PAYS :France
RUBRIQUE :Librairie de l'express
PAGE(S) :72
DIFFUSION :420410
SURFACE :82 %
JOURNALISTE :Samuel Dufay
PERIODICITE :Hebdomadaire
23 juin 2022 - N°3703
LIBRAIRIE
DE L’EXPRESS
Un été avec une compagnie
Colette, à succès
L’ouvrage d’Antoine Compagnon figure parmi les meilleures ventes de livres. Le signe que les Français se réapproprient leurs classiques ou un simple plaisir de plage ?
IX ANSDÉJÀ qu’il passe l’été dans des chefs-d’œuvre. L’académicien Antoine Compagnon est la figure de proue de la collection « Un été avec »,lancée en 2012. Le principe :des chroniques estivales sur France Inter consacrées par un admirateur à un auteur classique, reprises l’année suivante dans un livre coédité par les éditions des Equateurs. Fines lunettes rondes, cheveux en brosse, cet homme discret et retenu, auteur d’un ouvrage sur Les Antimodernes, deJoseph deMaistre à Roland Barthes (Gallimard, 2005), n’a pas à première vue le profil France Inter. Après avoir défriché Montaigne, Proust (dans le cadre d’un livre collectif dirigé par Laura El Makki), Baudelaire et Pascal, il publie pourtant son cinquième « Eté avec ». « C’est un peu le mariage de la carpe et du lapin, s’amuse Anne-Julie Bémont, responsable des éditions écrites et sonores chez Radio France. Mais c’estçaqui fonctionne. »De fait, lepublic plébiscite, pour sestalents de pédagogue, le professeur émérite au Collège de France, qui a vendu près de 240 000 exemplaires de son Eté avec Montaigne – la série, elle, cumule les 800 000 exemplaires. Un succès qui s’explique par la force de frappe de la radio, mais aussi par des duos judicieux, comme Sylvain Tesson et Homère. Et, surtout, par un savant dosage entre simplicité et érudition, qui donne des textes denses mais légers, vite oubliés comme une lecture de plage. Cette fois, Antoine Compagnon voulait s’intéresser à une femme. Le déclic ? Une auditrice, lors d’une matinale de France Inter, lui reprochant de n’avoir étudié que des hommes. UNE TROP RARE VULGARISATION L’éminent proustien s’est donc attaqué à Colette, dont il n’est pas un spécialiste – « Jel’ai souvent enseignée, c’est un auteur dont je suis assez familier », précise-t-il vivement. « Quel plaisir de passerune saison avecune femme qui aime les mots et sent les choses, palpe la matière et observe les corps ! » s’enthousiasme-t-il, au risque de paraître insistant. Jacques Dupont, auteur d’un Paris deColette, approuve cette « bonne vulgarisation, à la bibliographie impeccable. Le problème avecColette, cesont les lieux communs àson sujet. Antoine Compagnon élargit la palette ». Cetour d’horizon aborde en effet des aspects parfois négligés de son œuvre, à l’image de sa production journalistique. Sansdissimuler les travers du personnage, comme sacruauté envers Willy, son premier compagnon, qui lui a mis le pied à l’étrier. Pour les amateurs de la Bourguignonne, l’exercice demeure assezconvenu. Jacques Dupont regrette, lui, l’absence d’un chapitre dédié au style de l’écrivain, « mais ça n’aurait pas été adapté au format »,admet-il. Reste à savoir si cebest-seller fera relire Colette, qui semblait un peu oubliée. « Les auditeurs et les lecteurs sont en demande de grands auteurs, mais ils n’osent pas toujours franchir le cap »,
D
ALMASY/AKG-IMAGES P.
Colette
dans son appartement
du Palais-Royal,
à Paris, en 1946.
souligne Anne-Julie Bémont. Comme si leurs textes nous étaient maintenant étrangers. Antoine Compagnon sesouvient d’avoir peiné à expliquer Pascal, dans des pastilles de quatre minutes, à un auditoire « dont laculture sur le jansénisme, et même sur le catholicisme, est assez réduite… » Le succès de la collection ne révèle-t-il pas aussi cette distance ?D’autant que les passeurs de littérature sefont rares. A 71ans, leretraité du Collège de France semble un peu seul. Peu d’universitaires savent ou veulent, comme lui, toucher le grand public. La faute, suggère Antoine Compagnon, à un système d’avancement académique qui incite à publier dans des revues savantes pour faire carrière. « Aujourd’hui, il y a moins de médiateurs, moins de revues généralistes. Les jeunes universitaires sont beaucoup plus professionnalisés », convient-il sans se départir de son flegme. « Beaucoup jugent indigne de faire de la vulgarisation. Ils voient cela comme du temps ôté à la recherche », abonde l’un de sesanciens collègues. Egalement en cause,selon cedernier : un service public dont l’intérêt pour notre patrimoine littéraire est à géométrie variable, France Culture mise à part. Quant à la collection « Un été avec », si précieuse soit-elle, ne relègue-t-elle pas nos grands auteurs au rang d’aimable délasSAMUEL DUFAY sement estival ? :
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