Allons aux faits. Régis Debray

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Date : 06/02/2017 Pays : France Page : 4 Editions Radio France Quotidien

Le Figaro

Les désillusions du progrès C'ÉTAIT il y a quelques semaines, peu avant Noël. J'arrive en voiture à la porte d'Orléans et lis sur une grande banderole qui barre l'avenue : Les convergents de l'avenir vous souhaitent de bonnes fêtes. Je me sens gagné par la panique. Qui donc, en mon absence, a pris le pouvoir à Paris ? Des extra-terrestres ? Une nouvelle secte raëlienne ? Des militants, pardon, des « helpers » macronistes ? Il pleuvait. Je m'approche. Ce n'était pas « les convergents de l'avenir » qu'il fallait lire. Mais « les commerçants de l'avenue » LES TROIS PROGRÈS Il y a le progrès scientifique et technique. Puis le progrès économique et social. Enfin, le progrès culturel et moral. Le premier n'est ni discutableni contestable. C'est à lui que l'on doit un allongement de la durée de la vie et un recul de la grande pauvreté sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Le second ne l'est guère davantage; la gauche et la droite ne se querellent que sur ses modalités, même si la croissance a ses partisans : mais uniquement dans l'abstrait; nul ne s'est jamais risqué à la mettre en pratique. Quant au dernier, c'est une chimère. En matière culturelle, personne, en dehors de quelques galéristes cyniques, ne soutiendra que Jeff Koons et Damien Hirst constituent un progrès par rapport à Titien et à Rembrandt. L'art est définitivement irréductible à la notion de progrès. Même choseau chapitre de la morale. On peut à la rigueur concevoir que le socialisme, introduit de force dans un pays arriéré comme la Russie, ait donné le goulag. Mais que l'un des pays les plus avancés de la planète, l'Allemagne de l'entredeux-guerres, ait fini par produire Auschwitz, voilà qui abolit à jamais l'idée d'un possible progrès moral de l'humanité. C'est pourtant sur cette utopie qu'a vécu toute la pensée progressiste depuis Condorcet, à la fin du XVIIIe siècle jusqu'à Auguste Comte, Marx et la République selon Victor Hugo à la fin du XIXe siècle. Condorcet, quelques mois avant de tomber à son tour victime de la Révolution, dresse dans l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain le tableau grandiose d'une humanité passant par étapes du progrès de la technique - c'est-à-dire de l'esprit appliqué à la matière à celui de la production puis de la prospérité jusqu'à l'unification d'une humanité réconciliée avec elle-même. La gauche française classique, celle qui a connu son apogée sous la IIIe République, est la fille de cette philosophie de l'Histoire. Elle a pris corps au milieu du XIXe siècle, quand les héritiers libéraux de la Révolution française ont rencontré sur leur chemin une classe sociale nouvelle, le prolétariat industriel. La gauche française, dans sa pureté de cristal et dans son optimisme prométhéen, est la synthèse des espoirs dans le progrès scientifique et des aspirations à la justice sociale. Radicaux, socialistes, puis communistes pouvaient bien différer sur les propositions et sur les classes d'appui : leur horizon philosophique était le même. DU PROGRESSISME AU « BOUGISME » D'une part, les débris de la philosophie de gauche que nous venons d'évoquer. À défaut d'une marche triomphale de l'humanité vers son unité et sa réconciliation, une exigence de justice sociale, grâce à la réduction des inégalités. Cette social-démocratie résiduelle, si décriée, reste l'horizon d'attente des classes populaires en France mais aussi dans le monde entier. Elle s'exprime dans la revendication syndicale, mais aussi dans les aspirations populistes, qui plaident pour une redistribution plus juste. À ce compte, Marine Le Pen est plus « progressiste » que Macron. Le peuple ne croit plus au progrès, mais il continue à réclamer la justice. En face de ce progressisme social, se dresse de plus en plus une sorte de « progressisme moral », entendez de transformation des moeurs par la loi. En vérité, ce qui triomphe, c'est l'individualisme le plus exacerbé que les sociétés modernes aient jamais inventé. Le progressisme social s'appuyait sur des actions de classes et de masses. Le progressisme moral a recours à des actions culturelles, notamment dans les médias, Internet, les réseaux sociaux, visant à imposer la reconnaissance et même la prépondérance des droits des minorités, ethniques et sexuelles, affirmant bien haut leur particularisme au nom de la lutte contre les discriminations Le chemin parcouru est immense, à la hauteur des désillusions produites par le socialisme classique. Que ce socialisme, cette doctrine communautaire, ait cédé la place à l'individualisme ; l'ère des masses à celle des minorités, l'exigence de l'unité du genre humain à sa diversité, la philosophie de l'histoire à la dénégation de passé, le prolétariat industriel à la bourgeoisie diplômée comme accoucheuse de l'Histoire, en dit long sur la mutation que vient de connaître la gauche : fin de sa gesticulation prolétaroïde et de son verbiage pseudo-marxiste. Voilà pourquoi le peuple ne se reconnaît plus en elle et le fera de moins en moins. D'où la substitution d'une sorte de morale de mouvement, de « bougisme » comme dit Pierre-André Taguieff, à la philosophie du progrès. Lisez une page d'Emmanuel Macron : la « mobilité » est le maître mot, et le remède à tous les maux. Il y a longtemps déjà que Jean-Claude Michéa dénonce le caractère mystificateur pour le peuple de cette philosophie, et encore aujourd'hui dans Notre ennemi le capital (Climats) ; que Michel Houellebecq voit dans l'obsession de la nouveauté chez les « progressistes » « une sorte d'épiphanie permanente, très hégélienne dans sa niaiserie » ; et que tout récemment Régis Debray oppose à « l'histoire progressiste le progrès rétrograde » (Allons aux faits, Gallimard/France Culture ). L'Histoire, justement. Dans un essai au ton vif et au contenu pénétrant (Le Crépuscule des idées progressistes, Stock), Bérénice Levet voit dans le refus de la transmission par l'histoire et par l'école la source de cette rage de désidentification et d'insignifiance qui a saisi depuis une génération l'intelligentsia de gauche. Il est en somme en train d'arriver au couple progressisme-conservatisme ce qui était déjà arrivé au couple gauche-droite : chacun d'eux se définit presque exclusivement par le rejet de l'autre. Rejet d'une philosophie meurtrière chez les conservateurs. Rejet d'un immobilisme impossible chez les progressistes. La nouvelle philosophie de l'histoire se résume dans la formule de Clov, l'un des personnages de Beckett : « Quelque chose suit son cours. » À quoi Hamm, autre épave, lui répond en s'inquiétant : « On n'est pas en train de signifier quelque chose ? » Mais ils se rassurent vite. Ils ne signifient vraiment rien. Cela s'appelle d'ailleurs : Fin de partie. LE JEU DE MASSACRE Cette présidentielle, quel charivari, quel suspense ! On se croirait dans une course cycliste à l'américaine, où, à chaque tour de piste, on élimine le dernier du peloton. Et vous voudriez que les Français qui, de nos jours, ont une tendance à la neurasthénie, renoncent à tout cela ? Le jeu de massacre actuel, qui en trois mois a éliminé tous les favoris, Sarkozy, Juppé, Valls et peut-être Fillon,

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suscite des sentiments qui ne sont pas à ranger parmi les plus élevés du coeur humain. Au moins témoigne-t-il de la vitalité de l'institution présidentielle, au moment où, sous couvert de Ve République, une bonne partie de l'establishment rêve de s'en débarrasser. c'està la télévision que se sont jouées les primaires : deux débats ont permis à François Fillon à droite et à Benoît Hamon à gauche, que personne n'attendait, de renverser tous les pronostics. Dans un pays connu dans l'épreuve pour se jeter dans les bras des vieillards Clemenceau, Pétain, de Gaulle), l'image donne une prime à la jeunesse ; Hamon plutôt que Mélenchon, Macron plutôt que Bayrou, Fillon plutôt que Juppé, et même Marine Le Pen plutôt que Jean-Marie. En revanche, le prétendu « rejet du système » est une farce : les vainqueurs comme les vaincus, à l'exception du Front national, sont d'anciens ministres Le risque est plutôt de voir le tir aux pigeons devenu la règle désigner des doublures plutôt que des premiers plans. Depuis Jadot chez les écologistes, Hamon chez les socialistes, en attendant le remplaçant éventuel de Fillon, tous ont des têtes de plan B. Or, quand il a imaginé les institutions de la Ve République, de Gaulle avait compris que pour dépasser le clivage traumatique entre l'Ancien Régime et la Révolution, il fallait que le président fût à la fois un personnage hors normes et l'élu du suffrage universel. Le produit exceptionnel du charisme personnel et de la légitimité populaire. J'ai peur qu'au terme des caprices du « gros animal » (le peuple selon Platon) le charisme disparaisse, et la paix politique avec lui. Ce qui nous menace, ce n'est pas Trump, c'est René Coty. * Éditorialiste de l'hebdomadaire « Marianne ». L'illusion lyrique qui a imposé l'hégémonie intellectuelle et morale de la gauche sur la société s'est évanouie» MORT DU PROGRESSISME Nous ne pouvons plus ni penser ni espérer de la sorte. Entre Condorcet, Hugo, Marx et nous se dressent le sinistre portail d'Auschwitz, le froid mortel du goulag, l'ombre hallucinatoire des Khmers rouges. Notre siècle a payé pour savoir que l'idée d'un progrès moral de l'humanité imposé par l'État n'est pas seulement une utopie, mais que c'est une utopie meurtrière, la plus sanglante et la plus barbare de toutes. Certes, ce n'est pas le progrès qui est mort, nous en sommes témoins chaque jour, mais la philosophie du progrès, celle du moins qu'on a voulu en tirer, le progressisme. Que cette mésaventure en forme de cauchemar qui résume l'histoire du siècle révolu n'ait donné lieu à aucune grande entreprise de réflexion, à l'exception peut-être de Soljenitsyne, en dit long sur l'insignifiance philosophique de notre époque, son caractère le plus souvent clownesque. Ajoutons que si la justice a été dévoyée, la science ne l'a pas été moins. Le développement tumultueux des forces productives, comme on disait naguère, s'est traduit par un divorce sans précédent entre l'homme et la nature, dont le dérèglement climatique et les menaces de détérioration de la planète sont les symptômes. L'illusion lyrique qui durant un siècle et demi a imposé l'hégémonie intellectuelle et morale de la gauche sur la société tout entière s'est évanouie. Alors qu'est-ce donc que le « progressisme » que l'on nous ressort aujourd'hui, de Macron à Hamon, des bobos mondialisés aux intellectuels gauchisants ? En vérité, deux choses très différentes et, à bien des égards, opposées. L'OPPOSITION entre deux sensibilités, progressiste et conservatrice, tend à remplacer le clivage gauche-droite, observe l'historien et essayiste*. Après avoir dépeint la fibre conservatrice dans son Carnet du 2 janvier, l'auteur esquisse ce mois-ci un tableau des notions de progrès et de progressisme. Carnet DE JACQUES JULLIARD Le Crédit photo:FABIEN CLAIREFOND

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