Jean-Philippe Collard-Neven, Jean-Louis Rassinfosse

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Le Soir Vendredi 12 août 2016

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CULTURE

Paul McCartney a mené un train d’enfer ces dernières années, mais, à 74 ans, l’ex-Beatles et éternel adolescent a prévenu qu’il allait ralentir la cadence des concerts. © AFP.

« En classique, on ne pense pas au groove. On devrait » MUSIQUE

Collard-Neven et Rassinfosse vont du classique au jazz et vice-versa

Jean-Philippe Collard-Neven

Jean-Louis Rassinfosse Le contrebassiste de 64 ans a une extraordinaire carrière. A 23 ans, cet autodidacte accompagne Chet Baker en tournée en Europe avec Philip Catherine et enregistre six albums. Il a accompagné les meilleurs Belges, dont Toots, Michel Herr, Sadi, Eric Legnini. Et de grands étrangers, comme Pepper Adams, Joe Henderson, Michel Petrucciani, Slide Hampton. Depuis quelques années, il approfondit une complicité musicale avec Jean-Philippe Collard-Neven.

Leur dernier album, « Filigrane », a été enregistré avec le Quatuor Debussy. Un superbe album à la fois très écrit et très improvisé. ENTRETIEN epuis treize ans, le pianiste Jean-Philippe Collard-Neven et le contrebassiste Jean-Louis Rassinfosse sont des complices musicaux. Une rencontre fortuite dans un groupe en 2003, un désir de jouer ensemble, une découverte mutuelle, une amitié et voilà comment survient une bifurcation de la vie musicale. Au départ, il s’agissait de former un

D

Ce pianiste belge de 41 ans est un musicien atypique. Il touche au classique, au contemporain, au jazz, à l’improvisation donc, à la chanson française, au théâtre, à la danse, etc. Ce n’est pas qu’il soit touche-àtout, c’est que c’est l’expression d’une même passion, qui tend au décloisonnement des genres, des époques, des styles. Il a beaucoup joué du classique. Mais, depuis quelques années, il entretient une complicité profonde avec le jazzman JeanLouis Rassinfosse. groupe, dans l’esprit de JeanPhilippe. « Je n’imaginais même pas qu’on puisse faire un duo piano-contrebasse », confesse-til. Et puis les voilà dans un itinéraire en duo. Sans batterie, surtout. « On est alors tout de suite dans quelque chose qui nous rappelle la musique de chambre, ajoute Jean-Philippe. On peut descendre très bas dans les nuances. » Deux albums en duo surgissent. Puis l’un en trio avec le baryton José Van Dam. Et voilà le tout dernier, Filigrane, avec le Quatuor Debussy. Ce n’est pas la première tentative de combiner de la musique improvisée, jazzy, avec du classique. Mais souvent les cordes se plaquent sur des thèmes jazz. Ici, il s’agit d’une véritable osmose entre le quatuor, le piano et la contrebasse. Ce n’est pas du jazz, ce n’est pas du classique, c’est de la musique, tout simplement. Et de la belle musique. Comment est arrivée cette rencontre avec le Quatuor Debussy ? Jean-Philippe Collard-Neven. Ce quatuor a une longue expérience de projets en dehors du classique. C’est un fleuron de la musique de chambre française, Debussy, Ravel. Mais il a depuis toujours travaillé avec des danseurs, des jazzmen comme Enrico Rava ou Richard Galliano, avec des compagnies de cirque. Ce genre de projet est son cœur de métier. Il s’y est beaucoup investi.

Le Quatuor Debussy fait des sauts de joie de jouer avec Jean-Louis Rassinfosse et Jean-Philippe Collard-Neven. © D. R.

Comment le duo aborde-t-il cette collaboration ? Jean-Louis Rassinfosse. Il y a d’abord un gros travail d’écriture de la part de Jean-Philippe. Parce que le quatuor n’est pas utilisé comme un tapis sonore. On lui donne de la matière qui est aussi un défi pour ses quatre membres. Comme Jean-Philippe adore écrire et écrit bien, il donne des ouvertures dans ses compositions et la réécriture de certaines œuvres. JPCN. C’est comme si j’avais voulu étendre au quatuor à cordes le cheminement que j’ai fait avec Jean-Louis. Mon écriture laisse de la place au jeu, l’idée est de faire chacun jouer selon ce qu’il est. Le quatuor joue une partition pointue, complexe, dans laquelle il faut une science du son, et en même temps je donne de la matière qui permette à Jean-Louis de faire du Jean-Louis. Il ne faut pas qu’il se retrouve coincé à faire le musicien classique. Chacun doit être en position de jouer, avec fatalement des zones d’intersection. On ne demandait pas au quatuor d’improviser. Mais nous bien, par contre. Et ça fonctionne quand deux musiciens improvisent et pas le quatuor ? JPCN. C’est au public de nous le dire. Mais ça marche parce que ça se fait par étapes d’écriture. Je suis venu avec des morceaux, on a vu comme cela sonnait, on a réfléchi, adapté. Il y a deux types de répertoire dans l’album. Des morceaux qui viennent de notre monde, comme Etoile filante no4. Mais aussi des morceaux classiques. J’ai proposé de travailler sur le concerto pour clavecin en fa mineur de Bach. Dans ce

concerto, il y a un potentiel rythmique, jazz. Et aussi des quatuors de Debussy et Ravel. Ce sont des choix évidents, mainstream. Des pièces qu’ils jouent de mémoire. Les tubes des tubes. Comme « Les feuilles mortes » pour Jean-Louis. Le travail, c’est de prendre la partition au scanner, de rentrer dans l’écriture, d’additionner des procédés d’écriture différents. Je me suis réapproprié la pièce, en restant avec l’écriture originale en filigrane, d’où le titre de l’album. JLR. Pour moi, c’est un travail différent de ce que je fais d’habitude. Il y a des parties très écrites et d’autres où j’ai la même liberté que sur un standard. JPCN. La première pièce de l’album, celle de Ravel, est très complexe parce qu’elle est très changeante. Quatre mesures dans une ambiance et puis tu passes à autre chose. En jazz, ça n’arrive jamais, on est davantage dans des longues lames de fond, on n’a guère de changement d’humeur ni d’harmonie. Jean-Louis devait se plier à ça mais, tout à coup, paf !, une grande plage s’ouvre, dans laquelle un groove s’installe. C’est un peu comme une technique de collage. On est en même temps dans la contrainte de suivre l’écriture changeante de Ravel et en même temps dans la recherche de la liberté. Le quatuor à cordes connaît ce morceau par cœur, il avait des réflexes automatiques et il devait les oublier. En classique, on ne pense pas au groove. On devrait. Vu que j’ai traité certains passages avec un esprit de groove, le quatuor devait suivre, avec un beat derrière. Pour ces musiciens aussi, c’était un réapprentissage.

Ça vous a pris du temps ? JPCN. C’est l’immense luxe qu’on a eu. L’album nous a pris trois ans. Le Quatuor Debussy, c’est une machine de guerre. Cinq personnes à temps plein travaillent pour lui. Il existe depuis 25 ans, il joue dans le monde entier, il est très pris. Il fallait parfois préciser notre date et notre heure de répétition un an à l’avance. Mais du coup, ça a structuré le projet. Et ça nous a donné le temps d’écrire, de répéter, de construire. ■ Propos recueillis par JEAN-CLAUDE VANTROYEN

CRITIQUE

Du jazz de chambre excitant Dès les premières notes, on est surpris. Les pizzicati des cordes de ce début de quatuor de Ravel sont soudain doublés d’un rythme au piano et à la contrebasse, et on passe déjà dans une autre dimension musicale. Ce Filigrane est basé sur cette espèce de schizophrénie : à la fois respecter la partition de Ravel et la solliciter pour permettre aux musiciens de nous emmener ailleurs. Le travail d’écriture de Jean-Philippe CollardNeven parvient à passer au-delà du mur de cette schizophrénie en provoquant la réunion des quatre classiques et des deux jazzmen. Une atmosphère s’installe, un blues, un groove même. Une osmose totale. Bravo. J.-C.V. Filigrane, Signature/Radio France. 30


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