ORSENNA Erik La Fontaine une école buissonnière

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PAYS :France

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20 août 2017 - Edition Gironde

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La Fontaine, cet inconnu RECUEILLI PAR PIERRE TILLINAC " Sud Ouest Dimanche " De quand date votre admiration pour La Fontaine ? Erik Orsenna Elle est très ancienne. Je le lis et le relis depuis soixante ans. Elle date du temps où j’allais à l’école. J’ai toujours été passionné par la langue française. Mon père et ma mère me racontaient énormément d’histoires et je lisais beaucoup. La langue française m’est entrée dans le cœur avec l’amour maternel et paternel. Ils m’expliquaient comment dire les choses avec le minimum de mots. Quand j’ai découvert l’extraordinaire concision de La Fontaine, j’ai compris à quel point il n’y avait pas besoin de s’épancher longuement pour obtenir cette magie de l’évocation. Il suffit de deux ou trois mots bien choisis pour qu’un univers se déploie. Mais ce n’est pas la seule raison. J’étais un petit Parisien. Ça me semblait un bonheur de rencontrer de cette façon des animaux. Je n’avais ni chien ni chat mais j’avais " Les Fables de La Fontaine ". Pour d’autres enfants, La Fontaine est resté un auteur des premières années. Ne faudrait-il pas le découvrir un peu plus tard ? Quand on est petit, on lit La Fontaine. Alexandre Dumas quand on est plus grand. Victor Hugo quand on l’est encore un peu plus. Et quand on est vraiment grand, Stendhal. Cette conception de la pédagogie est idiote. À chaque âge correspond une façon de lire. Et ce qui permet de s’assurer que l’on a

affaire à un génie, c’est de voir que chaque âge et chaque siècle est capable de découvrir des nouveautés dans son œuvre. Il faudrait évidemment lire La Fontaine en 6e et en terminale. Et plus tard. Les histoires d’animaux ne sont pas que des histoires de bambins. Les génies doivent nous accompagner pendant toute notre vie. Et si je peux me permettre de donner un conseil : il faut apprendre par cœur. Bizarrement, on sait finalement peu de choses de l’homme. Qui était-il ? C’est certainement l’auteur le plus connu de toute la littérature française et l’homme le moins connu. Il est extraordinairement contradictoire. Il est campagnard puisqu’il vit à Château-Thierry [entre Paris et Reims], une petite ville mais il est sans arrêt fourré à Paris. Il est à la fois très mondain, et en même temps tout à fait solitaire. Très libertin et très religieux. Il est courtisan mais il fait montre d’un grand courage en défendant Fouquet contre Colbert. Il vit avec des gens riches mais lui-même n’a pas un sou. Il est exactement comme sa passion, qui est l’eau, le cœur même de la vie et de la métamorphose. La Fontaine est le portrait de la vie et de ses contradictions. C’est pour cette raison qu’il nous touche. Il a plus de 40 ans quand sont éditées ses premières fables. Est-il déjà un auteur reconnu ? Il a déjà publié des textes de circonstances, des vers de mirliton, des textes un peu religieux et des contes coquins. Il commence à être connu dans un tout petit milieu parisien très cultivé. Les " Fables "

sont son grand projet. Comme beaucoup de gens à cette époque, il est féru de littérature grecque et latine. Il voulait la mettre au goût du jour. C’était aussi sa façon d’exister. Sans doute sa préférence l’aurait poussé vers le théâtre, comme son jeune cousin Racine. Sa place était ailleurs. La fable était une grande tradition française mais elle était à l’époque sur le déclin. Ce qui triomphait alors, c’était le théâtre ou la grande poésie un peu guindée alors que lui porte le génie de la simplicité.

"Le Renard et les Raisins", courte fable illustrée ici par Benjamin Rabier (1906).

Comment sont-elles accueillies ? Ses fables ont immédiatement touché tout le monde. On se les récitait, on les recopiait. Mais elles ne l’ont pas du tout enrichi. À l’époque, les droits d’auteur n’existaient pas encore. La plupart de ces histoires sont déjà connues. Ce n’est donc leur récit qui est important mais bien la façon de les

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raconter, c’est le style. C’est là que résident tout son talent et tout le génie de La Fontaine. Pour les écrivains, c’est une leçon absolue. Il a le prodige de la formule, des bonheurs d’écriture magnifiques. Depuis le XVIIe, le nombre de lignes publiées sur La Fontaine est infini. Il y a eu des livres de grande érudition, remarquables : la biographie de Jean Orieux, les textes de Patrick Dandrey ou Marc Fumaroli. Avec mon livre, j’ai voulu proposer autre chose, une promenade brève dans sa vie et son œuvre.

Il se sert des animaux, disait-il, pour instruire les hommes. Quel monde invente-t-il ? On peut dire que La Fontaine est d’une certaine manière un des ancêtres des écologistes. Dans son monde, les humains ne dominent pas. Ni les animaux, qui sont aussi malins qu’eux. Ni la nature, qui peut se venger. Et même chez les animaux, il n’y a pas vraiment de dominant : le lion n’est pas toujours le plus fort. Son monde est exactement l’inverse de celui dans lequel le fabuliste vit et au sein duquel il y a d’abord le Roi Soleil. La société qu’il donne à voir est très égalitaire alors que celle de l’Ancien Régime est hiérarchisée de manière extraordinaire. De ce point de vue-là, son œuvre s’avère être très séditieuse. Devenu célèbre, a-t-il continué d’écrire des contes ? Il n’a jamais cessé d’en publier. Il a écrit 243 fables et 70 contes. Mais à 70 ans passés, il est tombé malade – probablement de la tuberculose – et a senti la mort s’approcher. À partir de ce moment, Jean-de La Fontaine a été obsédé par le jugement de Dieu et la peur de l’enfer. Sur la fin, il n’a plus écrit que des textes pieux. Lui, le libertin, il a fini sa vie en portant

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un cilice. Malgré cet ultime revirement, vous dites que La Fontaine nous donne une leçon d’acquiescement. Pourquoi ? Il dit oui. Oui à la nature, malgré ses sauvageries. Oui aux humains, malgré leur ridicule. Il donne des morales mais, au fond, ce sont des morales amusées. Il dit : " On fait finalement comme on peut ". La Fontaine n’est pas un donneur de leçons, il propose une morale sans être moraliste. Il nous invite tous à ne pas nous prendre pour autre chose que ce que nous sommes. Qui que nous soyons, roi ou manant. Il n’est pas du tout un révolutionnaire ; c’est quelqu’un qui dit oui aux situations, mais acquiescer, ce n’est ni céder ni trahir. Et il a montré qu’il savait s’opposer. (1) " La Fontaine, une école buissonnière ", d’Erik Orsenna, éd. Stock, 201 p., 17 €. Les chroniques qu’Erick Orsenna en tire, tous les matins (7 h 55), cet été, sur France Inter, peuvent être réécoutées sur franceinter. com " Les histoires d’animaux ne sont pas que des histoires de bambins. Les génies doivent nous accompagner pendant toute notre vie "■

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