BD Le Ministère secret. Joann Sfar et Mathieu Sapin / Dupuis - France Inter

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Date : 06/03/2021 Heure : 01:56:20 Journaliste : Frédéric Potet

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Joann Sfar : « Seul le romanesque nous sauvera des maladies du petit magasin idéologique de l'époque » L'auteur de bande dessinée et réalisateur publie, en compagnie de Mathieu Sapin, « Le Ministère secret », un thriller déjanté avec, dans les rôles principaux, deux anciens présidents : Nicolas Sarkozy et François Hollande.

Joann Sfar à Paris, en 2016. JOEL SAGET / AFP

Plus loufoque, tu meurs (qui plus est d'un coup de pistolet donné par un lézard géant usurpant l'identité d'Eric Cantona). Dans Le Ministère secre t (Dupuis, 64 p., 14,95 €), Joann Sfar (au scénario) et Mathieu Sapin (au dessin) bousculent les codes de la farce et du thriller pour les besoins d'un récit rocambolesque dans lequel un certain nombre de personnalités publiques incarnent leur propre personnage. Le pitch parle de lui-même : patron d'une officine secrète d'Etat spécialisée dans la reconversion en super-héros d'anciens présidents de la République, Nicolas Sarkozy sollicite François Hollande pour lutter contre des forces du Mal qui menacent la France sous la forme d'une créature au physique de golem. Chargé de constituer une équipe de choc, François Hollande décide d'enrôler son « ami » , le reporterdessinateur Mathieu Sapin, promu acteur et enlumineur de cette version marvelienne du Bureau des légendes . Vladimir Poutine, Donald Trump, Albert de Monaco et Greta Thunberg feront leur apparition dans ce premier tome trop burlesque pour paraître satirique – quoique… Pour La Matinale , Joann Sfar en explique la genèse.

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DUPUIS « Le Ministère secret » ressemble à ces histoires qu'improvisent à haute voix les jeunes enfants en mêlant personnages fictifs et personnages réels. Y a-t-il de cela ? C'est toute notre stratégie. On fait croire qu'il s'agit d'un récit de divertissement, on le publie dans un hebdomadaire belge destiné à la jeunesse ( Spirou ). Mais, bien entendu, tout est vrai. Il était temps que nos concitoyens apprennent l'existence de cette troisième chambre parlementaire : le ministère secret. En cela, la V e République s'avère exemplaire, puisque même la plus mystérieuse de ses officines est dirigée démocratiquement… En ce qui concerne le ton du récit, voilà l'histoire. Mathieu Sapin et moi nous fréquentons depuis trente ans et avons travaillé sur plusieurs versions successives de thrillers classiques, dont un projet sur Blake et Mortimer . On s'est rappelé que, à l'époque de leur parution, des séries comme Tintin ou Blake et Mortimer prétendaient traiter du vrai monde, voire informer. Puis Mathieu est devenu lui-même une sorte de Tintin reporter. A force de l'entendre me raconter des histoires ahurissantes et vraies issues de son quotidien de reporter-dessinateur, ma machine à écrire intime s'est déclenchée.

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DUPUIS Elle s'est même emballée… J'écris avec le plus grand sérieux. Plus c'est con, plus je m'applique. J'adore quand on me demande si c'est « au fil de la plume » ou si c'est « improvisé » . J'ai envie de répondre : « Essaie et dis-moi si ça marche. » Je suis très célinien, très « Frédéric Dardesque », et je crois qu'il n'y a rien de plus compliqué que de mettre du naturel et de la vie dans sa narration – surtout lorsqu'on prend le parti d'utiliser des syntagmes aussi amidonnés que le récitatif, la bulle, l'onomatopée. Ne vous vexez pas de ma réponse, puisque je ne me vexe pas de votre question, mais je regrette qu'on ne prenne pas l'écriture assez au sérieux lorsqu'on parle de bande dessinée. Nos pitchs sont aussi sérieux ou aussi stupides que ceux de la plupart des vrais romans d'espionnage. J'ai vraiment l'impression que si ça fait marrer, c'est malgré nous. Il paraît difficile d'y croire, cependant… Lorsque je dis que je crois au récit du Ministère secret , j'y crois autant que lorsque je lis un Spider-Man . Le Français, auteur comme lecteur, n'a plus la candeur qui subsiste chez nos cousins américains. On doit donc parer nos envies de feuilletons super-héroïques des oripeaux de la comédie. Dans ce domaine, le rire intervient avec le sentiment du vrai. Je lutte aussi – ça la fout mal la semaine où Sarkozy est condamné – contre la rage antiprésident. Nos concitoyens ont haï avec une passion semblable Sarkozy, Hollande et Macron. Si trois individus à ce point dissemblables déclenchent une telle colère, c'est qu'il y a un contresens au sujet de la fonction présidentielle. Les Français ont trop foi en notre République, ils croient réellement à la puissance présidentielle. Qui est un leurre. Hollande le comprend bien lorsqu'il va prendre un verre place de Clichy au moment le plus tendu du récit, plutôt que d'agir.

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On aurait tendance à dire que François Hollande, Nicolas Sarkozy, Vladimir Poutine, Albert de Monaco, Greta Thunberg jouent « leur propre rôle » dans votre album, sauf qu'il ne s'agit pas tout à fait de leur « propre rôle »… Visuel indisponible

DUPUIS Le vrai travail des présidents commence au moment où ils quittent l'Elysée. Ils offrent un immense cadeau aux lecteurs et aux auteurs : nous les connaissons très bien. Cela permet de bâtir un récit sur des protagonistes qui nous sont très familiers. Il m'est arrivé une chose étrange : les dessins politiques se sont mis à m'emmerder de plus en plus ; les petites opinions de chacun, serinées à longueur de billets d'humeur ou de caricatures prétendues provocatrices, sont devenues impossibles à mes yeux. J'ai envie de romanesque. Surtout s'il est question de manipuler des figures haïes, à l'image du fou de The Wicker Man (1973) qui finit brûlé. Ne creusez pas trop derrière mes comédies, c'est le chagrin d'un lecteur de Voltaire que vous trouverez. Quelles précautions doit-on prendre quand on utilise ainsi des personnalités publiques à des fins fictionnelles ? Aucune. Nous vivons un écroulement accéléré de toutes les institutions et figures tutélaires. La notion de vérité, la fonction journalistique, l'instruction judiciaire… Toute notre grille du vrai et du faux, ainsi que tous nos réflexes civiques disparaissent. Je ramène du vrai par la fiction. C'est un processus salvateur, selon moi. Paranoïa critique, si on veut. Seul le romanesque nous sauvera des maladies du petit magasin idéologique de l'époque. Je raconte très exactement le récit tel qu'il me semble vrai. Les hommes politiques vous inspirent, décidément. Dans votre roman « Le Niçois » (Michel Lafon, 2016 ) , vous imaginiez le retour, tout aussi rocambolesque, de Jacques Médecin à Nice sous la bannière communiste après trente ans d'exil. La fascination que Médecin exerçait sur vous n'a-t-elle pas cédé la place, ici, à une forme de moquerie vaguement désabusée de la classe politique ? Pas du tout. Je n'éprouve aucun désaveu du politique. J'ai eu la chance de voir plaider de grands avocats et de croiser à tous les niveaux des représentants du pouvoir qui valent infiniment mieux que ce qu'on en montre à la télé. Je trouve notre époque très tolérante avec toutes sortes de corporations, mais impitoyable avec le politique. A chaque fois que je rencontre un parlementaire, un maire ou un ministre, je suis frappé de voir qu'ils sont moins salauds que ce qu'on raconte. Quel confort intellectuel que de vomir chaque jour sur les politiques ! Je fais l'inverse. Enfin, je crois. J'ai une colère folle contre notre époque, mais si je devais nommer les corporations qui me font honte, le politique ne serait pas premier. En revanche, oui, je ne suis pas croyant. Je ne crois pas au pouvoir du politique. Je ne crois pas qu'un gouvernant puisse « faire ci, faire ça », comme on dit au bistro. Je pense simplement que, dès qu'ils arrivent au pouvoir, ils découvrent que rien ne va marcher. Ce naufrage m'intéresse. Visuel indisponible

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« La politique, c'est garder la face devant des problèmes insolubles », faites-vous dire à François Hollande dans « Le Ministère secret ». Est-ce aussi votre avis ? Je m'identifie beaucoup à Hollande. C'est sans doute pour cela que je ne me suis pas mis en scène dans cet album. Il a deux défauts impardonnables pour un président, et qui le rendent irrésistible à mes yeux : il vous montre dès le début qu'il sait que rien ne va marcher et qu'il n'est absolument pas dupe de sa fonction. Lorsque je l'ai rencontré, il a eu une phrase qui résume tout : « Lorsqu'un de mes homologues prend le micro et annonce qu'il est déterminé, cela signifie qu'il n'a pas la moindre idée de ce qu'il va faire. » Emmanuel Macron ne fait pas partie de votre casting. Il n'avait pas sa place dans cette histoire ? Non. Parce qu'il y croit encore. Je n'aimerais pas être à la place de Macron. Et les abrutis qui se prennent pour des résistants parce qu'ils le vomissent ne sont pas très haut dans mon estime. Je ne suis pas Macroncompatible pour autant. J'ai du mal avec les croyants, surtout lorsqu'ils croient si fort en eux-mêmes. J'ai du mal avec le young pope . Et puis, à l'heure où je vous parle, Macron ignore encore l'existence du ministère secret. C'est lorsqu'ils quittent l'Elysée que les présidents découvrent son existence. Le seul, finalement, qui semble être à sa place est Mathieu Sapin, qui, il est vrai, n'a pas d'égal pour manier l'autodérision dans ses propres albums. J'ai besoin qu'il y croie. Qu'il dessine ça avec la même conviction que lorsqu'il effectue un reportage réel. Ce qui nous fait le plus rire, c'est de faire nos conneries de façon appliquée, en nous interrogeant sur le design d'un bistro, sur la façon de transformer le scooter de François Hollande en ustensile bourré de gadgets façon James Bond ou Goldorak. Visuel indisponible

DUPUIS Il est également question d'un virus particulièrement agressif dans votre album, virus qui aurait été volontairement disséminé par l'homme. Faut-il y voir une allusion au Covid-19 et aux théories complotistes sur son origine ? Non, c'est le miracle, si j'ose dire. Cet album a été écrit avant le début de l'épidémie. Ecrire un thriller contemporain avec des figures connues en sachant qu'il va se passer presque deux ans jusqu'à sa parution, délai allongé à cause de la prépublication dans Spirou , est un exercice particulièrement difficile.

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