André Manoukian. France Inter

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PAYS :France

RUBRIQUE :Montagnes

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DIFFUSION :101616

SURFACE :71 %

JOURNALISTE :François Carrel

PERIODICITE :Quotidien

17 avril 2021 - N°12392 - Montagnes

«Lamontagne, c’esthomérique, c’est“l’Odyssée” !» Balade à ski de randonnée, de Chamonix au refuge d’Argentière, en compagnie du lyrique André Manoukian. L’occasion de parler de musique, de littérature et de la vie. Par

FRANÇOIS CARREL Envoyéyspécialpà Chamonix Photos PASCAL

TOURNAIRE avallée de Chamonix est désormais invisible. André Manoukian a patiemment remonté, skis de randonnée aux pieds, les pentes et moraines qui conduisent jusqu’au glacier d’Argentière, l’un des plus beaux du massif du Mont-Blanc. Durant tout le trajet, le jazzman n’a cessé de parler musique, sa passion, sa vie. Il vient d’arranger et enregistrer un album hommage à Serge Gains-

L

bourg pour le label Blue Note et de boucler une série de chroniques sur l’histoire de la musique pour France Inter. Il prépare en outre la reprise de la tournée de son spectacle le Chant du périnée, le retour en juillet de son festival Cosmo Jazz à Chamonix et était l’avant-veille sur le plateau du Grand Echiquier, sur France 2…Seul un raide ressaut glaciaire le réduit au silence. Impossible de le franchir à ski : Manoukian déchausse ses planches, les met sur l’épaule et gravit de face la pente bordée de sublimes lames de glace bleue. Au sortir du raidillon, le cirque glaciaire d’Argentière se

révèle dans toute samajesté. Le souffle court, le musicien murmure : «Que c’estbeau !» Nous sommes à 2400 mètres d’altitude. Le glacier géant est au-delà, àpeine vallonné, en pente douce jusqu’à son extrémité, à 6 kilomètres, au pied du mont Dolent. Une phénoménale muraille de roc et de glace surplombe la rive gauche, alignant sur toute la longueur, et sur 1000 mètres de haut, les faces nord de l’aiguille Verte, des Droites et des Courtes, lardées d’éperons rocheux et de couloirs de glace. Le pianiste, Chamoniard d’adoption, n’est pas

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vraiment alpiniste : les noms des sommets, la saga des itinéraires ouverts sur ces faces ne l’intéressent pas. Il est en revanche saisi d’une émotion profonde de musicien à lescontempler : «Mon père lesappelait “les demoiselles”… Elles font partie des plus belles du monde ! Quand je les vois, je ne peux m’empêcher d’entendre des sons, d’entrer en connexion avec elles: elles vibrent… un peu comme lesmonolithes de Kubrick dans 2001!» Un jour, un vieux pianiste arménien qui l’avait subjugué par son jeu lui avait dit : «Cette musique, c’est la vibration de la pierre, celle du mont Ararat. Je te connais, tu l’as toi aussi dans ton sang…» «MÉDITATION» André Manoukian se remet en route sur le glacier, du lent pas alterné du skieur de randonnée, plongé dans sespensées.L’effort est rude, le compositeur est plombé par les effets de l’altitude, le manque d’entraînement, les jours et nuits passés en studio ou en plateau, les kilos en trop… Il encaisse, en habitué : «Faceà la fatigue, au froid, le corps clame seslimites, alors il faut faire intervenir le mental. J’imagine une machine, avec des rouages entre ma tête et mes pieds, jetrouve une rythmique que je me fredonne pour coordonner ma respiration et mes pas.» Il reprend son souffle et se fait lyrique : «J’entre dans

une méditation musicale, poétique, sur le temps qui passe, lesaléas de la condition humaine face à la nature : la montagne, c’est homérique, c’est l’Odyssée !» Lui ne seplace pas parmi «les Ulysse,cesfous qui viennent se mesurer ici à la démesure», mais parmi lescontemplatifs, «comme dans un tableau romantique du XIX e, de ceuxqui montrent un gars en redingote au sommet d’une montagne». Il rigole, Dédé, mais il n’en mène pas large : l’objectif du jour, le refuge d’Argentière, perché à 2771mètres, est encore loin… Il ne lâchera pas, pourtant : «Maîtriser la difficulté, c’est le quotidien d’un musicien , souffle-t-il. Il y a une communauté d’exercice et de technique entre la musique et la montagne. Un musicien commence par monter et descendre sesgammes, inlassablement, une discipline indispensable pour acquérir les clefsde la liberté, le cadre où tout devient beau. La montagneaussi exige un apprentissage besogneux et puis soudain tu as passé le cap, trouvé un rythme… et tu peux aller jusqu’au bout du monde.» Il pense à son père encore, qui lui a légué le goût de la musique, de la philosophie et la montagne : «Il disait : “Là où tu marches, la terre est à toi…”» Les cent derniers mètres sont raides pour rejoindre le refuge, bâtisse de bois suspendue dans la pente, surplombant l’immensité du glacier. Mais l’accueil attentionné que lui réserve la gardienne, Béa, sagénéreuse omelette pom-

mes de terre-lardons-reblochon et un vacqueyras bio providentiel ont tôt fait de remettre tout le monde sur pied. Le pianiste a retrouvé toute saverve :«A chaque fois, c’estpareil : lerefuge,il faut aller lechercher. Tu esdans un univers minéral, dépouillé… et soudain, incroyable, c’estle confort, le luxe absolu. La patronne t’accueille, figure aimante, c’est ta mère, ta femme, ta fille. Toutes tes angoissess’évanouissent, lesang circule de nouveau.» Il se tourne vers les montagnes : «Suspendudans cenid d’aigle lumineux, je ressens de la paix. Le monde est ailleurs, loin. Jeregrette qu’on ne reste pas ici cesoir…» CUIVRÉ PAR LE SOLEIL Béale pousse gentiment à repartir. La météo sedégrade à vue d’œil, un retour rapide en vallée s’impose. Les premiers virages, àfroid, dans la forte pente et une neige exigeante, sont hésitants, mais bientôt Manoukian file, point minuscule sur le glacier, avant d’attaquer les pentes ramenant à Chamonix avec gourmandise : «La descente, c’estl’esthétique de la courbe, des beaux gestes. Lorsque j’y arrive, je ressens un sentiment d’apesanteur et de liberté. Tout cela est éminemment musical : utiliser les obstacles pour rebondir, pour prendre plus de vitesse, ne pas résister, se laisser aller dans la pente… Cesdéséquilibres assumés et sans cesse rattrapés, c’est le jeu entre tension et résolution des accords de jazz !» Tout se termine sur la terrasse de sa maison chamoniarde, en lisère de foret, juste

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en dessous du glacier des Bossons. Dédé rayonne, le visagecuivré par le soleil, l’esprit léger : «Une sortie en montagne me procure une sensation deplénitude, un influx qui va me porter pendant une semaine.» Dès le lendemain, il reprendra le train pour Paris et son perpétuel marathon… Mais pour l’heure, il jouit de son «camp de base», «l’endroit où [il se] régénère». Derrière l’immense baie vitrée trône un piano à queue de concert, un Steinway D, tourné face au glacier :«A Paris je produis, je réponds aux commandes. Ici, je suis dans le fondamental : j’exhume et revisite Beethoven et Chopin, j’ai le loisir de chercher. Ici, tu dialogues avec Schumann et Schiller…»Lorsqu’il part marcher au-dessus de samaison, c’estMozart qui l’accompagne : «Il me permet de comprendre et de réorganiser le fouillis de la forêt. Avec lui, la nature prend son sens.» Sur le châssis noir du Steinway, l’aiguille du Midi se reflète, drapée de sombres nuages dans la lumière du couchant. André Manoukian sourit encore et s’installe derrière son piano. •

André Manoukian

a une maison à Chamonix.

SUISSE Lac Léman

HAUTESAVOIE

AIN

Glacier

SUISSE

d'Argentière Mont-Blanc (4 810 m)

Annecy

IE AL IT SAVOIE 10 km

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«Il y a une communauté

d’exercice et de technique

L’objectif de la randonnée,

le refuge d’Argentière

entre la mussique et la montagne.»

(2 771 mètres d’altitude),

est en vue.

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André Manoukian

sur le glacier d’Argentière,

le 5 avril.

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