La Fracture, Gilles Kepel

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PAYS :France

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JOURNALISTE :Alexandre Devecchio

PERIODICITE :Quotidien

20 février 2017 - N°22560

DÉBATS CHAMPS LIBRES

PROPOSRECUEILLISPAR

ALEXANDREDEVECCHIO

@AlexDevecchio

LE FIGARO. - Dans Banlieue de la République et dans Quatre-vingt-treize , vous avez étudié en profondeur la problématique des banlieues et des émeutes de 2005. Les violences et dégradations liées à l’affaire Théo laissent craindre un scénario comparable…

Gilles KEPEL. - Pas tout à fait, car en 2005, bien que cela reste très controversé, il y a eu un double déclencheur. En 2010, mes équipes et moi avons passéun an à Clichy-Montfermeil pour comprendre les causesde ces émeutes. Quand je suis arrivé sur le terrain, j’étais persuadé comme tous les observateurs que c’était l’électrocution de Bouna Traoré et Zyed Benna, réfugiés dans un transformateur pour échapper à un contrôle de police, qui avait déclenché la dynamique nationale des émeutes. En fait, après la centaine d’entretiens à long terme effectués sur place, nous avons compris que le véritable moteur de la propagation des émeutes dans toute la France avait été « le gazage de la mosquéeBilal » . L’étincelle qui a déclenché l’embrasement a en effet été une grenade lacrymogène tirée accidentellement par la police près d’une mosquée alors que le ramadan battait son plein. L’incident a été grossi et la police incriminée pour avoir délibérément « attaqué une mosquée» et « humilié dansleur identité religieuse desdéshérités» . C’est sur ce grand récit que s’est construite la mobilisation des émeutes. Les acteurs interrogés nous l’ont confirmé. Cependant, cet élément central a été ignoré par les médias à l’époque, qui se sont focalisés sur Zyed et Bouna car cela paraissait plus aisé à comprendre. Avant l’incident de la mosquée, les violences restaient locales. Ce n’est qu’après cet épisode que le feu

s’est propagé dans tout le pays. Dans l’affaire Théo, la dimension religieuse de la mobilisation est absente. On ne retrouve pas tous les éléments qui ont fait la chimie de l’explosion de 2005. Que faut-il penser des « Allah akbar » scandés durant les manifestations ? Indéniablement, des entrepreneurs politiques et identitaires tentent de mobiliser autour de slogans religieux. Depuis plus de dix ans que les émeutes se sont produites, le salafisme en banlieue s’est considérablement développé. Mais ces entrepreneurs islamistes, seuls,

ne sont pas capablesde déclencher lamobilisation. Ils veulent essayerde s’en faire les porte-paroles pour ensuite négocier avec lesautorités une position d’intermédiaire à l’échelle locale, voire nationale. C’est ce qu’avait voulu faire sans succès l’UOIF en 2005 avec Nicolas Sarkozy, grâce à une fatwa contre la violence - qui était restée sans effet. On peut tout à fait envisager aujourd’hui que des groupes salafistessoient identifiés par des élus locaux comme ceux qui maintiennent la paix sociale.

« Il y a un toboggan dans lequel on est installé depuis plusieurs années qui nous amène à l’irréparable, puisque maintenant ces quartiers produisent des terroristes », constatait Malek Boutih lors du dixième anniversaire des émeutes.

Les terroristes de Daech sont produits par cesquartiers, mais pasuniquement on y trouve aussi des convertis qui viennent notamment du milieu des « petits Blancs » des zones périurbaines, où le vote pour la droite extrême est impor-

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tant… Mais la situation d’enclavement favorise un imaginaire ou l’on seprojette d’autant plus aisément dans cette autre « enclave » à l’échelle internationale que constitue le « califat » entre Mossoul et Raqqa…

Le concept de fracture permet de comprendre la restructuration de la société à partir de noyaux identitaires Au-delà des tensions entre policiers et jeunes, l’affaire Théo est-elle révélatrice de la fracture que vous décrivez dans votre dernier livre ?

En dépit de leur inscription massive sur les listes électorales après les émeutes de 2005, l’accès de cesjeunesdans une véritable citoyenneté n’arrive pas à se produire tant que le marché du travail leur est fermé. Le développement d’entrepreneurs identitaires qui vont expliquer qu’il n’y a rien à faire avec la société française parce qu’elle serait « xénophobe» , « raciste» et « islamophobe», est favorisé par cette situation sociale catastrophique. À l’autre extrême du spectre politique, la perspective du passage à la violence, le sentiment d’insécurité aussi bien physique que culturel nourrissent également des crispations identitaires qui font que les classespopulaires se tournent de plus en plus massivement vers le Front national. C’est ainsi que seconstruit la polarisation entre deux catégories qui ne se sentent plus représentéespar la scènepolitique institutionnelle avec son clivage droite-gauche. L’implosion de l’offre politique en ce début de campagne présidentielle exprime bien cette fracture. Le Parti socialiste a implosé. Lors de la primaire, l’appareil a été bousculé et Benoît Hamon a été élu par des sympathisants très jeunes et souvent d’extrême gauche. Reste un personnage comme Emmanuel Macron, qui sesitue explicitement en dehors de la carte des partis traditionnels. À droite, on voit aussil’explosion de la machine partisane. François Fillon ne peut pas uniquement gagner avec les classes moyennes supérieures en s’adressant à Auteuil, Neuilly, Passy.

Il a besoin de s’adresser à toute une frange de la population qui s’estime mécontente de son sort mais qui est déstabilisée par la révélation des affaires le concernant. Faute de quoi ces classes moyennes et populaires qui se sentent déclassés setourneront vers Marine Le Penqui, elle aussi, se situe hors du cadre partisan traditionnel. L’opposition droitegauche policée sur laquelle la société occidentale s’était construite ne fonctionne plus et s’y substitue une fracture fondée sur des basesidentitaires. D’un côté, il y a la volonté de construire une identité islamique close, et de l’autre côté une identité ethnico-nationale également close. La différence entre un système basé sur des allégeancesidéologiques qui peuvent changer et un système basé sur des allégeances identitaires est que ces dernières ne sont pasnégociables. La fracture identitaire conduit ainsi à labalkanisation de la sociétéqui conduit, elle-même, àun affrontement réel et non plus symbolique entre différents groupes. Cen’est passeulement un phénomène français. L’élection de Trump, mais aussi le Brexit ou encore la percée de l’AFD en Allemagne participent d’un même mouvement de décomposition du système politique tel qu’il était organisé. En France, lesprimaires ont accéléré ce processus et abouti à détruire lespartis.

La fracture est-elle seulement identitaire ou également sociale ?

Le clivage droite-gauche est un clivage de plein-emploi qui s’est construit au XIX e siècle quand la massedu monde rural est attirée dans ce qu’on n’appelle pas encore lesbanlieues, mais les faubourgs. Le chômage est faible, mais les conditions

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de travail sont inhumaines. L enjeu n est plus tant aujourd’hui les conditions de travail que l’absence d’accès au marché du travail. Le clivage se situe ainsi entre ceux qui sont dedanset ceux qui sont dehors. Sur l’échiquier politique, cela pourrait setraduire par un affrontement entre Emmanuel Macron, candidat des insiders, et Marine Le Pen, candidate des outsiders. De manière plus complexe, on peut en fait distinguer trois groupes sociaux qui s’opposent et autour desquels s’articulent les nouveaux clivages. D’abord ceux qui apparaissent comme les gagnants du système, bénéficiant de la mondialisation dans leur vie professionnelle et privée. Ils sont un peu les héritiers des libertins du XVIII e siècle qui va déboucher sur la Révolution française de 1789. Il est d’ailleurs symptomatique que la défensede DSKlors de sachute a été de seprésenter comme un libertin. Cegroupe incarne d’une certaine manière la réussite de l’héritage soixante-huitard digéré par le capitalisme. Face à cela, deux autres groupes ont le sentiment d’être exclus. D’un côté, la France des banlieues, celle de l’ex-ceinture rouge, qui, sur fond de désindustrialisation, s’est transformée partiellement en ceinture verte, couleur de l’islam politique. De l’autre côté, il y a la France périphérique ou rurale sensibleà la rhétorique frontiste et qui sesent oubliée, elle aussi. C’est cette France qu’a traversée l’écrivain Sylvain Tesson dans Sur les chemins noirs. Un livre dont le très grand succèss’explique parce qu’il touche quelque chose de très profond. Longtemps, le critère de mobilisation de la gauche était la figure du prolétaire qui incarnait la promesse de rédemption de l’humanité par les petits. Cette gauche marxiste, dominée par le Parti communiste, s’est érodée puisque aujourd’hui les ouvriers votent majoritairement pour le Front national. Pour une partie de la gauche, notamment celle de Benoît Hamon, le « prolétaire » a été remplacé par le « musulman ». C’est autour de cet axe que seconstruit la nébuleuse islamo-gauchiste qui va d’Edwy Plenel à Tariq Ramadan en passant par le CCIF et les Indigènes de la République. Comme l’identité prolétaire abstraite d’autrefois, l’identité musulmane abstraite d’aujourd’hui est construite comme un messianisme salvateur. Cequi explique le phénomène des conversions qui

se développent rapidement jusque dans le passageà l’acte chez Daech. Tout cela participe d’une redistribution massive des cartes politiques, comme en témoigne ce début de campagne fou. Le concept de fracture permet de comprendre la restructuration de la société à partir de noyaux identitaires. C’est un phénomène très inquiétant car les identités ne sont pas négociables. Dans la logique du djihadisme, la fracture identitaire est perçue comme devant aboutir obligatoirement à la guerre civile. Le théoricien du djihadisme, Abou Moussab al-Souri, explique ainsi qu’il faut multiplier les attentats provocateurs pour créer une réaction identitaire des non-musulmans qui iraient faire des pogroms dans les mosquées. Le but est de souder une identité islamique derrière les plus radicaux qui aboutirait à un choc des civilisations. Les émeutes de 2005 puis la montée en puissance du salafisme ont nourri le sentiment qu’une forme d’autonomie territoriale de certains quartiers était en train de seconstruire par rapport à la République. La véritable responsabilité pour celui ou celle qui sera élu àla présidence de la République est de faire le diagnostic de cette fracture et d’arriver à la surmonter.

On a souvent dit que les banlieues votaient à gauche. Le quinquennat Hollande a-t-il scellé le divorce entre le PSet les quartiers dits sensibles ?

En 2012, François Hollande obtient au second tour entre 80 et 90 % des voix de l’électorat musulman, ce qui sera décisif dans sa victoire. Mais, après l’élection, le PSfait l’erreur de considérer que ce vote est acquis et s’engagetrès fortement dans le mariage pour tous, qui vise surtout les classesmoyennes mondialisées, ce qui va se traduire immédiatement par une désaffection en milieu musulman traditionnel. Le PSest sanctionné dès les municipales de 2014, avec notamment le basculement d’une majorité de communes de Seine-Saint-Denis à droite, dont celles d’Aulnay-sous-Bois et de Bobigny. Dans ces communes, c’est le soutien de personnalités locales connues pour leur investissement islamique qui a aidé le basculement à droite. Dans les villes de banlieue, comme ailleurs, le clivage droite-gauche n’est plus porteur de sens et

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s’y substitue la négociation sur une base identitaire et communautaire. La mosquée est ainsi devenue un lieu de pouvoir, et aucun candidat ne peut faire l’économie de s’y rendre durant une campagne locale. Macron est-il vraiment populaire dans ces quartiers ? En 2010, lorsque j’ai enquêté à Clichysous-Bois, il y avait déjà un discours très hostile à la gestion socialiste du département sur le thème : « ils nous transforment en assistés, ils achètent la paix sociale à coups de subventions et de colonies de vacances. » Il y avait une aspiration à l’entrepreneuriat au-delà du business de la drogue. La figure de Macron qui explique que tout le monde a sa chance et peut réussir fait écho à cette aspiration et pourrait séduire.

Les gagnants de la mondialisation sont les héritiers des libertins du XVIII e siècle Qu’en est-il de Benoît Hamon ?

En observant l’islamosphère après son débat face à Valls, on pouvait constater des taux d’approbation très élevés, notamment concernant sa position assez souple sur la laïcité et le port du voile. Benoît Hamon cherche indéniablement à capitaliser sur un vote islamo-gauchiste. À l’intérieur du PS, il représente la tendance la plus favorable à cette vision identitaire. La question des banlieues est donc en train de s’inviter dans la campagne ? À qui cela va-t-il profiter ?

L’affaire d’Aulnay-sous-Bois peut être lue comme leretour d’un refoulé. Durant ce quinquennat, la question de la situation difficile des banlieues, aussi bien sur le plan économique et social que culturel, a été mise sous le tapis avec la poussière. Il est intéressant de revenir aujourd’hui sur les effets politiques des émeutes de 2005. Ellessesont traduites par l’inscription massive des jeunes de banlieue sur les listes électorales et par un vote de ces derniers en faveur de SégolèneRoyal en 2007, mais aussi paradoxalement par

l élection de Nicolas Sarkozy, qui est apparu comme celui qui avait maintenu l’ordre en 2005. S’il y avait un passageàla violence aujourd’hui et si la tendance à l’érosion du vote Fillon se confirmait, le Front national en serait le principal bénéficiaire, comme Nicolas Sarkozy en 2007 - car désormais le rapport droite-extrême-droite s’est inversé et Marine Le Pen est en tête. * Réservations au 01 70 37 31 70 ou sur www.lefigaro.fr/rencontres

La Fracture COÉDITION GALLIMARD/ FRANCE CULTURE, 288 PAGES, 19€

ENTRETIEN Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, spécialiste internationalement reconnu du monde arabe et de l’islam, l’auteur de Terreur dans l’Hexagone (Gallimard, 2015) et de La Fracture (Gallimard, 2016) est aussi l’un des meilleurs connaisseurs des banlieues françaises, qu’il a arpentées durant de longues années. En 2010,avec une équipe de chercheurs, Gilles Kepel s’installe à ClichyMontfermeil où sont nées les émeutes urbaines qui ont embrasé la France cinq ans plus tôt. Il en tire deux livres prophétiques, Banlieue

de la République et Quatre-vingt-treize (Gallimard 2012),dans lesquels il montre la montée en puissance de l’islam politique dans les cités difficiles. Aujourd’hui, il voit dans les violences urbaines liées à l’affaire Théo un retour du refoulé qui fait écho aux fractures françaises. Le 27 février, Gilles Kepel sera l’invité des Grandes rencontres du Figaro , Salle Gaveau. Il évoquera la menace islamiste et les moyens de la combattre *.

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