PAYS :France
RUBRIQUE :Saveurs la france de périco
PAGE(S) :82;83
DIFFUSION :196030
SURFACE :153 %
JOURNALISTE :Périco Légasse
PERIODICITE :Hebdomadaire
17 mai 2019 - N°1157
SAVEURS La HISTOIRES
France de Périco
DE L’ALIMENTATION
QUANDATTALI PASSEÀ TABLE Venantde lui, c’est une bombe.Voici le plus implacable traité politiquecontre la malbouffejamais publié et la confirmation,par un expert insoupçonnablede collusion avecla décroissance,que l’enjeu alimentairedétermine l’avenir de l’humanitéet de notre planète.A lire avecla mêmeattention que l’on porta au “Capital” de Karl Marx… PAR PÉRICO LÉGASSE
ésumons : mal manger tue laplanète, bien manger peut la sauver, et les dérives cumulées d’un capitalisme sauvage ayant abouti à une financiarisation de l’alimentation, avec toutes les conséquences sanitaires, sociales, économiques et environnementales que cela suppose,mèneront l’humanité à saperte si une révision profondede notre façonde produire et de consommer n’est pas opérée dans les dix prochaines années. Sans quoi, 2050 et ses9 milliards d’habitants annonceront l’épilogue de notre ère.Ce constat sansappel n’estpastiré d’un édito de Marianne, maisc’estceluiauquelJacquesAttali aboutit au terme d’une thèse intitulée Histoires de l’alimentation *.
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Impossible d’imaginer qu’un tel décryptage, avec la richesse argumentaire et la puissance intellectuelle que l’on reconnaît à l’ancien conseiller de François Mitterrand, au-delà des admirations ou des détestations qu’il suscite, puisse émaner d’une éminence du libéralisme mondialisé. Comme tous les incompris, pour nepasdire repentis, cedont il sedéfend, blasé,Jacques Attali dénonce ceux qui le caricaturent sansl’avoir lu. Dont acte. L’imposant travail pose le problème tel qu’il doit l’être, en repre-
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nant, une par une, à travers la description historique des processus alimentaires ayant façonné les civilisations et l’inventaire minutieux detous lesmécanismes ayant conduit lecapitalisme à s’emparer du contenu de notre assiette pour consolider sesprofits, les grandes étapes de la nutrition humaine. Une encyclopédie, saturée de références, dans laquelle le fondateur de la Banque européenne pour la reconstruction et ledéveloppement démontre comment, en passantde la cueillette à la chasse, puis de la chasse à l’agriculture, toutes les constructions sociales sont nées de l’acte alimentaire. Confronté à une démographiene lui permettant plus de sesatisfaire des dons de la nature, l’homme a dû sesédentariser avant de structurer la société dans un souci de rentabilité. Un aménagement du territoire, rendu nécessairepar le besoinde gestion de la ressource, ayant conduit au concept d’empire et àl’idéologie de
la convoitise. Et Jacques Attali de rappeler quelapuissanceimpériale découle de la puissance militaire, elle-même liée à la puissanceagricole d’une nation. Pour senourrir, l’empire a besoin de multiplier la production sans augmenter les coûts. L’industrie est née de cette nécessité.Entre-temps,la démographie et la croissance sont passées par là,avecleurs cortègesde fléaux.
Inverser la tendance Tout bascule quand lecapitalisme américain impose un nouveau modèle alimentaire au monde entier et une nouvelle manière de manger. Il s’agit de consacrer le moins de temps et le moins d’argent possible à la nourriture. Pour faire passerla pilule, et garder la ligne, on invente la diététique, stratagème qui va permettre au capital de la bouffe de doubler ses bénéfices. Manger étant subversif (dispersion de l’effort), le repas culturel estaboli au profit du repas fonctionnel. Will Kellogg décrète que le plaisir de manger est un péché et Heney Heinz maquille le mauvais goût des aliments avec une sauce tomate sucrée. Et puis tout s’enchaîne, globalisation à l’appui, dans un mécanisme où le fric n’étant plus au service du progrès mais le progrès au service du fric, l’Occident semet à vivre pour manger et non plus à manger pour vivre. Consécration du phénomène, elle aussiarrivée des Amériques, la grande distribution aggrave la tragédie en mettant, à des prix ruinant le producteur, des besoins artificiels, dictés par la publicité, à portée des masses. Endeux mots, le systèmedécidede surproduire pour surconsommer en incitant à surconsommer pour rentabiliser la surproduction. La
“Il est urgent de faire en sorte que tous les humains disposent de la meilleure alimentation possible. La réponse est dans notre histoire et en chacun de nous. Dans notre lucidité, notre révolte, notre courage aussi.”
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PAYS :France
RUBRIQUE :Saveurs la france de périco
PAGE(S) :82;83
DIFFUSION :196030
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JOURNALISTE :Périco Légasse
PERIODICITE :Hebdomadaire
17 mai 2019 - N°1157
bouleverserl’organisation de l’agriculture mondiale et donner à chaque paysan de quoi vivre et produire sainement ? Pourra-t-on maîtriser la folie criminelle et le cynisme rapace d’une grande partie de l’industrie agroalimentaire ? Pourrat-on fournir à tous le temps et les moyens de manger, de parler et de vivre sainement ?Pourra-t-on cesser d’exploiter, de piller, de détruire la planète ? » Que ne l’entendirent plus tôt les princes qu’il orienta, les gouvernants dont il avait l’oreille, les administrations dont il éclaira les programmes ?
Sursauts nécessaires
Assouline
Hannah
part de marché estsauve,sur le dos du climat, de la biodiversité, de la forêt, du vivant, et, surtout, de la santé publique, pour laplus grande joie des émancipateurs sociétaux qui, après Mai 68, libèrent la mère de famille de l’aliénation culinaire, et du lobby pharmaceutique, qui n’ajamais autant vendu de médicaments. Il y a donc urgence à inverser la tendance. Bien manger n’a pas de prix alors que mal manger coûte très cher. Lasolution, réduire la quantité pour améliorer la qualité, selon le principe du moins mais mieux. Au vu des statistiques, les espoirs de salut sont minces, sauf à réagir tout de suite, non dans les serments illusoires d’une COP contre la malbouffe mais en affrontant la réalité, l’homme doit seréapproprier son alimentation. Une piste, pratique, concrète, jouable, celle de l’alimentation
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des bébés et de l’éducation gustative à l’école. Jacques Attali est formel : « L’apprentissage de la vie passe par les cinq sens et l’enfant doit senourrir de vérité préparée à la maison : le petit pot esttueur de civilisation. » Pour le scolaire, un décret de Jean-Michel Blanquer, validé à l’Elysée, instaurant les classes du goût dans l’enseignement, afin que l’élève comprenne de quoi manger est le nom, serait une goutte d’eau d’ampleur océanique et l’assurance d’une lueur durable. Peu avant notre entrevue avec l’auteur, le président de la République venait d’appeler pour dire tout l’intérêt qu’il portait à l’ouvrage. Le message d’alerte contenu dans Histoires de l’alimentation peut-il constituer un projet politique ? « Assurément, soutien l’intéressé. Pourra-t-on
Histoires de l’alimentation. Dequoimanger est-illenom ?, deJacques Attali, Fayard (avec France Culture), 360 p.,20,90 €.
Des solutions à ces souffrances dépend l’avenir de l’humanité. Aux décideurs de s’en saisir et d’agir, comme aux citoyens consommateurs de prendre leur destin alimentaire en main s’ils veulent transmettre un monde viable aux générations suivantes. « Il estdonc urgent de faire en sorte que tous les humains disposent de la meilleure alimentation possible pourfournir à chacun le temps deréfléchir au sens de cequ’il mange,à la façon de s’enservir pour sauverla planète et à tous les autres sujets essentiels auxquels la vitesse illusoire de la vie factice, du nomadisme suicidaire, le travail en miettes, les viesdisloquées, nous empêchent de réfléchir. » Nous voici interpellés :« Laréponseà tout cela estdans notre histoire et en chacun denous. Dansnotre lucidité, notre révolte, notre courageaussi. »Uneconclusion inscrite dans la continuité d’une thèseintitulée « Lathéoriede l’ordre par le bruit dans la théorie économique », soutenue en 1979 par un jeune ingénieur des Mines, énarque, polytechnicien, auditeur au Conseil d’Etat, du nom de Jacques Attali. Gageonsseulement, à l’adressedes puissants de ce monde, que cette dernière thèse fera lebruit adéquat et produira l’effet nécessaire aux sursauts qu’elle appelle. A lire sans ménagements. Q
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