PAYS :France
RUBRIQUE :Autre
PAGE(S) :20
DIFFUSION :317225
SURFACE :45 %
JOURNALISTE :Marie-Laetitia Bona…
PERIODICITE :Quotidien
5 octobre 2022 - N°24298
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« Je milite pour la création d’une nouvelle HEC, les Hautes Études des catastrophes ! Il n’est pas normal que les écoles de management n’enseignent pas cette matière. »
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RENCONTRE
Marie-Laetitia Bonavita mlbonavita@lefigaro.fr
ébâcle militaire en Afghanistan cinquante ans après le Vietnam, crashs de deux Boeing 737Max 8 à la fin des années 1980…Non, Guillaume Erner n’a pas un penchant malsain pour les« superfails ». Ce mot, qui n’existe pas et désigne des échecsspectaculaires, est non seulement le titre d’une émission hebdomadaire de France Culture, « Superfail», quele journaliste anime en plus de samatinale, mais le sujet de son tout récent livre, Rater estun art, publié chez Grasset,en coédition avec
D
la station de radio. L’auteur cherche à comprendre, de façon rationnelle et avec un optimisme certain, les raisons de ces méga ratages. Une certitude : la bêtise estcollective, comme lerappelle lesous-titre du livre. LE FIGARO. - Qu’est-ce Pourquoi ce mot ?
qu’un « superfail » ?
Guillaume ERNER.- Un « superfail », c’est un échec spectaculaire. Ce mot m’est spontanément venu à l’esprit lorsque ma camarade Sandrine Treiner, directrice de France Culture, m’a proposé une idée folle : dédier une émission à la seule erreur. À force d’entendre lesjeunes – j’ai un ado à la maison - parler de « fail », j’ai eu envie de fabriquer ce néologisme, « superfail », qui n’a jamais existé en anglais. Après quelques protestations au début, ce terme aux résonances anglophones est aujourd’hui entré dans
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PAYS :France
RUBRIQUE :Autre
PAGE(S) :20
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JOURNALISTE :Marie-Laetitia Bona…
PERIODICITE :Quotidien
5 octobre 2022 - N°24298
le langage de nos auditeurs. Donnez-nous des exemples de superfails présents dans l’actualité ?
L’hôpital de Corbeil-Essonnes, qui vient d’être la cible d’une cyberattaque. Un hôpital s’estimeprotégé parce que c’est un lieu vital, et c’est le début de la catastrophe. Il apparaît queleshôpitaux sont particulièrement ciblés car parti culièrement mal protégés. Ou bien l’enlisement des Russesen Ukraine. En février, Moscou pensait régler la question en trois jours. Aujourd’hui, on voit le résultat. Etpourtant la listedes opérations extérieuresratéesestinterminable, du Vietnam à l’Afghanistan. Mais c’est comme si leshommes n’apprenaient jamais.Il y a aussila gestion desapplications anti-Covid en France. Il a fallu deux tentatives pour quel’une d’entre ellesfonctionne enfin. Et encore, elle n’a quasiment jamais servi à briser les chaînes de contamination, alors que c’était son but initial. Cela n’a pas empêché lesFrançais de s’empoigner sur une appli qui, au final, a servi àprésenter un passesanitaire. Enfin, mon superfail favori : la Coupedu monde au Qatar, un pays doté d’un climat très adapté aux stades climatisés. Tout cela alors qu’il avait déjà accueilli les championnats d’athlétisme en 2019, qui avaient déjà été un échecgrandiose pour cesmêmesraisons. Comme le disait Einstein, la « folie, c’est faire toujours la mêmechoseet attendreun résultatdifférent » . Selon vous, un superfail est collectif. Pourquoi ?
Pour bien rater, il faut semettre à plusieurs. L’incendie de Notre-Dame est l’exemple extrême d’une œuvre collective. À la conviction idiote que le chêne ne brûle pas, cequi apermis du coup l’électrification de la charpente, vient s’ajouter la faute à pas de chance, avec l’arrivée d’un nouveau gardien, assorti d’un manque d’anticipation, comme l’échelle des pompiers qui s’avère trop courte pour atteindre le beffroi. La plupart deserreurs sont commises par des gens compétents, trop compétents, même. Il fallait être un expert pour comprendre le système d’alarme anti-incendie installé à Notre-Dame.
ils ont décidé de radicaliser encore la politique menée : faire encore plus le contraire de l’iPhone. Résultat : en 2013,Nokia sevendait à Microsoft. Quelles leçons tirer des superfails ?
Les grands ratages apparus au sein d’organisations proviennent souvent de la stratégie menée par les protagonistes. Chaque acteur agit avec un but propre et des arrière-pensées. Dans le cas de la première application anti-Covid, elle a été lancée avec si peu de convictions par l’État qu’on avait l’impression que sesagents n’y croyaient pas. Chaque ministère impliqué dans cette nouveauté avait tenté de tirer la couverture à lui. Au lieu d’aller vers le simple en achetant une solution achevée, on est parti de zéro pour faire plaisir à tout le monde. Tout sepassecomme s’il fallait une application coûte que coûte, l’aspect politique prenait le pas sur les considérations techniques. Même chose pour internet en France. Nous avions, sur notre sol, un chercheur nommé Louis Pouzin dont l’invention, le datagramme, préfigurait internet. Mais cela ne plaisait pas au puissant patron de la Compagnie générale d’électricité, Ambroise Roux, qui s’en est plaint au président Valéry Giscard d’Estaing. Résultat, ils ont réussi à faire fuir cette curieuse idée de réseauvers lesÉtats-Unis. Peut-on vraiment
apprendre
de ses échecs ?
Heureusement! L’incendie de Notre-Dame a déclenché une vague d’inspections des monuments historiques; le crash de deux Boeing 737Max 8 a remis en causelesprocédures de certification des avions ; l’épisodede la baie desCochons àCuba a incité Kennedy à revoir entièrement sapolitique étrangère vis-à-vis du bloc de l’Est. Parfois, aussi, on revisite les échecs. La gestion de la grippe H1N1par RoselyneBachelot a été taxée dedispendieuse avant lapandémie de Covid-19. Pendant, elle aquasiment été sanctifiée ! Vous plaidez pour l’apprentissage des superfails…
Les grands ratages apparus au sein d’organisations proviennent souvent de la stratégie menée par les protagonistes. Chaque acteur agit avec un but propre et des arrière-pensées. Dans le cas de la première application anti-Covid, elle a été lancée avec si peu de convictions par l’État qu’on avait l’impression que ses agents n’y croyaient pas GUILLAUME ERNER
obligatoire
Je milite pour la création d’une nouvelle HEC, les Hautes Études des catastrophes ! Il n’est pas normal que lesécoles de management n’enseignent pas cette C’est-à-dire ? matière. En 2016, Elon Musk a perdu l’une de sesfuLe plus bel exemple de catastrophe produite par des sées,qui a explosé au sol en ne faisant que des dégâts génies, c’est la dégringolade de Nokia. Voilà une en- matériels. Il s’en est félicité en disant : « Nous allons treprise qui dominait le marché des téléphones mo- beaucoupapprendre. » biles quand l’iPhone est arrivé. Immédiatement, ces genstrès compétents ont identifié un danger mortel. Le fait de baigner dans les superfails vous rend donc Mais, pour concurrencer un téléphone « généra- optimiste ? liste », ils ont développé des terminaux spécialisés : Absolument. J’ai été élevé dans une famille de Juifs un pour les « gamers », un pour le business, etc. ashkénazes dans la certitude de l’échec et de la caC’était le souhait du patron de Nokia et cela faisait tastrophe. Vivre dans cette perspective, c’est au sens dans une culture d’ingénieurs. Résultat des moins comprendre que l’on n’est pascondamné à la courses, lestéléphones étaient de plus en plus chers, réussite, qu’il y a une place dans la vie pour ce qui ne fragiles et bien sûr plus du tout polyvalents. Tous marche pas. « L’erreur est humaine », cela veut dire voyaient l’échec en cours mais, pour le combattre, que, bien souvent, la réussite ne l’est pas.
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