PAYS :France
RUBRIQUE :Autre
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JOURNALISTE :Irène Inchauspé
PERIODICITE :Quotidien
2 juin 2022 - N°2277
La fabrique
de
L’invité du 8 Bellini
« Pour alerter sur le climat, il faut d’abord réhabiliter la parole scientifique »
Bruno David :«Que les climato-négationnistes publient des articles scientifiques, validés par des pairs, pour démontrer que l’action humaine n’a aucun effet sur le réchauffement !» résident du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, Bruno David a eu affaire à Scientist rebellion, des scientifiques activistes entendant alerter sur le réchauffement climatique, qui se sont enchaînés à un mammouth dans son institution, en avril –la semaine dernière, d’autres ont bloqué àBerlin l’entrée du géant de l’agrochimie Bayer. Lui croit plutôt à la pédagogie. Avec Guillaume Lecointre, il publie un nouveau livre, LeMonde vivant (Grasset, 368 p., 22 €, un deuxième tome est en préparation). Reprenant ses chroniques de France culture, le paléonotologue et biologiste nous fait plonger dans l’histoire insolite de nos relations avec les autres espèces : pauvre dodo àmauvaise chair, blob qui double de taille tous les jours et s’endort pour échapper à la lumière ou à la sécheresse, corbeau qui saisit les oursins en bord de mer, s’envole et les laisse chuter sur les rochers pour les déguster sansse piquer… On y apprend aussi que Charles Darwin était curieux de tout, y compris d’espèces très modestes. Sondernier livre, publié en 1881,portait sur les vers de terre…
P
Comment jugez-vous cres scientifiques qui lancent des actions de désobéissance civile afin de souligner l’urgence à agir pour le climat ? Jepeux comprendre le sentiment qui les anime mais je ne suis pas sûr de l’efficacité de
la démarche. Qu’ils viennent s’enchaîner au mammouth du Muséum national d’histoire naturelle n’est pas ce qu’il y a de plus drôle pour nous. Au passage, je souligne une maladresse, surtout venant de scientifiques : ils ont choisi de s’enchaîner au mammouth méridional qui vivait il y a un million d’années dans une période plutôt chaude, pas au mammouth poilu de l’âge de glace ! Donc en matière de symbole de réchauffement climatique, c’est un peu à côté de la cible. De manière plus générale, je ne suis pas sûr que le Muséum soit un bon objectif, car nous sommes dans le même camp. Si l’on parle de ce qui s’est passéchez Bayer, je n’ai rien contre les scientifiques qui veulent attirer l’attention du public sur les intrants chimiques utilisés dans l’agriculture qui détruisent les sols et les écosystèmes. Le fait que cela soit des scientifiques devrait marquer les esprits mais je crains que ce ne soit pas le cas. Pourquoi ? Avant de lancer ce type d’actions, il faut travailler à réhabiliter la parole des scientifiques auprès du grand public. Quel degré de confiance lui accorde-t-on aujourd’hui par rapport à des vecteurs d’opinions ? Comment est-elle entendue ? Il y a des contestations sur le réchauffement climatique et sur la dégradation de la biodiversité. Il existe encore des climato-négationnistes et des gens qui contestent l’impact de l’agro-industrie sur la biodiversité ou sur notre santééC.Cessujjets montent, ilils sont bien documentés mais suscitent encore des réticences. Que les climato-négationnistes publient des articles scientifiques, validés par des pairs,
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pour démontrer que l action humaine na au- nous attend. Cela ne va pas changer partout de cun effet sur le réchauffement climatique ! Idem la même façon et brutalement, mais par blocs, pour les questions relatives à la biodiversité. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Cela signifie qu’il convient d’inverser la charge de la preuve : « Démontrez-moi que ce que vous faites n’a pas d’effet. »Je pense que les actions menées par les scientifiques de Scientist rebellion sont plus symboliques qu’efficaces. Elles ne portent pas beaucoup préjudice à ceux qui pensent le contraire d’eux. Le chien aboie et la caravane passe. J’apprécie toutefois le côté non-violent du mouvement, mais, de fait, sepose la question du bon levier d’action. Le cerveau humain a-t-il la capacité de se projeter à trente ans ? La démarche scientifique sefait autour du doute car elle est en construction, et il y a forcément des incertitudes, d’autant que le vivant est très complexe. En sciences du vivant, nous avons des observations 30 à 40 années derrière nous, ce qui permet de dessiner des tendances. Le vivant montre une capacité d’acclimatation à l’échelle individuelle, d’adaptation à l’échelle de populations et d’évolution à l’échelle des espèces. Cela interdit de faire des prédictions à trop long terme. Ce que l’on sait, c’est que les espècesdisparaissent àun rythme de l’ordre de la décennie ou du siècle, alors que de nouvelles apparaissent au bout de 10 000 ou 100 000 ans en moyenne. Donc, il n’est pas possible de dire «Cen’est pas grave si des espècesdisparaissent, car d’autres se créent ». Il y a bien sûr de rares exceptions. Comme je le raconte dans Le monde vivant , une nouvelle espèce de moustique est apparue dans le métro de Londres depuis son inauguration en 1863.Certains moustiques sont descendus dans le métro, un refuge idéal bien au chaud. Ils s’y sont trouvés très à l’aise, à tel point qu’ils sesont isolés des moustiques de surface et cela adérivé une nouvelle espèce. Quelles conséquences la dégradation de nos écosystèmes peut-elle avoir ? Nous savons que des pressions s’exercent sur le vivant, elles sont bien documentées. Pour l’instant, il n’y a pas d’extinction massive mais des déclins d’abondance tellement importants qu’à terme, ils vont entraîner des grands changements dans nos écosystèmes. Or, nos sociétés se sont construites jusqu’ici avec d des écosystèmes stables, sur une planète relativement stable que nous sommes en train de déstabiliser, c’est donc un saut dans l’inconnu qui
« Il n’est pas possible de décider des comportements à la place des gens, sauf à imaginer une dictature. Jecrois davantage à un signal prix qui permettrait de réguler sans interdire »
si bien que l’on ne sait pas si dans lefutur lesécosystèmes nous rendront les mêmes services. Le changement climatique joue aussi :si, à causede la hausse des températures, le Sahara rejoint la Méditerranée, cela va contraindre les300 millions d’habitants de la rive sud à bouger vers le nord, même si cela s’inscrit forcément dans le temps long et ne seproduira pas d’un seul coup. On a toutefois une chance folle, du moins si l’on patiente un ou deux siècles, c’estque lescontinents sont distribués très au nord. Cene sera pas immédiat bien sûr, mais les humains pourront migrer vers la Sibérie ou le nord du Canada. En attendant, toute la société doit prendre conscience que les changements requis ne seront pas indolores. Comment peut-on faire changer les comportements ? C’esttrès complexe, car cela se joue au niveau mondial. Un pays en développement peut vouloir légitimement doubler son niveau de vie, par exemple, et nous, pays industrialisés, nous devrons réduire le nôtre. Nous n’y sommes pas. La communauté scientifique alerte par tous les moyens sur les changements qui s’opèrent. Mais il n’est pas possible de décider des comportements à lla pllace d des gens, sauf à imaginer une dictature. Jecrois davantage à un signal prix qui permettrait
Vulgarisateur Bruno
David a été chercheur au CNRS et directeur de l’unité biogéoscienses. Paléontologue et biologiste, exerçant son deuxième mandat à la tête du Muséum, il croit ferme à la valeur de la parole scientifique qu’il vulgarise avec humour. Il aimerait un secrétaire d’Etat à la biodiversité mais, plus qu’une nomination, il attend des actes. Il ne comprend pas ceux qui critiquent d’emblée les nominations de non-spécialistes aux
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JOURNALISTE :Irène Inchauspé
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2 juin 2022 - N°2277
de réguler sans interdire. Dans la rue circulent encore des voitures ridicules. Par exemple, des SUVde type Hummer américain qui valent 100 000 euros. Plutôt que de les interdire, ajoutons 300 000 euros de taxes qu’on utilisera pour protéger l’environnement ou faciliter l’acceptabilité sociale d’autres mesures. Cen’est qu’un exemple, mais on pourrait les multiplier, comme faire en sorte que les billets d’avion Paris-Marseille coûtent cinq fois plus cher, ou taxer le kérosène. En résumé, il faut allier sobriété et solidarité, en ciblant les publics selon différents critères. La Covid et les confinements n’ont rien changé ? Non, en fait presque tout le monde était pressé de revenir au monde d’avant. Toute la logique de fonctionnement de nos sociétés est fondée sur la consommation depuis l’avènement de la civilisation industrielle. Or les modifications de comportement suivent en général le rythme des générations, et aujourd’hui on doit réussir à s’imposer des changements plus rapides : c’est pour cela que c’est si difficile. Une partie de la jeunesse sensibilisée pourra changer les choses. Mais il serait contre-productif d’opposer les générations. Il y aquarante ans, les boomers n’avaient pas conscience des limites de la planète, le réchauffement climatique n’était pas sensible et même les questions de pollution étaient sous-estimées : étudiant en géologie à la fin des années 1970, nous avons visité une raffinerie qui polluait beaucoup. Quand on a demandé au patron si cela était grave, il nous arépondu « Non, il y a le Mistral »... Interview
MNHN/AGNÈS
LATZOURA
Irène Inchauspé @iinchauspe p ministères écologique Transition regrettant démocratie
t
de la Transition et de la énergétique, un « déni de ».
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