La Grande Guerre - Carnet du Centenaire. Nicolas Offenstadt, André Loez

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PAYS :France

RUBRIQUE :Rencontre

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JOURNALISTE :Béatrice Bouniol

PERIODICITE :Quotidien

7 juillet 2018 - N°41145

Rencontre

Nicolas Offenstadt, sur les traces de la Grande Guerre L’historien nous a invité à une promenade au cimetière du PèreLachaise à Paris, pour faire resurgir la mémoire de la Première Guerre mondiale. Pendant tout l’été, il tiendra une chronique dans La Croix et sur France Inter pour retracer l’histoire de la fin de ce conflit à travers l’Europe. (En partenariat

avec France Inter et la Mission du centenaire)

P

aris, cimetière du Père-Lachaise . Au-delà de la porte Gambetta, comme tracée à la règle, s’étire l’allée des Volontaires morts pour la France. De part et d’autre, d’imposants monuments sefont face, les tombeaux de ceux qui, venus d’armées étrangères, tombèrent aux côtés des Français. À l’ombre des arbres, parfois invisible aux passants, sommeille la mémoire mondiale de la Grande Guerre. Bien sûr, la capitale réserve

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d’autres lieux, d’autres traces, à celui qui sait les lire. C’est cet endroit pourtant qu’a choisi l’historien Nicolas Offenstadt, spécialiste de la guerre de 1914-1918et membre du conseil scientifique de la Mission du centenaire. Ici, l’expression un peu lisse de « Première Guerre mondiale » semue soudain en une réalité rugueuse, diverse, humaine. En quelques enjambées, on retrace de plus amples traversées. Certains, comme les soldats italiens ou belges, ont grandi aux portes de la France avant de rejoindre ses troupes. D’autres, partis de plus loin, laissent leur vie sur les champs de bataille de la Somme et de la Champagne comme du Proche-Orient ou du Caucase. Sur le monument aux morts arméniens, la liste des batailles, de l’Artois aux Dardanelles, imprime dans la pierre leurs itinéraires chaotiques. D’autres encore sebattent aux côtés des Alliés pour bâtir l’indépendance de leur pays, libérés du joug des empires finissants. Les mémoriaux des volontaires tchécoslovaques ou polonais racontent, à l’est de l’Europe, la naissance de nouveaux États-nations. « Pour la première fois, la Grande Guerre fait surgir une mémoire de pierre dans l’espacepublic , commente

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Nicolas Offenstadt . Cequi me passionne depuis longtemps, cesont lestraces du passé. Pas seulement cellesdes archives ou desmusées,mais cellesqui s’inscrivent dans des lieux, senichent dans les interstices. Car avec elles,lesgensvivent et “bricolent” au quotidien. » Ce cimetière, cela fait trente ans qu’il l’arpente. Alors étudiant en histoire et à SciencesPo, doté « d’un appétit de savoir sans limite », il consacre ses week-ends à ces promenades dans les allées pavées du Père-Lachaise, à la recherche de l’histoire de la République, de la Commune de Paris, du communisme… Mais déjà, la mémoire de la Grande Guerre le captive. Sousla direction de l’historien Jean-Pierre Azéma, il examine les souvenirs qu’en gardent les ministres du Front populaire. Puis, au début des années 1990, il enquête sur le pacifisme de l’entre-deux-guerres. Armé du minitel de l’époque, méticuleusement, il remonte la piste de nombreux témoins, comme les pacifistes Robert Jospin, le père de Lionel Jospin, ou René Dumont. « Jem’intéresse moins à leur discours qu’à la manière dont ils fonctionnent, aux logiques implicites auxquelles ils obéissent, qu’ils ignorent parfois eux-mêmes ou qu’ils préfèrent taire », ajoute Nicolas Offenstadt. C’estd’ailleurs ce désir de comprendre en profondeur les comportements d’un groupe ou les structures d’une société, de « passer derrière le rideau au lieu de secontenter de le décrire », qui l’éloigne finalement de l’histoire politique. Contre toute attente, sous la direction de l’historienne médiéviste Claude Gauvard, il soutient alors une thèse sur les rituels de paix pendant la guerre de Cent Ans. « L’histoire médiévale m’a donné cequi me manquait : la perspective anthropologique » , résume-t-il. Ainsi lesté de ses lectures en anthropologie et en sociologie, il revient ensuite

à la Grande Guerre et à un rituel d’exécution longtemps passé sous silence, celui des fusillés. S’approcher au plus près des pratiques humaines passées, saisir les manières de voir des acteurs de l’époque pour éclairer le présent. Le jeune historien tient là un terrain d’investigation vaste et risqué, qui permet de « penser à moins bon marché comme le disait Marc Bloch ». PPP

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PPP De l’anthropologie,

il retient une autre leçon : l’abandon du regard ethno-centré, le refus de plaquer les attentes et questionnements d’une société sur une autre, le souci inverse de « regarder avec distance ». L’histoire mondiale qui, depuis quelques dizaines d’années, entend multiplier les points de vue sur le passé, est pour lui une évidence au-

tant qu’un « appel d’air » face à la tentation d’une mémoire identitaire. À qui est attentif aux trajectoires individuelles et aux mémoires collectives, la Grande Guerre impose ce décentrement. Dès 2013, dans le carnet du centenaire qu’il publie avec l’historien André Loez, il suit ses traces jusqu’en Afrique ou en Chine.

coups de cœur L’anthropologie

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Je me rappelle avoir découvert la thèse de Claude Gauvard sur la criminalité, la justice et la grâce à la fin du Moyen Âge lors de l’année de préparation de l’agrégation. J’ai saisi que pétrie d’anthropologie, c’était une histoire forte et analytique, j’ai eu envie de suivre cette voie. L’anthropologie, c’est à la fois une distance, un regard, des méthodes.

communique son attachement au lieu, j’y consacrerai des années de promenades et de recherches.

Noël Genteur, maire de Craonne

Weimar

En travaillant mon livre sur les fusillés de la Grande Guerre, je me rends à Craonne sur le Chemin des Dames pour consulter la correspondance qu’a reçue le maire, Noël Genteur, après la visite et le discours de Lionel Jospin sur le sujet. L’homme est passionnant, accueillant et charismatique. Il me

En 2006, un de mes meilleurs amis s’installe à Weimar. De visite en visite, nous découvrons ensemble le paysage et les restes de l’ex-RDA. Ce monde en partie abandonné ne cesse de m’intriguer, et j’y multiplie ensuite les explorations urbaines (Urbex) avant d’en faire un véritable objet de recherches.

E-Werk,

à Weimar.

Jens Kalaene/DPA/AP

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Cette révolution du regard a son exigence, maîtriser la langue et les archives de l’autre. Pour sa part, c’est la lecture des historiens médiévaux qui le pousse à apprendre l’allemand. De là naît un lien particulier avec l’Allemagne. Il s’y rend régulièrement pour des conférences. Apprécie, là-bas, « le goût pour ledébat » qui tranche avec les habitudes plus policées des universitaires français. Et finit par enseigner deux ans dans l’ancienne RDA. Là, au fil des années et de ces« paysages,qui ne ressemblent à rien d’autre »,mûrit un nouveau projet. « L’Allemagne est très attentive aux traces de son histoire et pourtant, dans l’ex-RDA, cesont lesbâtiments à l’abandon qui m’ont tout de suite frappé. Usines, maisons de la culture, cinémas, habitations… C’était commeune interrogation permanente : comment lesgensvivent-ils avec cepassé,à la fois oublié et si présent ? »L’enquête l’occupe douze ans, six pour établir le questionnaire, six autres pour rencontrer les témoins et dépouiller les archives. Cette durée, il la revendique comme la marque propre de sa discipline. « L’enquête historique implique du temps, de l’incertitude et un déploiement de méthode. En histoire, la part de spéculation est toujours contenue par lesdocuments et lestémoignages. Cela lui donne sa robustesse. » Cela, aussi, la distingue des usages désinvoltes du passé dont il a fait son combat. Car l’historien, membre fondateur du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire et auteur d’un ouvrage contre « lesmanipulations permanentes de l’identité nationale »de Nicolas Sarkozy, n’hésite pas à s’exposer. L’intervention dans l’espace pu-

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blic, il l’a apprise de ces enseignants à Sciences-Po. « J’ai eu la chance d’avoir des professeurs comme Bertrand Badie qui avait des idées très nettes. Il nous montrait que l’on pouvait être un grand professeur et prendre position . » Encore aujourd’hui, Nicolas Offenstadt fuit l’érudition « sèche» du chercheur dans sa tour d’ivoire, quand bien même elle prend les traits de son arrière-grandpère, professeur au Collège de France et historien de l’Antiquité. En ce domaine aussi, tout est affaire de méthode. « Jeme suis donné trois règles, explique-t-il. Respecterles règles de l’arène dans laquelle j’interviens, ne pas exprimer de préférences politiques dans un cadre universitaire par exemple. Prendre la parole en tant qu’historien, c’est-à-dire exposer les diverses positions, leurs enjeux et leurs implications. Traiter seulement des sujets sur lesquelsj’ai une penséepropre . » Se lit ici l’héritage d’un autre de ses maîtres en histoire, Gérard Noiriel. L’historien se tient à disposition de l’espace public mais s’exprime toujours au nom d’un savoir éprouvé. Tout comme la transmission au grand public, l’enseignement s’est imposé à lui, dès sesétudes. Il le vit à présent au quotidien, dans les amphithéâtres de la Sorbonne comme sur les champs de bataille de la Grande Guerre où il amène régulièrement ses étudiants. Là, il suffit de regarder pour trouver bouts d’obus, ossements ou restes de fortifications. Au contact de ces « tracesde hasard » , il le sait, si le temps et la liberté nécessaires à l’éclosion intellectuelle sont préservés, grandiront les historiens de demain. Béatrice

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bio express 1967. Naissance à Suresnes. 1992. Agrégé d’histoire. 2002. Maître de conférences à l’université Paris 1 PanthéonSorbonne. 2004-2005. Publie l’enquête collective sur la bataille du Chemin des Dames et fonde le Collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918. 2005. Cofonde le CVUH, comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire.

2012. Habilité à diriger des travaux de recherches sur la fin du Moyen Âge et la Grande Guerre. 2013. Publie avec André Loez La Grande Guerre, carnet du Centenaire (Éd. Albin Michel) 2015-2017. Enseigne à l’université de Francfort-surl’Oder à la frontière orientale de l’Allemagne 2018. Publie Le Pays disparu. Sur les traces de la RDA (Éd. Stock).

2009. Publie L’Histoire blingbling (Éd. Stock) qui démonte les usages identitaires de l’histoire du président de la République.

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