Arbrasson - Beñat Achiary, Patricia Chatelain, José Le Piez,

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Arbrassons

La nature de ma musique, la musique de ma Récit d’un plasticien du son, sculpteur qui fait chanter le bois Texte et photos : José Le Piez

E

n juin 1997, des chants d’oiseaux jaillissent entre mes mains caressant le pourpre d’une de mes sculptures. Le bois de l’arbre semblait délivrer la mémoire de l’environnement sonore de son vivant : les chants d’oiseaux, dont nous découvrons aujourd’hui qu’ils stimulent la croissance des plantes. Selon Peter Tompkins et Christopher Bird, les fréquences de leurs chants provoquent une intensification du métabolisme des végétaux. Ainsi, la musique aurait, entre autres, la faculté d’ouvrir les stomates. Joël Sternheimer étudie des compositions musicales associées à l’ADN et aux protéines des plantes. Les partitions de cette relation animalvégétal échappent encore au décryptage de la dendrochronologie, cette science qui tente de lire et dater dans les cernes du bois la mémoire de l’arbre. Sans avoir cherché à produire du son mais dans une démarche esthétique et philosophique de relation à la nature, je venais, fortuitement, de découvrir un procédé acoustique parmi les plus mystérieux de l’histoire de l’ethnomusicologie. Pour les scientifiques, il s’agit d’un idiophone à bois frotté. Pour moi, ces sculptures sonores, que j’ai su créer d’un jour à l’autre sans aucun apprentissage, sont le témoignage d’un chemin de vie auprès des arbres. Je les ai nommées tout simplement les Arbrassons. Mes collaborations avec le musée de l’Homme puis le musée du quai Branly ont permis de mettre à jour le seul instrument de l’histoire, à travers le monde, fonctionnant avec le même procédé que

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nature.

mes Arbrassons. Il s’agit du livika, un objet rituel d’une île du Pacifique (la NouvelleIrlande), qui sert à imiter l’âme des morts et l’esprit de la forêt dans les cérémonies malanggan. L’instrument est joué par des initiés grimpeurs, cachés dans les arbres. Les oiseaux sont traditionnellement et logiquement considérés comme des médiateurs entre les deux mondes. Le livika fut interdit entre 1900 et 1913 par les missionnaires et les colons allemands qui considérèrent son influence néfaste à leur programme d’exploitation des matières premières et de la main-d’œuvre locale. Le livika est devenu un simple objet qui a perdu ses valeurs spirituelles au profit d’une nouvelle valeur spéculative. Le musée du quai Branly en possède trois, dont j’ai eu le privilège de révéler la mémoire. Le grand mystère du livika, pour les ethnomusicologues, réside dans le caractère

unique d’un procédé fondamental (ni vent, ni percussion, ni corde). En effet, sa réalisation est accessible à tous même avec des outils de l’âge de pierre. Pourtant, malgré les échanges commerciaux et culturels avec les voisins de l’île, qui fait partie de la vaste aire culturelle papoue, aucun autre instrument de ce type n’a été recensé à proximité ou dans le reste du monde jusqu’à l’invention des Arbrassons. Lorsque j’apprends tout cela, j’ai le sentiment que les arbres prennent la parole. Je ne connais ni le solfège, ni la lutherie, mais je réalise à quel point je suis proche de revivre une préhistoire de la musique à travers mon histoire et ma découverte. Comme le souligne Michel Boccara, chercheur au CNRS, dans La part animale de l’homme, à partir de nombreuses références, le premier langage des hommes aurait été chanté et les oiseaux auraient été leurs professeurs. La Garance voyageuse n° 116

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Il n’est pas absurde d’imaginer le primate obtenant la verticalité, qui transforme le larynx, en se suspendant aux branches de l’arbre, comme le décrit Francis Hallé dans son Plaidoyer pour l’Arbre, et se mettant à inventer un langage chanté comme le font ses voisins les oiseaux. Pourtant, la forêt n’est pas le seul environnement sonore que traversent les hominidés. Pendant des millénaires, l’écoute et l’émission de sons ont été une manière d’explorer leur milieu de vie et d’échanger avec lui. En milieu forestier, la visibilité est très courte. Seule l’oreille permet d’anticiper le danger. L’ouïe et l’odorat l’emportent sur la vue. Cela détermine une autre appréhension du monde tournée vers l’invisible. Peut-être est-ce pour cela que les peuples premiers sont plus à l’écoute des plantes, si discrètes pour nous dans leurs manifestations de vie. Enfant, comme beaucoup d’autres, je grimpais aux arbres pour chanter à tue-tête, jouissant de l’infinitude de l’espace offert au sommet ou curieux de la résonance du sous-bois. Je sifflotais, tâchant d’imiter les oiseaux, ou je collais mon oreille à l’écorce dans l’impérieux espoir d’entendre la pulsation de la sève. Je suis né d’un père artiste, philosophe, et d’une mère qui a grandi à la scierie et dans les forêts de notre famille, une longue lignée de forestiers. Pour concilier les deux héritages, et m’engager plus encore dans ma passion pour les arts martiaux, je suis devenu élagueur de la ville de Paris. J’ai eu la chance de 56

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rencontrer, en mêlant ma sueur à la sève, des êtres vénérables tels que l’énorme ptérocaria du Trocadéro ou le cèdre de Jussieu du Jardin des Plantes. Du haut de leur frondaison, j’entendais les rumeurs de la ville. Je collais toujours l’oreille à l’écorce mais c’était pour faire un diagnostic, sondant, grâce aux sons, la qualité du bois. De sa résistance dépend la vie du grimpeur. Cela devient donc une seconde nature que d’écouter le cœur de l’arbre. Je suis fasciné à l’idée que ces troncs possèdent plus de trois cents ans d’archives sur leur environnement, inscrites dans les cernes de leur bois. Je prélevais, dans le fruit de mes élagages, des échantillons afin de constituer une xylothèque de mémoires d’arbres de Paris. Depuis le début, je veille à choisir mes bois en lune décroissante, suivant ainsi les conseils des anciens qui savent la danse que les arbres mènent avec les astres. Comme dit le poète Rabindranath Tagore : « L’arbre, cette prière que la terre fait au ciel qui l’écoute ». Plus tard, ma rencontre avec Francis Hallé et Ernst Zuercher, lors de conférences-concerts en commun, me confirmera la dimension scientifique de ces phénomènes. Pour l’heure, je dansais, moi aussi, dans les arbres puis autour de mes billes de bois pour transformer par la sculpture le pouvoir destructeur de la tronçonneuse en geste de création. Mon geste, discipliné par la pratique et la philosophie du sabre, est calligraphique et sans intention. Il s’agit d’une improvisation. Cette philosophie permet d’établir un véritable dialogue avec la matière. Ce mode d’action privilégie l’intuition en s’appuyant sur une solide maîtrise technique. Je compare cela au travail d’un jardinier qui sème des graines de hasard pour récolter des apparitions. C’est ce qui arriva, en juin 1997, lorsque mon premier « morceau d’arbre », un cerisier du Champ-de-Mars, se mit à chanter. Une simple série d’entailles formait des lamelles par alternance de pleins et de vides. Ces lames sont devenues des anches vibrantes qui sonnent comme des flûtes au simple passage de la main à leur surface. La main, passant successivement de l’une à l’autre, produit une mélodie, une composition


Arbrassons inscrite dans la sculpture elle-même qui devient partition. Mais ce qui m’a immédiatement interpellé réside dans les différences de textures sonores existant entre plusieurs essences d’arbres. Ces nuances sont liées aux propriétés mécaniques (densité, élasticité…) inhérentes à l’espèce mais également aux conditions de croissance de l’arbre. Ainsi, chacun a un son qui lui est propre et ses vibrations racontent quelque chose de son histoire. De là à dire que mes Arbrassons font parler les arbres, il y a un pas très polémique. J’entretiens, depuis dix ans, cette conversation avec Francis Hallé. Ce dernier, pour mieux défendre l’altérité des arbres, repousse très justement l’habituelle tendance à l’anthropomorphisme, qui prête aux arbres nos propres sentiments. Pourtant, il survint un jour, après une présentation publique, en me disant : « José, j’ai un scoop pour toi ! Les arbres parlent ! ».

Nous connaissions la communication des arbres par messages chimiques aériens (grâce à l’éthylène) et souterrains (grâce aux mycorhizes) mais une récente découverte états-unienne vient de mettre en évidence des messages acoustiques. Ces sons émis par les arbres, inaudibles à l’oreille humaine, seraient produits par frottement. Autrement dit, comme un idiophone à bois frotté. L’ethnomusicologie rejoint la biologie végétale.

Le même nom peut s’appliquer pour le procédé d’émission sonore du livika, des Arbrassons et du langage sonore des arbres. Quelques années après ma découverte, je m’initie à l’improvisation musicale grâce à Bernard Lubat. C’est par son festival d’Uzeste que j’entre en musique en 1999. Patricia Chatelain, peintre naturaliste, m’a rejoint pour créer un duo d’arbrassonistes. Depuis, nous ne faisons que des master classes avec de grands noms de la musique jazz, contemporaine ou ethnique. Cela est cohérent avec la logique d’improvisation que je respecte depuis mes débuts en sculpture. Une présence qui, ayant dépassé performance physique et technique, libère une acuité et une réactivité instantanée à son environnement, en adéquation avec sa vitalité. Il s’agit d’une qualité partagée par tous les habitants de la forêt qui mènent sans cesse, et depuis la nuit des temps, le plus magnifique concert improvisé qui soit. J’ai toujours été fasciné par l’harmonie sonore d’un sous-bois, malgré les milliers d’acteurs, sans chef d’orchestre ni partition, mais dans un juste équilibre de maîtrise et de hasard. Que dois-je répondre à ce public qui m’interroge après un concert en me disant : « Cette découverte est donc un hasard ? » ou « Est-ce que vous arrivez à faire de la vraie musique ? » Oui, le hasard se cultive et les oiseaux n’ont pas attendu le solfège pour apprendre à chanter. L’esprit rationaliste classe cela dans la catégorie des propos poétiques ou incompréhensibles. Je préfère cette remarque du candide : « C’est magique ! » car elle fait sourire l’ancien prestidigitateur. J’y vois également une fibre sensible qui, vibrante, pourra accueillir une germination. n Pour en savoir plus

• José Le Piez - Site : www.arbrasson.com - Sélection de vidéos de concerts, performances expo sur les Arbrassons : http://www.youtube.com/arbrasson • Beñat Achiary, José Le Piez & Patricia Chatelain, Arbrasson, 2016, CD, réf. SIG 11091, Éditions Radio France, Distribution Harmonia Mundi. • Livika : http://www.metmuseum.org/art/collection/search/313665 La Garance voyageuse n° 116

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