d’ancrage au centre (Parme, présides toscans). Pour le reste, la France bénéciait d’une place prépondérante à Gênes et à Monaco ; par conséquent, seuls les États ponticaux et plus encore le Piémont-Sardaigne et Venise réussissaient à tirer leur épingle du jeu sans être sous la dépendance directe ou indirecte d’une grande puissance. Ceci dit, hormis dans les territoires sous administration étrangère directe, telle la Lombardie20, une véritable « italianisation » des monarques et des politiques se t jour ; partant, la dépendance vis-à-vis de l’extérieur demeurait relative. Certes, Naples restait lié par le « Pacte de Famille21 » et l’héritier du trône impérial faisait ses premières armes à Florence ; il n’empêche, si les souverains toscans et napolitains appartenaient à des dynasties étrangères, ils se considéraient comme des souverains italiens à part entière et agissaient comme tels ; en fait, Naples et la Toscane étaient bien des États indépendants bénéciant d’une marge de manœuvre certaine. Quant à la Corse, le traité conrma, une fois encore, la possession génoise de l’île. Ce fut dans ce contexte que se déroula un épisode connu sous le nom de mission de Cursay. Commandant des troupes françaises débarquées dans l’île en mai 1748 pour y rétablir dénitivement l’ordre génois, le marquis entreprit en fait de rallier les Corses – en premier lieu les Nationaux – à la monarchie. Pour cela, il n’hésita pas à satisfaire les demandes d’emplois, de pensions, de grades ou de décorations que lui présentèrent de nombreux insulaires. Nonobstant une attitude des plus ambiguës lors de la consulta de Corti, le 14 janvier 1749, au cours de laquelle il exalta le roi de France sans soufer mot de la République. Mais, comme il fallait s’y attendre, sa politique indis19. À laquelle participèrent bien évidemment des Corses, on pourra consulter à ce propos Emiliano Beri, « La “truppa paesana” al servizio della Repubblica di Genova nel regno di Corsica durante la guerra di Successione austriaca (1741-1748) », Études corses, n° 65, décembre 2007, p. 79-108. 20. Celle-ci n’en était pas moins la terre d’élection du réformisme des Habsbourg dans le cadre du despotisme éclairé comme en témoignait, notamment, la suppression de la censure ecclésiastique de l’Inquisition en 1767. 21. Pacte informel liant les Bourbons de Naples, d’Espagne et de France.


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posa au plus haut point les dirigeants ligures qui obtinrent son rappel ; ce furent pourtant les Nationaux qui protèrent du départ des troupes royales : l’heure de Giovan Pietro Gaffori avait sonné. Les grandes qualités de ce dernier n’eurent pas le temps de donner leur pleine mesure : le 2 octobre 1753, il tomba sous les coups d’un assassin à la solde des Génois. Ces derniers comptaient en tirer doublement parti : d’une part, en privant la révolution d’un homme de valeur et, d’autre part, en semant la discorde parmi les successeurs potentiels ; ce que du reste la consulta de Corti d’octobre 1753 ne manque pas de révéler. Ce fut au cours de cet intermède difcile (octobre 1753-juillet 1755) que s’imposa nalement Pasquale de’ Paoli22, alors ofcier au service du royaume de Naples et en garnison à l’île d’Elbe ; il donna à la Révolution corse et à la construction de l’État national son caractère le plus achevé. LE GOUVERNEMENT NATIONAL Rentré en Corse au printemps 1755, Paoli fut difcilement élu à la magistrature suprême lors de la consulta des 12-14 juillet 1755 qui se tint à Sant’Antone di a Casabianca. Tout en menant une guerre civile contre Mario Emmanuelle Matra (1755-1757) et en neutralisant dénitivement les Génois (1760-1763)23, le nouveau Capo Generale della Nazione entreprit de faire de la Corse un État moderne. Il faut dire que le contexte général italien s’y prêtait fort bien puisque les élites de la péninsule étaient entrées de plain-pied dans le mouvement européen des Lumières. L’Italie de l’Illuminismo fut un foyer de profondes réexions politiques et sociales qui vit de grands penseurs enseigner dans des universités prestigieuses. Ce fut le cas, notamment, de deux professeurs de l’Université de Naples : d’une part, le philosophe Giambattista Vico (1668-1744) qui posa le primat du fait dans la connaissance scientique24 ; d’autre part, d’Antonio Genovesi (1713-1769), qui enseigna l’économie politique et participa aux réformes initiées par le gouvernement napolitain, favorable à une politique économique combinant protectionnisme et libre-échange25. Il y eut encore, pour s’en tenir à ces exemples, les frères Verri, Pietro (1728-1797) et Alessandro (1741-1816), animateurs de la revue Il Caffè de Milan, très intéressés par les problèmes économiques mais aussi favorables aux évolutions constitution22. Sur Paoli, on se reportera à Antoine-Marie Graziani, Pascal Paoli, Père de la Patrie corse, Paris, Tallandier 2002 ; ainsi qu’à Michel Vergé-Franceschi, Paoli, un Corse des Lumières, Paris, Fayard, 2005 ; et à Francis Pallenti, Pascal Paoli ou la leçon d’un « citoyen du ciel », Ajaccio, Albiana, coll. Prova, 2004. 23. Au mitan des années 1760, ceux-ci ne possédaient plus que cinq présides, à savoir Ajaccio, Bastia, Bunifaziu, Calvi et San Fiurenzu. 24. Gilles Pécout, Naissance de l’Italie contemporaine 1770-1922, Paris, Nathan Université, 2002, p. 29. 25. Ibid.

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nelles des régimes politiques26 ; Cesare Beccaria (1738-1794), enn, l’auteur Dei Delitti e elle pene, paru à Livourne, en 1764, où étaient dénoncés le recours à la torture comme moyen d’instruction, la cruauté disproportionnée des châtiments, à commencer par la peine capitale, l’arbitraire des juges dans la détermination des peines ou encore l’inégalité de traitement des condamnés selon leur rang social. Ceci dit, l’Illuminismo ne concernait pas tous les États de la même manière. Certains furent très peu touchés, voire opposés, au mouvement en particulier les États ponticaux, le Piémont-Sardaigne et Venise, ce qui n’empêchait pas une certaine modernisation de leurs structures étatiques et/ou économiques ; d’autres, au contraire, s’inscrivaient pleinement dans l’esprit du temps, à l’image du Grand-duché de Toscane de Pietro Leopoldo I et du royaume de Naples du premier ministre Bernardo Tanucci, en liaison avec des pays d’ailleurs réformateurs à des degrés divers (Autriche et Espagne). Or, de par sa formation intellectuelle27 et sa culture acquises lors de son exil napolitain, Paoli était très empreint de l’esprit du temps qui régnait dans la capitale du Reame28, ce qui lui permit, notamment, de connaître et de pratiquer le français et l’anglais. Outre les philosophes napolitains, il connaît le Montesquieu de L’esprit des Lois qu’il sembla avoir lu en 1755, quelque temps avant de rejoindre son pays, sans en exagérer pour autant l’inuence. Il s’intéressa aussi à l’économie et à la justice, éléments essentiels selon lui pour établir solidement l’indépendance nationale ; il lui fallait réussir précisément là où Gênes avait échoué, en particulier dans le domaine judiciaire si sensible et à l’origine des débuts de la révolution. Il se documenta également sur les États qui avaient su échapper aux règles de l’Ancien Régime et établir un pouvoir à base populaire, réglé par des bases constitutionnelles écrites ou non – sans pour autant prétendre à la démocratie – comme les Provinces-Unies et surtout l’Angleterre de la Glorious Revolution de 1688. On n’oubliera pas, dans cette formation politique, Machiavel (1469-1527), dont la pensée fondait alors la tradition politique italienne, comme le rappelait Fernand Ettori. Comme plus tard Rousseau, Paoli vit dans Le Prince le livre des Républicains, il y puisa matière à réexion d’autant que le Florentin adressait ses conseils à un souverain au pouvoir récent et fragile, à un Principe nuovo comme pouvait l’être le général, notamment au début de son principat. Paoli n’était évidemment pas le seul représentant de son pays formé outre-Tyrrhénienne, il en allait de même pour le reste des élites insulaires29 dont la culture et le savoir avaient été acquis 26. Ibid. 27. Nous empruntons l’essentiel de ce qui suit pour dresser ce portrait rapide de la formation intellectuelle de Paoli à Fernand Ettori, « La formation intellectuelle de Pascal Paoli (1725-1755) », in Annales historiques de la Révolution française, n° 218, octobre-décembre 1974, p. 483-507. Cette étude demeure aujourd’hui encore la meilleure synthèse sur le sujet. 28. Autrement dit le royaume de Naples. 29. On se reportera à ce propos à Eugène F.-X. Gherardi, « Du bonnet doctoral à la chaire. Quelques considérations sur la trajectoire des étudiants et professeurs corses dans les univer-


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dans les universités italiennes, notamment à Rome et à Pise : Nel corso del’700 le università italiane sono state le principali istituzioni in cui le élites corse hanno conseguito una solida formazione culturale. Tra queste, l’Università di Pisa è stata la più importante istituzione accademica, insieme a quella di Roma, frequentata dalla gioventù insulare30. Rien d’étonnant alors à ce que gurât parmi les grands projets et les belles réussites du Gouvernement national, la création de l’université de Corti qui ouvrit ses portes le 3 janvier 1765, et dont les programmes s’inspirèrent ouvertement de ceux des autres universités italiennes. Le projet était ambitieux et comportait un aspect de propagande indéniable, les Ragguagli del l’Isola di Corsica – le journal ofciel du gouvernement –, dans leur numéro XI de novembre 1764, ne manquait pas de préciser que Noi siamo a portata di disingannare il Mondo, che non era la Corsica quel Barbaro Paese, che voleasi far credere da’ Genovesi, nemico de’ buoni studj, e delle Scienze31. L’université compta jusqu’à 300 étudiants, autrement dit une grande partie de ceux qui, jusque-là, devaient traverser la mer pour acquérir une formation intellectuelle de qualité. L’enthousiasme et le sacrice de ces jeunes gens lors du funeste conit contre la France – ils constituèrent une unité spéciale de combattants –, témoignèrent a posteriori que l’un des objectifs de l’institution, di renderla maggiormente utile al servizio di Dio, e della Patria32, avait bien été atteint : former des cadres nouveaux dévoués au bien commun et non soumis aux allégeances partisanes. L’armée33 pouvait également gurer en bonne place dans les réussites du régime, la marine34 notamment qui permit au Gouvernement national de passer avec succès le test de la légitimité internationale : protestiamo nondimeno voler usare il maggior rispetto, ed i riguardi possibili a tutti i principi dell’Europa, e di voler praticare ed osservare le leggi, e consuetudini introdotte, ed ammesse nelle guerre marittime anche verso de genovesi35. Certes, il y eut bien, de-ci

30. 31. 32. 33. 34.

35.

sités d’Italie », in Jacques Fusina (dir.), Histoire de l’école en Corse, Ajaccio, Albiana, coll. Bibliothèque d’histoire de la Corse, 2003, p. 225-257. On consultera également Eugène F.-X. Gherardi, « La formation des élites corses dans la Rome ponticale » et à Marco Cini, « La formazione delle “élites” corse in Italia nel XVIII secolo », in Collectif, Pasquale Paoli. Aspects de son œuvre et de la Corse de son temps, Ajaccio, Università di Corsica/Albiana, 2008, p. 8-25 et p. 26-41. Marco Cini, « La formazione delle “élites” in Italia nel XVIII secolo », art. cit., p. 26. Ragguagli dell’isola di Corsica. Première époque 1760-1768, édition critique établie par Antoine-Graziani et Carlo Bitossi, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2010, p. 550. Ibid., p. 552. On pourra se reporter à cet effet à Didier Rey, « L’armée corse et la bataille de Ponte Novu », in Collectif, Pasquale Paoli. Aspects de son œuvre, op. cit., p. 114-127. Sur la marine, on consultera l’étude la plus récente à savoir celle d’Antoine-Marie Graziani, « La marine de guerre paoliste 1755-1769 » in Pascal Paoli, Correspondance 1760-1762, édition critique établie par Antoine-Graziani et Carlo Bitossi, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola/Istituto Storico Italiano per l’Età Moderna e Contemporanea, 2011, p. 7-37. Manifesto del Generale e Supremo Consiglio del Regno di Corsica, Casinca, 20 maggio 1760, in Pascal Paoli, Correspondance 1760-1762, op. cit., p. 40.

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de-là, quelques accrochages, y compris avec les États bien disposés à l’égard de la Corse, tels la Toscane ou le Piémont-Sardaigne, mais ce furent là, nalement des exceptions ; d’ailleurs, dès 1760, la bandiera […] con la testa di moro fu ammesa nei porti toscani36 et accueillis avec enthousiasme à Naples ; le tout au grand dam de la République de Gênes. La Constitution de 1755, enn, clef de voûte de l’ensemble, témoignage de l’esprit de l’Illuminismo mais aussi de la pluralité des inuences qui conduisirent à sa rédaction car, la culture acquise par le général hors de l’île, les textes théoriques qu’il connaît, ceux de Montesquieu et surtout de Machiavel, y jouent un rôle, mais inférieur à celui de la tradition insulaire37. Cependant, comme l’indiquait Jean-Marie Arrighi, les termes nouveaux choisis par Paoli recouvraient une importance capitale car ils jetaient les bases de l’organisation d’un État moderne : La Dieta Generale del Popolo di Corsica, lecitimamente Patrone di se medesimo, secondo la forma del Generale convocata nella cità di Corti sotto li giorni 16, 17, 18 novembre 1755. Volendo, riacquistata la sua libertà, dar forma durevole e costante al suo governo riducendoli a costituzione tale, che da essa ne derive la felicità della Nazione38. Autrement dit, au-delà du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il y avait bien l’afrmation de la souveraineté nationale et de la souveraineté populaire, fondements du pouvoir de l’État, même si le système électoral demeurait favorable aux élites39 ; enn, la volonté d’organiser ce pouvoir de façon durable, équilibrée et de manière écrite par une constitution, même si la séparation des pouvoirs demeurait somme toute relative et la durée du mandat du Generale della Nazione indéterminée. En ce sens, la Corse fut bien, pour reprendre les termes de Pasquale Costanzo, un grand laboratoire historico-constitutionnel40 du siècle des Lumières. 36. Archivio di Stato di Livorno, Governo, 962, Lettera del governatore di Livorno a Botta Adorno del 4 gennaio 1765, citée par Carlo Mangio, « Il governo di Firenze di fronte all’insurrezione di Pasquale Paoli ed all’occupazione francese della Corsica. Alcuni documenti inediti (1762-1769) », Études corses, n° 58, juin 2004, p. 22. 37. Jean-Marie Arrighi, « Textes théoriques de la révolution en Corse », in Collectif, Pasquale Paoli. Aspects de son œuvre, op. cit., p. 48. 38. Pasquale Costanzo, Costituzione della Corsica 1755. Testo a fronte, Macerata, Liberilibri, coll. Il Monitore Costituzionale 7, 2008, p. 2. On pourra également consulter sur la question la somme de Marie-Thérèse Avon-Soletti, La Corse et Pascal Paoli. Essai sur la constitution de la Corse, Ajaccio, La Marge Éditions, 1999 ; ainsi que la traduction française du texte dans La Constitution de Pascal Paoli 1755, Texte intégral, préface de Jean-Marie Arrighi, Traduction, notes, commentaires et analyse de Dorothy Carrington, Ajaccio, La Marge Éditions, 1996.. 39. Mais après tout, il n’en allait pas différemment dans l’Angleterre du temps – que l’on songe, par exemple, aux scandales des rotten boroughs (« bourgs pourris ») –, dans un pays pourtant considéré comme le symbole des libertés politiques ; il en sera d’ailleurs de même dans les futurs États-Unis d’Amérique. 40. Quel grande laboratorio storico-costituzionale che è stata la Corsica del XVIII secolo, Pasquale Costanzo, Costituzione della Corsica, op. cit., p. LII.


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On sait l’écho certain qu’eut l’expérience corse sur le Vieux continent, en Italie bien sûr, dont elle constituait un exemple du dynamisme de l’Illuminismo, un encouragement aux réformateurs et, pour certains, l’annonce des temps nouveaux tout autant qu’une réexion sur l’avenir à donner à leurs projets politiques41. Mais également bien au-delà des rives de la Méditerranée, nelle lontane colonie americane, in Olanda, nei cantoni svizzeri, nel mondo germanico ed anche nella Russia di Caterina II 42, sans oublier l’Angleterre avec James Boswell – pour ne citer que lui – et même la France. Rien d’étonnant alors à ce que la conquête française fût très mal perçue, et pas seulement dans les milieux éclairés ; Benjamin Franklin évoqua à ce propos A horrid spectacle et Rousseau parla de l’ignominieuse expédition contre la Corse. Même un partisan de la France, comme l’était Voltaire, constatait amèrement, quelques mois après le début des hostilités et alors que la fortune des armes semblait hésiter à choisir son camp, que Toute l’Europe est corse ! À Naples, le ministre réformateur Tanucci conait à son souverain, Charles III, les sympathies du peuple de la cité parthénopéenne pour la cause paoliste. Mais aucune puissance, pas même l’Angleterre, n’était prête à en découdre avec la France pour sauver la Corse ; seule la trop lointaine Russie esquissa un semblant de geste et sonda Londres pour une hypothétique action militaire combinée, en vain43. Les seuls soutiens réels que reçut le Gouvernement national furent individuels, à l’image de ces volontaires toscans s’engageant dans les troupes corses, ou de Boswell collectant des fonds pour acheter et convoyer armes et munitions dans l’île. Cela n’empêcha pas Livourne d’exulter à l’annonce des succès militaires insulaires de l’automne 176844, n’hésitant pas à afcher ouvertement sa francophobie, et ce, au grand déplaisir des autorités grand-ducales, soucieuses avant tout de ne pas froisser Versailles. Aussi, rien de surprenant à ce que, à l’été 1769, les navires et les dernières troupes corses – parfois accompagnées de leurs familles – trouvassent refuge en Toscane ; lorsque, transporté par un navire de la Royal Navy, Paoli, à son tour, débarqua dans le port médicéen, la cosa si divulgò in un momento ed il Popolo si affolò alla di Lui casa ove fece gran’ rumore e grandi applausi45.

41. On pourra se reporter à ce propos à Carlo Bordini, Rivoluzione corsa e illuminismo italiano, Roma, Bulzoni editore, coll. Biblioteca di cultura 165, 1979 ; ainsi qu’à Franco Venturi, Settecento riformatore, op. cit., p. 79-130. 42. Franco Venturi, Settecento riformatore, op. cit., p. 208. 43. Voir plus loin. 44. Libération de la Casinca et du Nebbiu en septembre, victoire d’U Borgu en octobre. 45. Archivio di Stato di Livorno, Copia lettere della Segreteria civile, vol. 965, ni 84-85, al Conte Rosenberg, il 19 giugno 1769.

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RÉSISTANCE, OCCUPATION ET RALLIEMENTS Les vingt années qui suivirent la conquête virent la Corse sujette à la fois à la résistance des patriotes aux envahisseurs et au ralliement de certains insulaires aux Français, sans oublier le jeu feutré des grandes puissances, au premier rang desquelles guraient l’Angleterre et la Russie qui, pour des raisons diverses, s’intéressaient de près ou de loin à l’île méditerranéenne. Le refus de la conquête prit un double visage. D’une part, celui de la résistance intérieure, très active au début de l’occupation, sous la forme de la guérilla au point que, en juillet 1773, un ofcier français conait à son père que l’on est obligé tous les soirs d’envoyer des détachements sur les hauteurs [d’Aiacciu] pour assurer la promenade des ofciers, sans quoi l’on risquerait d’être assassiné à chaque instant. Voilà la position où l’on est dans ce pays-ci1. Mais, progressivement, l’efcacité du quadrillage militaire et l’action des « colonnes infernales » françaises, ces dernières poursuivant la « brutalisation » déjà perceptible lors du conit : Il y a un Suisse qui a coupé aux Rebelles, la langue et les oreilles, il a produit 14 oreilles et 4 langues2 ; le recrutement de Corses pour mener la lutte contre leurs compatriotes et les faiblesses structurelles de la résistance entraînèrent son échec militaire – sanctionné par l’insurrection manquée du Niolu, en juin 1774, très durement réprimée – puis sa quasi-disparition. D’autre part, celui de la résistance extérieure, dirigée depuis Londres par Paoli qui essaya, en vain, d’intéresser les puissances – en premier lieu l’Angleterre, l’Autriche, la Toscane et la Russie – au sort de la Corse. Outre ce volet diplomatique, le général disposait d’un relais militaire en Toscane, assuré par son frère Clemente, dont les troupes étaient composées par les centaines de Corses qui avaient réussi à fuir l’invasion – les fuorusciti –, trouvant refuge essentiellement en Toscane 1. Leroux de Laric à son père, Ajaccio, le 7 juillet 1773, in Christine Roux, Les « Makis » de la résistance corse 1772-1778, Paris, Éditions France Empire, 1984, p. 72. 2. Sous-ofcier Latil à son père, Bastia, le 6 août 1768, collection particulière.


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et en Sardaigne3. Pendant plus de vingt ans, ces hommes menèrent des raids incessants en Corse, mais la précarité de leur situation les entraîna parfois, pour survivre, à se livrer à des actes de brigandage. Le cas d’Angelo Matteo Bonelli, dit Zampaglinu, illustrait parfaitement les pérégrinations, et les éventuelles « déviances », de ces combattants. Soutien actif du Gouvernement national, il participa à la bataille de Ponte Novu ; après la défaite, il devint le véritable cauchemar des Français. À la tête d’une troupe aux effectifs variables, il parcourait la Corse en tous sens, se réfugiant avec ses hommes en Sardaigne lorsque la situation l’exigeait, comme ce fut le cas en 1772 ; l’année suivante il était à Pise pour s’entretenir avec Clemente Paoli4 sur la stratégie à adopter. Après l’échec du soulèvement dans le Niolu, auquel il participa, il s’installa en Sardaigne avec sa famille sous la protection de notables sardes. Il n’en continua pas moins ses actions en Corse, où il était le seul à pouvoir encore agir efcacement, passant de temps à autre par Livourne ; le tout entrecoupé de méfaits en Sardaigne où il pratiquait l’abigéat. Devenu encombrant même pour ses protecteurs, il fut poursuivi par la justice sarde, mais cette dernière ne se montra pas particulièrement diligente à son égard et ne songea pas à le livrer pour autant aux Français ; en 1786, Zampaglinu dut nalement passer en Toscane, alors que sa famille demeurait en Sardaigne. Les ralliements à la monarchie, malgré le mépris que les conquérants afchaient ouvertement envers des insulaires, furent nombreux au sein de l’élite. Le cas de la famille Bonaparte demeure le plus emblématique, ce qui valut au jeune Napoléon de partir étudier en France5, en rupture totale avec ce qui était la réalité culturelle des prepotenti. Cela n’empêchait pas le jeune élève-ofcier de se sentir étranger au milieu de ses condisciples de Brienne et d’exprimer plus tard son exécration pour les trente mille Français vomis sur nos côtes noyant le trône de la liberté dans les ots de sang6. On le voit 3. Voir sur le sujet Didier Rey, « Les fuorusciti corses en Sardaigne et en Toscane de 1769 à 1789. », Études corses, n° 45, 1995, p. 65-82 ; ainsi que Jean-Pierre Filippini, « Les fuorusciti, réfugiés en Toscane après la bataille de Ponte Novu », in Collectif, Pasquale Paoli. Aspects de son œuvre, op. cit., p. 128-143. 4. Il n’existe aucun travail d’ensemble sur le frère ainé de Pasquale Paoli, on pourra néanmoins se reporter à Jean-Marie Arrighi, « Paoli, Clemente », in Antoine Laurent Serpentini (dir.), Dictionnaire historique de la Corse, Ajaccio, Albiana, 2006, p. 728-729. 5. Ce qui ne l’empêchait pas de pratiquer la langue italienne puisque, par exemple, Bonaparte emportait l’œuvre de Macpherson sur tous les champs de bataille, dans la traduction italienne de l’abbé Cesarotti, Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIIIeXXe siècle, Paris, Le Seuil, coll. Points Histoire, 2001, p. 52. 6. Napoléon Bonaparte à Pasquale Paoli, le 12 juin 1789. En 1846, Salvatore Viale adressa une copie de cette lettre à Giovan Pietro Vieusseux. On s’est longtemps interrogé sur l’existence réelle de cette lettre. Si l’original semble être irrémédiablement perdu, rien ne permet d’écarter la réalité du texte. Il semble que le préfet Antoine-Jean Pietri possédait l’original de cette lettre. Letizia Bonaparte la lui réclama en 1811. Parce qu’elle pouvait mettre à mal l’image de Napoléon auprès des Français, la lettre semble avoir été détruite. Toutefois, avant


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bien, pour l’instant, la Corse cache l’Orient à Napoléon. Elle lui cache tout. Même la France7. Il n’est pas inintéressant de rappeler que, à l’inverse, le futur conventionnel Saliceti t ses études de droit à Pise où il se lia d’amitié avec Filippo Buonarotti, qui passera en Corse en 1790. Parmi les ralliés, on pensera également à Pietro Paolo Colonna Cesari8, de Purtivechju, dont la carrière demeurait symbolique du cursus honorum que les soutiens de la France pouvaient espérer, ce que Gênes, à l’inverse, n’avait jamais su vraiment faire pour s’attacher les principali. Ainsi, alors que Paoli avait bien connu son père, Pietro Paolo n’en servit pas moins scrupuleusement la monarchie devenant, en 1772, capitaine au régiment provincial chargé de mener la lutte contre la résistance intérieure. Pourtant, Colonna Cesari ne semble pas avoir participé directement aux opérations de pacication. L’année suivante, Marbeuf le nomma d’ofce commissaire des juntes aux États provinciaux. Pietro Paolo se vit par ailleurs octroyer un bail pour une terre domaniale près de Porto Vecchio9, la famille étant par trois fois maintenue noble par le Conseil supérieur de la Corse, se vit attribuer le titre comtal en 1785. Pour autant, la politique suivie par l’Ancien Régime nit par mécontenter jusqu’aux élites et, à la n des années 1780, un vrai désenchantement se faisait jour chez ces dernières. Certains cahiers de doléances s’en rent d’ailleurs l’écho, réclamant l’abolition de la dictature militaire et la revendication de l’égalité entre Corses et Français, notamment dans l’accès aux fonctions publiques10. LE FRANÇAIS, LANGUE ÉTRANGÈRE Concernant les aspects culturels et éducatifs, la monarchie française, par toute une série de manœuvres dilatoires, s’employa à ne pas rouvrir les portes de l’université ; d’aucuns envisageant même de réserver un établissement d’enseignement supérieur pour les étudiants corses à… Tarascon11 ! Au-delà de l’aspect anecdotique, il fallait y lire une première volonté de former des élites nouvelles en français toutes dévouées à l’Ancien Régime. Pour le reste, l’abbé Gaudin, vicaire général du diocèse de Nebbiu, ne disait nalement pas autre chose lorsque, constatant la sourde et efcace résistance menée par les moines à l’introduction du français dans leurs établissements scolaires, il afrmait,

7. 8. 9. 10. 11.

l’envoi, Pietri prit soin de faire une copie dèle de cette lettre compremettante. Voir Marco Cini, Giovan Pietro Vieusseux, Salvatore Viale : le dialogue des élites. Correspondance, 1829-1847, Ajaccio, Albiana, 1999, p. 307-308. Voir le texte 10. Jean-Marie Rouart, Napoléon ou La Destinée, Paris, Gallimard, 2012, p. 27 Pour une approche rapide du personnage on pourra voir Ange Rovere, « Colonna Cesari Rocca », in Antoine Laurent Serpentini (dir.), Dictionnaire historique, op. cit., p. 263. Michel Vergé-Franceschi, Histoire de Corse, tome 2, Paris, Éditions du Félin, 1996, p. 417. Cité par Pascal Marchetti, Une mémoire pour la Corse, Paris, Flammarion, 1980, p. 89. Cité par Eugène F.-X. Gherardi, « Aux origines de l’université de Corse », in Jacques Fusina (dir.), Histoire de l’école en Corse, Ajaccio, Albiana, coll. Bibliothèque de l’histoire de la Corse, 2003, p. 139.

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dans son Voyage en Corse que tous ces Moines étant de l’ordre de SaintFrançois, ont des Couvens en France [on pourrait y] envoyer leurs étudians, qui dans peu d’années repasseroient dans l’isle avec une parfaite intelligence de la langue [française] ; cette étude amèneroit insensiblement nos usages12. Malgré ces velléités, en 1789, le français, tout en étant langue ofcielle13, demeurait bien une langue étrangère très peu pratiquée dans l’île, à l’exception d’une fraction des élites et d’une partie de la population des présides devenues bilingues. L’italien demeurait donc la langue du peuple corse, mais l’italien dans le sens où l’avait clairement déni Fernand Ettori : la distinction entre corse et toscan était perçue non comme celle de deux langues, mais comme celle de deux niveaux de langue, celui de la langue parlée tous les jours et celui de la langue d’une certaine « tenue », écrite ou parlée. Tel est le couple, communément appelé lingua italiana, qui était considéré par les Corses comme leur langue maternelle14. En fait, la France s’empara de la Corse au moment où la langue française bénéciait encore d’un prestige inégalé : tout à la fois, langue diplomatique internationale depuis le traité de Rastadt en 1714, langue des cours15, des rois et des princes, des élites de toute l’Europe. On put ainsi bavarder au XVIIIe siècle de « l’universalité de la langue française » à l’instar de Rivarol dans un discours prononcé en 1784 et primé par l’académie de Berlin. Et Versailles se prit alors à rêver d’une francisation rapide de l’île, faisant ainsi écho à l’adage : Cujus regio, ejus lingua. Peu après l’invasion française, en septembre 1770, l’assemblée générale des États de Corse se faisait l’écho des problèmes linguistiques qui ne manquaient pas de surgir : Sur la demande de beaucoup de Provinces, tendant à ce qu’il fût permis de rédiger les actes en Italien, et de procéder dans les Tribunaux en la même langue, Messeigneurs les Commissaires du Roi observèrent qu’actuellement les actes des Notaires se rédigeaient en Italien, et que les plaidoyers se faisaient le plus souvent en Italien, soit dans les Justices Royales, soit même au Conseil Supérieur ; que Sa Majesté ne se refusoit pas absolument à ce que la Nation continue, quant à présent, d’en user de la sorte ; mais que la langue Françoise devant devenir par la suite familière aux Corses, 12. Jacques Gaudin [abbé], Voyage en Corse et vues politiques, préface de Francis Beretti, Marseille, Laftte Reprints, 1978 [1787], p. 77. 13. Tous les actes ofciels étaient néanmoins systématiquement traduits en italien an d’être compréhensibles pour les Corses. 14. Fernand Ettori, Ghjacumu Fusina, Langue corse : incertitudes et paris, Ajaccio, Maison de la Culture de la Corse, 1981, p. 18. Pour une première approche sur la langue corse, on pourra également consulter les ouvrages suivants : Jean-Marie Arrighi, Histoire de la langue corse, Paris, Éditions Jean-Paul Gisserot, 2005 ; ainsi que Marie-José Dalbera-Stefanaggi, La langue corse, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2002 ; Jacques Fusina, Parlons corse, Paris, L’Harmattan, coll. Parlons…, 1999. Sébastien Quenot, La langue corse, Bastia, Anima corsa, coll. Corse d’hier et d’aujourd’hui, 2009. 15. Le renversement de tendance intervint dans le courant des années 1780 où, à l’exemple de la Prusse, la langue nationale supplanta le français comme langue administrative.


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et même leur langue naturelle, comme elle étoit celle des autres Sujets du Roi, l’intention de Sa Majesté étoit que l’on réglât dans cette Consulte le temps que la Nation désireroit, et qui lui seroit accordé, pour ne pouvoir plus plaider ni contracter qu’en François16. En 1778, débuta la publication des quatorze volumes du Code corse, recueil des écrits, déclarations, lettres patentes, arrêts et règlements, publiés dans l’île depuis sa soumission à l’obéissance du Roi. Se substituant aux vieux Statuti civili e criminali dell’isola di Corsica, rédigé en italien et en vigueur à l’époque de la souveraineté génoise, le Code corse fut édité avec en regard du texte français une traduction italienne, réalisée par un secrétaire-interprète pensionné par le roi et au service de l’intendant général de l’île17. L’ensemble des textes administratifs sera publié en Corse dans les deux langues italienne et française jusqu’au milieu du XIXe siècle. La France poursuivait une politique linguistique unicatrice, soutenue dans sa lutte contre les langues par les académies et les sociétés savantes de province. La Révolution française ne s’inscrivit pas dans un registre différent de celui de l’Ancien Régime, mais en y imprimant un caractère obsessionnel. La langue française devait contribuer à universaliser les principes et les idéaux de la Révolution. Dès le 13 août 1790, l’abbé Jean-Baptiste Grégoire eut l’idée de lancer un vaste Questionnaire relatif aux patois et aux mœurs des gens de campagnes. Le 28 mai 1794, à la lumière des réponses obtenues, l’abbé Grégoire exposa au Comité d’Instruction Publique un Rapport sur la nécessité d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française. Pour Grégoire, l’accession de tous au français était l’une des garanties de l’égalité entre tous les citoyens. Nous n’avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms. […] Au nombre des patois, on doit placer encore l’italien de la Corse, des Alpes-Maritimes, et l’allemand des Haut & Bas-Rhin, parce que ces deux idiomes y sont très-dégénérés. Enn, les Nègres de nos colonies, dont vous avez fait des hommes, ont une espèce d’idiome pauvre comme celui des Hottentots, comme la langue franque, qui, dans tous les verbes, ne connoît guères que l’innitif. [...] Ainsi, avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis que pour la liberté nous formons l’avant-garde des nations18. En dénitive, comme le soulignait justement Philippe Gardy, l’abbé Grégoire inscrivit 16. Pierre-Barthélémy Germanès [abbé de], Histoire des révolutions de Corse, Paris, Demonville, 1776, vol. 3, p. 313-314. 17. Au nombre des traducteurs royaux qui travaillèrent aussitôt après la conquête de l’île par la France sur les textes du droit corse, on retiendra le nom de l’avocat Etienne-Louis-Ponce Serval, originaire de l’Oise et dont la famille t souche à Saint-Florent. Guy Meria, Les Serval de Saint-Florent : une famille de notables en Corse de 1768 à 1921, Biguglia, Sammarcelli, 1997, p. 11-32. 18. Henri-Jean-Baptiste Grégoire [abbé], Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française. Essai historique et patriotique sur les arbres de la liberté, Nîmes, Christian Lacour éditeur, 1995 [1794], p. 2-4.

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sa réexion sous une épaisse chape d’idéologie unitaire et centralisatrice qui peut parfois conner au délire universaliste19. Dans son Rapport du Comité de salut public sur les idiomes (1794), Bertrand Barère (de Vieuzac) préconisa, en bon jacobin, l’uniformisation linguistique de la France : Il faut populariser la langue, il faut détruire cette aristocratie de langage qui semble établir une nation polie au milieu d’une nation barbare. Nous avons révolutionné le gouvernement, les lois, les usages, les mœurs, les costumes, le commerce et la pensée même ; révolutionnons donc aussi la langue, qui est leur instrument journalier. [...] Le fédéralisme et la superstition parlent bas breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien et le fanatisme parle basque20. La Convention adopta un décret conforme aux conclusions des rapporteurs. Le débat autour de la langue mobilisa alors la réexion des grands révolutionnaires. Une des conséquences, fut que la langue française devint la langue obligatoire dans tous les actes publics dès le 27 janvier 1794. Si le Directoire put encourager la création d’écoles primaires, il se devait d’en coner le contrôle et la surveillance quotidienne aux notables locaux21. Le recrutement reçut l’assentiment des administrateurs centraux du département qui validèrent et paraphèrent les arrêtés de nomination des instituteurs. Sur fond de tensions avec l’Église, le choix des instituteurs se porta donc prioritairement sur l’adhésion aux principes révolutionnaires. Il s’agissait de moraliser en s’instruisant. La morale visait à modeler l’homo novus de la Révolution. Cette éducation associait deux éléments complémentaires s’enrichissant l’un l’autre : une formation à la civilité, une éducation à l’intérêt général. Une société n’était pas simplement une juxtaposition d’intérêts d’hommes et de femmes ; c’était aussi un groupe dont l’intérêt général apparaissait supérieur à la somme des intérêts particuliers. Le calcul, la morale républicaine, la langue française perçue comme un instrument civilisateur, constituèrent le socle de l’enseignement. Il n’est pas aisé d’isoler les distorsions entre la pratique quotidienne de la classe et le tableau qu’en donnait le discours ofciel. Mais, tout compte fait, rares furent les instituteurs chevronnés et exercés à avoir une posture d’ingénieur capable, face à des situations nouvelles, de structurer leurs propres cours et leurs propres méthodes. La méconnaissance du français conduisit à évincer bon nombre de candidats jugés inaptes au métier d’instituteur. Comment faire travailler un élève dans une langue qui a priori n’était pas la sienne ? L’on ne fait pas entrer un 19. Philippe Gardy, « Henri Grégoire, les patois et nous... Quelques réexions », in Grégoire, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois…, 1995 [1794], p. 16. 20. Martine Reid, « Langage et révolution », in Denis Hollier (dir.), De la littérature française, Paris, Bordas, 1993, p. 546. 21. Eugène F.-X. Gherardi, « Les instituteurs du Golo sous le Directoire : recrutement, positionnement social et sentiments identitaires », Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de la Corse, fasc.724-725, 2009, p. 43-114.


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jeune Corse de la n du XVIIIe siècle par loi et décret dans la Révolution, faisant  de l’ensemble de ses adhérences linguistiques, culturelles et religieuses, psychologiques et sociales au moment où il poussait la porte de l’école. Si toute formation est aussi un peu une déformation, l’éducateur devait désormais travailler sans repères établis. L’apprentissage de la langue française constituait donc le cœur de la mission scolaire, une priorité, le cœur du modèle culturel auquel il importait de se conformer. Mona Ozouf indique : Le sentiment des différences régionales ne s’est donc pas atténué dans l’aventure révolutionnaire. Au moment même où les hommes de la Révolution s’attellent à la fabrication d’une mémoire collective uniée et d’un esprit public homogène, ils doivent admettre la tenace singularité des régions22. Les lieux communs ont la vie dure. Et, au l du XIXe siècle, la Corse traînait encore l’image d’une terre où la civilisation et l’école étaient récentes. Les exemples sont légion. Dans son Histoire générale de la Corse, Joseph-Marie Jacobi notait que, Au milieu de l’anarchie et sans direction déterminée, l’instruction nationale ne pouvait qu’être extrêmement négligée. L’enseignement, tel quel, était purement local : le ministre de l’autel était le seul instituteur de la communauté. Par lui on recevait l’initiation religieuse, et par lui aussi on avait accès aux connaissances humaines. La mission du prêtre insulaire était, comme on le voit, belle et large ; mais il n’est pas besoin de dire qu’à peine lui était-il possible d’en remplir une partie. Ignorant lui-même, que pouvait-il enseigner aux autres23 ? Outre l’éducation, l’un des moyens retenus pour contribuer à briser la résistance des Corses, fut la colonisation de peuplement à l’image, du reste de ce qu’avait entrepris Gênes en son temps. Les projets ne manquèrent pas. Ainsi, dès octobre 1769, le gouverneur de l’île, le comte de Marbeuf, adressa un mémoire24 à Louis XV dans lequel il préconisait l’implantation de colonies françaises, mais aussi lucquoises, en Corse. Il proposait également d’établir dans l’île les Acadiens chassés de leur pays par les Anglais lors du « Grand Dérangement » de 1755, du moins ceux qui avaient trouvé refuge en France. En termes de réalisations effectives, signalons que des Lorrains furent installés sur les bords de l’étang de Biguglia, au sud de Bastia ; d’autres Français obtinrent des concessions aux environs de Calvi, de Galeria ou de Purtivechju, pour s’en tenir aux principales opérations. Toutes échouèrent nalement du fait de l’opposition farouche des Corses. En désespoir de cause, des colons hollandais furent même pressentis an d’être installés dans la région de Purtivechju ; en vain une fois encore. On notera cependant que la variété des populations concernées ne 22. Mona Ozouf, L’école de la France. Essais sur la Révolution, l’utopie et l’enseignement, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 1984, p. 53. 23. Joseph-Marie Jacobi [Giacobbi], Histoire générale de la Corse, Paris, Bellizard, 1835, tome premier, p. 305. 24. Voir texte 53.

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pouvait guère favoriser le processus de francisation ; il est vrai que, outre la volonté de briser la résistance insulaire, l’aspect économique demeurait important, il s’agissait également de rentabiliser rapidement la nouvelle acquisition territoriale. LA CORSE FRANÇAISE, UNE OPTION POLITIQUE PARMI D’AUTRES Au-delà de la différence culturelle, il ne saurait être question, ici, d’oublier que la Corse française n’était encore qu’une option politique parmi d’autres. Outre l’indépendance, la perspective d’une île liée à l’Angleterre ne relevait pas de la chimère et avait la faveur de certains insulaires ; d’autant que depuis la guerre de Succession d’Espagne et son installation à Gibraltar, en 1704, et à Minorque dans les Baléares (1708-1783), le Royaume-Uni était réellement devenu une puissance méditerranéenne. Nonobstant le fait que le gouvernement de Georges III soutenait nancièrement Paoli et les réfugiés de Toscane, espérant tirer parti des fuorusciti pour gêner la France dans sa possession de la Corse, voire y acquérir un jour une position dominante dans le cas d’un retour de Paoli dans sa patrie, mais sans pour autant prendre le risque d’un conit ouvert avec la France. Lors de la guerre d’Amérique (1776-1783), l’Angleterre qui avait désormais besoin d’hommes pour défendre ses possessions de Méditerranée occidentale, c’est-à-dire Port-Mahon (Minorque) et Gibraltar, s’employa à mettre sur pied des lières de recrutement, non seulement parmi les réfugiés de Toscane et de Sardaigne, mais en Corse même. Le succès fut au rendez-vous, indiquant par-là même la précarité de la pax gallica dans l’île. La défaite militaire nale de la Grande-Bretagne laissa les fuorusciti sans perspective d’avenir, d’autant que le gouvernement anglais réduisit encore les sommes qui leur étaient allouées. Ne sachant que faire de ses encombrants alliés, Londres songea, un temps, les envoyer aux Indes25. L’intérêt russe pour la Corse apparaissait, au premier abord, plus surprenant. En effet, la Russie ne bénéciait d’aucun appui dans l’île et sa présence en Méditerranée pouvait laisser dubitatif. En fait, depuis la n du XVIIe siècle, la diplomatie tsariste poursuivait un double objectif : d’une part, devenir une puissance maritime, désir qui se manifestait par une politique d’expansion et d’ouverture sur les mers libres, concrétisé par la création de Saint-Pétersbourg, sur la Baltique (1703), et l’occupation temporaire d’Azov, sur la mer Noire (1696-1711), cette dernière au détriment des Turcs. D’autre part, une volonté 25. Pour une vision synthétique de la politique anglaise en Méditerranée, on se référera à YvesMarie Bercé, « Angleterre. Politique anglaise en Méditerranée aux XVIIIe et XIXe siècles », in Antoine Laurent Serpentini (dir.), Dictionnaire historique, op. cit., p. 51-53 ; quant au rôle que l’Angleterre entendait faire jouer aux fuorusciti, on pourra consulter Didier Rey, « Exilés corses en Angleterre 1769-1790 », in Antoine Laurent Serpentini (dir.), Dictionnaire historique, op. cit., p. 353.


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d’apparaître comme la protectrice des Slaves du Sud, alors sous domination de la Sublime Porte26 ; dès lors l’Empire ottoman apparaissait comme l’ennemi principal. Dans sa lutte contre ce dernier pour le contrôle de la mer Noire et, au-delà, des détroits donnant accès à la Méditerranée, la Russie était à la recherche d’un ou plusieurs alliés en Italie – ou ailleurs – lui permettant de prendre les Turcs à revers ou, à tout le moins, de lui offrir des bases pour sa otte. Il apparut rapidement que la Corse, alors en guerre avec la France, pouvait jouer ce rôle. Tout en sondant en vain Londres sur la possibilité d’une action armée commune, la diplomatie tsariste entreprit d’agir seule. En octobre 1768, Pano Maruzzi – ambassadeur de Russie auprès de Venise et des autres États italiens – recevait de son ministre Panin l’ordre d’entrer en contact avec Paoli et de lui proposer l’aide, y compris militaire, de la Russie. Une escadre se rendit en Méditerranée sous le commandement d’Alexis Orlov, sa mission dépassait largement le seul cadre insulaire et, outre le fait qu’elle entendait marquer la présence russe en Méditerranée occidentale, elle avait surtout pour but de déer la otte ottomane27 et inaugurait un cycle d’expéditions navales slaves en mer intérieure. Concernant la Corse, elle arriva trop tard, ne mouillant à Livourne que plusieurs semaines après Ponte Novu ; circonstance aggravante, à partir de 1772, les regards de la diplomatie impériale se tournèrent avec encore plus d’insistance vers l’est, se concentrant sur la colonisation de la Crimée récemment conquise28. Jusqu’en 1789, la Russie se contenta donc de recruter des insulaires pour ses armées ; ainsi, en octobre 1788, plus d’une soixantaine de Corses mêlés à des Toscans quittèrent Livourne pour la Crimée. Les temps n’étaient pas encore venus ni pour la réalisation des ambitions corses de la Russie, ni pour la création d’une forme de « parti russe ». Le déclenchement de la Révolution française et le retour de Paoli dans sa patrie en juillet 1790, mirent un terme provisoire à ces spéculations. La France révolutionnaire, en effet, ne pouvait déroger à ses nouveaux principes en refusant le retour des exilés qui, dès l’été 1789, n’avaient pas attendu quelque mesure de clémence que ce soit pour rentrer dans leur patrie, prenant une part active aux mouvements populaires de contestation, tout en occupant une partie du pouvoir de fait29. De cette situation nouvelle sortit, en partie, le décret du 26. Jean Carpentier et François Lebrun (dir.), Histoire de la Méditerranée, Paris, Le Seuil, Point Histoire, 2001, p. 229. 27. En juillet 1770, les Russes remportèrent une victoire navale complète contre les Ottomans à Tchesmé, près de l’île de Chio, en Grèce. 28. En 1769-1770, les Russes conquirent toutes les terres situées entre Dniestr et Danube, de la Bessarabie à la Valachie, franchirent le Danube après avoir enlevé la citadelle d’Ismaïl et occupèrent la Crimée, Jean Carpentier et François Lebrun (dir.), Histoire de la Méditerranée, op. cit., même si la Crimée ne fut ofciellement reconnue aux Russes que lors de la signature de la Convention d’Andrinople en 1784. 29. Voir à ce propos, Didier Rey, « Les fuorusciti corses de 1769 à 1790 », Études corses, nos 30-31, 1988, p. 264-271.

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30 novembre 1789. Ce jour-là, à la demande de députés insulaires, l’Assemblée constituante décréta que la Corse faisait désormais partie de « l’empire français », serait régie par les mêmes lois et décida, en outre, de « réparer » les torts causés par la conquête de 1769 en autorisant le retour sans condition des fuorusciti, au premier rang desquels gurait Paoli. Plus prosaïquement, il apparaissait évident que la Révolution ne pouvait s’imposer en Corse sans s’appuyer sur les Nationaux, ne disposant sur place d’aucune élite de remplacement ; entre les tenants discrédités de l’Ancien Régime français (Gaffori, Buttafuoco…) et la jeune génération montante des révolutionnaires (Bonaparte, Saliceti…) encore beaucoup trop vulnérable, seuls les patriotes offraient les garanties nécessaires pour le triomphe de la liberté et le rétablissement du calme. Il est vrai que, pour Paoli et les siens, l’indépendance n’était plus à l’ordre du jour, ils se rallièrent sincèrement au nouveau cours de choses, pensant y trouver les avantages de la protection d’une grande puissance guidée désormais par les idéaux de liberté qui étaient aussi les leurs depuis longtemps, et ceux du self-government ; une illusion de courte durée. ENTRE DÉPARTEMENT ET NATION30 La période révolutionnaire et le Premier Empire devaient considérablement élargir les perspectives, les enjeux dépassant largement le seul cadre insulaire et italien pour devenir véritablement européens. Passé l’enthousiasme du retour du Babbu di a Patria, les difcultés d’application des nouvelles lois françaises31, la concurrence entre les hommes et les difcultés d’arbitrage de Paoli32, le déclenchement de la guerre européenne (1792), la chute de la monarchie et la proclamation de la République – devenue bientôt jacobine et terroriste –, la radicalisation révolutionnaire en Corse même et les intrigues des trois commissaires envoyés sur place à l’occasion de l’enquête sur l’échec de l’expédition de Sardaigne (1793)33 enn, eurent raison du pacte que les Corses pensaient avoir passé avec la France quelques années auparavant. Dès le 11 février 1793, Paoli s’était ouvert de ses craintes dans une lettre adressée à l’abbé Andrei : Ora che Luigi XVI non vive più34, se l’assemblea continua d’essere divisa, i tanti nostri nemici trionferranno o vedranno almeno la Francia inattiva sotto la direzione di una orribile anarchia. Le consequenze del popolo, alla ne stanco di soffrire l’incertezza del suo stato mi fanno tremare per la 30. Pour reprendre la formule de Michel Vergé-Franceschi, Histoire de Corse. Vol. II, Paris, Éditions du Félin, 1996, p. 494. 31. En particulier la constitution civile du clergé (1790). 32. On songera ici à la lutte entre les Pozzo di Borgo et les Bonaparte. 33. Saliceti accompagna les deux autres commissaires, à savoir Delcher et Lacombe Saint-Michel qui ne parlaient que le français et restaient donc dépendants de leur accompagnateur et de ses amis. 34. Louis XVI fut guillotiné le 21 janvier 1793.


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nostra libertà. Au printemps suivant, déclaré d’arrestation par la Convention, Paoli convoqua une consulta qui entérina la séparation d’avec la France alors que les soutiens de cette dernière – tant corses que français – se réfugièrent dans les présides, où les troupes corses entreprirent de les réduire. Cela ne fut nalement possible qu’avec l’aide des Britanniques et déboucha sur l’instauration du royaume anglo-corse (1794-1796) qui vit l’ultime exil de Paoli (1795). Le retour des Français s’accompagna d’une série de mouvements populaires, parfois marqués du sceau de la contre-révolution35, à l’image de A Crucetta (1798), qui n’étaient évidemment pas sans rappeler des soulèvements d’essence identique qui, en 1799, se déroulèrent en Italie continentale, tel l’épisode des Viva Maria en Toscane, ou la véritable « croisade » de la Santa Fede napolitaine, dont les partisans guidés par le cardinal Ruffo, eurent raison de l’éphémère République parthénopéenne. Par la suite, la sinistre tutelle du général Morand, puis celle moins dure du général Berthier, évitèrent les soulèvements généralisés jusqu’à la chute de l’Empire. En avril 1814, suite à l’abdication de Napoléon Ier, la situation apparaissait confuse. Si, à Aiacciu, on se hâta de reconnaître le nouveau gouvernement de Louis XVIII, à Bastia, au contraire, on espéra le retour de la monarchie britannique36. Débarqué avec ses soldats à l’appel du gouvernement provisoire installé à Bastia, le général anglais Montresor dut nalement se retirer en juin, la Corse devant demeurer dans l’orbite française ainsi qu’en avaient décidé les Alliés. Malgré son échec, l’épisode bastiais démontrait cependant que l’idée d’une Corse séparée de la France et autonome sous la protection d’une autre grande puissance n’appartenait pas encore dénitivement au passé. Culturellement, les vingt-cinq années qui séparaient le retour de Paoli de la chute du Premier Empire, virent certes une progression de la langue française dans la société insulaire, ne serait-ce que par le nombre important de soldats corses servant dans la Grande Armée ; pour autant, l’emploi de cette langue demeurait très largement minoritaire, surtout que nombre d’anciens militaires ne regagnèrent par leur île37. Dans un premier temps, les textes ofciels continuèrent d’être systématiquement traduits, même si des reculs provisoires du français pouvaient exister, de-ci de-là, comme le rappelait l’abbé Casta : L’esprit jacobin fut cependant mis en échec par un arrêté impérial du l’emploi de la langue française dans la rédaction des actes publics38 ; 35. Voir à ce propos Francis Pomponi, « La Corse sous le signe de la contre-révolution », Études corses, n° 27, Dossier Corse-Sardaigne, 1986, p. 45-116. 36. Sur la question, on se reportera à Antoine-Marie Graziani, « L’Empire effondré et la vacance du pouvoir à Bastia en 1814 », in Michel Vergé-Franceschi (dir.), La Corse et l’Angleterre XVIe-XIXe siècle, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2005, p. 67-86. 37. On pourra consulter à ce propos Jean-Christophe Liccia, « La diaspora corse en 1818 », Études corses, n° 37, 1991, p. 35-47. Mais ils contribuèrent à attirer à eux d’autres insulaires selon un schéma classique, participant ainsi au processus d’acculturation. 38. François J. Casta, « Les parlers de la foi. Religion et langues régionales », Études corses, n° 44, 1995, p. 135.

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cependant, signe des mutations en cours, quelques années plus tard, en 1824, le Journal de la Corse paraissait uniquement rédigé en français39. Le Consulat et l’Empire s’étant désintéressés de l’instruction primaire, comme en témoignait la loi Fourcroy du 11 oréal de l’an X (1er mai 1802)40 ; les écoles restèrent donc très largement aux mains d’un clergé italophone et, en 1808, le Catéchisme impérial fut publié uniquement en langue italienne. Seuls les collèges ajacciens et bastiais œuvraient dans le sens de l’acculturation. Néanmoins, les liens avec les autres terres italiennes demeuraient forts, tout en commençant à se distendre. De nombreux Corses continuèrent cependant d’étudier dans la péninsule, d’y pratiquer des métiers divers et variés, d’y faire carrière dans le clergé, le barreau ou la médecine, de servir dans les troupes du royaume d’Italie ou dans l’armée napolitaine de Joachim Murat ; à ce propos, on connaît la remarque de Napoléon faite au roi de Naples, son beau-frère, concernant les Corses : Quali sono le truppe che vi abbisognano ? Anzitutto dei Corsi che serviranno meglio a Napoli che in Francia e che si accorderanno meglio coi Napoletani che coi i Francesi41. Mais il y eut également le ux constant des réfugiés politiques, fuyant les pouvoirs en place de part et d’autre de la mer Tyrrhénienne et du détroit de Bonifacio : membres du clergé insulaire réfugiés en Lombardie en 1791, soutiens du royaume anglocorse passés en Toscane après le départ des Britanniques et, dans l’autre sens, réfugiés sardes échappant à la répression du soulèvement de 1794, à l’image de Gian Maria Angioi et, avant lui, en 1790, du Toscan Filippo Buonarotti, déjà rencontré, fondateur et rédacteur de L’Amico della libertà italiana et du Giornale Patriotico di Corsica42, gagné aux idéaux révolutionnaires et jacobins, plus tard impliqué dans la Conspiration des Égaux de Gracchus Babeuf (mai 1796) ; la liste n’étant pas exhaustive. On se gardera d’oublier, enn, les nombreux travailleurs saisonniers43 que les évènements belliqueux n’empêchèrent nullement de se déplacer ; on songera ici, entre autres, aux 39. Il est vrai que ce dernier était alors le journal de la préfecture ; il n’empêche, pendant les sept premières années de son existence intermittente (1817-1823), qu’il avait été rédigé dans les deux langues, italienne et française. 40. Celle-ci abandonnait notamment l’enseignement primaire aux communes alors qu’aucun traitement xe n’était prévu pour les enseignants ; ces derniers étant désormais nommés par les maires et les conseils municipaux. 41. AVittorio Adami, « Soldati Corsi in Italia ai tempi di Napoleone » in Archivio Storico di Corsica, anno II, n°3-4, ottobre-dicembre 1926, p.185.. 42. Gilles Pécout, Naissance de l’Italie, op. cit., p. 39. 43. Voir sur le sujet, entre autres, Piero Bevilacqua, Andreina de Clementi, Emilio Franzina (a cura di), Storia dell’emigrazione italiana. Partenze, Roma, Donzelli Editore, Comitato nazionale « Italia nel mondo », 2001, particulièrement les pages 1-44 ; et, plus spéciquement, Tiziano Arrigoni, Uomini dei boschi e della natura. Emigrazione stagionale dall’Appennino toscano alla Corsica (XVIII-XX secolo), Pisa, Pacini, 2002. Sur l’histoire migratoire de la Corse depuis 1769, on pourra se reporter à Philippe Pesteil, Jean-Michel Géa, Didier Rey, Pierre Bertoncini, Vanina Marchini, Marco Ambroselli, Yannick Solinas, Histoire et mémoires des immigrations en région Corse. Synthèse du rapport nal, avril 2008, Corte, Università


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bergers sardes, mais également aux charbonniers lucquois ou aux charpentiers napolitains ; certains s’installant nalement à demeure dans l’île. LE JEU DES GRANDES PUISSANCES Le jeu des grandes puissances concernant la Corse restait marqué par la ligne de partage du printemps 1792. Avant cette date, autrement dit antérieurement à la formation de la Première Coalition (1792-1797), l’île fut au centre de quelques manœuvres, plus ou moins sérieuses, concernant sa rétrocession à Gênes ou sa cession à d’autres États, pas tous italiens du reste. Ainsi, en février 1790, le comte de Montmorin, ministre français des Affaires étrangères proposa-t-il de rendre la Corse aux Génois contre le remboursement des sommes dues pour frais d’occupation, mais la proposition t long feu, la diplomatie ligure ne donnant pas suite, n’en ayant ni l’envie ni les moyens44. La Sérénissime avait pourtant véhément protestée quelques mois auparavant lorsque, le 30 novembre 1789, la Corse avait été déclarée partie intégrante de « l’empire français », y voyant justement une atteinte à sa souveraineté45. À la n de l’année 1790, un député français t une étrange proposition, suggérant d’indemniser le Pape de la perte du Comtat Venaissin – annexé à la France – en lui offrant la ville de Plaisance et ses dépendances ; or, celles-ci étant possession du duc de Parme, ce dernier se verrait alors offrir la Corse avec le titre de roi […] si les Corses voulaient se prêter à cet arrangement, ici également l’affaire n’eut aucune suite46. Enn, les chancelleries bruissaient des rumeurs les plus diverses sur une possible annexion de l’île par la Toscane, l’Espagne, voire la Russie ainsi que s’en faisait l’écho John Trevor, ministre plénipotentiaire britannique à la cour de Turin dans une dépêche chiffrée adressée au duc de Leeds en novembre 178947. Le diplomate britannique évoquait également

44. 45. 46.

47.

di Corsica – Pasquale Paoli, L’agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances ; disponible sur le site http://barthes.ens.fr/clio/acsehmr/corse.pdf Sur cet épisode surprenant, on pourra consulter René Emmanuelli, L’équivoque de Corse 1768-1805, Ajaccio, La Marge Éditions, coll. Corse et Révolution française, 1989, p. 127-136 notamment. Protestations qu’émirent également, en d’autres circonstances mais pour les mêmes raisons, le Pape à propos du Comtat Venaissin ou les Princes allemands possessionnés d’Alsace. Ibid., p. 145. Parmi tous ces projets plus ou moins réalistes, convient-il de signaler un document qui aurait été conservé aux archives départementales de Nice. En effet, dans L’Annuaire des Alpes-Maritimes pour l’année 1870, à la page 29, le conservateur des Archives départementales des Alpes-Maritimes indiquait l’existence d’une curieuse série F, fonds divers se rattachant aux archives civiles, dans laquelle gurerait un projet de 1790 prévoyant d’ériger la Corse en Royaume pour le Comte d’Artois, futur Charles X, alors que celui-ci avait déjà pris le chemin de l’exil. Malgré nos démarches auprès des A.D.A.M., il ne fut pas possible de retrouver ce document. Dorothy Carrington, Sources de l’histoire de la Corse au Public Record Ofce de Londres avec 38 lettres inédites de Pasquale Paoli, Ajaccio, Librairie La Marge, Société des Études Robespierristes, 1983, p. 211.

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le projet de transaction territoriale concernant la Corse et Parme, mais par le truchement de l’Espagne. Tout cela démontrait, d’une part, que le décret du 30 novembre 1789 n’avait qu’une valeur relative en termes de relations internationales ; celles-ci demeurant régies, pour quelque temps encore, par des hommes et des principes de l’Ancien Régime, y compris en France, malgré l’afrmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et du principe de la souveraineté nationale. Et, d’autre part, il ne remettait pas non plus fondamentalement en cause le fait que la Corse demeurait perçue comme une terre d’Italie, même si cette dernière n’était toujours qu’une simple expression géographique, pour reprendre – malgré l’anachronisme – les termes du chancelier autrichien Metternich (1773-1859). Le 21 avril 1792, la déclaration de guerre de la France au roi de Bohème et de Hongrie, autrement dit l’empereur d’Autriche, ouvrait une succession quasi ininterrompue de conits qui s’acheva dans la morne plaine de Waterloo, le 18 juin 1815. La guerre simplia le jeu des puissances et donna à la Corse une autre signication géostratégique sans apparemment l’éloigner vraiment de l’Italie ; celle-ci passait tout entière sous la domination française, directe ou indirecte48, ce qui, de fait, rendait caduc tout projet d’annexion de la Corse par un des États italiens. Seules échappaient à l’occupation la Sardaigne et la Sicile où s’étaient réfugiées les cours de Turin et de Naples, sous la protection de la otte britannique, maîtresse incontestée des mers depuis Aboukir et Trafalgar. Par la même occasion, Londres renforçait sa domination navale en Méditerranée par l’acquisition de nouvelles bases auxquelles s’était déjà ajoutée Malte, ce qui rendait, de ce point de vue, l’échec du royaume anglocorse relatif ; le furtif retour des Britanniques à Bastia, en avril-juin 1814, démontrait néanmoins que le Royaume-Uni n’avait pas abandonné toute idée de se rendre maître de l’île. Un seul autre pays, en l’occurrence la Russie, réussit à élaborer un plan visant à entrer en possession de la Corse. Au printemps 1799, dans le cadre de la Deuxième Coalition, les troupes tsaristes occupaient les îles Ioniennes, étaient présentes en Suisse et dans le Nord de l’Italie. Ce fut à Florence que le consul de Russie rencontra les émissaires insulaires, la plupart anciens cadres du royaume anglo-corse, désireux de chasser les Français. Il fut alors décidé d’organiser un débarquement en Corse, les Russes fournissant les armes et la logistique, l’île serait ensuite placée sous la protection de Paul Ier. Le débarquement eut bien lieu, en février 1800, dans le Fium’orbu ; mais, après quelques succès initiaux, l’expédition se termina tragiquement devant Sartè. Il n’y eut pas de suite, la politique tsariste changeant de nouveau de cap. En effet, outre l’éphémère alliance avec la France après Tilsit (1807-1812), la 48. Directe avec les quinze départements ; indirecte avec le royaume d’Italie coné à Eugène de Beauharnais, le royaume de Naples attribué à Joseph Bonaparte puis à Joachim Murat et la principauté de Lucques puis le grand-duché de Toscane dévolus à Élisa Bonaparte.


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Russie se montrait toujours aussi préoccupée par la situation dans les Balkans, mais également soucieuse d’assurer la colonisation et le développement de son extrême-orient. Néanmoins, les Russes conservaient un éventuel atout dans leur jeu puisque, en 1803, Carlo Andrea Pozzo di Borgo quittait le service anglais pour s’installer en Russie. Il devint dès lors un dèle serviteur des tsars Alexandre Ier et Nicolas Ier, même si ce dernier le tenait en suspicion49, pour lesquels il fut ambassadeur en France (1815-1834) puis en Grande-Bretagne où il termina sa carrière (1839). En sa personne, le moment venu et si besoin était, pourrait s’incarner un nouveau projet russe pour la Corse. Le traité de Paris du 30 mai 1814, stipulait d’une part, dans son article II, que le royaume de France conserve l’intégrité de ses limites telles qu’elles existaient à l’époque du 1er janvier 179250 et, d’autre part, dans son article VI, que l’Italie, hors des limites des pays qui reviendront à l’Autriche, sera composée d’États souverains51. Le second traité de Paris du 20 novembre 1815, réduisait les limites du royaume puisqu’il précisait, dans son article Ier, que les frontières de la France seront telles qu’elles étaient en 179052. Dans tous les cas de gure, la Corse demeurait possession française bien que toujours considérée comme terre d’Italie, notamment par les élites d’outre-Thyrénienne. Elles n’étaient pas les seules dans ce cas ; décrivant sans complaisance les populations bigarrées du port de Marseille un jour de fête, Léon Gozlan n’écrivait-il pas que Parmi les Italiens, le Génois pour parler serre la bouche comme un chien qui tient un os, le Napolitain l’ouvre comme un chien qui le lâche, le Sicilien hennit, le Sarde aboie, le Corse hurle, le Vénitien grasseie53. Or, dans le bouillonnement intellectuel qui devait conduire au Risorgimento, d’aucuns songèrent que le moment était peut-être venu de voir la Corse réintégrer politiquement son aire culturelle d’origine.

49. Le tsar se méait de lui, considérant Pozzo di Borgo comme un… Français plus préoccupé des intérêts de Paris que de Saint-Pétersbourg ! Un temps obligé de quitter la Russie après Tilsit, il passa à Londres où il contribua au rapprochement anglo-russe. Pour une première approche du diplomate, on se reportera à John Mac Erlean, « Pozzo di Borgo, Carl’Andrea », in Antoine Laurent Serpentini, Dictionnaire historique, op. cit., p. 803-805. Pour approfondir la connaissance du personnage : John Mac Erlean, Napoleon and Pozzo di Borgo. Not Quite a Vendetta, Lewiston, New York, The Edwin Mellen Press, coll. Studies in French Civilization, vol. 10, 1996. 50. Recueil des traités et conventions entre la France et les puissances alliées en 1814 et 1815 suivi de l’acte du Congrès de Vienne, Imprimerie royale, Paris, 1815, p. 7-8. 51. Ibid., p. 12. 52. Ibid., p. 37. 53. Léon Gozlan, « Le Carnaval de Marseille », in Revue de Paris, nouvelle série, tome quatorzième, février 1835, p. 134.

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