ORSENNA Erik La Fontaine une école buissonnière

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PAYS :France

RUBRIQUE :Der

SURFACE :50 %

DIFFUSION :38691

PERIODICITE :Quotidien

15 août 2017 - Edition Haute-Vienne

L'écrivain Erik Orsenna signe un portrait plein d'admiration pour le maître de la concision « La Fontaine, c'est l'anti-Proust » Entre E rik Orsenna et Jean de La Fontaine, il existe quelques points communs : l'Académie française, l'expérience courtisane du pouvoir n Orsenna, biographe de La Fontaine ? L'idée de ce livre est née d'une discussion avec la directrice de France Inter, Laurence Bloch, qui me demandait d'écrire pour la grille de l'été. Pour ce qui est de la biographie, l'exercice me fascine : j'ai raconté Christophe Colomb, Le Nôtre, Pasteur. Pas la biographie complète, universitaire, mais la biographie plus rétrécie, résumée, un peu acupuncture. n On est surpris par l'âge avancé de l'écrivain, 46 ans, à la publication de sa première fable ( La Cigale et la Fourmi ). Voilà quelqu'un qui avait son rythme, sa lenteur à lui, à vivre et à préparer. On est frappé quand on observe comment il retravaille ses fables : il rumine, il fermente et à un moment donné, pof !, il trouve la forme absolue. Il se donne le temps à l'abri de l'agitation, loin de l'activité permanente. n Pourquoi cherchait-il à se faire passer pour paresseux ? Je vois ce trait comme une protection. Quand vous êtes travailleur, on vous réclame des choses. Quand vous vous proclamez Urbi et orbi comme un grand paresseux, on ne vous demande rien. Il déteste qu'on l'embête. Même s'il est un homme marié, il n'a pas de vie de famille, il

veut vivre à sa guise, sans embarras car il a une oeuvre à faire. On ne demande pas à un artiste d'être un bon époux mais de nous donner des leçons de liberté. n Vous semblez particulièrement sensible à ses contes fripons. Je les mets surtout en relief car personne ne les connaît ! La Fontaine a écrit des textes religieux magnifiques, des pages politiques, et ces récits polissons, au moins aussi importants que les fables car ils l'ont accompagné plus longtemps dans la vie. n Doit-on lire dans votre sous-titre ( « L'école buissonnière » ) que sa langue unique provient plus du contact avec le vivant, la nature, que des livres ou des maîtres ? Exactement. Il possède bien entendu une base, des fondamentaux, mais il passe par le buisson, par l'en-dehors de l'institution. C'est une sorte de parcours d'une liberté possible. Chacune de nos écoles devrait être buissonnière. n Vous lui trouvez un point commun avec Racine dont on apprend au passage qu'ils étaient cousins : l'esprit de synthèse. La Fontaine, c'est l'inverse de Proust. Quand le second évolue dans la sinuosité, dans cette incroyable mouvance, le premier reste dans le précis, le résumé. Et Racine, c'est pareil. Il existe très peu d'écrivains français qui emploient aussi peu de mots que Racine. Et qui disent autant de

choses en si peu de phrases. n Faire lire les fables de La Fontaine aux écoliers, est-ce une bonne idée ? Absolument. Mais ce n'est pas tant lire qu'apprendre par coeur ! C'est par la cadence que les mots entrent dans la tête, dans la mémoire, et que l'on apprivoise cette langue française si belle, si précise, si allégorique. Contrairement à ce que peuvent penser certains professeurs, on trouve la liberté dans la répétition. Sans les gammes, vous ne serez jamais pianiste. n Que peut-on dire retenir de sa morale ? Elle porte l'acquiescement, une honnêteté vis-à-vis de soi-même, qui le fait frère de Montaigne. La Fontaine dit oui à la nature. Il sait qu'on ne change pas les humains. Il s'en amuse mais ne les juge pas. Ce qui me semble être la bonne attitude. Ce qu'il dit des avares ou des courtisans dans Les Obsèques de la lionne est formidable et permanent. Voilà exactement ce que j'ai connu de toutes les présidences de la République. n Avec la parution de ce livre, on ne cesse justement de vous demander ce que La Fontaine aurait pensé de la présidentielle. Qu'est-ce que cela signifie ? Être un miroir des époques successives, tel est le principe d'un grand auteur, d'un chef-d'oeuvre. Un génie n'est jamais dépassé car il a trouvé le coeur de la réalité humaine ou sociale et du métier de vivre. Sophocle, Shakespeare, Montaigne

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ou La Fontaine sont valables tout le temps comme certaines sculptures, L'Homme qui marche de Giacometti, par exemple. n Renvoyer systématiquement l'auteur de 243 fables et 70 contes à notre actualité politique ne le rend-il pas anecdotique au détriment de la beauté de sa langue, de la force de sa pensée ? Bien sûr. Mais quand vous êtes pendant quatre siècles anecdotique chaque année, cela veut dire que vous êtes éternel ( sourire ). n De quel La Fontaine vous sentez-vous le plus proche, vous qui avez en commun d'être académiciens et d'avoir fréquenté les puissants ? De l'ensemble. La vie, c'est une entièreté. J'éprouve pour lui

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une infinie admiration. Je le lis, le relis, et à chaque fois j'en ressors ébloui des bonheurs d'écriture. La Fontaine, c'est la justesse. Comme une note de musique, sa langue dit la vérité. On s'exclame : oui, c'est ça !, ni un demi-ton au-dessus ni un demi-ton en dessous. n De quel compositeur se rapprocherait-il ? Rameau. D'ailleurs, dans quinze jours, en Vendée, je dirai des textes de La Fontaine accompagné par Les Arts Florissants de William Christie sur des musiques de son époque. n Vous avez donc pris goût à la lecture à voix haute. J'ai adoré cet exercice sur France Inter : raconter chaque jour un peu de l'oeuvre et de

la vie de ce monument qui, comme Montaigne, a révolutionné la langue française. Les gens, un peu partout, m'arrêtaient pour m'interroger sur l'émission du lendemain. « La Fontaine, une école buissonnière ». Par Erik Orsenna, éditions Stock (198 pages ; 17 ?). A paraître le 16 août. Cette biographie donne lieu à une série d'émissions diffusées sur France Inter, jusqu'au 18 août, à 7 h 54 et 13 h 20. Nathalie Van Praagh nathalie. vanpraagh@centrefrance. com ■

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