Un été avec Machiavel. Patrick Boucheron

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PAYS :France

RUBRIQUE :Débats

PAGE(S) :52,53,54,55

DIFFUSION :498558

SURFACE :345 %

JOURNALISTE :Éric Aeschimann

PERIODICITE :Hebdomadaire

13 juillet 2017 - N°2749

DÉBA TS

SOMMAIRE p. 56 Lesquatrevérités

de Ricœur

CequeMacron doit àMachiavel L’historienPatrick Boucheron a découvertd’étonnantessimilitudes entrele jeuneprésidentet l’auteurdu “Prince” :mêmeaudace, mêmeréflexionsur le pouvoir. Mais il met aussien garde :il faut quelesactes suivent,notammentsur la questiondesmigrants Propos recueillis par ÉRIC

Vous êtes historien, professeur au Collège de France, et vous étudiez les formes du pouvoir en Europe à la fin du Moyen Age. En tant qu’historien, quel regard portez-vous sur Emmanuel Macron ? Macron, c’est l’homme de l’effraction. Son élection démontre que l’imprévisible reste possible,qu’il peut y avoir des accélérations dans l’histoire, que nous ne sommes pas condamnés à l’inévitable répétition du même. L’ordre politique ancien qu’on présentait comme immuable, qui nous fatiguait d’avance, est tombé d’un coup, du moins dans ses formes partisanes.Cela ne tient pas lieu de politique, mais cela peut la rendre possible. Du point de vue de la jeunesse,qui fut la grande oubliée du quinquennat précédent, c’esttout de même une bonne nouvelle. Vous avez dirigé l’« Histoire mondiale de la France », sortie en janvier, qui a remporté un large succès. L’ouvrage sélectionne 146 dates marquantes. Si vous deviez l’actualiser, ajouteriez-vous l’élection de 2017 ? Assurément, car c’est le type même de l’événement national qui ne secomprend qu’en le reliant à l’histoire mondiale. La présidentielle française est intervenue aprèsdeux autresvotesen forme d’effraction : le Brexit anglais et la victoire de Trump outre-Atlantique. Ce contexte a suscité une attente mondiale : la France allait-elle suivre cette pente ou saurait-elle être à la hauteur de ses valeurs universalistes? Les Français souffrent parfois de devoir habiter une histoire qu’ils jugent trop grande pour eux. Mais aujourd’hui, le projet universaliste estcontrarié par une contre-réforme qui asurgi au cœur de l’Europe et qui, de manière assumée, propose une société repliée sur un nationalisme identitaire et xénophobe : ce que Orban, le dirigeant hongrois, a appelé la « démocratieillibérale ». Macron

AESCHIMANN

a diagnostiqué, au départ dans l’indifférence générale, que l’opposition entre une société ouverte et une sociétéfermée était susceptiblede recouvrir le clivage droite-gauche et que,compte tenu de ce nouveaurapport de forces, il fallait désormais défendre le libéralisme.Il tente donc aujourd’hui de substituer une ligne de fracture à une autre, défendant une sociétéde mobilité contre une société de places, et ce à partir d’une analyse de la situation européenne dans le monde. On a reproché à Jean-Luc Mélenchon de remplacer le clivage gauche-droite par un clivage peuple-élite, en pointant un risque « populiste ». La substitution opérée par Macron encourt-elle la même critique ? Renoncer à l’opposition gauche-droite, n’est-ce pas risqué ? Bien sûr que c’est risqué! Macron est l’un des présidents lesmoins bien élus de notre histoire récente, si l’on mesure l’étroitesse de son socle électoral au premier tour de la présidentielle, et l’ampleur de la défiance qu’exprime le niveau record d’abstention lors du second tour des législatives.Mais pour gagner une élection, il faut s’appuyer sur un clivage, c’est-àdire organiser un désaccord raisonnable. Parlons de la façon dont Macron exerce son nouveau pouvoir. Il avait annoncé sa volonté d’une présidence « jupitérienne ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Un aspect fascinant est que ce projet d’une société ouverte porté par Macron s’exprime à travers un usagepresque « vintage » des institutions. C’estprobablement l’homme politique qui croit le plus à la V e République, laquelle le lui rend bien. Il n’aspire nullement à réformer l’actuel équilibre despouvoirs, et les Français semblent, pour le moment, approuver sa présidence aux accents monarchistes. Il faut prendre au sérieux ce qu’il a déclaré dans un

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deplus,ils setrompentdanslesordresdegrandeur(ils ne sont passi malheureux) et les rapportsde forces (lesadversairesne sont pasoù ilsle croient). Vous venez de citer Machiavel, auquel vous aviez consacré une série de chroniques sur FranceInter pendant l’été 2016. Vous racontiez l’histoire du penseur florentin, véritable fondateur de la philosophie politique moderne. La lecture de Machiavel aide-t-elle à comprendre Macron ?

Entoutcas,il n’estpasexcluquelalecturedeMachiavel aitaidéMacronàsecomprendrelui-même.Machiavel estlui aussiarrivé au pouvoirpar effraction :c’étaiten 1498,après l’exécution de Savonarole,lorsqu’il s’est engouffrédansl’actionpolitique avecunebrigata,une brigadedejeunesgensaffamésdepouvoiret d’amitié. Chassédu pouvoir par lecoup d’EtatdesMédicis en 1512,Machiavel s’exile et entame la rédaction du « Prince »,tentant dethéoriser seséchecspolitiques. Macronestun Machiavelàl’envers,ou du moinsa-t-il fait le chemin inverse :il a abandonnéla philosophie politique avantd’aller àlapolitique tout court.

entretien donnéau magazine« le1 »àl’été2015 : « Jepensefondamentalementquelepeuplefrançaisn’a pasvoulu lamort [du roi]. »Là,c’estl’élèvede Ricœur qui parle.Il fait leconstatquenousn’avonspasfait le deuil de la représentation monarchique. Voyez comme notre regard sur Macron a changéentre le soir du premier tour, où personnene le trouvait àla hauteur,et celui du deuxième tour, où tout le monde exaltait sagrandeur.Que s’est-ilpasséentre-temps? A-t-il accompli desprogrès,a-t-il été bien conseillé? Peut-être.Mais surtout, il estdevenuprésidentde la Républiqueet nousneleconsidéronsplusdelamême manière. Nous restons effectivement de bons et fidèles sujets de Sa Majesté, toujours prompts à applaudir lespuissants–avantdenoussouvenirbrutalement quenoussommesaussirépublicains. Est-ce pour cette raison que ses premiers pas sur la scène internationale ont été accueillis si favorablement ?

Les Français s’étaientégarésdans une détestation excessived’eux-mêmes.C’estdangereux,car on finit toujours par faire payer aux autres sahaine de soi. Hollande était le président d’un paysqui ne s’aimait pas,et sansdoute a-t-il perdupour n’avoirpasfait suffisammentconfianceauxFrançais– il n’apassutrouver lesmotspour direquefinalement,confrontéeaux attaquesterroristes,lasociétéavaittenu.L’électionde Macron estaussiunerévoltecontreledéclinisme.En 1503, dans une lettre adresséeaux dirigeants de Florence,Machiavels’exclamait :« Sortezmaintenant dechezvouset considérezceuxqui vousentourent. »Il leurconseilledevoyager,pour changerdepointdevue sureux-mêmes.Macron faitlamêmechose i:l cherche àconvaincrelesFrançaisque lareprésentationqu’ils sefont d’eux-mêmesn’estpasjuste,parcequ’unefois

PATRICK BOUCHERON

Pour le langage courant, « machiavélisme » signifie « coups tordus » et « absence de scrupules ». Ce n’est pas dans cesens que vous utilisez sa pensée…

Machiavel est le penseur de l’indétermination du pouvoir. Il a arraché l’action politique à la morale estprofesseur au Collège deFrance, communepour lalivrer àunephilosophiedelanécestitulairedelachaire sité.Voici cequi estterriblement actueldanssapensée.Dans« lePrince »,il démontrequel’enjeudupou« Histoire des pouvoirs enEurope voir n’est pas sa conquête mais sa conservation. Conquérirle pouvoir,riendeplussimple :il suffit d’un occidentale, e e XIII-XVIsiècle ». peudeculot etde beaucoupdechance.Mais semaintenir en l’état, et maintenir l’Etat danssagrandeur, Enjanvier, il adirigé l’« Histoire mondiale nécessitedesqualitéspresquecontraires,lapremière étant dene jamais selaisser griser par sapuissance. delaFranceouvrage », Puisque Macron a lu Machiavel, que devrait-il collectif en retenir ? quis’estvendu à Machiaveldit quel’art du gouvernements’appuiesur 90000 exemplaires.deuxpiliers : la « continuellelecturedesantiques »et Il vientdepublier l’« expériencedeschosesnouvelles .»La « continuelle « Un étéavec lecturedesantiques »renvoieà une tradition histoMachiavel(Editions » rique et littéraire queMacron ne semblepastotaledesEquateurs) ment mépriser.Caron s’émerveilleen cemoment de quirassemble ses sastratégie du verbe rare et de l’apparition souvechroniques diffusées raine. Mais cette oscillation entre l’offrande et le surFrance-Inter retrait était déjà préconiséepar le « Panégyriquede àl’été2016. Trajan »,où Pline le Jeuneaffirmait : « Sansdoutece quetu montresau public est-il remarquable,mais ce quetu renfermesdanstesmurs nel’estpasmoins. » Et « l’expérience

des choses nouvelles » ?

On sentqu’il aréfléchi àsesprédécesseurs.Saprésidence a pour le moment des airs de best of de la Ve République.Il ressembleàPompidouparl’ambition littéraire, à Giscard par l’exaltation insolente d’une jeunesse,àMitterrand parlacapacitéàtuer sesadversairesd’un coup,à Chirac par l’art de sefaire sousestimer…Enfin, de Sarkozyet Hollande,il a surtout retenu à leurs dépensque gouverner est un art du

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rythme. Sarkozy s’était fait élire en imposant son tempoaux médiaset a chuté en continuant à faire la mêmechoseune foisà l’Elysée.Le seconda fondé sa campagnesur la promessede faire le contraire mais s’estabîmésurlemêmeécueil.Letempodelaconquête n’estpasceluide l’exercicedu pouvoir.Avoir sespremiers pas, Macron semble avoir retenu la leçon, et d’ailleurslesjournalistess’ensontplaints tout desuite. Tantqu’onestdanslerythme,onconservelepouvoir; dèsqu’oncommenceàagir àcontretemps,c’estfini. Qu’est-ce que le bon président ?

rythme

quand

on est

C’est élaborer à l’avance,de manière réfléchie et calme,différents scénariospossibles,et être capable detous lesabandonnerenun quart d’heure.C’estun artde lapréparation et del’improvisation, de lacélérité et de la prudence. Macron

fera-t-il

mieux que Hollande ?

Jen’ensaisrien.Mais jevoudraisrappelercequ’endit Machiavel :« Toutesleslois qui sefont enfaveurdela liberté naissentde l’oppositionentreleshumeurs des peuples etnond’un » législateurvertueux.Unehumeur estunepassionsociale l:esdominants veulentdominer,lesdominésveulentéchapperàladomination.La démocratieestl’art depacifier cettemésentente.Mais encoreune fois,cela supposede déciderde l’endroit où passeleclivageprincipal. Macron agagnéenprétendantquepour l’heure,deuxhumeurs s’affrontent : l’humeur de ceux qui, effrayéspar lamondialisation ou victimes objectives,veulent vivre séparés,souhaitent unesociétéfigée,désirent desmurs; et ceux qui, parce qu’ils en ont lesmoyens,l’envie ou l’âge, aspirentà unesociétépluslibérale,plus ouverte,plus risquée.Mais est-ceàdirequelesanciensclivagesvont selaissersubjuguerpar cettenouvelledécoupedenos désaccords?AvecMacron – c’est-à-direavecou sans lui,aprèsoud’aprèslui –,la gauchevapeut-êtrerefermerdeuxépisodesqui l’avaientprofondémentdivisée : lesgrèvesde1995etle« non »autraité constitutionnel européen(TCE) en2005.L’échecdu hollandismefut d’avoir gouvernéen gelant cesquestions,en faisant commesi on pouvait garderdansle mêmegouvernement ceux qui ont soutenu leTCE et ceux qui l’ont combattu.Pourlapremièrefois,avecMacron, l’équipe aupouvoir estd’uneabsoluecohérencesur l’Europe.

le droit commun de certaines mesures liées à l’état d’urgence, qui a choqué les défenseurs des libertés individuelles.

Oui,etàceproposlespremierssignessonttrèsinquiétants.Il aété élu sur la volontéd’un certain électorat decroire quela Francepeutencoresehisseràlahauteur de sesvaleurs.Cen’estpasle tout de fairevieillir brutalementle discoursétriqué de Vallssur laRépublique, encorefaut-il en produire un autre.Et de ce point devue, cediscourss’éprouveen actessanslesquelsledésenchantementfait trèsviteplaceàlacolère. Et le rôle de l’intellectuel sous Macron veiller à ce que ce discours soit vraiment

serait de produit ?

Les intellectuels détestent acclameret je ne faispas exception : j’ai toujours dit que mon rôle n’est pas d’admirer les hommes de pouvoir. Mais, en tant qu’historien, Macron m’intéresse,car son élection nousdélivre du plaisir facile du dénigrementet de la critique acerbe.Et par ailleurs, en tant que citoyen, je crois préférable qu’il réussisse,ne serait-ce que pour rendre possiblesde nouvelles alternatives, ce qui supposeune part sinon d’adhésion, du moins d’accompagnementvigilant.

Chez Machiavel, la qualité de la langue est la clé d’une bonne politique. Que pensez-vous de la langue de Macron ?

Pourlemoment, on aeu affaireà lalanguede« com » d’En Marche! Lui, entant queprésident,on ne l’apas vraimententenduparler.Puisqu’ilaplacédevanttout l’idéal dela sociétéouverte,j’attendsqu’il ait un discourscohérent,articulé, tranchant,sur notresociété, sur notrerapport aumonde eten particulier sur l’accueil quel’on doit aux réfugiés. Ce sera un premier test ? Le ton adopté par le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, lors de sa visite à Calais ne va pas dans le sens d’une grande ouverture. Tout comme le passage dans

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