La Fracture, Gilles Kepel

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PAYS :France

RUBRIQUE :Champs libres reportage

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DIFFUSION :317225

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JOURNALISTE :Charles Jaigu

PERIODICITE :Quotidien

24 novembre 2016 - N°22485

IDÉES CHAMPS LIBRES

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! # $ TÊTE À TÊTE Charles Jaigu cjaigu@lefigaro.fr

ous nous retrouvons dans un restaurant sarde, près de Science Po, où il ne dispense plus aujourd’hui qu’un seul cours magistral pour les étudiants de première année, car il a été évincé des autres instances de la rue Saint-Guillaume par feu Richard Descoings - lequel avait supprimé le département d’étude du monde arabe. «L’intitulé de mon cours n’a pas changé

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depuis trente ans : “La crise au MoyenOrient.” » Son sujet n’a pas bougé, mais Gilles Kepel a changé, lui. Il est plus médiatique que jamais. Plus exposé, aussi. On voit en pleine face son visage sur la couverture du livre qu’il publie ces jours-ci, Fractures , recueil de chroniques agrémenté d’une longue postface. Celles qui menacent entre la France et la communauté musulmane, mais aussi entre l’universitaire et son sujet d’étude. On décèle quelque chose de

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différent chez cet homme rodé aux analyses huilées sur les djihadistes et leurs acolytes. Nous l’avions rencontré en 2013 pour la sortie d’un remarquable Passion arabe (Éd. Gallimard). Livre personnel, à la fois analyse géopolitique proche du reportage et retour nostalgique sur une civilisation de haute intensité. « On était en pleine révolution, les langues se déliaient, on pouvait aller partout après des années de chape de plomb », se souvient-il. Mais tout ça est révolu. Depuis le mois de juillet, il a été mis sur une liste de cibles potentielles par Rachid Kassim, « qui est la principale interface en ligne entre le “califat” bombardé par la coalition et l’Hexagone taraudé par les attentats de Daech » , écrit Kepel. En août, bis repetita, il est sur une deuxième liste. « J’étais premier d’une liste de sept, mais dans la deuxième liste j’avais régressé à la 22e place » , se réjouit-il. Son garde du corps et son chauffeur déjeunent non loin de nous. Plus de transport en commun, plus de longues marches dans les rues de Paris : notre arabisant s’inquiète de prendre du poids. On devine chez lui une certaine lassitude. Se retrouver face aux fatwas finit par devenir harassant. « L’objet que j’ai étudié pendant trente-cinq ans se retourne contre moi pour me tuer », conclut-il. Kepel a la voix douce, mais la langue bien pendue. Il parle l’arabe et en fait un argument assassin contre Olivier Roy, l’un de ses contradicteurs les plus éloquents. Kepel nous apprend qu’étudiant il fréquentait une cellule trotskiste - Roy, quant à lui, était avec les maos. À chacun son extrême gauche. Mais il ne fait aucun doute qu’avoir été rouge en 1973 permet de mieux comprendre l’extrémisme vert de 1979 à 2016. Kepel, fils d’un ancien chef de la résistance tchèque, est formé à la guerre des mots, mais surtout au décryptage idéologique. Il sesouvient de son passage par le trotskisme : « Plenel était juste devant moi, déjà tête de réseau», se souvient-il. Mais la gauche Kepel n’est pas la gauche Plenel. « Je crois toujours en l’émancipation de l’humanité par le progrès, en la fin des superstitions, Plenel croit qu’il a remplacé le prolétariat par

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lesmassesmusulmanes exploitées ». Kepel est un homme qui ne néglige pas les médias. On l’invite partout, sans cesse. Il promet qu’il n’est ni juppéiste ni filloniste. Il est vrai, pourtant, que le petit livre que Fillon a publié fin septembre - Vaincre le totalitarisme islamique (Albin Michel) - reprend sesthèses. L’ex-premier ministre l’avait appelé pour lui signaler qu’il l’avait beaucoup cité. « Je parle à tout le monde, à tous ceux qui le souhaitent, et en général on me place plutôt à gauche», explique Kepel au téléphone. Une allusion, notamment, à ses rencontres avec Emmanuel Macron, qui « n’engagent à rien ». Les politiques s’intéressent à Kepel, et la réciproque est vraie. Le livre qu’il publie entend assumer sa part de pédagogie en vue de la présidentielle de 2017. Car sur ces questions, estime Kepel, l’Université a des choses à dire, et personne ne l’écoute. Ni l’appareil d’État, ni les services de renseignement. « Je n’ai aucun contact avec eux », nous confie-t-il. Pourtant, dès 2005, la lecture des textes de la nouvelle génération djihadiste montrait l’évolution de la stratégie. « On passait d’une structure pyramidale façon BenLaden à une structure réticulaire, décentralisée et émiettée.» Il aura fallu attendre 2015 pour en prendre la mesure - le cas Merah ayant été considéré à tort comme celui d’un « loup solitaire ». Une stratégie qui se fixe au moins deux buts de guerre. Fracturer la classe moyenne française pour l’amener à seretourner contre les musulmans, puis « enrôler ceux-ci au nom de l’islamophobie », écrit-il. Enfin, au terme d’une guerre civile généralisée, ériger le califat sur les ruines de l’Europe chrétienne. Un des points de bascule aux yeux des guerriers d’Allah est de discréditer les élites musulmanes qui refusent cette montée aux extrêmes. C’est évidemment un front décisif du combat en cours. Kepel souligne l’importance dans cette bataille des grandes voix de l’islam, par exemple le discours du roi du Maroc, Mohammed VI, le 20 août 2016, qui « condamne à l’enfer pour toujours » les terroristes qui agissent au nom du Coran. Il rappelle aussi la tribune parue le 31 juillet dans le JDD et signée par quarante Français de religion musulmane.

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« L’engagement résolu des élites issues de l’immigration et “sociologiquement musulmanes” constitue la clé du processus qui permettra de détruire Daech en ruinant son influence », écrit-il. On peut ajouter, puisqu’il est décédé il y a une semaine, qu’un intellectuel comme Malek Chebel y contribuait grandement. Il sera regretté. Qu’on serassure, Kepel estime que le délirant dessein d’une conquête de l’Occident par l’islam ne sera pas couronné de succès : « Les islamistes sont même détestés par les musulmans de France. » En revanche, s’ils n’ont pas le pouvoir de vaincre, ils ont celui de nuire : « Ils ont réussi à créer un soupçonqui tend les relations entre les communautés. Les chrétiens se replient, et les musulmans en ont assez de devoir sejustifier. » Kepel souligne l’extrême diversité de l’islam, et il ne donne raison ni à Philippe de Villiers ni aux prophètes d’une guerre des civilisations. Mais il se met

dans la tête des généraux de l’internationale islamiste. « En 2000, j’avais constaté que la première stratégie d’une reconquête depuis l’intérieur de l’islam était en panne, et, d’une certaine façon, Ben Laden avait fait la même analyse d’un échec du djihad de proximité commencé dans les années 1990. C’est pour cette raison qu’il avait théorisé un nouveau djihad de longue portée qui s’est traduit par les attentats de 2001. Il fallait frapper fort, et loin. Le troisième moment, à partir de 2005, fut le djihad diffus et miniaturisé, prêt à surgir partout dans les sociétés occidentales. » Nous y sommes.

LA FRACTURE Gilles Kepel, Éd. Gallimard/ France Culture, 267 p., 19 €.

Les islamistes ont réussi à créer un soupçon qui tend les relations entre les communautés GILLES KEPEL

FIGARO

MARMARA/LE

JEAN-CHRISTOPHE

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