ORSENNA Erik La Fontaine une école buissonnière

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PAYS :France

DIFFUSION :188833

PAGE(S) :52-55

JOURNALISTE :Catherine Lalanue

SURFACE :299 % PERIODICITE :Hebdomadaire

26 octobre 2017 - N°7039

LE SWAG S^* CULTURE

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ERIK L a

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ORSENNA^'

F n i t l a f r è r e

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Nous avons grandi avec sesFables, mais nous ignorons tout de leur auteur. L'académicien Erik Orsenna lève le voile sur Jean de La Fontaine, et nous offre une biographie joyeuse mêlant érudition et humour. Rencontre avec un grand conteur qui ressemble comme deux gouttes d'eau au poète de son nouveau livre. SflK

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propos recueillis par i «.tll<*riiK

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Illustration de la fable La laitière et le pot au lait, réalisée par Thomas Derrick, publiée vers 1910.

Après Le Nôtre et Pasteur, vous vous passionnez pour La Fon taine ? Pourquoi ce choix d u célèbre fabuliste

Les illustrations des Fables de Jean de La Fontaine en page de gauche ont été réalisées par Félix Lorioux (1920), Jacques Fouchet (1938) et Benjamin Rabier (1941).

?

Le Nôtre était lié à ma passion pour Versailles, Pasteur, au fauteuil que j'occupe (le sien) à l'Académie française ; quant à La Fontaine, je m e suis éveillé, co mme chaque petit Français, à l'école de ses Fables. Je voulais l'objet de mon amour.

découvrir f l e Po U u I & j Pf

Qu'est-ce qui vous séduit dans ses fables ? Je m'identifie i mmédiatement aux animaux qu'il met en scène. Je m e sens proche

lait tombe ; adieu veau, vache, cochon 9

de la fourmi laborieuse face à la cigale qui ne songe qu'à danser. J'éprouve u n e passion pour

le propos, cinq pages chez l'autre pour le disséquer. La Fontaine est u n acupuncteur, il va

Perrette qui lâche de fortune. J'adore

directement

son pot a u lait en rêvant son fameux « Adieu veau,

aux points d'énergie

de la langue.

vache, cochon, couvée ! » et la morale de l'histoire : « Quel esprit ne bat la campagne ? Qui

Comme Cyrano, « à la fin de l'envoi, il touche » ?

ne fait châteaux de la chute tant

en t a p a n t dans le mille.

en Espagne ? » Et que dire de fois vérifiée des Animaux

malades de la peste : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront

blanc

ou noir. »

Quelle est, à vos yeux, la qualité première de ce favori des enseignants ? terdit

La Fontaine conseille sans obliger ; il n'inrien. Si la grenouille veut se faire aussi

grosse que le bœuf, c'est à ses risques et périls. L'auteur propose son expérience de la vie, une morale sans punition. Il nous dit entre les lignes « Faites ce que vous voulez mais je vous aurai prévenu : si vous empruntez de vous arriver des bricoles

ce chemin, il risque ! »

Le charme de sa plume ne parti ci pe-t-il pas aussi à son succès ? J'y viens. Dans notre nous possédons

Panthéon

deux extrêmes

littéraire,

: La Fontaine

et Proust. Deux lignes chez l'un pour ramasser

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Oui, La Fontaine

La Fontaine: une école bulssonnière Cet été, Erik Orsenna a partagé, sur France Inter, sa passion pour La Fontaine. Réécoutez-ie en podcast (1) et plongezvous dans son ouvrage (2), qui se dévore comme un roman. (1) http://bit. ly/2gL3QMu (2) Éd. Stock, 198 p.; 17

m

conclut

chaque

Son succès

fable repose

sur sa morale joyeuse et son style percutant.

Pourquoi Parce

met-il en scène des animaux que

c'est u n formidable

?

moyen

d'échapper à la censure, de désigner les défauts de ses contemporains sans accuser personne. Ésope, do n t il s'inspire, l'avait fait avant lui. Et puis le siècle de La Fontaine est paysan : on y croise le corbeau, le renard et la belette. Le fabuliste se sert naturellement d'eux pour instruire ses semblables. C'est u n peu l'ancêtre de Disney : il prête aux animaux nos passions humaines.

Les éléments L'eau irrigue

sont au

cœur

de ses Fables.

sa poésie. Le grand-père

de

La Fontaine était Maître des eaux et forêts. Jean hérite dans son berceau de l'amitié des arbres et de la complicité des ondes. Son patronyme luimême fait écho à l'endroit où l'on vient remplir son seau. Dans ses Fables, l'eau est vectrice de PELERIN

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un féministe avant l'heure, qui permet à son épouse de mener la vie qu'elle souhaite... Notre homme marche toujours sur sesdeux pieds.

Elle alla crier famine chez la fourmi sa Illustration anonyme (1935) de La cigale et lafourmi de ]ean de La Fontaine (1621-1695). Illustration (1922) de André Hellé pour Le loup et l'agneau. Le corbeau et le renard, illustration (1910) de Maurice Lemainque. Portrait de Jeande La Fontaine par Hyacinthe Rigaud.

Il ne supporte pas les dévots mais il craint le jugement de Dieu... La Fontaine est u n grand pécheur qui croit à la vie éternelle. Malade et proche de la mort, il cède aux demandes de son confesseur pour échapper au courroux de Dieu : il porte u n cilice, écrit des textes pieux, s'engage à se repentir publiquement, promet tout cequ'on voudra pour échapper à l'enfer. Le même homme peut écrire des vers poignants : « Je te laisse le soin de mon heure dernière. Ne m'abandonnez pas quand j'irai chez les morts »,et recommencer à écrire des textes licencieux dès qu'il va mieux.

Sa grille de lecture du pouvoir est-elle toujours d'actualité ?

© métamorphoses : stagnante et courante, glace et vapeur, elle change d'état et accompagne la transformation mentale des animaux tout au long de la fable.

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D'une éternelle modernité, notamment chez les courtisans. Souvenez-vous des Obsèques de la lionne : « Amusez les rois par des songes, flattez-les, payez-les d'agréables mensonges... Ils goberont l'appât, vous serez leur ami. » Le pouvoir et sa lumière attirent les flatteurs. Je sais de quoi je parle : conseiller d u président François Mitterrand, j'ai été moi-même u n brin courtisan. J'avais 30 ans, j e l'admirais et souhaitais mériter son amitié ; il m'est arrivé parfois de dire ce qu'il voulait entendre. J'ai gagné avec lesannées en fidélité à moi-même et fuis désormais les postes à l'ombre du pouvoir.

Ce droit à évoluer et à se contredire participe-t-il à nous le rendre proche ? Chacun se reconnaît dans l'onde de ses Fables. Quel homme peut prétendre qu'il est fait d'un seul bloc ? Nous sommes tour à tour courageux et couards,intelligents et bêtes,éveillés et endormis... La Fontaine est notre frère : ni meilleur ni pire. Il n e fige personne dans le rôle d u gagnant ou du perdant. La tortue est plus lente que le lièvre mais peut gagner la course. Le puissant a besoin d'un plus petit que lui. Les jeux ne sont jamais faits, les cartes, sans cesserebattues ! À tous les âges de la vie, La Fontaine se pose à hauteur d'homme.

C'est un rat des champs et des villes... Il est enraciné dans sa terre de ChâteauThierry (Aisne), aux portes du comté de Champagne, mais il file dès qu'il le peut à Paris. Il est cigale et fourmi, dépensier et travailleur, loyal à Fouquet qui lui a permis de vivre de sa plume mais courtisan de Louis XIV pour entrer à l'Académie. C'est u n mari volage et PELERIN

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raison du plus fort est toujours la meilleure

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vit au.v dépens de eeiui qui J'aime trop m a liberté et la discontinuité : les missions ponctuelles - comme le poste d'ambassadeur de la lecture que m'a confié Emmanuel Macron - me conviennent mieux que les honneurs. J'aime travailler intensément, puis disparaître, sur mon bateau ou dans u n livre. Toujours relié à l'humanité mais jamais prisonnier de personne.

Quel est votre pacte personnel avec La Fontaine ? Le oui à la vie. La part d'acceptation nécessaire pour vivre. J'ai compris très jeune que ce mot était le sésame de la liberté.Enfant j e disais oui à mes parents,puis aménageais l'injonction à ma façon alors que mon frère qui disait non était sommé d'obéir. J'aimerais écrire un traité du oui et d u non, à usage des esclaves qui se veulent libres et des libres qui se font esclaves.

Avez-vous grandi à le fréquenter ? J'ai gagné en fraternité. En se refusant à l'importance, en s'effaçant pour parler à tous, La Fontaine approche l'invisible, le mystère de l'être humain. Je fais mien son message : nous voguons sur le même bateau, touchants et ridicules, mais ensemble.

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