Contre-histoire de la philosophie, Michel Onfray

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PAYS :France

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JOURNALISTE :Michel Onfray

SURFACE :133 % PERIODICITE :Hebdomadaire

19 mars 2017 - N°3662

Le philosophe le plus médiatique de France, dont le dernier livre caracole en tête des ventes, est à la tête d'une entreprise

Le système Onfray

M

i

million Le nombre de téléchargements des cours sur la Contre-Histoire delà philosophie, en août 2015, sur le site de France Culture.

Michel

Onfray.

florissante

AXELLE DE RUSSE POUR LE JDD

• -^^^ichel Onfray a la grosse tête. Littéralement. « Est-ce que vous avezun mètre ? », demande-t-il. Nous sommes devant le conservatoire de Caen,où il vient de donner une conférence sur Alexis de Toçqueville - un Normand, comme lui. « Jefais 62 de tour de tête», explique-t-il, sourire en coin. Au départ, la question portait sur sesfameuses lunettes rectangulaires noires, aux branches épaisses,qui permettent immédiatement de l'identifier et sont d'ailleurs devenues le logo de saWeb TV, lancée à la rentrée 2016. « Si vous faites 62 de tour de tête, vous ne pouvez pas vous acheter un chapeau et vous ne pouvez pas non plus vousprocurer deslunettes.» Celles du philosophe le plus célèbre de France sont donc faites sur mesure. A sadémesure plutôt, serait-on tenté de dire, tant, chez lui, tout semble devenu hors norme. Quatre jours plus tôt, le mardi, il a pris quatre avions : Caen-Lyon et Lyon-Nice, pour donner une conférence à Nice, puis Nice-Paris et ParisBordeaux car le mercredi il parlait de son nouveau livre, Décadence, chez son ami, le grand libraire bordelais Denis Mollat. Le lendemain soir, retour àParis où il enregistrait l'émission de Laurent Ruquier On n'estpas couché. Le vendredi, il a enchaîné un rendez-vous avec l'un de seséditeurs (Michel Delorme, de Galilée), un entretien avec Marcel Gauchet pour L'Obs, et un dîner avec Michel Houellebecq. Les deux hommes se sont quittés vers minuit (« Houellebecq est reparti sur sesdeux jambes », précise-t-on). Lin taxi a ramené Michel Onfray dans la nuit chez lui, à Caen, où le samedi après-midi nousle retrouvons donc, aprèssaconférence sur Toçqueville. Cette semaine,le 15 mars, est paru Décoloniser lesprovinces, sa« contribution » à la présidentielle. En ce même mois de mars, le voilà pour deux semaines au Mexique où il donne d'autres conférences. Puis, en avril, cesera la Tunisie,le Japon et la Pologne. Entre-temps, on aura pu le voir sur le divan rouge de Michel Drucker, chez Natacha Polony, Zemmour et Naulleau, aux GrandesGueules sur RMC, mais aussi sur CNews, LCP, et, bien entendu, dans La Grande Librairie de François Busnel. La liste n'est pas exhaustive. A cette suractivité médiatique et conférencière correspond une actualité éditoriale qui ne retombe jamais. Depuis la sortie du livre qui, en 1989, l'a fait connaître, Le Ventre des philosophes, Michel Onfray a signé plus de 80 ouvrages. A partir de

OMNIPRÉSENCELivres, conférences, cours, disques: l'auteur de « Décadence » se multiplie pour tenir son public en haleine BUSINESS Voici comment, un pied dans son terroir normand, l'autre sur les plateaux de télévision, il a construit un dispositif global de diffusion de sa pensée production a explosé. On est passé d'un ou deux livres par an en moyenne à trois, voire quatre. Si certains, comme sesrecueils de poésie, publiés chez Galilée, sont très courts (moins de 100 pages parfois) et ne reçoivent en général guère d'écho, d'autres dépassent allègrement les 500 pages. Ce sont ceux que le public s'arrache et qui valent à leur auteur les honneurs des talk-shows. Sorti début janvier, Décadenceesttoujours bien calé, plus de deux mois après, dans le peloton de tête des meilleures ventes. Cepavé philosophique de 650 pages, qui triomphe des habitués de ces classements - les ouvrages de développement personnel, les livres programmes de candidats à la présidentielle ou leslauréats des grands prix de l'automne - estune anomalie éditoriale. « Cen'est pas legenre de livre qui a priori est appelé à devenir un best-seller », avoue son éditeur chez Flammarion, Gilles Haéri, qui nous indique qu'après un premier tirage à 80.000 exemplaires, Décadence a déjà été réimprimé deux fois et pourrait bien faire mieux que Cosmos,le premier tome de cette BrèveEncyclopédiedu monde,etses 130.000ventes.

LES GRANDS-MESSES DE CAEN Il y a un phénomène Onfray. Depuis quinze ans, tout ce qu'il touche ou presque semble immanquablement voué au succès. En 2002, il crée l'université populaire de Caen, devenue très vite une institution. Les cours qu'il y donne déplacentles foules (entre 800 et 1.000 personnes en moyenne). Leurs retransmissions, chaque été sur France Culture, comptent parmi les plus podcastées de lastation. «Michel Onfiuy estun blockbuster, s'enthousiasme Florent Latrive, délégué aux nouveaux médias de France Culture. En août 2015, dernièreannéeoù il traitait desa Contre-histoire de la philosophie, ses cours ont suscité un million de

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Un podcast sur 8, c'était lui! » Une performance d'autant plus impressionnante que, contrairement à la plupart des autres émissions, qui restent disponibles pendant un an, dansle casde Michel Onfray, les téléchargements sont limités à quinze jours. La raison ?Lin accord avec Patrick Frémeaux, qui édite les CD des cours d'Onfray. Lin autre carton... « C'est devenu sur les quinze dernières années la plus grosse ventede disquesparlés du monde, et puis évidemment la plus grosse vente qu'il y ait jamais eueenphilosophie »,nous assurePatrick Frémeaux. L'ensemble de la Contre-histoire de la philosophie totalise 1,15 million de disques écoulés. Si l'on ajoute à cela saWeb TV, lancée en septembre dernier, qui escomptait 1.500 abonnés en décembre mais en revendique déjà 10.000, force est de constater que l'entreprise Michel Onfray est florissante. « Pour moi tout se tient. Ma vie génère des livres, qui génèrent desconférences, qui génèrent des rencontres avec les gens et des questions, lesquelles débouchent sur d'autres livres », explique l'intéressé. Ses diverses activités s'étayent l'une l'autre. Les neuf volumes de sa Contre-histoire de la philosophie ont nourri pendant treize ans ses séminaires de l'université populaire de Caen. Et, depuis 2015, c'est au tour de saBrève Encyclopédie du monde, commencée avec Cosmos, poursuivie avec Décadence,de fournir la matière de sescours. «Passer par l'oralité estime tradition philosophique ancienne », remarque Gilles Haéri. Cette tradition, où le tribun Onfray excelle, semble lui avoir permis de trouver et fidéliser un public qu'il n'avait pas nécessairement jusqu'alors. Car si les livres viennent alimenter l'enseignement (puis les CD), les grands-messes de Caen ne semblent pas complètement étrangères, de leur côté, au succès des livres. De fait, les plus gros succès de librairie de Michel Onfray sont venus après la création de l'université populaire : le Traité d'athéologie, son plus grand best-seller, avec 370.000 exemplaires vendus, est sorti en 2005 et son livre polémique contre Freud, Le Crépuscule d'une idole, écoulé à 160.000 exemplaires, en 2010. « Ce queMichel a réussi avec la Contre-histoire de la philosophie c'est ce que HBO a réussi avec les séries américaines », note Patrick Frémeaux. Line addiction, la volonté chez les fans de se procurer toutes les saisons, sur tous les supports possibles.

UN ASCÈTE SOUS LES FEUX Cette capacité à semultiplier, à être partout tout en publiant plus de 1.000 pages par an pose un problème : quand Michel Onfray a-t-il le temps

d'écrire ?La nuit ? Raté : « Je suis un gros donneur : huit, neuf heurespar nuit. Je me couche tard et je me lève tard aussi. »Grâce à des aides extérieures ? « De nègres, vous voulez dire ? C'est vraiment ne pas savoir comment je travaille. » Son secret est bien plus simple : « Pas de cinéma, pas de théâtre, pas d'opéra, pas de soirées mondaines, pas d'amis avec qui je partirais dix jours en vacances, je ne prends jamais de vacances, jamais de week-end, je travaille tout le temps. » Cette vie àla fois recluse et sous le feu des projecteurs, un pied dans son terroir normand, l'autre sur les plateaux de télé ou dans les auditoriums bondés, peut étonner. Mais cet ascétisme n'est pas une posture. Il est confirmé par tous ceux qui l'ont fréquenté. « Il aime bien se retrouver à une bonne table. Mais il n'estpas mondain. Il mène une vie austère », résume Martine Boutang, éditrice chez Grasset. Jean-Paul Enthoven, l'homme qui l'a « découvert » en 1988, le confirme : «Il ne fait qu'écrire. Quand Michel prend l'avion, il écrit un livre pendant le voyage. Il y a desgens comme ça, qui souvent meurent jeunes : Mozart, Radiguet... Michel afait un infarctus à28 ans et il a toujours eu peur de mourir. » D'où ce sentiment d'urgence.

370.000 exemplaires

Les ventes du Traité d'athéologie, le plus grand best-seller

de Michel Onfray.

PRODUITS DÉRIVÉS ET ROYALTIES Mais on touche déjà là à autre chose. Non plus seulement le goût du travail et une capacité à se concentrer n'importe où, n'importe quand, mais une rapidité de plume presque surnaturelle. Son ami Franz-Olivier Giesbert raconte : « Quand j'étais directeur du Point, on marchait beaucoup dans Paris. Un jour, il m'a parlé d'un truc qu'il avait envie d'écrire, ça l'énen'ait, çale grattait. Une réponse à quelqu'un peut-être, je ne sais plus. Je lui dis :fais-le, je lepublierai. Je reviens au journal quarante-cinq minutes plus tard. Il m'avait déjà envoyé le papier! Moi qui suis très efficace, là je suis complètement dépassé,je me sens écrasé. » A la demande de Vincent Trémolet de Villers, du Figaro, Michel Onfray a calculé un jour le nombre de signes qu'il avait rédigés entre son réveil et le moment où il était allé se coucher. Résultat: 35.000 (c'est plus de deux fois la longueur de cet article). « Victor Hugo en faisait 20.000 », s'amuse le philosophe, avant d'ajouter : « Mais mieux vaut 20.000 signes de Victor Hugo que 35.000 de Michel Onfray... » La machine Onfray ne fonctionne pas toute seule. Lors de sa conférence à Caen, juste avant qu'il ne fasse son apparition sur scène, la porte des coulisses s'ouvre. Une femme blonde vient

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s'asseoir au premier rang. Une heure et demie plus tard, nous la retrouvons auprès de Michel Onfray. Elle s'appelle Dorothée Schwartz. C'est la personne indispensable de l'entourage du philosophe, qu'elle a connu il y avingt-deux ans au lycée technique où ils enseignaient tous deux. L'intendance, c'est elle. « Je suis son assistante, on va dire. Je m'occupe de toute la partie organisation, de la gestion de son agenda, des voyages,., » Elle supervise aussi le tournage des vidéos qui viennent alimenter la Web TV. Michel Onfray y commente chaque semaine l'actualité (le « Penelopegate », le phénomène Macron...) et répond à des questions comme « Avez-vous peur de vieillir ? » ou « Que pensez-vous du cinéma de Stanley Kubrick ? » « Le site est interactif, explique Dorothée Schwartz. Les internautes votent pour lesquestions. Chaque semaine, Michel répond à celles qui ont obtenu le plus de suffrages. » Le philosophe découvre les questions au fur et à mesure et improvise à chaque fois. «Il n'y a jamais deux prises », nous certifie-t-on. Dorothée Schwartz est l'unique salariée de l'université populaire de Caen. Ell Elle nous en détaille le budget : 80.000 euros par an en tout. Outre son propre salaire, ils servent à couvrir les assurances et surtout les frais des enseignants qui certes sont bénévoles, mais à qui on rembourse « les trajets, les éventuels hôtels, les repas, leur bibliographie si nécessaire ». La région Normandie fournit 50.000 euros. Le reste provient pour l'essentiel de dons et de la vente de produits dérivés : des tee-shirts, des parapluies, des crayons à papier, des petits carnets frappés du logo de l'uni-

versité populaire (UP). « Volontairement, les prix pratiqués sont élevés.Les gens savent qu'en achetant, ils accomplissent un geste militant. » Une partie des royalties sur les CD de la Contre-histoire de la philosophie sert aussi à financer l'UP de Caen.Patrick Frémeaux explique que « sur la partie audio deson œuvre, telle qu'elle est exploitée, Michel Onfray perçoit finalement une somme assezfaible car son succès a surtout servi à soutenir l'UP, les autres cours, les autres professeurs ». France Culture, qui assure l'enregistrement des cours, prélève aussi sadîme, sans oublier Grasset, l'éditeur de la Contre-histoire, qui touche la moitié de ce que touche l'auteur. « En fait, s'il avait fait l'enregistrement lui-même, et s'il n'y avait pas l'UP, Radio France, Grasset, Michel Onfray gagnerait trois à quatre fois plus », conclut Frémeaux.

LA FRUGALITÉ DE L'OGRE De toute évidence, l'argent n'est pas la motivation première du philosophe, dont le train de vie est resté modeste. Il possède un appartement à Caen et une petite maison à Chambois, son village natal (acquise pour l'équivalent de 8.000 euros). Il n'a jamais acheté de voiture neuve. Sa montre est d'occasion, comme la plupart des livres qu'il achète. Même seslunettes sur mesure lui reviennent moins cher que des lunettes de marque... Il reconnaît bien gagner sa vie. Quand on lui demande comment lui, qui fait l'éloge du philosophe clochard Diogène de Sinope, s'accommode de cette aisance, il sourit: «Ah, ça c'est vraiment la bonne question. Je vais vous dire, d'une certaine manière, ça me culpabilise. » Ses conférences sont faites en général à titre gracieux. Il est simplement défrayé. « En gros, il est rémunéré unefois sur dix », affirme Dorothée

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Schwartz. La conférence qu'il a donnée quatre jours plus tôt à Nice lui a rapporté 250 euros. Pour celle de Caen, il va toucher 2.653 euros mais la somme couvre aussi une table ronde sur Tocqueville qu'il a animée le 15 janvier et un livre écrit spécialement pour l'occasion, édité chez Autrement, hors commerce et distribué à 500 exemplaires. Pour l'ensemble des diffusions de ses cours l'été sur France Culture, il reçoit 8.000 euros. Mais «pendant des années, c'était beaucoup moins », précise Dorothée Schwartz. Cette frugalité de l'ogre Onfray ne l'a pas immunisé contre les reproches ni contre les déconvenues. Son autre université populaire, celle du goût, créée en 2006, et localisée à l'origine à Argentan, a connu quelques déboires: « des difficultés d'équipe », minimise Dorothée Schwartz. L'un de ses membres « tapait dans la caisse», raconte-t-elle. S'estimant mal soutenu par la mairie de la ville, Michel Onfray a déménagé l'UP dans son village natal de Chambois. Mais là aussi, le maire lui aurait « mis des bâtons dans les roues ». D'où un nouveau déménagement dans le village voisin de Fel... Les rapports avec les autres universités populaires sont eux aussi loin d'être au beau fixe. « Les choses sont extrêmement tendues, nous confie Frank Burbage, qui dirige l'université populaire e du 18 arrondissement de Paris. Michel Onfray apparaît aux yeux de beaucoup comme quelqu'un qui a monopolisé à son profit, ne serait-ce que médiatiquement, la tradition des universités populaires. » On en revient toujours là: le rapport du philosophe aux médias. Lui prétend que les campagnes de promotion sont un mal nécessaire. « Il n'aime vraiment pas ça. Je m'arrache les cheveux avec lui. Je dois insister : Michel, on a besoin que le livre se vende! », assure son attachée de presse chez Flammarion, Soizic Molkhou. S'il seplie au manège médiatique, ce serait donc par « esprit d'équipe » : « Je ne fais pas mes livres tout seul. Il y a des gens qui les impriment, les corrigent, les stockent, les diffusent. Je ne peux pas dire : vous êtes à mon service,j'ai rendu mon livre et maintenant je vous emmerde. C'est une machine collective. » Michel Onfray avait refusé au départ l'invitation de Laurent

Ruquier. Lors de son précédent passage à On n'est pas couché, Yann Moix s'était montré trop agressif. Mais Moix s'est excusé et Onfray y est allé. Il ne voulait pas non plus participer à l'émission Quotidien, de Yann Barthès, sur TMC. L'environnement rigolard et moqueur ne lui convenait pas. Le 27 février, surprise : on l'y retrouve ! Son ultime concession pour assurer la promotion de Décadence, nous assure Soizic Molkhou. On se dit qu'une telle abnégation frôle quand même le masochisme. Ou que peut-être, quoi qu'il en dise, les feux de la rampe ne lui déplaisent pas tant que ça. • BAPTISTE

TOUVEREY

«je ne prends jamais de vacances, jamais de week-end, je travaille tout le temps»

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