Passage des hospitaliers

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Passage des hospitaliers isabelle blondie - letizia le fur


La parole d’un mourant est parole évanouie. On ne peut ni la dire ni l’entendre, et quand cela se fait il ne s’agit pas de la mort qui danse mais de la vie qui raisonne, il s’agit d’un testament, un simple grésillement, entre bavarder et mourir. Christian Bobin, L’inespérée


Au lecteur Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existé ne saurait être fortuite. Pour autant, celles-ci resteront anonymes.


Des tours et des tours...


Je lui ai dit : « j’aurais voulu te le léguer. » Son sourire m’a répondu : « j’ai toujours été dessus. » Mon rêve et la nuit. Déjà, voici que la nuit qui tombe nous réunit. Alors… Tournez, tournez, bons chevaux de bois, / Tournez cent tours, tournez mille tours,… Je suis un homme du matin. De tous les matins. Des gris, des bleus, des tristes et des rieurs. Et tous les matins, presque, sur la route. Toute ma vie, j’ai travaillé comme un cheval mais le lui léguer, je n’ai pas pu. Ou pas su. Mais elle est là, endormie. On dit jamais deux sans trois. Mais après trois ? Dès mon premier séjour, j’ai voulu la revoir ; au second, ce fut fait. Tournez, tournez, bons chevaux de bois, / Tournez cent tours, tournez mille tours, / Tournez souvent et tournez toujours,… Pour la joie des petits enfants et pour les amoureux quand leur tourne la tête sur mes chevaux de bois… A mi-course, ma femme m’a quitté. Sédentarisée. Elle, je ne l’ai jamais revue. Et la petite… entre deux tours, accompagnée par son grand frère. Sa mère, dès ses trois ans, ne tournait déjà plus. Sa mère… qui lui avait même caché ce que je faisais. Faisant de moi un banni, condamné à faire des ronds dans l’eau. Sans traces. Condamné à tourner en rond autour du lieu où ils vivaient. Je me demande encore comment je l’ai reconnue si vite. Avec toutes ces années qui ont tourné… si vite, trop vite. Quand je lui ai raconté ma vie, elle m’a dit qu’elle était peintre. On voit tout de suite qu’elle sait regarder. Et écouter. Tournez, tournez au son des hautbois. Cancer pulmonaire. Beaucoup de souffrance. On m’a prescrit un remède de cheval mais je ne suis plus dans l’axe. Elle est venue pour mon agonie. C’est ravissant comme ça vous

saoule, ce goutte-à-goutte, quand on ne tourne plus rond. Du mal en masse et du bien en foule. A la fin, il faudra choisir. On dit jamais deux sans trois, mais après trois, le vertige. Point de non-retour. Je ne reverrai jamais mes deux fils. Qu’importe. Elle s’est rendue à mon appel, ma préférée, et j’ai rendu ma solitude. Autour de son axe, j’ai nomadisé et j’en ai fait des tours et des tours. En rond, bien ronds. Mais hors de l’axe, plus de cavalier seul. C’est bon même si jamais je ne reverrai mes deux fils. Et c’est meilleur encore d’avoir senti sa main, d’avoir senti ma main pressée par sa main. Tremblante. Tournez, tournez, bons chevaux de bois, / Tournez cent tours, tournez mille tours, Tournez souvent et tournez toujours,… La vie tourne et la mort arrête. Lors de ma seconde hospitalisation, je lui ai donc raconté ma vie. Elle la dira peut-être aux garçons. Qu’importe. Une vie qui ressemble beaucoup à une carte de géographie. Je l’ai déjà dit, je suis un passant même si sur la fin, je me suis posé. A Romans. Mon manège et moi : nos deux vieilles carcasses au pied du Vercors. Avec mon cancer, impossible de continuer à bouffer toute cette poussière de la route. Et puis avec tous ces soins… un fil à la patte avant qu’on ne vous lâche pour le dernier envol. Je lui ai raconté tous les détails de ma vie car elles sont longues ces heures de souffrance. Et elles sont vraies aussi. Elle, m’a timidement d’abord confié : « Il m’était très difficile d’aller dans les fêtes foraines. » Puis a rectifié : « Mais souvent, dans mes rêves, je pouvais monter sur un manège. Autant que je le voulais… Sans rien payer. » Tournez, tournez, bons chevaux de bois,… Tournez, tournez, sans qu’il soit besoin / D’user jamais de nuls éperons / Pour commander à vos galops ronds,… On l’a prévenue de ma troisième hospitalisation. Elle est revenue. Et cette fois, elle m’a juste chuchoté : « Papa, j’aurais tant aimé que tu me fasses faire des tours sur ton manège. » Moi aussi j’aurais aimé mais je suis fatigué. Et j’ai réglé tout ce qu’il fallait régler. Moi aussi je peux maintenant m’endormir.


L’infirmière ouvre la porte d’un tout petit jour. Déjà ? La dernière ronde de l’infirmière de nuit autour de certains malades. Ceux qui interrogent le jour. Tournez, tournez ! le ciel en velours / D’astres en or se vêt lentement. Elle m’adresse un clin d’œil et demande comment ça va. Ça fait quatre semaines que je suis cloué sur ce lit et qu’elle me lance ça, tous les matins. Elle sait très bien que ça n’ira plus et c’est sa façon à elle de me dire qu’elle le sait. A ma première hospitalisation, quand j’ai su pour le cancer et que cette envie de retrouver ma fille m’a étreint plus fort que mes douleurs et que j’ai cogité cette fameuse lettre… c’est elle qui a été ma main. Faute que la mienne tremblait trop et qu’en plus, j’ai toujours eu une vilaine écriture. Mes petits secrets, je préfère les confier au vent. Comme ma vie. Aux vents mauvais ou au Zephir quand la vie se fait douce, douce comme une peau de petit enfant. J’ai demandé à être incinéré puis éparpillé aux quatre vents. Mes quatre vérités. L’infirmière s’affaire sur ses semelles de caoutchouc. Je lui adresse mon maigre sourire et vu de plus près, elle me redemande comment ça va. Et je lui réponds : « moi, je la surveille… ma fille, elle tourne, elle tourne, elle tourne… Ne la réveillez pas surtout. » Elle pose un doigt sur ses lèvres quand j’entrouvre les miennes pour ingurgiter je ne sais quoi. Elle et moi savons bien que…. Compression des voies respiratoires. J’étouffe. Un filet, encore… J’attends. Elle aussi. Je suis si fatigué. Elle aussi. Je commande déjà à mon endormissement quand elle approche. Allez, plus près, encore plus près que je te dise : « Je peux stopper mon manège. Ma fille a fait un ou deux tours avec moi… » Tournez, tournez ! le ciel en velours / D’astres en or se vêt lentement. / Voici partir l’amante et l’amant. / Tournez au son joyeux des hautbois. « Bip ! Bip ! » Ils sont tous autour de moi qui virevoltent. J’en ai le vertige… Et tout devient flou. Même la douleur. Alors j’abandonne ce corps et je m’en vais léger.

Je suis un homme du matin. De tous les matins. Des gris, des bleus, des tristes et des rieurs. Et tous les matins, presque, sur la route. Que je reprends. Dans la plaine les baladins s’en vont au petit matin et en paix.

Les passages en italique sont empruntés à Chevaux de bois de Paul Verlaine


Passages


Avril 1975.

Avril 2006.

« Mais qu’est-ce que vous faites là ? », me lance-t-elle de ce lit où elle trône, droite comme un I. Et bien, c’est que... Mais je ne dis rien et on parle du temps qu’il fait. Banal ? Non, ce n’est pas banal, c’est précieux. Et j’en ai tellement rencontrés qui voudraient bien, eux, parler de choses banales. Quant à nous, notre vie ne l’est guère. Elle a trente-cinq ans et revient du Mali. Pour entrer à Lariboisière soigner l’une de ces maladies tropicales qui tait encore son nom. C’est seulement la deux ou troisième fois que je la vois. Et je ne me souvenais pas de sa beauté. Inutile de la décrire. Pauvre en Esprit serait celui qui ne la verrait pas. On parle du temps qu’il fait devant ce petit miracle que l’Amour a fait. Puis j’abrège ma visite, vaguement gênée. Ou plutôt non, peinée. Peinée pour elle : j’ai 25 ans et je sais qu’elle ne retrouvera pas aujourd’hui son époux.

Sœur Marie-Blandine vient de passer. Dans sa congrégation. Même si on peut être adoptée par une autre, c’est important. Sœur Marie-Blandine est passée mais pas sa beauté. Tu es toute belle, ma bien-aimée, / et sans tache aucune. Elle repose dans sa bière. Rayonnante. Bien plus belle encore qu’il y a trente ans. Elle est passée ce jour. Jour anniversaire de la mort de la mère fondatrice de la congrégation. Une date symbolique. Mais elle s’est toujours souvenue de cet hôpital d’il y a trente ans. M’a toujours dit que ça l’aiderait au passage. Hier, elle était encore là dans cette pièce où elle s’éteignait à la lumière d’ici-bas. Lève-toi, ma bien-aimée, / ma belle, viens-t-en. Et à son contact je me sentais si bien… Et cet immense sourire… bien trop large pour un seul visage. Cette fois-ci aussi j’étais là. Mais pendant. Et elle a senti ça l’envahir. Pas le froid ou bien si, le froid aussi. Et ça. Cette dernière semaine, elle sentait qu’elle nous quittait. Sans regret. Sinon quoi ? On attendrait notre époux toute une vie et au moment de le rejoindre, on reculerait ? Pas elle, elle souriait. Elle a fait de moi la dépositaire de ce testament spirituel. Du droit de rapporter aux autres cette annonce du passage. L’annonce faite à sœur Marie-Blandine sur son lit d’hôpital d’il y a trente ans. Malgré le traitement, la fièvre l’avait reprise et brûlait sa peau de pêche, par le voile préservée du soleil d’Afrique. Je dors, mais mon cœur veille. / J’entends mon bien-aimé qui frappe. Mais elle n’était pas en proie au délire. Et lut l’extrême déception sur le visage de ce jeune interne qui allait et venait dans sa chambre, d’un pas de plus en plus pressé. Il était là, cheveux ébouriffés, yeux cernés, bouche tombante comme il croyait l’avoir sauvée. L’extrême déception sur le visage de ce jeune interne et elle était revenue. Par charité. Et surtout par Amour. Penché sur sa fièvre, la main sur son front, il l’avait entendue répéter « péché », mais avait

Il y a une heure, on m’a annoncé l’imminence de sa mort. J’entends mon bien-aimé. / Voici qu’il arrive, / sautant sur les montagnes, / bondissant sur les collines. De fait, elle est encore là qui tapote l’oreiller contre lequel elle s’est adossée. Elle avait pourtant commencé à sentir ce froid l’envahir. Remonter le long de ses membres depuis ses doigts de pieds jusqu’à mi-corps. Et là, plus rien. Comme si elle était revenue. Sur ma couche, la nuit, j’ai cherché / celui que mon cœur aime. / Je l’ai cherché, mais ne l’ai point trouvé ! / Je me lèverai donc, et parcourrai la ville. Mais cela, ce froid, elle ne me l’a dit que plus tard. Hors de l’hôpital. En une chapelle. Dans le silence profond d’une chapelle. Au cœur du secret de la Foi. Et elle m’a dit autre chose encore. En une confession. Que pour l’instant, je ne dois pas divulguer.


lu sur sa peau cette couleur d’un rose un peu fiévreux de la fleur du pêcher. De tous ces pêchers en espaliers des vergers de son enfance. Chacun attend son Paradis. Mais elle n’était pas en un grand verger à ses portes. Et même si je la savais douée d’une grande capacité d’analyse, à l’époque, je n’aurais jamais cru ça possible. Dans un immense détachement de soi, elle avait contemplé son péché d’orgueil. Et l’orgueil de la vie, ne vient point du Père, mais vient du monde. Avarice, colère, envie, gourmandise, luxure, orgueil, paresse. En sus du péché originel dont nous sommes tous coupables en naissant, qui n’a pas succombé à l’un d’eux ? Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. Son péché d’orgueil est resté sur ce lit d’hôpital car une fois contemplé, elle s’est sentie tout amour et sûrement a-t-elle eu la prescience ou la vision de l’Amour que nous attendons toutes. Puis au nom de cette charité chrétienne en acte, elle est revenue vers ce jeune médecin. Et bientôt poussière, elle retournera à la poussière. En toute humilité. Celui qui croit en moi vivra, quand même il serait mort ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ? Qu’est-ce que je fais encore ici auprès d’elle ? Je prie car si la mort ôte la communication, elle parfait la communion. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen.

Les passages en italique sont extraits de la Bible. La dernière est une phrase de Paul VI.


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