Dominique Antona-Cardinet
Maison carrée 1. La conquête
À mes enfants, Laetitia et Romain, à mes parents Éliane et Joseph-Antoine Antona, à Bertrand, à Jeanine Piani, et à tous mes amis
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Il est 13 heures aux terrasses des cafés. Le printemps s’étire, et avec lui ces jours de mars qui apportent aux flemmards des raisons supplémentaires de lézarder. À cette heure, la place centrale fourmille. Tout le monde a encore le temps, celui de déjeuner ou de sacrifier au rite sempiternel du café. L’heure le permet, le tiède soleil de mars aussi. Au fond de la place, par-delà la terrasse du Casino, la mer étincelle, mais pas trop, pas comme en été parfois. Tous ceux qui acceptent sa nonchalance printanière peuvent l’observer en toute quiétude sans être aveuglés. Pour eux, elle va jusqu’à s’alanguir en ondes douces, parce qu’au printemps, il lui arrive même d’être consensuelle, de vouloir plaire à tous. Après tout, elle a droit elle aussi à ses humeurs. Sur la place, on y est habitués, qu’importe, l’essentiel est sa présence. Une présence insaisissable, une présence nécessaire, toujours prête à éblouir, à rejeter, à se laisser reprendre, oublieuse. Elle est la mer, elle est leur complice, leur prisonnière aussi. « C’est beau quand même », se dit Jérôme qui arrivait à pied depuis l’entrée de la ville du côté des montagnes, les yeux rivés sur l’horizon. « La montagne c’est beau, mais la mer… c’est vrai, c’est autre chose. Quand on la regarde, on a l’impression parfois de respirer une bouffée d’air, un parfum d’ailleurs. C’est une curieuse présence, comme un être complexe, pacifique, coléreux, totalitaire, humain quoi. Finalement la mer c’est le mouvement. Si je n’étais pas si montagnard, je m’y retrouverais presque. » Le voilà à présent à la hauteur de la place. 9
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« Ce doit être pour ça qu’ils sont si difficiles à cerner, à cause de cet horizon, pensa-t-il en jetant un coup d’œil discret autour de lui. Tout est ouvert autour de cette place, mais en même temps tout est fermé. Bien malin qui arrive à s’y faufiler. Quant à s’y installer… Ça fait pourtant plus de trente ans que je les pratique. » Il soupira, il passait maintenant devant les cafés bondés. Il chassa l’humeur maussade du moment et renfila son uniforme de notable local encore qu’« importé » si l’on s’en tenait aux considérations puristes – ethniquement et géographiquement parlant – de certains. Ici, même si la mer obligeait au métissage, on était « de la mer » ou « de la montagne », mais pas des deux à la fois. Et Jérôme, par ses origines, était de la montagne. Pourtant, la mer, il pouvait sans peine s’identifier à elle dans ce mouvement perpétuel qu’elle symbolisait. Le sourire aux lèvres et le regard aussi penché que le front, il se mit à saluer ; parfois aussi, il s’arrêtait, et souvent, serrait des mains. Il s’attardait. Son pas habituellement nerveux et rapide ralentissait tandis qu’il approchait de son cabinet. Une pratique qui était la sienne depuis quatre ans maintenant. Tout en donnant l’impression de ne pas y toucher, il faisait le tour de tous les cafés qui entouraient la place, comme s’il était contraint de passer devant pour aller travailler. Il n’en aurait loupé un pour rien au monde. Méthodique et minutieux, il les connaissait tous, mais à chaque fois, les comptait pour ne pas en oublier. Il n’y avait guère que lui à pouvoir connaître l’existence de ce rite. « Voilà, maintenant je peux traverser », s’assura-t-il d’un rapide coup d’œil en arrière, et il traversa, effectivement rassuré. Il avait fini par s’habituer à cette sorte de règle, à ce rituel plus ou moins calculé auquel il se pliait facilement car il était supposé favoriser la réalisation de ses projets. Un rituel qui le conduisait à s’entremettre dans cette société du paraître qui au fond lui convenait peu. Pendant qu’il cherchait sa clé, Jérôme sentit un tapotement à la taille sur sa gauche. Il se retourna et vit l’un de ses petits patients qui lui souriait avec une grande bouche presque totalement vide. « Alors, qu’est-ce que tu fais là, toi ? La petite souris est encore passée ? Fais bien attention, elle ne va plus rien te laisser ! » Tandis qu’il caressait distraitement la chevelure de l’enfant, il leva la tête et vit le papa arriver. Une main sur la poignée du portail et l’autre tendue, il salua familièrement un homme d’une trentaine d’années dont il retrouva aussitôt le prénom : 10
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« Vous allez bien, Éric ? Il faudra que je vous voie un de ces jours, si vous pouviez passer un soir au cabinet… – Bien sûr, quand vous voulez. La semaine prochaine, je fais un saut vers 18 h 30, ça vous va, docteur ? De toute façon, on n’est pas loin tous les deux… » Et Éric, de sa main droite levée, indiqua le portail suivant, en riant. Jérôme sourit poliment en notant que l’homme ne s’était pas ému de son offre de rendezvous et franchit son portail en face de l’allée de bougainvillées de la place. Il ouvrit sa boîte aux lettres, rien encore. S’ensuivit un gros soupir : « Décidément, en ce moment rien n’avance. » Toujours pas de réponse en effet de ce contact qu’il essayait de joindre depuis plusieurs jours. Et à qui il avait risqué un petit mot. Jérôme n’était pourtant pas un homme pressé. Ce n’est pas d’hier qu’il attendait ! Le front incliné devant sa boîte aux lettres, il réalisa avec un peu d’aigreur qu’il attendait son heure depuis environ vingt ans. « Aujourd’hui, je n’ai pas les idées optimistes ; mais vingt ans, c’est le quart d’une vie… non, un peu moins, les hommes vivent moins longtemps. » Il se reprit vite. « Je ne vois pas pourquoi j’en fais un drame, de ces vingt ans. Les décennies n’ont finalement d’importance qu’à travers certains de leurs épisodes. Des épisodes qui construisent nos vies. Vingt ans en fait, ce n’est pas vingt ans. C’est seulement la durée de ces épisodes qui compte. » Jérôme savait cela depuis longtemps. Il le savait déjà quand il était étudiant en médecine. Autour de lui, ceux de sa promotion sortaient, s’amusaient, lui pas ou très peu. Non pas qu’il n’aimât pas se divertir, mais il préférait rester dans sa chambre, travailler, réfléchir, « faire des plans ». Réfléchir à ces fameux épisodes futurs. Il avait toujours aimé « faire des plans », griffonner des cercles, des carrés sur du papier, des bouts de papier plutôt. « Développement 1, 2, 3, A, B, C », ce n’était pas trop son « truc », il n’avait pas la rigueur du littéraire, ni celle du scientifique d’ailleurs, même s’il en était un ; mais les cercles, les carrés, les triangles, ça oui, c’étaient des figures qui contribuaient à éclairer son raisonnement. Elles lui parlaient. Même si au bout du compte, il demeurait assez brouillon. Ces figures lui prenaient du temps mais elles l’aidaient à se projeter vers les décennies futures, celles qui compteraient. Très jeune, il en était déjà certain. Alors il sortait finalement peu. Sauf quand il s’agissait de réunions de type 11
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politico-intellectuel comme savent si bien en organiser les étudiants, ou des soirées de sa promo. Ces sorties-là, il se les autorisait. Et puis, de toute façon, pendant ces soirées, le bruit dans la résidence universitaire où il habitait était tel qu’il ne pouvait pas faire grand-chose. Mais les autres fois, non. Il lui semblait qu’il avait toujours à faire, comme un adulte chargé d’une quantité de responsabilités auxquelles il lui était impossible d’échapper. En revanche, lorsqu’il se décidait enfin à sortir, tous étaient surpris de le voir aussi avide de rires et de détente. Et tous pensaient que c’était justement parce qu’il sortait peu. Ce qu’ils ne savaient pas, c’était la lutte intérieure que menait ce petit bout d’homme d’à peine plus d’un mètre soixante contre lui-même. Sa petite taille, un physique pas très agréable sauvé par un sourire doux, lui rendaient difficile le contact avec les autres. Mais déjà déterminé et tenace, il ne montrait rien de ses carences et de ses doutes. Et quand bien même, sa nature était peu encline aux contacts immédiats et trop libres. Quant à sa jeunesse, il n’avait jamais été homme à s’en préoccuper. Le fait d’avoir été en partie privé des indispensables souvenirs que cet âge procure ne l’avait jamais tourmenté. Ses souvenirs étaient déjà en lui, ils lui appartenaient sans qu’il ait eu besoin de les vivre. Et il avait toujours su que les périodes qui compteraient n’étaient en aucun cas celles de sa jeunesse. Elle n’avait été que la préparation de ce qu’il avait décidé de vivre plus tard. Un peu prétentieux sans doute. Tous l’avaient laissé faire. Les siens, son père surtout, ne lui posaient pas de questions. Il était bien d’une famille de montagnards au silence solidaire. Devant la boîte aux lettres, il repensait à tout ceci. « Non, je ne suis pas pressé, je n’ai jamais voulu l’être, se dit-il en se dirigeant vers l’escalier, mais certaines fois je deviens impatient. » Depuis cette rencontre importante qu’il avait faite à Paris par relation interposée, et dont il attendait un retour, il devenait un tant soit peu avide, en effet. Avide de s’enfoncer totalement dans ses ambitions. Il imaginait des dates imminentes. Ce personnage à peine rencontré lui avait donné l’idée de planifier différemment ses options politico-personnelles. Et depuis certaine conversation parisienne donc, il avait hâte que tout arrive. Mais s’il voulait tout, il ne savait ni quand, ni comment commencer à s’en emparer. Il hocha la tête, entendit la rumeur des patients qui l’attendaient déjà dans la salle d’attente et se mit à trier rapidement son courrier en montant l’escalier. 12
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Sa journée professionnelle commençait. Tandis qu’il tournait la poignée de la porte du cabinet, il ne put s’empêcher de penser aussi à Lucien, rencontré deux jours auparavant. Cette rencontre-là aussi le rendait un peu perplexe. « Celui-ci risque de me donner du fil à retordre, mais je vais persévérer, il faut toujours s’intéresser à ceux qui ont des rêves, et si je me fie à ce que je sais de sa vie, Lucien en a, c’est certain. » Cette pensée l’avait brusquement ramené à l’optimisme. Il sourit comme n’importe quel autre jour et affronta sa secrétaire qui grommelait, furibarde, lui reprochait d’être en retard et de n’avoir pas encore compris qu’on ne pouvait faire mille choses à la fois. « Après tout, lui ressassait-elle au quotidien, vous n’êtes pas Napoléon. » Ce jour-là, la phrase récurrente comme un rituel provoqua chez Jérôme un rictus.
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Lucien nourrissait de nombreuses espérances, en effet. Si ses rêves politiques avaient été plus ou moins réduits en cendres, il y croyait encore aujourd’hui, à sa manière Tout simplement parce qu’il croyait aux groupes, aux équipes, bref aux réseaux. La « chose publique » n’avait jamais cessé de l’intéresser. Très nonchalant comme semblent souvent l’être ceux qui sont particulièrement nerveux, chaque jour, à la même heure, lorsqu’il revenait d’avoir accompagné son fils à l’école, il s’arrêtait un instant boire un café au Bar de la Place. L’école était centrale, près de la cathédrale. Pauline, sa femme, avait voulu inscrire l’enfant dans ce quartier du centre historique de la ville où elle-même était née. Citadine de souche, ce quartier, c’était un peu son village. Et puis ses parents y habitaient, ce qui rendait commode son organisation quotidienne. Elle-même ne travaillait pas très loin. Ainsi Lucien, quand il accompagnait le petit Fabien, passait chaque fois comme en cet instant devant le cabinet du pédiatre choisi par sa femme, situé dans le même périmètre. Il sourit en dépassant le portail, car il pensait à l’entrevue qu’il avait eue avec ce dernier, à sa demande, quarante-huit heures auparavant. Lucien n’aurait jamais cru être un jour plus ou moins en contact avec une personnalité dans le genre de celle de Jérôme. Il était persuadé que tout le séparait de cet homme. Jérôme, le pédiatre renommé d’une petite ville de province, bon mari, bon père, l’homme tranquille, à la disponibilité reconnue. L’honorable Jérôme pour tout dire. 15
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Et lui, Lucien, petit employé de la fonction publique, et pas plus honorable que ça. « Encore qu’il y ait beaucoup à dire de l’honorabilité, se disait-il en poursuivant son chemin. Il n’y a rien de tel que les hobereaux provinciaux pour apparaître résolument honorables. » Lucien n’était pas instruit, mais il lisait beaucoup. Tout ce qu’il pouvait, tout ce qui l’intéressait et était à sa portée. De ces lectures, il lui restait parfois des mots, dont la consonance lui plaisait et qu’il parvenait facilement à rattacher à son vécu, ce qui leur concédait à ses yeux une légitimité accrue. Il avait ainsi découvert le terme de « hobereau » quelques jours auparavant dans une revue traitant des us et coutumes de la bourgeoisie provinciale française. Et la tonalité du terme autant que son sens lui avaient beaucoup plu. Il se servait donc régulièrement de cette récente trouvaille lexicale qui ne faisait que conforter ses opinions sur les classes dites bourgeoises. Pour avoir vécu souvent dans les coulisses de l’« honorabilité » de certains, Lucien se méfiait des notables. Du reste, le docteur, unanimement vanté pour ses qualités « si humaines » au dire des familles – des mères en particulier –, ne lui inspirait guère de sympathie. De plus, son physique lui déplaisait. Mais il était curieux de voir où « ce toubib de gosses », comme il se plaisait à le nommer, voulait en venir. Il était curieux. Lucien aimait découvrir ceux avec qui il n’avait pas grand-chose en commun. Contrairement à Jérôme, en effet, il n’avait pas toujours été honorable. Né dans les quartiers les plus pauvres de Castelvecchiu, il avait passé son adolescence à se battre devant les portails pour un mot de travers, un regard qui ne lui plaisait pas, une fille qui lui plaisait et que d’autres reluquaient. Son père était mort quand il était enfant et, avec son frère Jean, ils n’avaient eu de cesse qu’ils s’imposent dans leur quartier, comme pour pallier le manque affectif créé par cette absence. Ignorant trop souvent les soucis qu’ils causaient à leur mère. Et puis l’âge adulte était arrivé et au moment où les autres font des études ou s’engagent dans des formations, essayant de construire correctement leur existence, Lucien avait décidé d’ignorer le « correct » et s’était engagé dans des voies qui ne connaissent pas l’honorabilité. Plus ou moins clandestin dans des mouvements autonomistes extrémistes qui le déçurent tristement par la suite, acteur actif de petits casses, recel – il était trop désintéressé pour en faire de grands –, voilà ce qu’avait été sa vie jusqu’à à peine plus de vingt-cinq ans. Par chance et malgré les suspicions de la police à son sujet, on n’avait jamais rien pu prouver. Il avait à la fois échappé à la prison ferme et avec sursis. 16
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Aux cris de peur ou de soulagement que sa mère poussait selon les circonstances, il répondait avec placidité qu’« ils » – la police bien sûr – ne pouvaient rien contre la protection que son pauvre père étendait sur lui et autour de lui « de là où il était » ! S’il affichait cette imperturbable sérénité, c’est qu’au plus profond de lui-même il était persuadé d’être protégé et vouait à l’âme de son père une dévotion sans bornes. Il apprendrait plus tard que Jérôme avait la même dévotion secrète pour le sien. Cette protection, que sa mère elle-même, Anna, finissait par invoquer en désespoir de cause pour le plus terrible de ses fils, lui donna, quand il avait tout juste vingt-huit ans, l’occasion de tourner la page et de commencer à changer. La politique et les rencontres faites à cette occasion changèrent la donne pour lui. Et pour son frère. Et Anna, triste mais soulagée, vit alors partir ses deux fils presqu’en même temps. Jean, l’aîné, sur le continent où on lui fournit un emploi de chauffeur dans une institution on ne peut plus respectable, le Sénat, et Lucien en Amérique du Sud où il occupa le même emploi… ou presque. Anna, qui n’eut jamais connaissance des « extensions professionnelles » de Lucien en Colombie n’en finit plus de louer sa foi dans les mânes de son père. « Tu avais bien raison, répétait-elle à l’envi au téléphone, il a veillé sur vous de toutes ses forces ; il doit être bien tranquille maintenant. » Et elle concluait régulièrement en se signant avec respect. « Il peut reposer en paix, le pauvre ! » Elle n’imaginait pas, alors, que la protection paternelle ne s’arrêterait pas là, et qu’un jour elle verrait revenir ses fils l’un après l’autre sur leur terre natale, en toute honorabilité. Lucien, moins prudent que son aîné et surtout beaucoup plus tête brûlée, était parti en Amérique du Sud non pas pour s’assagir définitivement – ça, ce serait pour plus tard – mais avec deux idées en tête : se faire un peu d’argent vite, facilement, et ne pas s’ennuyer. Construire sa vie oui, il voulait bien, mais avec le piment nécessaire de temps en temps. Là-bas, il avait rencontré un certain nombre de personnes un peu marginales comme lui, comme lui connues de la justice sans vraiment l’être et qui exerçaient le doux et inoffensif métier de « chauffeur de diplomate ». C’est comme cela que l’on appelait pudiquement les gardes du corps des politiciens véreux en Amérique latine. Là encore Lucien s’en était bien sorti. Efficace. Aussi calme que violent quand il le fallait, il s’était imposé sans difficulté et avait été grassement récompensé par 17
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ses employeurs successifs, reconnaissants d’avoir pu mener à bien leurs affaires sans encombre, grâce en partie à l’autorité naturelle de Lucien et à la réputation qu’il s’était forgée en toute simplicité. Et puis, Lucien avait eu le mal du pays. Cela faisait six ans qu’il était parti et qu’il avait engrangé un petit pactole qui, somme toute, lui suffisait. Les grands calculs lui importaient peu. On était à l’aube des années quatre-vingt-dix, Lucien avait 34 ans, aucune attache, un peu d’argent et rien à perdre. Les mouvements politiques qu’il avait connus avaient eu un impact profond et irréversible sur la société insulaire. Lucien avait très envie de retrouver sa mère, son frère, ses amis et d’observer où en était l’évolution de cette société. Il avait alors pris le chemin du retour, calmement et sans regret comme à chaque fois qu’il avait fait un choix dans sa vie. Certains de ceux qui rentrèrent à cette époque repartirent déçus, Lucien ne bougea plus. Il s’intéressa de nouveau à la « chose publique » avec ses amis de toujours. Mais en toute démocratie, cette fois-ci, laissant derrière lui les solutions destructrices qui l’avaient un temps blessé. Et sans en faire un plat. Et c’est ainsi qu’avec Paul, François-Marie et Dominique, il se mit à fréquenter des cercles politiques qui, s’ils conservaient l’esprit régionaliste et identitaire, étaient devenus résolument démocratiques, souvent soutenus par une gauche nationale décentralisatrice. À sa mère qui recommençait à s’inquiéter, il avait répondu que les choses ne pouvaient se passer autrement. Il avait toujours su qu’un jour il reviendrait à ses premières amours.Il la rassura cependant, il n’irait plus au-delà de certaines limites. Anna avait dû se contenter de cette réponse. Fidèle à sa nouvelle vie, il prêchait quand il en avait l’occasion pour une solution de concessions démocratiques et réciproques. Ainsi il sut conserver le respect de ses anciens amis et garder le contact avec toutes les tendances. Hormis, bien entendu, celle qu’il avait reniée quelques années auparavant. Il trouva un petit travail d’huissier dans une administration. Un ami d’enfance de sa mère y avait veillé. Pour compléter ce tableau digne de considération, la vie lui offrit une femme et un enfant. Il accepta tout comme un don du ciel, pas surpris pour autant, parce que toujours aussi confiant en la protection paternelle. La seule chose qui lui manquât était le retour différé de trois ou quatre ans encore de son frère mais, tout compte fait, Paris n’était pas loin et les vacances arrivaient vite. 18
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Tel était Lucien, entre rêves et réalité, et c’était justement cet impressionnant fatalisme, actif, optimiste et lucide à la fois, qui aiguisait la curiosité de Jérôme. Sa fidélité en amitié aussi, le respect qu’il inspirait enfin. Lucien ne se doutait pas que son vécu intriguât autant le docteur. Il ne se doutait pas non plus que sa bonne étoile allait réapparaître sous les traits de cet honorable pédiatre. Les mânes de son père n’en avaient pas fini d’étendre sur lui leurs ombres protectrices. Avec Jérôme, en effet, la vie allait une fois de plus lui donner un coup de pouce : parvenir sur le devant de la scène, débattre au grand jour… et se battre à l’occasion.
Fabien, le petit garçon de Lucien avait quatre ans. La rencontre avec Jérôme s’était faite donc de la manière la plus banale qui soit, à l’occasion d’une angine de l’enfant. Un mercredi après-midi en effet, Lucien ne travaillant pas dut consulter le pédiatre pour Fabien qui hurlait chaque fois qu’il essayait d’avaler son gâteau à la crème de marrons. Lucien qui connaissait la gourmandise de son fils n’eut donc aucune hésitation et, sans même lui prendre la température, sans rendez-vous, partit chez le pédiatre le plus connu de Castelvecchiu, le plus sollicité et le préféré de Pauline, Jérôme. Une fois le diagnostic établi, tandis qu’il rédigeait l’ordonnance, Jérôme reçut un coup de téléphone et, à la grande surprise de Lucien, ne s’écarta pas pour parler. Le caractère relativement privé de cet appel ne faisait pourtant aucun doute. Lucien tourna la tête, caressa la chevelure ondulée de son fils pour ne pas s’intéresser à la conversation dont il entendait les répliques. Mais les années passées au service des « diplomates » sud-américains le poussaient à tendre indiscrètement l’oreille. Il était question de réunion, de décision à prendre, bref, l’impression que Lucien en retira était qu’il s’agissait de politique, et des plus sérieuses. Lorsqu’il eut raccroché, Jérôme commenta sans émotion particulière son ordonnance puis, les coudes plantés sur le bureau, s’arrêta un instant tout en se frottant les mains et fixa Lucien : « Vous savez que je connais bien votre mère… » Lucien nota que ce n’était pas une question. « Elle n’habitait pas loin de la famille de ma femme et nous avons parlé souvent. Elle avait du souci pour la santé de votre neveu et était venue me demander conseil. Votre frère est toujours sur le continent ? » Lucien, un peu interloqué, fit signe que oui. 19
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« Naturellement je l’avais rassurée et lui avais indiqué un de mes amis à Paris, spécialiste de ce genre de malformation cardiaque chez l’enfant, une malformation qui se soigne très bien aujourd’hui. » Jérôme poursuivait, sans attendre de réponse. « D’ailleurs vous avez vu, plus de problèmes pour l’enfant. Il a quel âge, au fait, aujourd’hui ? – Dix ans, répondit Lucien, perplexe. Ça fait presque quatre ans, tout va bien. » Mais comment diable ce type-là le connaissait-il ? Il avait reconnu Fabien. Normal, Pauline l’emmenait toujours ici. Mais sa mère, son frère… Lui-même n’était jamais venu au cabinet, et il lui parlait comme s’ils s’étaient toujours vus. Avec une familiarité ostentatoire. Après tout, il aurait pu être un simple ami de la famille. L’expérience de la nature humaine lui chuchotait à l’oreille que tout ce discours, apparemment anodin, n’était pas gratuit. Il se cala dans le fauteuil tandis que l’enfant dessinait sur l’envers d’une ordonnance et attendit la suite. La conversation était visiblement souhaitée et, plus encore, l’intimité que le pédiatre tentait d’y introduire. « On est une petite communauté, finalement, même quand on ne se connaît pas, on se connaît quand même », sourit faussement Jérôme qui percevait les interrogations de son interlocuteur. Lucien se sentait devenir hargneux. Il décida de se lever avant le pédiatre pour lui signifier qu’il l’avait assez entendu. Ce type-là commençait à l’agacer avec ses faux airs de jésuite. On aurait dit qu’il voulait en réciter la devise, AMDG (Ad majorem dei gloriam !). Il faut dire que quelques mois auparavant, Lucien s’était penché sur la vie de Saint-Ignace de Loyola. Les Jésuites étaient aussitôt devenus pour lui une engeance détestable. Jérôme comprit tout et enchaîna aussitôt : « Bon, pas de souci pour ce petit, il pourra retourner à l’école dans trois ou quatre jours… Quant à nous, il faut qu’on se voie, arrêtez-vous quand vous passez ; on bavardera. – Ici ? Vous ne trouvez pas que vos patients attendent déjà assez longtemps comme ça dans votre cabinet ? Moi-même tout à l’heure j’ai attendu quarante-sept minutes très exactement que vous cessiez d’aller et venir de cette pièce à l’autre et que ce soit enfin le tour de mon fils ; alors excusez-moi mais ce n’est pas une très bonne idée. Si vous voulez me voir, il y a des cafés dans cette ville. Alors demain matin, huit heures et demie au Bar de la Place. Moi, j’y serai, je m’y arrête régulièrement 20
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prendre un café avant d’aller travailler après avoir accompagné Fabien, alors à vous de voir. Lucien avait laissé parler son humeur. Décidément ce toubib l’énervait au plus haut point. Il avait horreur des discours qui n’en étaient pas. « Ou on a quelque chose à dire, ou on ne l’a pas », avait-il l’habitude de répéter. Jérôme, un peu gêné, se dit qu’il s’était en partie trompé sur le personnage : rêveur certes, flegmatique sans doute, mais plus fin qu’il ne l’imaginait. Intuitif en tout cas. S’il ne touchait pas encore très concrètement à la chose publique, cela faisait bientôt vingt ans qu’il s’y préparait. L’entraînement y était déjà, le mental aussi. Et il avait la patience de celui qui connaît ses ambitions. Et puis, au fil des années, il avait appris à faire sienne cette facilité avec laquelle les politiques débutants (ou pas) avalent les couleuvres. Aussi, avec un petit rire caractéristique dont Lucien finirait par apprendre la signification, la tête inclinée et le regard bas, sans se laisser décontenancer, il répondit : « J’y serai avant vous. Huit heures et demie, Bar de la Place. » Il ne fit aucun commentaire sur la manière dont Lucien l’avait remis à sa place. Décidément ce type l’intéressait. « Pas de problème, docteur, à demain », rétorqua Lucien, la main sur la poignée de la porte d’entrée, en le regardant dans les yeux, mais sans expression cette fois-ci. Il avait vite récupéré la maîtrise de son humeur. Son expérience de la vie lui avait enseigné que c’était plus prudent, tout au moins dans un premier temps. Il prit son fils par la main et descendit rapidement les escaliers. « Pas d’école avant lundi, mon chéri », dit-il à l’enfant. Il le souleva dans ses bras et ils arrivèrent ainsi à la voiture garée face au parking municipal.
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Jérôme continua ses consultations et ferma la porte à clé derrière la dernière famille. Il n’avait plus de rendez-vous ce soir. Il avait le temps de travailler. Il laisserait le téléphone branché pour les urgences, ce n’était pas le moment d’être aux abonnés absents. De toute façon, il n’avait pas l’habitude de rentrer tôt chez lui. Ses enfants n’étaient plus là. Son fils avait choisi une carrière hors de France. Encore célibataire, il revenait souvent. C’était surtout le départ de sa fille, mariée l’année précédente, qui avait installé cette sensation de vide ressentie chaque fois qu’il rentrait. D’autant que sa femme passait le plus clair de son temps auprès de son père, veuf depuis peu. Debout, les mains dans les poches, devant la fenêtre de son cabinet qui dominait la place, il réfléchissait. Sur le plan national, la gauche avait perdu. Il était profondément persuadé que la situation allait se renverser dans les trois ou quatre ans à venir. Même si la droite avait encore toutes ses chances aux prochaines régionales. Et il croyait surtout à des revirements complexes dans la société insulaire. On pouvait très bien imaginer le pays à droite, la région à gauche ou au moins la région avec une forte poussée à gauche. Il y croyait. Les passions identitaires ambiantes, avec leurs carences et leurs excès, favoriseraient selon lui cette poussée. Contrairement à ses fidèles amis, François et Pierre, il n’imaginait pas autrement la suite de l’évolution politique dans l’île. Pierre, en revanche, était persuadé que toutes les prochaines échéances conforteraient encore une fois la droite.
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« Il se trompe, peut-être que pour la région la majorité restera à droite, mais pour les villes de petite et moyenne importance comme la nôtre, non… Elles vont basculer. C’est la loi de l’alternance et l’inexorable usure du pouvoir ; elles vont basculer… La nôtre ne peut pas y échapper, trop d’immobilisme… depuis trop longtemps. » Castelvecchiu avait pour ainsi dire connu un parti unique depuis environ quarante ans. Parti unique particulier, social à sa manière, mais parti unique tout de même. Et à droite. Cette situation, Jérôme en était convaincu, était favorable à une alternative politique. Il en était certain. Et il avait de bonnes raisons pour cela. La ville avait beaucoup changé, mais les tenants du pouvoir communal, aux commandes depuis des décennies, n’avaient rien perçu de ces mouvements lents mais progressifs et constants, ces dernières années. Pour eux, Castevecchiu conservait toujours les mêmes frontières qu’au temps de leurs pères : les frontières du centre historique. Dès qu’on quittait les deux places centrales et les limites de la Rue Basse, qui s’étendait au-dessous du niveau de la mer jusqu’à la fin du Grand Cours, ils ne s’y reconnaissaient plus. Et pourtant, Jérôme qui parcourait les quartiers depuis bientôt trente ans, savait que la société et les besoins avaient profondément évolué. Les frontières auraient dû être repoussées depuis longtemps. Pour lui, la situation politique était claire, il y avait une place à prendre. La question était : « Comment ? ». Et pour quelle échéance se préparer ? Par laquelle commencer ? En bref, comment entrer dans la danse ? Il savait pertinemment qu’il lui faudrait procéder par étapes. Mais il ne le souhaitait pas. « Si seulement je pouvais faire autrement… aller plus vite. » Il soupira, se passa les mains sur les tempes, étira ses épaules vers l’arrière, les coudes pointés vers les omoplates. « Comme ça fait du bien, je devrais le faire plus souvent. J’ai vraiment besoin de me détendre. Je suis raide de contractures… Faut pas rêver, il faudra que je commence par une autre élection ; les territoriales sans doute, j’y crois. De toute façon, ici, il leur faut des titres ! » Il s’écarta de la fenêtre mais continua d’observer la place, à moitié assis sur la table d’examen. « Les jours allongent, il ne fait pas encore complètement nuit. Les problèmes dans cette ville commencent à cette heure-ci. Que faire de l’énergie des jeunes à part les “boîtes” ? Que proposer aux autres ? Allez, mon vieux, tu n’en es pas encore au 24
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programme, l’échéance des municipales n’est que dans quatre ans ! Et en attendant… – il se remit droit sur ses pieds – il faut décider d’une stratégie. “Un plan de travail”, comme disent Pierre et François. À quoi bon, tout est dans ma tête. Ceci dit, ils ont raison, il faut un calendrier. » La lampe de bureau ne lui suffisait plus, il alluma l’halogène et décrocha le téléphone. Quand Lucien arriva au Bar de la Place, le lendemain vers 8 h 20, Jérôme était déjà là. Lucien salua le patron, Lionel, une de ses vieilles connaissances, commanda son café, léger comme d’habitude, s’assit, regarda Jérôme qui le suivait du coin de l’œil avec un demi-sourire et lui jeta un : « Alors, depuis hier… ? » Jérôme se fit tout petit. Il voulait absolument gagner la confiance de Lucien car il avait besoin de son expérience, et, surtout, il le savait bien introduit dans les milieux dits « identitaires » et peut-être autres – ça, il le lui faudrait vérifier. Et il savait aussi qu’il ne pourrait éviter les échanges avec cette frange de l’opinion publique. Une frange modérée du reste. Lucien et ses amis s’étaient depuis longtemps mis à l’écart des plus violents. Et Jérôme ne voulait, ni n’avait envie, de les écarter. Les deux hommes se regardaient. Jérôme rompit le silence du matin. « J’aime cette heure, pas vous ? » dit-il avec le sourire forcé qu’il arborait quand il n’était pas trop sûr de lui. Lucien acquiesça en silence et continua à le regarder. « Voilà, dit Jérôme, j’ai souhaité vous parler car j’ai un projet personnel - il s’arrêta, sourit un peu coincé et ajouta comme pour prévenir une remarque de son interlocuteur - mais collectif, aussi. Un projet presque social… de changement. – Laissez-moi deviner, l’interrompit Lucien goguenard, vous voulez monter une équipe de foot… avec des gosses… » Jérôme rit volontiers mais s’arrêta net devant son air suspicieux. « Je ne veux pas vous ennuyer, j’ai vu que vous n’aviez pas bien compris ma démarche, hier… » Le regard de Lucien resta froid. « Voilà, je crois que notre ville… – Lucien nota qu’il avait appuyé volontairement sur l’adjectif possessif –, notre ville, répéta Jérôme qui s’embrouillait dans son discours – le regard imperturbable de Lucien le mettant décidément mal à l’aise –, a besoin… comment dire de se moderniser… d’une autre modernité… On pourrait 25
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répondre à un projet social, il s’agit toujours d’équilibre dans une société, non ? J’aimerais que vous y adhériez, c’est un projet qui fédère, je connais un peu votre parcours… c’est un beau parcours, riche… difficile parfois mais… peut-être un peu atypique… » Jérôme s’enfonçait davantage à chaque mot sous le regard de plus en plus sardonique de Lucien. Il avait pourtant l’habitude de la communication. En général, il conservait sa maîtrise mais, là, ses capacités étaient entamées par ce regard. Un regard dont il avait du mal à déchiffrer le message. Ne pas cerner ses interlocuteurs l’avait toujours déstabilisé. Il avait horreur de ça. Et ce jour-là, il peinait à rebondir, la cohérence de l’entretien lui échappait. « Je suis en train de m’embourber comme un blanc bleu et ça n’a pas l’air de l’émouvoir. Reprends-toi, de toute façon, tu vas avoir besoin de lui. » Il se redressa un peu sur sa chaise. « Bon, je pense que vous avez compris, j’aimerais bien qu’on échange davantage… Mais je vous laisse tout le temps que vous voulez, c’est pour ça que je vous pose la question, aujourd’hui… » Lucien le regardait avec une compassion ironique : un docteur qui ne savait pas faire une phrase complète, une phrase qu’on comprenne, quoi, ça lui semblait à peine croyable. Il entendait déjà les réflexions que ferait Pauline quand il lui raconterait. « C’est très inquiétant. Et s’il “s’emberlificote” aussi la cervelle quand il fait ses diagnostics ? Il ne boit pas, quand même ? » Malgré le cafouillis verbal de Jérôme et sa syntaxe défaillante, Lucien croyait bien commencer à comprendre. À n’en pas douter, il s’agissait de politique. C’était bien de cela dont cet homme essayait de parler. Curieusement, il n’avait pas pensé à ce petit docteur chétif au regard fuyant pour un rôle public… Ce n’était pas l’image qu’il avait d’un leader. Pas un alcoolique cependant, il pourrait rassurer Pauline. Il avait connu assez de bringues dans sa vie pour savoir reconnaître un alcoolique, même assis devant un café. Pour le reste, il ne comprenait pas. Il avait bien sûr entendu parler des nouvelles ambitions des uns et des autres pour les futures échéances locales, mais c’était encore loin, quatre ans au moins. Et puis… Il le regarda avec davantage de curiosité et réprima difficilement son envie de rire. Il n’a vraiment rien d’imposant. L’air de rien, « ni à toi ni à moi », se dit-il en francisant, in petto, une expression très locale. Il reposa sa tasse de café sur la table et interpella Jérôme : 26
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« Pour vous comprendre, c’est un peu dur… ça promet quand vous voudrez expliquer vos idées, vous avez pas dû être fort en français. Mais je ne suis pas trop imbécile, je pense que vous êtes en train de me dire que vous voulez faire un truc du genre politique ou “constructeurs”. Plutôt politique d’ailleurs. Et vous cherchez du monde pour vous entourer… Une sorte d’équipe que vous voulez faire avec vous devant… Si c’était pour ça, hier soir, toutes ces circonvolutions, vous pouviez le dire de suite. » Jérôme laissa échapper un rire de biais, c’était presque toujours le côté droit du visage chez lui qui se laissait secouer par le rire : « Rassurez-vous, les “constructeurs” comme vous dites, ça ne m’intéresse pas. Bien sûr, je respecte leur engagement », s’empressa-t-il d’ajouter, il n’aurait pas fallu que son absence d’intérêt pour la franc-maçonnerie soit répétée… « mais non, moi je préfère travailler… ensemble, vous voyez, un projet commun… Chacun aurait sa place… » Lucien ne lui laissa pas le temps de poursuivre. « Si vous ne voulez pas faire les choses tout seul, c’est votre problème, moi je n’ai pas besoin des autres pour être rassuré et puis je n’ai pas d’ambition. » Jérôme fit mine de reprendre la parole, Lucien l’arrêta du plat de la main. « Pas besoin de m’expliquer davantage. Vous, vous devez avoir vos ambitions ; sûrement aussi que vous avez ce projet. La politique, je sais ce que c’est : possible que vous ayez de la sincérité, possible… les politicards, ils ont toujours leur côté sincère. J’en ai fait de la politique, je connais et, d’ailleurs, c’est bien pour cela que nous sommes là, non ? Parce que vous savez que j’en ai fait, vous qui savez tout, vous savez que j’ai encore des amis dans le milieu… ». Il s’arrêta puis, catégoriquement cette fois : « Et maintenant stop, il faut que j’aille travailler. Pour le reste, tout ce que vous avez dit… “Qui vivra verra”. Mais, au fait, ma place, si vous ne le saviez pas, je me la suis toujours faite moi-même, “ensemble”, c’est pas toujours ma tasse de thé ; et puis j’en bois pas. » Il prit le ticket en ignorant le geste de Jérôme qui tentait d’appeler le serveur, se planta devant lui, lui tendit une main ferme et lui tourna le dos, le laissant se lever lui aussi avec un « Merci, à charge de revanche, on se voit bientôt » presque crié. Lucien s’éloignait déjà. Tandis qu’il allongeait le pas, Lucien ne pouvait s’empêcher de hocher la tête en pensant à Jérôme. « Drôle de type, du genre à ruminer ; sa politique, tu parles qu’il se la prépare depuis longtemps ! En tout cas, conclut-il en lui-même, il a intérêt à revoir ses 27
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phrases et ses fringues s’il veut vraiment faire ça, parce que c’est pas l’élégance qui l’étouffe et ça fait pas sérieux, même pas net… » Un bref coup d’œil sur la tenue vestimentaire de Jérôme l’avait en effet éclairé sur ce point. Jérôme était un bohême, un peu chichoulone comme aurait dit sa mère qui aimait, elle aussi, franciser la langue régionale. C’était du reste une caractéristique linguistique de Castelvecchiu, on francisait souvent le discours avec désordre. « Chichoulone, c’est sûr », se dit Lucien en faisant la moue. Il avait horreur du laisser-aller, dans la discussion comme dans l’apparence. Lucien était une personnalité qui aimait les eaux claires du parler et les tenues impeccables du paraître. Et il aimait être élégant. Il avait hérité ça de son père qui avait toujours soigné sa mise. Modestement, sans doute, à sa mesure, il avait toujours été coquet. Et puis, l’époque de son père était celle des tailleurs et des couturières, tout un monde, disparu depuis, qui aimait les beaux tissus qui durent, qui font une vie… Lucien, comme ceux de sa génération, avait opté pour la tenue universelle, le jean, tout en retenant la leçon d’élégance paternelle. Il n’aimait porter que le beau jean, souple, bien coupé et toujours agrémenté de belles vestes sobres au printemps ou de manteaux bien stricts l’hiver, au lainage chaud et léger. Ce jour-là, justement, il portait un de ses jeans préférés ainsi qu’une veste couleur chamois sur un simple tee-shirt blanc, manches longues qui avait contrasté quelques instants plus tôt avec le costume bleu sombre, froissé et un peu délavé de Jérôme. Lequel était d’ailleurs resté debout, sur le trottoir devant le café, un peu interloqué, conscient d’avoir été largué, et admiratif de l’allure élégante et tranquille de Lucien. De cette carrure très masculine qui lui avait toujours fait défaut et qui complétait si bien l’envergure d’une personnalité. Il s’assura machinalement qu’il avait bien ses clés en poche et se dirigea lentement vers son cabinet. Il avait été désarçonné par ce type avec sa franchise brutale et ses manières directes. Il ne goûtait pas trop les observateurs perspicaces. D’habitude, il faisait en sorte que les autres le prennent un peu en pitié, ça marchait bien, et souvent, ils finissaient même les phrases pour lui. Avec celui-là, ça n’avait pas marché. Il lui faudrait trouver autre chose. Mais il n’était pas inquiet. Dans la vie, il le savait, tout était dans la manière de gérer les situations et les individus. Pouvait-on gérer une personnalité comme Lucien ? Point d’interrogation, incontestablement. Jérôme avait tout de même noté que Lucien n’avait pas dit non. Certes il n’avait pas dit oui non plus. 28
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Et maintenant, il allait sans doute y réfléchir, en parler avec sa femme, sa mère peut-être. Et les femmes – Jérôme les fréquentait assez pour le savoir – aiment les sollicitations, la représentation sociale. Il sourit : « Tout se passera bien, j’en suis sûr. Nous parviendrons à un meilleur contact… et à mes fins. Et puis, je ne sais pas pourquoi, mais je l’aime bien cet homme. J’aurais aimé l’avoir pour frère. Pourtant je le connais si peu. Il est un peu mon contraire, un contraire qui a vécu des rêves que moi-même je n’aurais jamais osé faire, encore moins réaliser. » Il accéléra le pas. Finalement, tout allait commencer à se mettre en place doucement, on verrait, il était encore trop tôt pour savoir comment. Il pencha la tête, observa que son costume était un peu poussiéreux et le brossa du revers de la main. Lucien l’avait bien observé : l’ensemble de la silhouette du pédiatre laissait à désirer. Pas de stature et pas d’élégance. Pire, une pointe affirmée de négligence.