Date : Octobre 2021 Page de l'article : p.130-132 Journaliste : Catherine Durand
Pays : FR Périodicité : Mensuel OJD : 381404
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Le regret
mère, a gâché ma vie et mes ambitions profes sionnelles. La maternité est devenue une telle souffrance que je regrette d’être mère. Mais je ne le dis pas de peur d’être jugée et puis, qui pourrait bien me comprendre?»
FRANÇOISE LE SAIT POUR EN ÊTRE DÉCHIRÉE:
il
est difficile de désacraliser la maternité.
d’etre mère, cet ultime tabou
Ou alors avec humour, comme Corinne Maier, dont l’essai
No kid, quarante raisons
de ne pas avoir d’enfant{1\
best-seller publié
en 2007, tentait de déculpabiliser celles qui refusent de procréer.
«Depuis, des
humoristes se sont emparées du sujet,
explique Corinne Maier,
et parmi la nou
velle génération, des jeunes femmes reven diquent la non-maternité face à la crise cli matique. C’est devenu mainstream mais l’étape suivante, celle d’assumer par rapport à soi-même et à son entourage familial le regret d’avoir un enfant, reste taboue. D’ailleurs, le livre d’Orna Donath n’a pas suscité beaucoup de réactions en France.
Regretter ne veut pas dire ne pas aimer. Mais à l’heure où la maternité reste sacralisée et le statut maternel glorifié sur
» En 2015, l’étude de
cette sociologue féministe israélienne, intitulée Regretting motherhood: a sociopo litical analysis(1\
les réseaux sociaux, il demeure très difficile pour les femmes concernées d’avouer qu’elles auraient préféré ne pas avoir
compilait les témoignages
de vingt-trois mères âgées de 25 à 75 ans
d’enfant. Alors que certains pays commencent à les écouter,
reconnaissant qu’avec le recul elles refuse
nous avons voulu leur donner la parole.
raient l’assignation à la maternité. Ce vent de liberté se heurta à un mur d’incompré
Par Catherine Durand Illustration Stefania Tejada
hension dans de nombreux pays, où les débats furent houleux. Aujourd’hui, en Israël, la chercheuse est considérée comme celle qui « défie les notions sociales communes qui poussent les femmes à la maternité ».
Depuis Tel-Aviv, où elle
enseigne, elle raconte : «
J’ai assisté ces der
nières années à des centaines de discussions à travers le monde, où les réactions allaient du soulagement au dénigrement ; un change ment significatif puisque, auparavant, ce regret était dans le non-dit, quand il n’était pas condamné. Les Israéliennes, comme de nombreuses femmes ailleurs, ont exprimé divers sentiments allant de la colère et du déni à la gratitude et au soulagement.
SES COLLÈGUES QUI LA CONNAISSENT DEPUIS
est parti en vrille, j’ai cru à la crise de l’ado
»
Pourquoi la maternité ne déclenche-t-elle pas ces questionnements en France ? C’est
ignorent qu’elle a un fils. Ses ami-es le
lescence. À la mort brutale de ma mère, notre
une des interrogations qui a poussé
pensent à l’autre bout du monde. Seul-es quelques intimes sont au courant du secret
relation s’est dégradée, il plombait nos dîners,
Stéphanie Thomas à enquêter<3): «
de Françoise, 50 ans, chargée de commu
rejoint son père expatrié en Chine. J’ai été
nication : Antoine, 25 ans, ne fait plus par
soulagée. J’ai déménagé et vécu comme une
tie de sa vie. Derrière la façade d’une exis
étudiante. À son retour, un an plus tard, il a
peu
tence bourgeoise, les fissures sont long temps restées invisibles: baby-blues à la
me culpabilisait sans cesse. À
disparu. »
18
ans, il a
Il lui faudra engager un détec
tive privé pour découvrir son adresse pari
dire droit dans les yeux:
“Oui, je regrette
d’avoir fait un enfant, et si c’était à refaire, je ne le referais pas.”
Chaque histoire est sin
gulière mais toutes reconnaissent s’être trom pées. Certaines le découvrent quand l’enfant
naissance, dépression, mari distant,
sienne au bout de cinq longues années de
Françoise divorce quand son fils a 13 ans.
silence angoissant.
«Nous étions fusionnels. Beau, drôle, premier
tions très espacées sont superficielles. Ce
confondre, ce n’est pas du baby-blues ni
de la classe, c’était l’enfant parfait. Quand il
schéma bourgeois, bonne épouse et bonne
de la dépression post-partum, le
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«Aujourd’hui, nos rela
J’ai
voulu savoir qui sont ces femmes pouvant me
grandit, d’autres dès qu’on met leur nou veau-né dans leurs bras. Mais, il ne faut pas
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Date : Octobre 2021 Page de l'article : p.130-132 Journaliste : Catherine Durand
Pays : FR Périodicité : Mensuel OJD : 381404
Page 3/3 regret n’est pas unyoyo émotionnel, c’est un sentiment profond. C’est se dire:
“Aujourd’hui, si une jeune mère nest pas transie d’amour
“Je préfé
rerais ne pas avoir cette petite personne à côté de moi, je me passerais de la connaître
pour son bébé et éprouve
pour rester la femme que j’étais.” »
CELLES QUI ONT DU MAL À ENDOSSER CE RÔLE,
des regrets pour sa vie d’avant, c’est comme si disparaissait
ne sont pas des
trop grand pour elles,
mères défaillantes ni abandonniques, elles sont souvent très investies mais ne par viennent pas à faire le deuil de leur exis
la possibilité de l’amour absolu.”
tence passée. Dans le cahier où elle écrit à sa fille Marguerite, 8 ans, Sybille colle pré
Marie Petitcuénot, conseillère dans un cabinet ministériel et créatrice du podcast «Michelle”
cieusement ses dessins. Les tout premiers ne représentent que des femmes au gros ventre enlaçant des bébés
: « Je pense que si
cette petite merveille dessinait tant la mater nité, c’est quelle a eu ce moment très fort lors de sa petite enfance. »
À 43 ans, alors qu’elle
Petitcuénot a trouvé le temps d’écrire pour
Ce
découvre qu’elle est enceinte. Cette archi tecte de renom ne se consacrera plus qu’à
promesse de l’aube de mère en fille» : «La
« J’ai arrêté
et un moment de grand trouble où vous êtes
de nous avec une crainte d’avoir été cette
devenue étrangère à vous-même. J’ai été
enfant-là: source de regrets.
sa fille pendant dix-huit mois:
de l’allaiter à la faveur d’un voyage profes sionnel. À mon retour, j’ai mis un peu de dis tance entre elle et moi. Mon problème est que je suis en permanence en mode défense face aux difficultés de mon métier tout en aimant infiniment la littérature, les arts, l’urba nisme, les jardins... Or, quand on désire tout bien faire, on est piégée. Je me suis investie à
,
«nepas transmettre la
chologue clinicienne, les monstres n’existent pas: «Si l’idée qu’une mère puisse
et son mari avaient renoncé, Sybille
quigrondei4)
maternité est à la fois une expérience banale
regretter d’avoir un enfant nous est si insup portable, c’est que cela résonne pour chacun
»
embarquée corps et âme dans l’idée de la mère parfaite, sans entendre que j’avais besoin de pas de côté. Les hommes doivent prendre plus leur place et il faut revenir à ce que Winnicott appelle
“La mère suffisamment bonne”(s).
Or, aujourd’hui, si une jeune mère n’est pas transie d’amour pour son bébé et éprouve des
LE REGRET, ELLE L’ENTEND EN CONSULTATION DE pédopsychiatrie
où des parents sont
confrontés aux difficultés de leur enfant. Souvent, l’écoute de ces mères en souf france l’interpelle : «Elles n’ont en fait jamais idéalisé la position maternelle et sont allées à l’encontre d’une promesse qu’elles
fond mais si c’était à refaire, je ne retombe
regrets pour sa vie d’avant, c’est comme si dis
rais pas enceinte. C’est un tel chamboulement
paraissait la possibilité de l’amour absolu. Je
s’étaient faite. Une fois l’enfant né, c’est la
dans une vie déjà tellement riche. La mission
n’ai pas envie d’incarner ça. Et encore, si ça
désillusion d’une voie sans retour, être mère
éducative est très difficile à accomplir. Et puis
gratte chez moi, je n’ose pas imaginer les mères
est irréversible. Mais où sont les autres dans le
avoir un enfant tard, c’est peut-être une
seules, sans moyens, condamnées au
charge mentale plus lourde, et une responsa
silence...
»
regret exprimé? Où sont les pères ? Elles disent:
“j’ai toujours su que je n’étais pas
Sybille, comme
Nathalie Bourrus, elle, le conçoit très bien :
prête pour un enfant, mon mari, c’était pas
tant d’autres, aime profondément son
journaliste à France Info, elle a reçu après la sortie de son livre sur les mères solos(6>
son truc non plus...”
- dont elle est - de nombreux témoignages à cœur ouvert : « “Je regrette” est la phrase
souvent le pacte convenu dans le couple, et
Donath, le regret reste tabou parce qu’il fissure certaines valeurs centrales de notre
cachée chez beaucoup de solos. Seule face à
responsabilité. On ne reconnaîtra jamais
tes enfants, tu as tellement peur que ça rate et
assez leur courage. »
société contemporaine:
tu culpabilises tellement à l’idée qu’ils sentent
bilité que l’on mesure plus. »
enfant mais n’aime pas être sa mère. La maternité ne convient pas à toutes mais cette réalité est inaudible. Pour Orna
«Ilprouve que la
maternité n’est pas vécue par toutes comme
Mais sous la pression
sociale et familiale, des hommes rompent
c’est ensuite aux mères qu’incombe toute la
Comme celui de Laure
Manaudou, championne hors norme de
n’existe hélas pas de statistiques sur les mères
natation, qui a posté récemment sur Instagram une photo d’elle en mère épui
solos qui sont des urbaines CSP+ comme
sée avec ce commentaire
moi, mais aussi des jeunes femmes isolées
que c’est plusfacile pour les autres.
tion, pas un royaume mythique. Et comme
dans le monde rural, sans travail, englouties
toutes les relations, elle est source de joie,
par les préoccupations matérielles. Je parle
cérité rare chez les célébrités. Le #MeToo de la parole empêchée sur la maternité
une expérience qui en vaut la peine et ce mal gré les nombreuses façons de les en convaincre. Il nous rappelle que la maternité est une rela
d’ennui, de haine, de jalousie, d’amour, de colère et oui, de regret. Et il démontre à la société patriarcale que les femmes sont des sujets capables de se souvenir, d’évaluer,
cette amertume que tu t’interdis de la dire. Il
“d’enchaînement” car avec des ex qui prennent les enfants en otage, tu n’as pas
»
Une sin
reste à inventer. • 1. Éd. Michalon et J'ai Lu. Auteure de Dehors
intérêt à dérailler. Leurs messages prouvent
les enfants!, éd. Albin Michel, parution en octobre.
qu’elles ont besoin de parler mais encore fau
2.
Publié en France en 2019, Le regret d’être mère,
éd. Odile Jacob.
»
d’imaginer, de penser, de ressentir et de déci
drait-il les entendre...
der par elles-mêmes. »
Face à une mise en miroir dérangeante, il est plus facile de balayer la parole de ces
Conseillère dans un cabinet ministériel,
: «Ne croyez pas
3.
Auteure de Mal de mères,
11 femmes racontent leur regret d'être mère, éd. JC Lattès, parution le 6 octobre.
4.
Éd. Flammarion.
5.
Éd. Payot. 6 . Maman solo,
«Les oubliées de la République•>, éd. Pygmalion.
créatrice du podcast « Michelle », et
mères en les jugeant égoïstes, voire mons
• TÉMOIGNAGE : “J’AI REFUSÉ LA GARDE DE MES
132 mère de trois enfants, Marie
trueuses. Mais pour Adèle Assous, psy
ENFANTS”, À DÉCOUVRIR SUR MARI ECLAIRE. FR
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