CinéMaroc - Stephan Zaubitzer

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cinémaroc stephan zaubitzer

les éditions de l’œil














Le Caméra, Meknès


bruce lee au rialto — Marc Amzallag

J’ai instantanément retrouvé — avec nostalgie et émotion— dans la série photographique de Stephan Zaubitzer sur les cinémas marocains, nombre de ces lieux de vie (et de culture), dont certains avaient profondément accompagné ma jeunesse au Maroc. Sa démarche méticuleuse et rigoureuse dans les prises de vue, sa capacité à amener le spectateur à se plonger dans des univers flamboyants et parfois oniriques, cette forme de neutralité objective de son sujet, épurée, a immédiatement fait rejaillir tous les instants de mon enfance casablancaise, où chaque mercredi (et parfois, avec chance, le samedi) était consacré à fréquenter les nombreuses salles obscures à notre disposition, à une époque d’ailleurs où les lieux de cultures (et d’évasion) n’étaient pas aussi nombreux qu’ils le sont aujourd’hui. Ainsi chacune des salles ici représentées s’accompagne pour moi d’une sensation précise liée à la découverte d’un nouveau film : West Side Story au Linx, Star Wars à l’Empire, Les dents de la mer à l’ABC, Le Bon, la Brute et le Truand et les premiers western spaghetti au Rif, les « Bruce Lee » au Rialto... et bien d’autres encore (les « Chaplin » au Triomphe, malheureusement détruit aujourd’hui).

Stephan Zaubitzer, en redonnant aux lieux toute leur magie d’antan, parvient ainsi à recréer des moments d’émotion enfouis et me replonge dans une époque malheureusement révolue où les nombreux cinémas représentaient des lieux de rencontre et de partage si riches. Il y a aussi au cœur de sa démarche, la préoccupation de la mise en valeur de leur environnement urbain, qui permet d’y retrouver l’identité de chacun des salles, et notamment tous ces instants passés à l’extérieur de ces cinémas, véritables points de vie et de rencontres « pré et post-séances ». Cette double approche permet ainsi la mise en valeur, au-delà des décorum flamboyant des intérieurs, du patrimoine architectural des bâtiments qui rappelle, de façon pertinente le caractère central que pouvaient occuper ces lieux dans la ville en constituant de véritables repères urbains (Rialto à Casablanca, Caméra à Mèknes). Ainsi, à travers ce méticuleux travail iconographique, Stephan Zaubizter parvient à amener de nombreux spectateurs de cette époque révolue, à revivre avec émotion les innombrables instants passés à fréquenter ces salles obscures qui ont illuminé notre jeunesse.


« Vous avez photographié la salle où j’ai embrassé ma première femme ! » — entretien avec Stephan Zaubitzer Quand nous travaillions à la production des portraits photographiques des salles de Seine-Saint-Denis, je passais régulièrement le matin prendre le café chez Stephan, discuter de organisation, photographie, tout et rien. Au mur de son salon, un grand tirage faisait comme une fenêtre : la photographie d’un cinéma en plein air à Alexandrie, immense, infiniment calme, et n’attendant sans doute qu’un film sur l’écran. J’y étais à chaque fois comme aspiré : dans les photos de salles de Stephan, l’écran blanc remplace en quelque sorte le trou noir galactique. C’est sous cette même photo, devant un café, un matin, que Stephan m’a parlé de cette série, de sa naissance au Burkina Faso jusqu’au périple marocain. Des histoires des gens qui regardent, d’évolutions, de travail « à la chambre » et de voyages.


Stephan Zaubitzer — J’ai commencé à photographier les cinémas en 2003, au Burkina Faso. J’étais bloqué là pendant une semaine, en attente d’un avion qui devait me ramener sur Paris. J’habitais chez un ami, à Ouagadougou, dans le quartier de la Patte d’Oie où il y avait une salle en plein air. Ce type de salles, il y en avait à peu près une douzaine à Ouaga... que j’ai donc commencé à photographier. Quand à savoir « pourquoi »... Pourquoi cet attrait pour ces bâtiments-là – né d’une sorte de hasard, cette fois-là –, parfois très rudimentaires et parfois totalement fous ? Je crois qu’à force de travailler dessus, de les photographier, ils sont devenus une sorte d’obsession récurrente dans mon parcours photographique. À tel point qu’aujourd’hui, je n’arrive pas à imaginer la fin de cette série. Ce premier travail sur les salles en plein air avait été récompensé par un prix World Press. L’écho que cela a pu avoir m’a encouragé à poursuivre en allant voir les cinémas d’autres pays. Cuba, la Roumanie… Je travaillais alors en moyen format1, jusqu’au jour où je suis allé à Londres, photographier d’immenses salles devenues des églises évangéliques ou transformées en salles de jeu. Là, devant l’échelle peu commune de ces espaces, j’ai pris le parti de travailler à la chambre photographique2, ce qui est finalement la principale rupture dans cette série travail. Photographier « à la chambre » implique

beaucoup plus de contraintes : il faut avoir un trépied, passer sous un borgniole3, fabriquer très précisément le cadre, avoir une vision d’ensemble, faire peu de prises de vues… Par exemple, lors de ma résidence au Maroc, j’ai dû faire environ deux cent vingt photos en vingt-trois jours, ce qui est très peu. La chambre focalise beaucoup plus l’attention sur l’image. En faisant ce choix, mon idée c’était vraiment de rendre hommage et justice à la salle de cinéma – y compris par la création d’un cérémonial, celui qu’implique d’installer et de déployer la lourdeur de ce matériel particulier. Il me semble que je photographie des choses qui peuvent disparaître un jour. Je m’inscris dans une logique de mémoire, avec ce travail. Logique à laquelle la chambre me semble apporter une réponse juste, un esprit adéquat. Le moyen format va plutôt de pair avec un esprit de reportage. Encore une fois, faire une photo à la chambre implique une lourde préparation : il faut prendre le temps de trouver le bon point de vue avant de déplier le matériel, puis tout installer, puis... Et même en amont de tout ce rituel, il faut tout simplement prévoir un bagage supplémentaire en avion ! Mais ça me semble vraiment participer de l’hommage que je rends à ce type de lieu, de bâtiment... voué à subir de profondes transformations. Transformations que mon rituel photographique, finalement, subit aussi. J’avais établi d’installer


systématiquement ma chambre en fond de salle, au milieu, pour créer une sorte de rythme régulier dans le cadre. Mais sur les derniers voyages entrepris, je me suis vraiment laissé porter par les lieux. Il m’est même arrivé, au Brésil ou en République tchèque, de faire des photos verticales, chose que je n’avais pratiquement jamais faite avant. Ce sont des changements minimes mais nécessaires. Ils me permettent entre autres de me dire que je ne fais pas toujours la même chose ! Pour ce qui est des transformations les plus récentes dans les cinémas, l’équipement de nombreuses salles en projection numérique en a sans doute sauvé pas mal qui sans cela ne fonctionneraient plus. Mais c’est une question qui concerne les cabines de projection – qu’il a fallu adapter aux nouveaux formats, aux nouveaux outils –, et non la salle elle-même, dont le principe reste le même. Or, je photographie moins les cabines... Gaël Teicher — Intérieurs et extérieurs sont traités relativement différemment : pour les salles (les « intérieurs »), tu construis le plus souvent la photo autour de l’écran qui est au cœur d’un décor en général assez étonnant ; pour les cinémas (les « extérieurs »), il s’agit plus de les situer au sein d’un ensemble urbain — et c’est donc en général moins symétrique, et plus ouvert à la présence humaine. Pour toi, appartiennent-ils totalement à

la même série ? S. Z. — Oui, je pense... Néanmoins... C’est vrai qu’aujourd’hui, je me concentre beaucoup plus sur les extérieurs. J’y trouve plus de richesse… J’aime quand le cinéma est vraiment « posé » dans son contexte urbain. G. T. — Quelles constantes trouves-tu d’une salle de cinéma à l’autre ? S. Z. — C’est une boîte ! Il y a un écran blanc, une cabine de projection… et après tout change ! Parfois, il n’y a même pas de plafond, dans le cas des cinémas en plein air. La cabine et l’écran sont les deux constantes essentielles. Et... si la photographie et le cinéma sont deux inventions majeures du dix-neuvième siècle, une certaine logique aurait voulu que la photo soit « tuée » par le cinéma et ses 24 photos en une seconde… Mais elle est restée, parce qu’on a aussi besoin de choses fixes ! Et mon travail sur les salles – outre l’hommage au cinéma – vise aussi à montrer que sur de tels lieux très marqués par la projection, le mouvement, etc., le propre du cinéma donc, la photographie garde aussi une puissance d’évocation certaine. Je suis toujours étonné, pendant mes expositions, ou lorsque je montre mes photos à quelqu’un, de voir tout ce qu’elles évoquent chez


les gens. La photo est certes en lien avec la mort : figer quelque chose, même si c’est à la chambre, même s’il n’y a personne dessus, c’est fixer un instant qui n’existe plus. Mais pas seulement ! Lors d’une récente exposition, un spectateur me dit : « Vous avez photographié la salle où j’ai embrassé ma première femme ! » Ce qui me touche c’est qu’en me disant ça, il opère un passage : il s’approprie l’image, m’en dépossède. D’une certaine façon, quelque chose fictionne dans mes photos, parce qu’elles sont traversées par un imaginaire et par les histoires de ceux qui verront mes images. Du coup, elles sont aussi habitées par une nostalgie qui ne m’appartient pas forcément... Même si j’ai moi-même un attachement émotionnel pour ce travail, et que je reste étonné d’avoir eu cette constance-là, d’avoir conservé le désir de repartir aussi régulièrement que possible à la découverte de nouvelles salles dans de nouveaux pays. Finalement, il y a toujours l’écran et la cabine de projection, c’est toujours la même chose et... c’est à chaque fois différent. Je ne suis pas lassé ! G. T. — Quel est ton rapport de spectateur au cinéma depuis que tu as entrepris ce travail ? S. Z. — Je vais souvent au cinéma, mais j’en ai une connaissance assez parcellaire. Je ne me définis pas comme cinéphile. Et surtout, je sépare vraiment les

deux choses, l’acte photographique et la position du spectateur. Evidemment, quand j’entre dans une salle, je la regarde, mais je ne m’y imagine pas avec ma chambre : je suis là pour le film. En revanche, pendant mes voyages photographiques – ce travail est d’ailleurs très lié au voyage –, je ne pense pas à voir des films. Je suis pleinement concentré sur l’acte de faire des photos. Je vais essentiellement au cinéma à Paris, où je vis, et je n’ai quasiment jamais photographié de salle parisienne... G. T. — Pendant tes périples consacrés aux salles de cinéma d’un pays, tu fais d’autres photos à côté ? S. Z. — J’ai toujours un petit appareil numérique qui me sert de bloc-notes, en quelque sorte. J’ai récemment entrepris d’écrire un blog en partage sur les réseaux sociaux… ça me permet de capter ce que je suis en train de vivre et, plus tard, de « raviver » ma mémoire. G. T. — Qu’est-ce qui t’a le plus marqué, au cours de ce voyage marocain ? S. Z. — Ce parcours a été initié par l’Institut français de Casablanca, qui a organisé une résidence pour moi, mobilisant les instituts de certaines autres villes : Tanger, Meknes, Tétouan, Marrakech, Oujda. Six villes en tout, où je restais


à chaque fois trois ou quatre jours. Avant d’entamer le voyage photographique autour des salles d’un pays, j’essaye de réunir un minimum d’informations, de savoir un peu « où je vais ». Je regarde sur google-street pour me faire un parcours visuel et sélectionner les salles que je souhaite voir. Et bien là, j’ai été très étonné du nombre de salles ! J’étais allé en Egypte – qui était dans mon esprit le grand centre cinématographique du monde arabe – mais la multitude des salles au Maroc m’a vraiment surpris. Dès les années 19501960, il a y eu presque trois cent salles – et le pays de comptait pas autant d’habitants qu’aujourd’hui. Je me suis demandé s’ils n’avaient pas été aidés par une certaine liberté architecturale, avec moins de contraintes, un plan d’urbanisation peu précis... En tous cas, le parc de salles m’a impressionné, autant que leur architecture parfois pour le moins étonnante ! Même si mon travail est, concrètement, plus lié au cinéma qu’à l’architecture… J’ai eu un coup de foudre pour le Caméra de Mekhnès : extraordinaire ! Il est sur une place, il y a écrit « Le Caméra » en français et en arabe, il y a une fresque extraordinaire à l’entrée, et une salle tout en hauteur, avec des baignoires, etc. C’est la salle marocaine qui m’a le plus marqué, celle que j’ai le plus photographiée. Et elle fonctionne encore, comme à peine une soixantaine d’autres. Enfin... Il y a des multiplexes, mais j’avoue que, pris par

le temps, je me concentrais d’abord sur les salles de centre-ville). À Casablanca, il y a l’énorme Megarama… Le même va ouvrir à Tanger. Je n’ai jamais photographié de multiplexe, et je ne sais pas si ça arrivera. En Californie, j’étais impressionné par les grands movie palaces hollywoodiens, mais j’ai conservé un attachement aux petites salles de quartiers populaire. Je suis toujours ému quand il faut prendre un taxi et faire une heure de route pour dénicher une petite salle… souvent fermée d’ailleurs ! Le moyen format est un appareil utilisant du film, plus grand que le 35 mm et plus petit que le 9.12 cm. 1

La Linhof utilisée est l’ancêtre des premiers appareils photos. On ne fait qu’une prise de vue à la fois, le négatif est de 9 sur 12 centimètres. Ce système permet des bascules et des décentrements afin de redresser les architectures et donne une définition d’image encore inégalée. 2

Le borgniol est un tissu généralement noir que le photographe utilise pour masquer la lumière ambiante afin de voir le dépoli de la chambre photographique. 3


Othomania, Casablanca


splendeurs fanées — Francis Lacloche

Dès son apparition à la toute fin du XIXe siècle, le cinéma, s’est efforcé de perpétuer la tradition historique des Odéon grecs dont s’étaient emparés, à Paris, à Londres et à New York, les exploitants de théâtres, de music halls et de cafés-concerts. Le succès du cinématographe les a encouragés à ne faire du spectacle vivant, ses rires et ses chansons, que le faire-valoir de films dont la force dramaturgique allait croissante. Ce faisant, le cinématographe nouveau risquait fort d’enterrer d’un coup toute une époque de splendeurs décoratives et de naïveté bon enfant. Heureusement, le bon sens et celui, bien plus motivant, des affaires, a incité les entrepreneurs de spectacle à conserver les décors surchargés d’une époque insouciante. De nos jours, les vestiges de cet âge d’or sont rares et parfois protégés : témoins flamboyants d’une époque révolue, ils ont survécu jusqu’à l’apparition du cinéma parlant. À partir des années 1930, la norme imposa des aménagements nouveaux : empruntant leurs formes à l’architecture navale, à l’aérodynamisme automobile, à un vocabulaire architectural débridé autorisant toutes les

audaces, les salles de cinéma se sont faites navires aérodynamiques, pâtisseries crémeuses des faubourgs, boyaux absorbeurs de piétons désœuvrés sur toute la planète. Effectuant une sorte de retour sur images, le travail photographique de Stephan Zaubitzer conjugue, selon un protocole documentaire mais surtout d’une grande force plastique, l’architecture et le décor des temples du cinéma dont il magnifie l’émouvante désuétude et inventorie leur étonnante capacité de résistance. On pourrait croire que le territoire américain est le seul conservatoire de ces folies. Mais au delà de l’Amérique profonde où survivent quelques vestiges de La Dernière séance, c’est aussi dans quelques pays d’Afrique – principalement ici le Maroc célébré ici – et des capitales d’Asie que Stephan Zaubitzer a organisé sa chasse et rapporté ses pépites. Les anciennes salles de cinéma qui occupent encore le centre de quelques villes, sont d’indispensables résistantes dans les périphéries : leur présence presque féerique dans les quartiers en font les derniers vestiges quelque peu fanés d’un art du décor, derniers témoins de cette magie que créèrent, il y a bien longtemps, les avenues du plaisir pelliculé où il faisait si bon flâner. Dans les villes d’Afrique du Nord, souvent moins dotées de lieux de plaisirs et de culture que celles de la métropole française, elles furent longtemps les seules véritables maisons de la


culture et des distractions dominicales. Les survivants que réunit dans cette exposition Stephan Zaubitzer résistent encore au règne de l’écran individuel. Ils rappellent aux moins jeunes d’entre nous le temps passé jadis dans de vastes paquebots aux fauteuils défoncés, le bruit discret des enveloppes d’esquimaux, la séquence de La roue tourne : toutes choses que les musées du cinéma omettent encore trop souvent d’intégrer dans leur travail mémoriel et que La dernière séance d’Eddy a, un temps, délicieusement ressuscitées. La splendeur de ces images rappelle aux vieux cinéphiles les moments vécus dans d’autres palais décrépis, ces salles où persiste encore, étrangement, la présence fantomatique d’innombrables spectateurs qui jouirent ici des mystères du cinématographe. Ce qui rend émouvantes ces superbes photographies c’est le traitement humaniste que Stephan Zaubitzer accorde à ces objets désuets, ces pauvres vaisseaux devenus ruines branlantes ou casbahs poussiéreuses. Souvent fermés, quelques uns ne sont plus que sinistres blocs de béton, démunis de tout signe distinctif, livrés aux injures du temps et aux affichages sauvages : ils sont entrés pour toujours dans l’anonymat des quartiers mal rafistolés du monde entier. Leur forme, elle, ne ment pas : ici était un cinéma. Un passant, parfois, regarde ce navire décati, se souvenant peut être d’un temps où il fut lui aussi, le client émerveillé de cette salle de quartier.

Stephan Zaubitzer parvient, à force de présence et d’une interminable méticulosité dans la captation de ces décors, à troubler notre jugement : on ne sait plus s’ils appartiennent à notre époque ou à un autre temps, un temps évanoui ou peut être parallèle au notre. On comprend pourquoi leurs façades racoleuses, leurs halls ensorcelants, leurs couloirs interminables, leurs décors de staffs meringués, leurs atmosphères de luxe et de volupté, ont été la source d’inspirations d’artistes, de cinéastes et d’écrivains, tous auteurs d’histoires à ne pas dormir la nuit. Si l’on veut bien admettre que la photographie contemporaine n’est vraiment convaincante que lorsqu’elle exprime, subtilement, une dimension fictionnelle, on accordera aux images de Stephan Zaubitzer d’avoir si magiquement opéré l’heureuse retrouvaille entre les deux plus belles inventions narratives que le XIXe siècle nous a léguées.


la moitié de ma vie —

Entretien avec Faouzi Bensaïdi Faouzi Bensaïdi est un homme à tout (bien) faire du cinéma : l’acteur (par exemple chez Daoud Aoulad Syad dans Le Cheval de vent, en 2002) le scénariste (Loin, d’André Téchiné, 2001), le cinéaste (le superbe WWW. What a Wonderful World, 2006). Et récemment un documentaire sur les salles de cinéma au Maroc, au titre ô combien engagé et engageant : Salle. Une certaine idée du cinéma.


Le déjeuner devait être bon… Forcément long… On est arrivé en retard au cinéma « Al Mansour »… Par cet après-midi estival dans le Tétouan des années 1970… Le film indien avait déjà commencé… Mais ce n’était pas grave : mon père m’emmenait voir le deuxième film du programme, un film « d’hommes », donc un film de guerre. Et puis nous n’étions pas les seuls retardataires : la tradition était d’arriver à l’heure qu’on souhaitait. Et on pouvait rester : les deux films passaient en boucle interminable. À un moment du film « mon héros » est arrêté, jeté en prison, puis sous une lumière d’aube forte (je crois aujourd’hui que c’était une nuit américaine), fusillé. J’en pleure. Mon père me console, mais surtout m’explique que je ne comprends pas très bien le film : « mon héros » nous a tous eus, c’était un espion nazi, démasqué. Un ennemi. Un méchant. Mais un parfait espion : beau, courageux, très élégant avec les femmes, et montrant plus de fidélité, d’entrain, de conviction que les alliés eux-mêmes. C’était une drôle de première fois… déjà, j’étais du côté des vaincus, des loosers que le cinéma aime tant.

d’incroyables moments historiques, même la plus petite salle de quartier... Quelques-unes résistent encore... Le cinéma Avenida à Tétouan, le Caméra à Meknès, de très belles salles, des bijoux d’architecture, un héritage culturel, politique et même sentimental, beau et fragile (que de couples se sont faits et défaits là !). Les solutions pour les sauver existent mais il manque une réelle volonté politique au-delà du « traitement médiatique Kleenex » comme le dit justement l’article du critique marocain Mohammed Bakrim1. C’est Nabil Ayouch qui m’a proposé de tourner un film sur les salles de cinéma, dans le cadre d’une série de documentaires sur les arts au Maroc. Au départ, j’étais un peu réticent, n’ayant jamais réalisé de documentaire. Mais le sujet m’a interpellé. Une grande partie de ma vie s’est passée à l’intérieur de ces salles. Je m’y suis senti très bien, très vite et très jeune. Leur disparition est une tragédie… C’est une catastrophe. À chaque salle de cinéma qui ferme, c’est une partie de la mémoire d’un pays qui disparaît. Au-delà de sa fonction première, la salle de cinéma est aussi une manière d’être dans la ville, un choix de société, l’inclusion de la culture dans le quotidien des gens.

Les photos de Stephan Zaubitzer (j’ai été frappé par le fait d’avoir filmé les mêmes salles et les avoir regardées parfois du même angle !), m’évoquent de nombreux souvenirs, mais il vaut mieux que je ne m’engage pas à raconter : je ne m’arrêterais plus, car comme d’autres peuvent dire « J’étais marin, la mer a occupé la moitié de ma vie » je pourrais dire « J’étais spectateur, le cinéma a occupé la moitié de ma vie » ! Et chaque salle au Maroc regorge d’histoires, d’anecdotes,

J’ai choisi de filmer les salles qui ont façonné mon être et mon regard à trois moments importants de ma vie : l’enfance à Tétouan, l’adolescence à Meknès et le cinéaste que je suis devenu à Casablanca. C’est un film sur la disparition des salles et avec elles, d’une certaine idée du cinéma, une manière de fabriquer les films, d’être cinéaste aujourd’hui. Ces salles, qui ont de la grandeur, ne peuvent pas survivre dans le monde d’aujourd’hui plutôt « petit »... Ce sont des dinosaures qui essaient de survivre dans


une forêt de bonsaïs. Je les filme d’ailleurs comme un monde englouti, fragile et romantique qui disparait face à un nouveau plus dur, plus libéral, commercial, réaliste, celui de la consommation, des centres commerciaux, des multinationales et des multiplex qui n’a d’yeux que pour le box-office, la finance avant tout, (par)tout, (sur)tout. Finalement je peux aussi reprendre les mêmes phrases et dire : un cinéma englouti, qui disparait face à un (cinéma) nouveau, efficace, réaliste qui n’a d’yeux que... etc. Une trentaine de salles fonctionne encore. Trois cents salles à la fin des années 1950 pour neuf millions d’habitants (il y avait soixante-neuf salles rien qu’à Casablanca), et aujourd’hui, nous sommes quarante millions et il nous reste une trentaine de salles ! Plus de deux cents ont été détruites ou fermées. L’idée qui fait son chemin, ce sont les multiplexes, mais abandonner les salles existantes pour n’investir que dans les multiplexes est une erreur... et une trahison. Aujourd’hui, le côté spectacle, messe collective, partage d’une émotion dans le noir, à la fois seul et avec les autres, est en train de disparaitre. Notre saut aveugle dans la mondialisation, depuis quelques années déjà, nous fait importer ses pires aspects, dont ce plaisir grandissant de consommation, d’individualisme, de plaisir solitaire chez soi devant son home cinéma, avec ces DVD piratés à soixante-dix centimes d’euro, accroché à son plat emporté ou surgelé qui coûte trois fois plus cher qu’un bon tagine, dans sa résidence surveillée et pianotant de temps à autre son dernier i-phone et sa tablette...

En salles, ce sont les films marocains qui restent les plus vus — ils arrivent depuis des années en haut du box-office, dépassant même les blockbusters américains, ce qui est réjouissant en soi. Mais si on se pose les questions : quels films marocains « marchent » ? Quelle proposition de cinéma attire le public ? Là, on risque de déchanter, et de pleurer la fin des salles et la fin d’un certain cinéma... La télévision n’a pas aidé à diversifier les goûts et montrer un certain type de cinéma et l’école n’a pas donné des outils de lecture. Une bonne partie des cinéastes eux-mêmes ont, depuis un moment, la télévision comme ultime horizon de l’ambition artistique... Mais on pourrait profiter de l’arrivée des nouveaux supports pour repenser le fonctionnement et l’état des salles. Cela vient palier à un manque de qualité de projection, car dans beaucoup de salles le matériel n’était ni entretenu ni mis à jour. Il faut dire que pendant des années les salles de cinéma peinaient à se renouveler et être inventives dans leur programmation... Certains propriétaires ne pensaient plus ni à la qualité de leur projection, ni au confort de leurs spectateurs. On m’a dit quelque chose de drôle sur l’arrivée du numérique : « On va encore perdre nos derniers spectateurs, car les couples qui viennent au cinéma pour l’intimité qu’offre le noir de la salle, se plaignent de la luminosité excessive de la projection numérique ! » « Quand Faouzi Bensaïdi filme les salles de cinéma : des ruines, des ombres et des fantômes » dans AlBayane du 23 janvier 2015. 1



Le Maharaba, TĂŠtouan



L’Avenida, Tétouan



Le Rif, Marrakech





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CinĂŠma Al Falah, Casablanca



Hamra et Zahra, Marrakech



Le Rialto, Casablanca



ABC et Empire, Casablanca



Le Royal, Oujda



Le Mauritania, Casablanca



L’Espagnol, Tétouan



L’Espagnol, Tétouan





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Le Shehrazad, Casablanca Le Victoria, Tétouan ci-contre

Le Colisée, Marrakech



Ciné Roxy, Tanger



Hamra et Zahra, Marrakech



CinĂŠ Alcazar, Tanger



Le Vox, Oujda





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Le Malaki, Meknès



L’Apollo, Meknès





pages précédentes, de gauche à droite L’Opéra, Casablanca Le Caméra, Meknès ci-contre Le Goya, Tanger



L’Atlas, Meknès



Le Rif, Meknès



Le Rif, Tanger



Le Goya, Tanger



Le Goya, Tanger



Le Caméra, Meknès



Le ColisĂŠe, Marrakech



Le Lynx, Casablanca



Le Lynx, Casablanca



CinéMaroc Conception graphique : Gaël Teicher & Sophie Doléans Réalisation : Sophie Doléans Achevé d’imprimer en mars 2015, sur les presses de l’imprimerie PBtisk a.s., Pribram, République tchèque Remerciements Marc Amzallag, Faouzi Bensaïdi, Louisette Bertola, Malika Chaghal, Alexandra de Cormarmond, Alban Corbier-Labasse, Label images, Francis Lacloche, Nathalie Lalau, « Save the cinemas in Morocco », Malika Slaoui, Mohammed Zemmouri et les équipes des instituts français de Casablanca, Marrakech, Meknès, Oujda, Tanger et Tétouan © photographies : Stephan Zaubitzer © texte « Bruce Lee au Rialto » : Marc Amzallag © texte « Splendeurs fanées » : Francis Lacloche © texte « La moitié de ma vie » : Faouzi Bensaïdi © ÉDITIONS DE L’ŒIL 2015 Dépôt légal : avril 2015 isbn : 978-2-35137-180-0 Ciné Roxy, Tanger

les Éditions de l’Œil Freddy Denaës & Gaël Teicher 7 rue de la Convention, 93100 Montreuil tél. : 01 49 88 03 57 / editionsdeloeil@gmail.com www.editionsdeloeil.com


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