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Échauffement...
L'envie d’écrire ce livre est née lorsque soudain, nous avons perdu le sens de nos propres existences. Les libertés de mouvement, de sortie et de confraternisation que nous avons toujours prises pour acquises ont disparu de nos quotidiens en deux claquements de doigts.
Tout dans notre monde s’est arrêté et a été remis en question à cause d’un virus que nous n’avions pas vu venir ni su appréhender. Tout s’est arrêté puis fermé dans l’environnement de nos vies, où que nous nous trouvions. Les bistrots, les voyages, les réunions de famille ou entre amis, tout ce qui contribue modestement au bonheur terrestre est soudain devenu impossible.
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La pratique du sport, le droit de sortir, d’aller au stade. Nous avons dû nous rendre à une évidence certaine, nous devions nous habituer à vivre désormais dans le vase clos de nos existences.
Tous ceux que nous croisons, rencontrons, saluons représentent un facteur potentiel de contamination. Désormais, c’est derrière un masque et sans contact que nous faisons timidement des pas à l’extérieur.
Je ne sais pas pour vous mais moi, j’ai passé ces mois irréels à ruminer pas mal de trucs du temps béni de mon enfance quand, au cœur des Trente glorieuses, nous n’avions peur ni d’une attaque thermonucléaire malgré nos abris chèrement subventionnés par notre État, ni d’une maladie inconnue et encore moins d’une grave crise économique au pays du secret bancaire et de l’emploi pour tous.
Lorsque le présent s’arrête et que le futur devient incertain, il est temps de se réfugier dans notre zone de confort temporelle que représente le passé. L’enfance.
Hasard de l’âge aussi, lorsque votre propre horloge biologique vous rappelle quotidiennement que le demi-siècle est dorénavant dans le rétroviseur. Il s’empare de nous un fort sentiment de mortalité que la une de nos journaux prend un malin plaisir à cultiver avec la liste de nos grands disparus qui de plus en plus font partie du jardin de nos idoles absolues, de ceux qui ont marqué notre enfance.
Ces dernières années ont été un véritable carnage parmi le culte de mes héros footballistiques.
Cruyff s’en est allé faire ses chevauchées parmi les nuages, expliquant aux anges comment se replacer à la perte de la balle pour la récupérer plus vite et se la passer rapidement afin de fatiguer l’adversaire.
Köbi Kuhn aussi est parti avec sa bonhomie de vrai Suisse. Je l’avais croisé tout seul à l’aéroport de Brasilia, attendant un vol pour une autre destination lors de la Coupe du monde 2014. Je l’avais trouvé fatigué et n’avais pas osé – merci à mon éducation judéo-chrétienne – l’aborder pour le remercier de nous avoir permis de vivre plein de joie lorsqu’il était à la tête de notre Nati. Je lui aurais sans doute aussi demandé pourquoi nos joueurs n’avaient pas tenté de façon téméraire de faire la différence durant les 120 minutes de notre huitième de finale contre l’Ukraine et pourquoi il avait sorti notre patenté tireur de penalty dans la prolongation que les joueurs sur la pelouse attendaient, avant de tous les manquer lamentablement.
Ensuite, s’en est allé Diego Armando Maradona. Je me trouvais en Amérique latine quand l’annonce de sa mort m’est parvenue. Il l’avait tellement trompée, celle-là, que je n’y croyais pas. El pibe de oro ne peut pas mourir. Il va ressusciter et repartir entraîner une équipe de seconde division au Guatemala et avoir encore une dizaine d’enfants illégitimes. Non, pas lui. Et pourtant. Cette fois, il n’a pas réussi à lui faire un grand pont, à la Faucheuse. La main de Dieu l’a rappelé à lui. Avec tous ses péchés, je me demande s’il a pu slalomer entre les préposés de son jugement dernier aussi facilement qu’à travers les patauds défenseurs anglais dans un après-midi caniculaire mexicain.
Paolo Rossi l’a rejoint. Lui, il m’avait fait pleurer quand tout seul ou presque, il avait battu la plus belle équipe de tous les temps, selon moi, le Brésil de 1982. Je ne m’étais jamais remis de cette issue qui avait mené la Squadra azzurra au titre mondial dans une compétition qui aurait pu se terminer pour elle au soir du premier tour. C’est en cet après-midi de 1982 que j’ai compris combien le sport roi peut avoir d’injuste.
Mon idole brésilienne de l’époque, Sócrates, médecin, philosophe, meneur de jeu génial et alcoolique notoire, est lui aussi au paradis des footeux depuis un moment. J’espère que là-haut, ils se chambrent.
Eusebio, George Best et Bobby Moore se racontent des histoires de victoires magiques et de défaites mortifiantes. Gaetano Scirea explique comment il a influencé trente ans de défense à l’italienne avec intelligence et sens du placement. Pour terminer, c’est au tour de Gerd Müller. Kleines dickes Müller, der Bomber der Nation . Encore un attaquant de génie souffrant de démence à force de prendre tous les ballons en cuir de la tête. La modestie même, ce joueur, et une opiniâtreté à réussir et à battre tous les records. Je n’oublierai jamais ce que son club de toujours, le FC Bayern München, a fait pour lui quand il était au fond du trou à l’heure de l’après-foot. Ses anciens coéquipiers devenus dirigeants l’ont intégré dans le staff et l’ont obligé à venir tous les matins au centre d’entraînement et distiller son art du tir au but dans toutes les positions.
Toutes ces pertes m’ont fait mal au cœur, comme si à chaque fois une partie de moi-même, de mon enfance s’en allait à jamais.
Durant les longs mois de la pandémie, ne supportant plus de voir des matchs de foot à la télé sans public et avec les seuls cris des acteurs et de leurs coachs le long de la ligne, je me suis replongé dans la vision des matchs de mon époque que l’on retrouve sur le Net.
J’ai aussi remis le nez dans la documentation de l’époque de mon enfance, relisant des biographies et des magazines traitant du sport roi qui m’a accompagné toute ma vie, parfois avec une passion destructrice et parfois avec une distance bienfaitrice, comme un amant passionné qui doit s’éloigner pour assurer la survie de sa santé mentale.
Il m’a beaucoup donné le football.
Il m’a aussi beaucoup pris.
Au cours de mon existence et à travers mes nombreux voyages, j’ai eu la chance de rencontrer bon nombre de mes idoles de jeunesse et ceux qui plus tard ont contribué à remplir mon armoire de souvenirs footballistiques.
J’ai passé des moments magnifiques au Brésil avec mon ami Paulo César Caju, qui m’a fait l’honneur de m’inviter à la cérémo - nie de remise de la Légion d’honneur que lui faisait la France en 2016 à l’occasion des Jeux olympiques.
Nous étions un petit groupe d’invités et je me retrouvais au milieu du groupe de ses coéquipiers vainqueurs de la Coupe du monde 1970. J’ai reconnu Jairzinho qui avait perdu sa boule de cheveux mais avait gardé sa stature d’attaquant puissant. J’ai salué d’un mouvement de la tête Carlos Alberto, le capitaine valeureux, auteur du dernier but de la finale contre l’Italie, après cette lumineuse passe à l’aveugle du roi Pelé qui n’était pas présent à cause de sa santé chancelante.
Après une cérémonie émouvante et un discours magistral et plein d’esprit du président François Hollande sur les hauts faits de la carrière du joueur mais aussi sur les difficultés rencontrées dans l’après-foot (encore un), le président de la République a salué les convives, un à un, et avec une émotion non dissimulée lorsqu’il croisait un ancien champion du monde. Toujours cette notion d’être un gamin devant ses idoles.
Arrivé à ma hauteur, devant ma relative jeunesse face aux héros du Stade Aztèque et ma blancheur naturelle, il m’a lancé cette remarque qui m’a fait beaucoup rire : « Bonjour, Monsieur. Vous, je ne crois pas que vous étiez dans l’équipe de 1970. » * * * * *
Lors du match Chili-Espagne au Maracana pendant la Coupe du monde 2014, j’étais assis dans les tribunes et savourais ce match intense avec à mes côtés un siège libre. Cela devait être l’un des rares encore inoccupés ce jour-là. Soudain, j’ai perçu que quelque chose se passait, car un murmure se propageait dans tout le bloc. Les spectateurs autour de moi tournaient la tête dans un mouvement synchronisé se détachant de ce qui se passait sur la pelouse.
Un sémillant quinquagénaire descendait les gradins deux à deux dans un mouvement souple. J’ai cru reconnaître Zico, le Pelé blanc. Celui qui entre 1978 et 1986 faisait partie de l’équipe du Brésil qui m’avait enchanté et qui, à cause de l’Italie et ensuite de la France, dans des matchs au scénario dramatique, n’avait pas vu son nom inscrit au palmarès de la reine des compétitions.
Il s’est faufilé entre les spectateurs de ma rangée pour atteindre finalement son siège à côté du mien. Il m’a souri et m’a tendu la main. Il n’a pas eu besoin de se présenter. Il ressemblait encore beaucoup au faciès de la figurine Panini pour laquelle nous nous écharpions dans la cour de récréation tous les quatre ans.
C’était fou pour nous cette notion de rareté chez les joueurs majeurs, à croire que les frères Panini, les malins inventeurs de Modena, se faisaient un plaisir à distribuer avec parcimonie le portait de Maradona, Zico et Platini dans les pochettes, alors qu’ils les inondaient de Leonardo Cuéllar, le joueur mexicain avec une touffe de cheveux d’enfer et une barbe fleurie digne d’un guérillero de l’époque de Pancho Villa. * * * * *
Je me souviens également de ma rencontre à Londres, en décembre 1990, avec Paul Gascoigne qui, au cours du Mondial italien, était devenu Gazza forever et avec Chris Waddle, qui était le magicien de l’OM de Bernard Tapie à cette époque.
Pour avoir vibré pour eux lors de la Coupe du monde, j’avais dans mon porte-monnaie la figurine Panini de ces deux joueurs comme porte-bonheur et m’empressais de les faire signer, ce qu’ils ont fait sans sourciller. La mère de mes futurs enfants s’est empressée, avec leur permission, de prendre une photo mémorable.
Les semaines qui ont suivi ont été le théâtre d’une impatience terrible. Cela faisait des jours que je racontais ma rencontre à mes amis, à mes coéquipiers de foot forcément jaloux. Quand enfin est arrivé le jour où nous pouvions aller chercher le tirage, j’ai eu le choc de ma vie. Le vendeur du magasin m’a appris que le rouleau de film avait été endommagé et que seules quelques photos avaient pu être imprimées.
Bien évidemment, celles immortalisant la rencontre d’un (toujours) gamin face à ses idoles faisaient partie du lot des détruites. Je ne m’en suis jamais remis. Et mes amis n’ont pas fini de me chambrer avec ça, remettant même en doute la véracité de la rencontre.
* * * * *
Bien des années plus tard, les cellulaires avaient été inventés et j’ai eu la joie de rencontrer un coéquipier valeureux de l’équipe des trois lions de cette époque, le buteur Gary Lineker. Lui, c’était mon idole de ces années-là. J’avais acheté une série de cassettes vidéo des saisons de Championnat anglais et de tous les buts qu’il avait marqués durant sa carrière internationale. Je les disséquais et essayais d’imiter ses gestes durant les matchs que je jouais dans les ligues amateurs où je chassais les buts. Il m’arrivait parfois aussi d’imiter sa façon de célébrer ses buts quand je trouvais le chemin des filets adverses, ce qui, je dois l’avouer, arrivait assez souvent.
Mon histoire de vie est accompagnée par le football depuis toujours. Ce virus m’a été inculqué par deux fanatiques qui me l’ont transmis dès mon plus jeune âge. Mon père Michel et mon oncle Paul. Avec eux, j’ai passé des heures à caresser le ballon, à apprendre le rudiment des reprises de volées, de la conduite de balle à l’aveugle, les passes du plat du pied, du coup du pied et même de l’extérieur du pied.
Parmi les bagages de passionné de football qu’ils m’ont remis à ma naissance, il y avait l’histoire d’un club et d’un championnat national qui à l’époque représentait la seule compétition majeure à mes yeux hors des rendez-vous internationaux tous les quatre ans.
Je me suis toujours délecté de leurs histoires racontées avec passion autour de ce club du Lausanne-Sports, le récit des matchs héroïques, des titres, des déceptions, des joies et des héros qui ont porté le maillot blanc avec les deux lettres L et S cousues en bleu à l’endroit où bat le cœur de nos idoles.
Depuis mon plus jeune âge, je n’ai eu d’yeux que pour un joueur qui était le seul de l’équipe à ne pas porter un maillot blanc. Le sien était souvent gris, parfois bleu ou noir, et derrière celui-ci trônait le numéro 1, celui attribué au gardien de but.
Pour moi, ce numéro 1 représentait simplement le premier. La première de mes idoles. Le meilleur. Erich Burgener. *
Au fur et à mesure de l’avancement de cette pandémie, nous restions prisonniers de notre existence. J’ai repensé à ce que ce joueur avait représenté pour moi. À l’importance qu’il avait eue dans mes premières années de vie lorsque sa photo ornait le mur de ma chambre. À un âge où la vision des matchs de football à la télévision était une rareté, il fallait se contenter des reflets filmés des matchs de mon club favori et des matchs de l’équipe nationale dont il gardait les buts.
Plus j’y pensais et plus j’avais envie d’écrire sur cette période bénie de ma vie où le seul souci que j’avais était de voir enfin mon équipe décoller au classement, ce qui ne se passait pas toujours comme je le souhaitais.
L’idée de ce livre est née d’une volonté de retrouver, l’espace des heures d’écriture, ce monde béni de l’enfance, de me reconnecter avec le gamin que j’étais qui mangeait des Tiki et des morceaux de sucre entre deux matchs imaginaires dans son salon ou sa cave avec une balle en mousse.
Et j’avais envie de rendre à mon idole de toujours un peu de ce qu’il m’avait donné sans le savoir, du bonheur, du plaisir de l’avoir vu jouer si souvent sous mes yeux et de lui permettre de lire ce qu’il représentait non seulement pour moi, mais aussi pour toute une génération de ceux qui l’ont vu multiplier les exploits sur le terrain de la Pontaise.
Cela m’était d’autant plus facile qu’il était depuis lors devenu un ami précieux et fidèle. Du coup, j’ai eu le courage de l’aborder et de lui faire part de mon envie de raconter cette histoire, de la rencontre entre un gamin de Payerne et son idole de Lausanne.
Au début, je l’ai senti un peu désemparé par ce projet. Cette immense modestie qui l’a animé durant sa vie entière et sa carrière continuait de l’habiter plus que tout.
« Quel est l’intérêt de parler de ces trucs ? Cela fait plus de quarante ans. Les gens m’ont oublié. »
Eh bien justement, Erich, cela fait plus de quarante ans et à mes yeux, tu es et resteras toujours le plus grand.
À la fin, il a accepté de me suivre dans cette aventure et d’ouvrir avec moi la lourde porte de l’armoire à souvenirs. Je m’y suis engouffré à sa suite et j’ai retrouvé mes 8 ans comme par magie.
Le gamin avait retrouvé son idole.
Match Chênois - Lausanne-Sports (20 mars 1979).
© Eric Lafargue