Papiers #22

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La revue de France Culture, nº 22 Idées Savoirs Créations À voix nue

Éditions Exils / FRA 15,90 € / BEL LUX 16,90 € / CAN 25,95 $ / PORT cont. 16,90 €

Françoise Héritier / Cuba underground / Une si fragile Europe L’atome, son histoire, son avenir / Une famille française en 1967 Kamel Daoud / Bruce Springsteen /  Yasmina Reza Christophe André : le bonheur ne nous est pas interdit

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Pourquoi voulonsnous du nouveau ?

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Papiers

La revue de France Culture, nº 22

octobre–décembre 2017

Relire Ovide, deux mille ans après

Dossier, p. 40 à 81 Baudelaire et le moderne / Les habits neufs du macronisme / Périlleux conservatisme…


Attentifs aux signes du temps

© Christophe Abramowitz / Radio France

Sandrine Treiner, directrice de France Culture.

Les grandes questions touchant la destinée humaine sont vieilles comme le monde et toujours passionnantes. La lecture de nos pères, en philosophie comme en poésie, d’Aristote à Ovide — ce dernier questionné ici par Adèle Van Reeth — est là pour nous le rappeler. La présence de ces anciens dans nos discussions contemporaines en marque l’évidence. Lavoisier l’énonce autrement à propos de ses découvertes en chimie, faisant du reste référence à Anaxagore : « … Car rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ; que la qualité et la quantité des principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications. » Et c’est ainsi qu’attentifs aux signes du temps nous avons voulu faire dialoguer, dans notre dossier, la politique, la société, la science, la technologie autour de notre goût du nouveau et interroger, malgré cet apparent appétit de nouveauté, notre attachement à l’ancien. Pourquoi vouloir du neuf ? Les réponses sont ici aussi riches que la question le laissait espérer. Également au sommaire de ce numéro, trois femmes puissantes : Simone Veil, Françoise Héritier, Yasmina Reza. La Grèce encore, le nouveau et l’ancien, mais autrement. Emmanuel Laurentin nous emmène du côté de l’invention de l’Europe, de la naissance de la Grèce moderne et du recours au mythe des pères fondateurs. À propos de cet aller-retour permanent entre présent et passé, j’ai lu cet été Une Odyssée, de l’écrivain américain Daniel Mendelsohn, auteur de l’indépassable Les Disparus. Il y est question d’Homère, des langues anciennes, d’un père et d’un fils, Ulysse et Télémaque, d’un autre père et d’un autre fils, Jay et Daniel Mendelsohn, d’un ultime grand voyage à deux sur la trace de leur passion commune pour l’Odyssée. S’y mêlent la connaissance, l’excellence littéraire et l’expérience sensible, le plus universel — modèle du grand récit par excellence — et le plus intime — un père, depuis disparu —, c’est érudit et infiniment tendre. L’émotion du savoir se conjugue avec l’émotion intime. La vie sépare et le livre rassemble. J’ai pensé en lisant Une Odyssée que ce que mobilisait ce récit était notre rêve partagé.

Toutes les émissions de France Culture reprises dans ce numéro sont à (ré)écouter sur franceculture.fr Papiers nº22

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Sommaire Papiers nº 22

Couverture : peinture © De Agostini / Leemage, portrait © Nicolas Messyasz / Hans Lucas

Éclats 5 Toute l’actualité du trimestre

En couverture, L’enlèvement d’Europe, par Geronimo Viscardi, d’après le Véronèse.

110 Françoise

Héritier : une anthropologue dans la cité

Savoirs 12 Ces merveilleux Créations 116 Kamel Daoud, fous atomistes 23 1967, radioscopie écrire pour sauver d’une famille française l’homme de la mort 30 Ovide, deux mille ans 126 Bruce Springsteen, de métamorphoses le prolo du bord de mer 138 Yasmina Reza, Dossier j’ai toujours écrit 40 Pourquoi voulonsce que j’avais envie nous du nouveau ? de voir Sommaire détaillé page 40 Portfolio 82 Cuba underground, Nicola Lo Calzo Idées 96 L’Europe en trois temps : 1. Inventer la Grèce 2. Imaginer des États-Unis 3. Défendre les frontières Papiers nº22

À voix nue 150 Christophe André, le bonheur ne nous est pas interdit

Les choix de France Culture 169 Cinéma, musique, littérature, BD, expo En lisant, en mangeant 176 Le goût de l’huître, par Chantal Thomas 3


Jeanne Moreau, Charlottesville, le Venezuela, Simone Veil, la bombe nord-coréenne… Autant d’événements du trimestre écoulé qui ont suscité de pertinents commentaires sur l’antenne de France Culture. Autant d’éclats qui donnent sens à notre actualité. © Philippe Ledru / akg-images

Simone Veil pour mémoire Alors âgée de 20 ans, Simone Veil déclarait devant l’Assemblée nationale : « Je voudrais apporter ici le témoignage de ce que j’ai pu observer en Allemagne au sujet de la race juive. Je me suis trouvée en contact à Auschwitz avec beaucoup d’israélites déportés de tous les pays : de Hollande, de Grèce, de Belgique, de France, de Hongrie, de Pologne. D’après la théorie allemande de la race juive, ces gens auraient dû tous avoir un type commun. Or j’ai remarqué souvent que, dès que je voyais une Grecque — que je reconnaissais à son langage — je pouvais aussi la reconnaître à son type : elles étaient en général brunes et avaient les yeux noisette. De même les Hollandaises, au lieu d’avoir un type sémite, avaient en général des cheveux blonds, des yeux bleus, étaient assez fortes et grandes. Elles se regroupaient non pas selon leur race, mais selon leur nationalité. Quand elles étaient mélangées avec des Aryens, les Grecques juives se regroupaient avec des Grecques aryennes ; les Françaises juives avec les Françaises aryennes. Elles ne se regroupaient pas entre Grecques et Françaises juives, ou Grecques et Françaises aryennes. » Simone Veil est décédée le 30 juin 2017 Archive de 1947 Enregistrement 04 / 03 / 1947

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30/06

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Éclats

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Mossoul reprise, Daech vaincu ? Ziad Majed, coordinateur du Réseau arabe pour la démocratie : « Daech, c’est vrai, marque un tournant : le djihadisme se définit par une volonté de ne pas appartenir à une territorialité ni à une temporalité, tandis que Daech a voulu établir un État, contrôler un territoire et le gérer. Cela a duré pendant trois ans. Mais rien n’empêche que Daech ne devienne de nouveau un réseau de djihadistes comme Al-Qaida, qui arrive à attaquer, à envoyer des kamikazes, qui peut toujours déstabiliser certains États fragiles. Ils peuvent en même temps profiter de l’humiliation, du sentiment qu’il y a une occupation étrangère en Irak comme en Syrie, sans solution politique, et sans une approche liée à la reconstruction et à la participation politique. Je pense qu’il faut changer de logiciel : battre Daech militairement ne signifiera pas la fin d’un nihilisme guerrier, qui va toujours profiter des malheurs de certaines populations de la région. » Émission Cultures Monde Production Florian Delorme Diffusion 30 / 06 / 2017

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Ces merveilleux fous atomistes et leur drĂ´le de petit atome Papiers nÂş22

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Ces merveilleux fous atomistes et leur drôle de petit atome Roland Lehoucq, est astrophysicien au CEA, spécialisé dans la topologie cosmique. Il est le coauteur, avec le philosophe Vincent Bontems, d’un livre intitulé Les Idées noires de la physique (Les Belles Lettres, 2016).

Savoirs Étienne Klein, physicien et philosophe des sciences, dirige le laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Dernier ouvrage paru : Y a-t-il eu un instant zéro ? (Gallimard, 2015).

© Easyfotostock / age fotostock. © Les belles lettres © Christophe Abramowitz / Radio France © John Foley

Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien, est professeur émérite de l’université de Nice. Parmi ses ouvrages : La Vitesse de l’ombre —  aux limites de la science, (Seuil, 2006) et L’Atome expliqué à mes petits-enfants (Seuil, 2016).

Savez-vous que dans un simple verre d’eau on retrouve des centaines de milliards de petits éléments ? Les uns apparus peu après le Big Bang, d’autres formés plus récemment dans une étoile. Les Grecs avaient déjà l’intuition de l’existence des atomes. Mais il a fallu près de deux mille cinq cents ans pour vraiment comprendre leur nature et leur histoire. Et l’aventure n’est toujours pas terminée…

Étienne Klein

Nous questionnerons d’abord l’origine et les péripéties de l’idée d’atome. Ses péripéties et ses déboires qui furent nombreux. Puis nous évoquerons la façon dont sont aujourd’hui comprises la genèse et l’histoire des atomes eux-mêmes. Quand et comment a-t-on su que de tels objets existent vraiment ? Sont-ils tels qu’ils avaient été préalablement pensés ? Comment se sont-ils formés, dans quel ordre, au cours de l’histoire de l’univers ? Notre conversation modifiera notamment le regard que nous portons sur notre prochain verre d’eau. En apparence, il ne s’agit que d’un liquide calme, inerte, homogène et continu, alors même qu’il est le siège de discrètes violences entre de petits corps, que nos yeux ne peuvent pas détecter. À chaque gorgée que nous avalons, nous ingurgitons des milliards de myriades d’atomes d’hydrogène et d’oxygène, qui sont tous de céleste lignée. Les atomes d’hydrogène se sont formés dans l’univers primordial, il y a plus de treize milliards d’années et ceux d’oxygène dans le cœur brûlant d’une étoile il y a environ cinq milliards d’années, étoile qui les a ensuite dispersés dans le vide intergalactique. Chaque fois que nous buvons de l’eau, nos corps absorbent donc des bribes de l’aurore du monde, mélangées à des cendres plus tardives du feu stellaire… Mais tout d’abord, Jean-Marc Lévy-Leblond, expliquez-nous d’où vient cette idée d’atome, que des Grecs du v e siècle avant notre ère, Démocrite, Leucippe, ont mise en avant. Pourquoi a-t-on conçu alors l’idée de ces petits corps matériels, insécables, et séparés par du vide ? Papiers nº22

Jean-Marc Lévy-Leblond

C’est une idée qui n’est pas déraisonnable. On se rend bien compte, au niveau de l’intuition la plus courante, que nous vivons dans un monde où la plupart des objets sont composés de parties, et qu’on peut les casser en morceaux de plus en plus petits. Une question se pose assez vite : jusqu’où peut-on aller dans ces brisures successives ? Prenez un morceau de bois, vous pouvez le casser en deux, puis casser en deux les morceaux. Il vient évidemment un moment où pour des raisons techniques vos doigts sont trop maladroits, mais vous pouvez inventer des instruments pour continuer… La question qui se pose est une question de principe : est-ce que cette division peut continuer indéfiniment ou non ? C’est une question philosophique dans la mesure où elle ne peut pas, à l’époque, être traitée de façon concrète par des moyens expérimentaux. Alors deux écoles vont s’affronter : ceux qui pensent que le monde est parfaitement continu, que tout morceau de matière peut être divisé à l’infini en morceaux de plus en plus petits, qu’il y a une sorte de continuité essentielle de la matière ; et d’autres, les atomistes justement, qui pensent que cette division doit nécessairement s’arrêter à un certain stade, avec des corps insécables. C’est exactement le sens du mot grec άτομο, « qui ne peut être coupé ». Un des arguments les plus intéressants en faveur de l’insécabilité, et donc de l’existence des atomes, est le suivant : si vous imaginez que la matière est parfaitement continue, vous vous rendez compte que vous pouvez enlever de n’importe quel objet des parties aussi infimes qu’elles soient et que donc n’im13


Pourquoi voulons-nous du nouveau ?

Baudelaire, le transitoire et l’éternel La révolution made in Macron Les impasses de la com’ jupitérienne Nouvelles têtes, vieilles politiques Comment peut-on être conservateur ? « On voulait des voitures volantes, on a Twitter » Ainsi fut forgée la Belle Époque Papiers nº22

Dossier

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Pourquoi voulonsnous du nouveau ?

© Thibault Camus / AP / SIPA.

Pourquoi voulons-nous du nouveau ?

Dossier

Disons-le d’emblée : c’est l’incroyable séquence du printemps, avec les succès d’Emmanuel Macron et de son parti, qui nous a donné envie de réfléchir sur le « nouveau ». Pourquoi désirons-nous l’inédit ? Pourquoi ce « dégagisme » à l’égard du déjà connu ? Est-ce une question de génération ou une réelle volonté de transformation ? Avant d’en venir à la politique, faisons un détour par Baudelaire qui sonde nos goûts et nos dégoûts envers la modernité. Puis, poursuivons notre enquête du côté de l’innovation et de la technique. Avant de terminer par la Belle Époque… Papiers nº22

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Nous croyons vivre une période riche en innovations. Or les grandes avancées scientifiques et technologiques ont eu lieu entre 1945 et 1971. Depuis, on n’a fait qu’apporter de petites améliorations. Pourquoi le progrès est-il en panne ?

« On voulait des voitures volantes, on a Twitter » Michael Hanlon (1964-2016) , journaliste scientifique britannique, a notamment dirigé la rubrique sciences du Daily Mail puis celle du Daily Telegraph. Longtemps climato-sceptique, il a radicalement changé de position.

Nous vivons un âge d’or du progrès technique, médical et scientifique. Regardez nos ordinateurs ! Regardez nos téléphones ! Il y a une vingtaine d’années, Internet était une machine pour geeks. À présent, nous n’imaginons pas de vivre sans. Nous sommes à la veille d’avancées médicales qui nous auraient semblé relever de la magie il y a à peine un demi-siècle : clonage d’organes, thérapie cellulaire… Aujourd’hui, dans certains pays riches, l’espérance de vie augmente de cinq heures par jour. Par jour ! À ce rythme, l’immortalité est pour bientôt… L’idée que nous vivons une époque de progrès accéléré est si ancrée dans les esprits que quiconque la conteste passe pour un grincheux. Chaque semaine ou presque, on nous parle de « nouveaux espoirs » pour les personnes atteintes d’un cancer, et de découvertes susceptibles de déboucher sur de nouveaux traitements. On nous annonce aussi une nouvelle ère du tourisme spatial et des superavions capables de faire le tour du monde en quelques heures. Si on y réfléchit un instant, pourtant, on voit bien qu’il ne s’agit pas d’une période d’innovation sans précédent et que beaucoup de ces annonces enthousiastes sont exagérées, incertaines, voire chimériques. Il y a bien eu pourtant une époque où anticipation et réalité ne faisaient qu’un, mais elle s’est achevée il y a plus de quarante ans. Depuis, il n’y a eu guère plus que de modestes améliorations de ce qui existait déjà. La véritable ère de l’innovation — que j’appellerai les Vingt-Cinq Glorieuses — a duré en gros de 1945 à 1971. Tout ce qui définit le monde moderne est né, ou a germé, pendant ces Papiers nº22

années-là. La télévision. L’électronique. Les antibiotiques. L’informatique et la naissance d’Internet. L’énergie nucléaire. La pilule. La conquête spatiale. Les droits du citoyen (!). Mais aussi la révolution verte en agriculture. Le transport aérien de masse. Les voitures fiables, robustes et bon marché. Les trains à grande vitesse. Nous avons fait les premiers pas sur la Lune, envoyé une sonde sur Mars, éradiqué la variole et découvert la double hélice à l’origine de la vie. Aujourd’hui, le progrès se résume à peu de chose près à des améliorations purement commerciales et souvent banales des technologies de l’information. L’économiste américain Tyler Cowen affirme dans son ouvrage The Great Stagnation (2011) que, aux États-Unis du moins, un palier technologique a été atteint. Certes, nous avons de merveilleux téléphones, mais ça ne vaut pas un vol transatlantique en huit heures ou l’éradication de la variole. Comme l’entrepreneur Peter Thiel l’a dit un jour : « On voulait des voitures volantes et on a eu 140 caractères. » Les économistes voient ces Vingt-Cinq Glorieuses comme une période d’accroissement extraordinaire de la richesse. À la Seconde Guerre mondiale ont succédé vingt-cinq ans d’expansion économique ; le PIB par habitant a atteint des sommets aux États-Unis et en Europe. Le Japon est devenu une puissance industrielle. L’Allemagne a connu son Wirtschaftswunder, son miracle économique. Même le bloc communiste s’est enrichi. Cette évolution a été mise sur le compte des vastes programmes de reconstruction de l’aprèsguerre conjugués à une énergie fossile bon marché, à la croissance démographique et aux budgets militaires de la guerre froide. Mais, en parallèle, il y a eu une formidable explosion de l’ingéniosité humaine. On en parle moins, peut-être parce que c’est une évidence, ou parce que l’on considère que c’est une simple conséquence de l’expansion économique. 70


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Portrait © Capture d’écran web. © Prod DB / Gaumont — Columbia / TCD.

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À quand les voitures aéroportées ? Ici un escadron de police dans le film de Luc Besson, Le Cinquième Élément.

Qu’est-ce que le progrès aujourd’hui ? Regardons autour de nous. Les avions de ligne sont à peu de chose près des versions modernisées des appareils en service dans les années 1960. En 1971, il leur fallait huit heures pour un vol Londres-New York et c’est toujours le cas. Un seul appareil, à l’époque, pouvait effectuer le trajet en trois heures : c’était le Concorde et il n’existe plus. Quant à nos voitures, elles sont plus puissantes, plus sûres et plus économes qu’en 1971, mais il n’y a pas eu de rupture technologique. LES AVEUGLES NE PEUVENT TOUJOURS PAS VOIR

Certes, nous vivons plus vieux mais il est décevant de constater que cela n’est dû à aucun des derniers progrès de la médecine. Depuis 1970, l’État fédéral américain a dépensé plus de 100 milliards de dollars dans la lutte contre le cancer. Des sommes encore plus importantes y ont été allouées au niveau mondial, et la plupart des pays riches possèdent des instituts de recherche sur le cancer dotés de gros budgets. Malgré tous ces investissements, cette lutte est un échec patent. Aux États-Unis, le taux de mortalité par cancer, tous types confondus, n’a reculé que de 5 % au cours de la période 1950-2005, selon le Centre national des statistiques de la santé. Même si l’on élimine des variables de confusion telles que l’âge (le risque d’avoir un cancer augmente avec l’âge) et l’amélioration des diagnostics, la triste réalité est que, pour la plupart des cancers les chances de survie en 2014 ne sont guères meilleures qu’en 1974. Et, dans de nombreux cas, le traitement est sensiblement le même. Ces vingt dernières années, j’ai traité en tant que journaliste scientifique les formidables avancées médicales que sont la thérapie génique, le clonage d’organes de remplacement, la thérapie cellulaire, la médecine anti-âge ainsi que les domaines prometteurs de la génomique et de la médePapiers nº22

cine personnalisée. Aucun de ces nouveaux traitements n’est encore courant. Les paralysés ne peuvent toujours pas marcher, les aveugles ne peuvent toujours pas voir. Le génome humain a été décrypté il y a une quinzaine d’années (une avancée d’après les Vingt-Cinq Glorieuses) et nous attendons toujours les retombées qu’on nous annonçait à l’époque pour dans dix ans. Nous ne savons toujours pas traiter l’addiction chronique ni la démence. Et les récents progrès en matière de longévité ont été essentiellement accomplis par des campagnes de prévention incitant les gens à arrêter de fumer, à avoir une alimentation plus saine, et à prendre des médicaments pour la tension. Il n’y a pas eu de nouvelle révolution verte. Nous conduisons toujours des voitures en acier roulant à l’essence ou, pire, au gazole. Il n’y a pas eu de nouvelle révolution des matériaux depuis les avancées du quart de siècle d’or dans les plastiques, les semi-conducteurs, les nouveaux alliages et les matériaux composites. Après les vertigineuses découvertes de la première moitié du XXe siècle, la physique semble, boson de Higgs mis à part, à l’arrêt. La théorie des cordes semble notre meilleur espoir de réconcilier Albert Einstein avec le monde quantique mais on ne sait toujours pas à ce jour si elle est testable. Et personne n’a plus remis un pied sur la Lune depuis 1972. Pourquoi le progrès s’est-il arrêté ? Et pourquoi, au demeurant, s’était-il emballé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ? Une explication plausible est que cet âge d’or de l’innovation découle tout simplement de la croissance économique et des retombées technologiques de la Seconde Guerre mondiale. Il est vrai que la guerre a accéléré le développement de nombreuses technologies qui avaient des applications militaires. Le programme spatial Apollo n’aurait sans doute pas existé sans l’ingénieur Wernher Von 71


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Et si l’innovation était un mythe ? par Brice Couturier Monsieur le président de la République, dans votre livre Révolution, vous écrivez : « Aujourd’hui, la France ne doit pas rater le virage de l’innovation et de la numérisation de son économie. » Et vous faites l’éloge du modèle entrepreneurial de la start-up, « ferment, je vous cite, d’une transformation économique et d’un changement culturel ».  Or le monde intellectuel est aujourd’hui divisé entre techno-optimistes et techno-pessimistes. Un article polémique, paru l’an dernier, Is US Economic Growth Over ? 1, a contribué au scepticisme des premiers. Il est l’œuvre d’un spécialiste américain de l’histoire économique, Robert J. Gordon, qui estime que les grandes innovations qui ont stimulé l’économie mondiale entre 1870 et 1970 — électricité, automobile, avion, radio, télévision, ordinateur — sont derrière nous. Nos économies auraient atteint, selon lui, un « plateau technologique ». C’est la raison pour laquelle la croissance est si molle, depuis plusieurs décennies, tant aux États-Unis qu’en Europe. Gordon ne nie pas qu’il y ait encore, de nos jours, des innovations intéressantes. Mais il estime qu’elles auront dorénavant sur la croissance économique un impact bien plus faible que celui qu’ont eu par le passé le moteur à combustion interne ou l’électricité.    Productivité en berne   L’économiste turco-américain Dani Rodrik, professeur à Harvard, estime, de son côté, que l’innovation n’a plus dorénavant qu’un faible impact sur la productivité du travail 2. Parce que les secteurs d’activité touchés par la révolution numérique, en particulier, sont marginaux : la plus grande partie de nos dépenses est consacrée à la santé, au logement, à l’éducation et aux transports — activités peu touchées par les grandes avancées technologiques, telles que l’intelligence artificielle, l’automatisation ou la numérisation. Certes, des secteurs comme les technologies de l’information et de la communication sont, eux, fortement impactés. Mais leur importance relative au sein d’une économie moderne est trop faible pour peser. En outre, selon Dani Rodrik, le surplus de croissance créé par la numérisation et la robotique ne suffiront pas à compenser le basculement des travailleurs peu qualifiés de l’industrie traditionnelle vers des services à la productivité faible et aux salaires moins intéressants.  Deux économistes suédois, Fredrik Erixon et Björn Weigel, viennent de publier un livre intitulé L’Illusion de l’innovation 3 que je recommande particulièrement à votre lecture. Ils montrent comment et pourquoi l’innovation a eu tendance, ces derniers temps, à Papiers nº22

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ralentir. Ce qu’il faut craindre, écrivent-ils, c’est moins d’être bousculés par le progrès technique, que de voir celui-ci étouffer. En cause, en premier lieu, les changements de nature du capitalisme. Loin d’être la force « révolutionnaire » de destruction créatrice que décrivait l’économiste autrichien Joseph Schumpeter avant la guerre, il est devenu hostile au risque et timoré. Il ne se renouvelle pas. En Suède, sur les 50 plus grandes entreprises, 30 ont été fondées avant le début de la Première Guerre mondiale et les 20 autres avant 1970…   « Capitalisme aux cheveux gris »  Pourquoi ? Parce que les capitaux sont désormais entre les mains de fonds de pension et de fonds souverains qui détestent par-dessus tout le risque. Et pour cause : ils sont destinés à financer des retraites. Ce « capitalisme aux cheveux gris » veut des rendements sûrs et immédiats. Il ne favorise ni les investissements de long terme, ni la recherche et développement.  La mondialisation, dans un premier temps, a provoqué une concurrence favorable à l’innovation, mais elle a conduit à un tel niveau de spécialisation des pays dans la chaîne de valeur qu’il est devenu très difficile et coûteux, aux nouveaux venus, de s’y faire une place.  Enfin — et là, vous y pouvez quelque chose, Monsieur le président —, la manie régulatrice décourage les nouveaux entrants. Souvent, ces normes sont adoptées sous la pression des grosses entreprises auxquelles elles sont bien adaptées, afin d’empêcher la concurrence de jeunes pousses… Le principe de précaution est utilisé, dans bien des cas, comme un frein à l’innovation. Si nos ancêtres l’avaient connu, ils n’auraient jamais laissé construire des automobiles. Et encore moins des aéroplanes.

1. « La croissance économique est-elle terminée ? » Cet article peut être lu sur le site du National Bureau of Economic Research (http://www.nber.org/papers/w18315). Voir aussi le livre de Robert J. Gordon intitulé The Rise and Fall of American Growth: The US Standard of Living since the Civil War (Grandeur et décadence de la croissance américaine : Le niveau de vie américain depuis la guerre civile, Princeton University Press, 2016)  2. Voir l’article de Dani Rodrik intitulé L’innovation ne suffit pas sur le site Project Syndicate (https://www.project-syndicate.org/ commentary/innovation-impact-on-productivity-by-dani-rodrik2016-06?version=french&barrier=accessreg)  3. Fredrik Erixon et Björn Weigel : The Innovation Illusion: How So Little is Created by So Many Working So Hard (Yale University Press, 2016) Émission Le tour du monde des idées Diffusion 17 / 05 / 2017 Production Brice Couturier 74


Pourquoi voulons-nous du nouveau ?

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On pourrait penser que « faire époque » va de soi, et que la « nouveauté » d’un temps s’impose à tous, dans la suspension de tout jugement. Mais il n’en est rien. C’est une construction, comme le démontrent ici, à propos des mythiques années 1900, les historiens Dominique Kalifa et Jean-Noël Jeanneney.

Portraits © Dominique Kalifa. © Christophe Abramowitz / Radio France.

Ainsi fut forgée la Belle Époque… Dominique Kalifa, né en 1957, est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste du crime. Dernier ouvrage paru : La Véritable Histoire de la Belle Époque (Fayard, 2017).

Jean-Noël Jeanneney, né en 1942, est historien, professeur émérite à Sciences Po. Parmi ses nombreux ouvrages : Un attentat Petit-Clamart, 22 août 1962 (Le Seuil, 2016) et Le Récit national (France Culture-Fayard, 2017).

en scène dans un décor champêtre, avec un projecteur rouge braqué sur mon visage pâle, et je chantais…

Jean-Noël Jeanneney

Dominique Kalifa, dans son livre stimulant, La Véritable Histoire de la Belle Époque, ne s’attache pas tant à la réalité de ce que fut la France au tournant des XIXe et XXe siècles, qu’à la manière dont l’idée s’en est progressivement définie après coup dans la sensibilité des générations suivantes, et cela selon deux ressorts, qui sont à la fois conjugués et contradictoires : d’une part la nostalgie d’un temps disparu qui contrasterait avec les rudesses éprouvées dans les périodes ultérieures, et d’autre part l’espérance que vienne à ressurgir, en rebond de l’Histoire, un état de grâce, où la collectivité nationale puisse retrouver une pleine confiance en son destin, l’unité d’un vivre-ensemble harmonieux, une certaine légèreté de l’air et en somme l’art d’être heureux. Qu’il s’agisse pour la période concernée d’une assez large illusion entretenue a posteriori par la littérature, la chanson, le cinéma et les mémoires embellies des vieillards, je n’ai pas besoin de le dire. Mais c’est précisément cette étrange alchimie qui mérite, car elle a existé aussi pour d’autres temps, d’être considérée. Retrouvons tout d’abord la grande Fréhel dans Pépé le Moko, le film de Julien Duvivier de 1936, qui s’adresse à Jean Gabin. Fais comme moi, Pépé. Quand j’ai trop le cafard, je change d’époque. — Tu changes d’époque ? — Oui, je pense à ma jeunesse. Je regarde ma vieille photo, et je me dis que je suis devant une glace. Je remets un de mes anciens disques du temps où j’avais tant de succès à la Scala, boulevard de Strasbourg, je paraissais Papiers nº22

“Où est-il mon moulin de la Place Blanche ? Mon tabac, mon bistrot du coin ? Tous les jours pour moi c’était dimanche ! Où sont-ils les amis, les copains ? Où sont-ils tous mes vieux bals musette ? Leurs javas au son de l’accordéon. Où sont-ils tous mes repas sans galette Avec un cornet de frites à deux ronds ? Où sont-ils donc ? JNJ

Nous avons là les éléments d’une nostalgie, un décor, une époque, une pauvreté sublimée, la jeunesse des enfants, Poulbot, le dessinateur de Montmartre… Tout cela constitue-t-il un regard mythifié sur le passé ?

Dominique Kalifa

La chanson dit presque tout, on est en 1936, c’est-à-dire au moment où l’imaginaire de la Belle Époque est en train de se constituer. Fréhel qui a été une immense vedette avant-guerre, est alors une femme vieillie, grossie, enlaidie, qui n’a plus beaucoup de succès, et elle met sur le tourne-disque devant la caméra la chanson de ses vingt ans, et elle va verser quelques larmes en pensant au temps où elle était belle… C’est l’histoire d’un imaginaire : comment et pourquoi la société française, et même au-delà, a fantasmé sur un passé et a réinventé le temps béni de ses vingt ans. 75


Cuba underground

Portfolio

Le drapeau cubain hissé sur un immeuble de la Cité du Paseo Martí à Santiago de Cuba. Papiers nº22

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Cuba underground © Nicola Lo Calzo / L’Agence à Paris

Regla, un portfolio de Nicola Lo Calzo

Leandro, 19 ans, est membre de la loge Erume Efó, au sein de la société secrète Abakuá. « J’ai été initié il y a six mois. Je fais mon service militaire ». Aujourd’hui il n’y a pas incompatibilité entre la vie de militaire et la religion. Comme l’affirme Gregorio Iglesias, président de Abakuá dans la municipalité de Regla : « Il y a des membres d’Abakuá même au sein du Parti ». Papiers nº22

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L'Europe en trois étapes

Inventer la Grèce

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Illustrations © Marie Guillard pour Papiers. Portraits © Antipodes © DR © Éditions Parenthèses © Christophe Abramowitz / Radio France

L'Europe en trois étapes

Idées Dimitri Skopelitis est un historien grec né en 1982, enseignant à Genève et coauteur, avec Dimitri Zufferey, de Construire la Grèce (1770-1843), éditions Antipodes.

Yorgos Archimandritis est écrivain et journaliste. Il produit des documentaires radiophoniques pour France Culture et a publié en 2011 Mikis Théodorakis par lui-même, Actes Sud.

Yannis Tsiomis est architecte, urbaniste et directeur d’études à l’EHESS. Il est l’auteur de Athènes à soi-même étrangère - naissance d’une capitale néoclassique, éditions Parenthèses, 2016.

Emmanuel Laurentin est né en 1960, il a suivi des études d’histoire médiévale et de journalisme avant de créer, en 1999, l’émission « La Fabrique de l’histoire » qu’il anime depuis. Il a publié en 2012 La France et ses paysans (éd. Bayard).

De nombreux grands Européens, Voltaire ou Byron en tête, ont rêvé de ressusciter la Grèce antique. Ils y cherchaient un autre héritage que celui de Rome, trop religieux à leur goût... Lorsque, dans les années 1820, les Grecs se soulèvent contre l'Empire ottoman, les puissances du Vieux Continent dotent alors le pays d'un roi étranger, d'une organisation à la française —  et font du village d'Athènes une capitale. La Grèce serait-elle, jusqu'à la crise actuelle, le miroir déformé des idéaux européens ?

Emmanuel Laurentin

Alors que la Grèce se détache progressivement de l’Empire ottoman, Voltaire, puis Chateaubriand et enfin Byron rêvent de ressusciter la nation antique. Devenu indépendant en 1822, le pays se voit mis sous tutelle par les puissances européennes que sont la France, la Grande-Bretagne et la Russie, qui le dotent d’un roi étranger, Othon de Bavière. La Grèce est alors un lieu d’expérimentation urbanistique, architecturale et administrative pour un grand nombre de modernisateurs européens.     V o lta i r e , E s s a i s u r l e s m œ u r s e t l’ e s p r i t d e s

La patrie des Miltiade, des Léonidas, des Alexandre, des Sophocle et des Platon, devint bientôt barbare. La langue grecque dès lors se corrompit. Il ne resta presque plus de trace des arts, car quoiqu’il y ait dans Constantinople une académie grecque, ce n’est assurément pas celle d’Athènes. Et les beaux-arts n’ont pas été rétablis par les trois mille moines que les sultans laissent toujours subsister au mont Athos. Autrefois, cette même Constantinople fut sous la protection d’Athènes. […] Aujourd’hui, les descendants des Tartares dominent sur cette belle région, et à peine le nom de la Grèce subsiste.

n at i o n s   :

Ce texte montre une image de la Grèce dans une déchéance qui frappe un Européen comme Voltaire, qui ne s’est pourtant jamais rendu sur place : il travaille sur les récits des voyageurs, qui sont déjà nombreux. Il y a aussi l’idée chez Voltaire de trouver un pendant à Rome, trop reli-

EL

Papiers nº22

gieuse à son goût, en allant puiser dans un autre héritage antique que celui de la Rome classique.     Dimitri Skopelitis

Voltaire n’est pas le premier à se référer à l’Antiquité. Tous les voyageurs qui sont allés en Grèce à la fin du xviie siècle, comme Jacob Spon, s’intéressent à cette Antiquité, en commençant par les ruines, avant de s’attacher aux peuples qui les entourent. Les Européens se demandent alors si ces Grecs sont les dignes héritiers de leurs ancêtres. Ils essaient d’établir un lien entre cette Antiquité, qui est présente mais en ruines, et les résidents actuels. C’est une manière de faire revivre l’héritage antique qu’eux-mêmes ont idéalisé à travers un peuple.     EL L’ONU appellerait cela du nation building. Il y a une volonté de construire une nation, l’idée de détacher cette province de Grèce de cet immense ensemble qu’est l’Empire ottoman.     Yannis Tsiomis

Exactement. D’ailleurs, c’est le cas de tous les Balkans à cette époque-là. Mais la Grèce plus particulièrement, pour les raisons géostratégiques des trois grandes puissances que vous avez citées tout à l’heure. Il y a quelque chose de très intéressant dans cette histoire : tout le monde n’est pas d’accord pour l’indépendance de la Grèce en tant qu’État-nation. Rigas Velestinlis, un des pères de la nation grecque, est pour un fédéralisme sur le modèle de celui des États-Unis.   97


Bruce Springsteen

Le prolo du bord de mer Papiers nยบ22

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Bruce Springsteen, le prolo du bord de mer Judith Perrignon, née en 1967, est journaliste, essayiste et romancière. Elle a travaillé au quotidien Libération de 1992 à 2007. Parmi ses ouvrages, citons : L’Intranquille, autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou

Créations (co-signé avec Gérard Garouste, 2009, éd. l’Iconoclaste), un roman, Victor Hugo vient de mourir (éd. L’Iconoclaste) et French Uranium, un polar écrit avec Eva Joly (éd. Les Arènes).

© Chris Walter / Photofeatures / DALLE APRF France. Portrait © Judith Perrignon

L’aventure musicale de celui qui deviendra le Boss commence à la fin des années 1960, en pleine guerre du Vietnam, à Asbury Park. C’est là, dans cette station balnéaire décatie du New Jersey, que Bruce commence à composer et à jouer avec ses copains, futurs partenaires de l’E Street Band… Un documentaire signé de la romancière Judith Perrignon. La première fois, il faisait nuit. Et je n’ai pas entendu la mer. L’Océan était pourtant là, à quelques pas, qui se fracassait sur des kilomètres de plages de sable. Mais je n’ai pas fait attention à lui. Il faisait nuit et froid, ce 7 décembre 2003. J’ai fait la queue sur un parking, lâché 100 dollars pour un ticket d’entrée et couru vers l’intérieur. La grande bâtisse résonnait déjà d’un déferlement de guitares et de cuivres. Elle semblait haute, vaste, mais je n’ai rien vu, rien regardé, j’ai gravi les marches deux à deux, laissé Asbury Park dans l’obscurité. Je savais qu’il y avait eu ici un parc d’attractions, des ados en chaleur, des courses de voitures trafiquées, un somptueux casino où les serveurs portaient leur chemise ouverte comme des latin lovers, des flics qui traquaient le jeune, et Madame Marie, la diseuse de bonne aventure. Je savais les paroles des chansons. Je montais vers les chansons, ils avaient déjà commencé… C’était un numéro du New York Post, abandonné sur le siège d’un bus entre l’aéroport et New York, qui m’avait alertée : Bruce Springsteen et les rockers du New Jersey donnaient un concert au Convention Hall d’Asbury Park en faveur des chômeurs, des pompiers, des déshérités et de toutes les bonnes causes de la ville en ruine. De chaque côté de la scène, un grand sapin illuminé. Au fond une couronne tout aussi scintillante. Ils étaient une vingtaine sur scène. Bruce Springsteen était au piano, puis à la guitare, tantôt musicien, tantôt chanteur, tantôt devant, tantôt derrière : il était l’un d’eux, un gosse d’ici, mais plus vraiment comme eux, taillé autrement par la lame du succès. Tous chantaient et jouaient sur les cendres d’Asbury Park. Une chanson de Noël, Christmas Day, tirée du répertoire d’un vieux bluesman quelque peu oublié, Detroit Junior. Ce soirlà, on brassait toute la musique américaine, vieux cantique électrique né dans les poumons d’hommes enchaînés, vieux plaisir qui renaît à chaque fois, parcourt les corps de ceux qui jouent mais aussi de ceux qui écoutent, jusqu’à trouer le réel. L’argent irait aux pauvres. Ils sont nombreux ici et ailleurs en Amérique. À Asbury Park, tout s’est effondré. L’Océan gronde encore. Pas du genre à céder sa place. Ce soir-là, pourtant, je ne l’ai pas vu, pas même entendu. Papiers nº22

De jour, le Convention Hall est une immense et magnifique bâtisse aux allures victoriennes, pleine de courants d’air. À droite la salle de concerts, à gauche le cinéma Paramount. Les portes sont cuivrées. Les escaliers joliment taillés dans la pierre. L’endroit a été bâti à la fin des années 1920 par l’architecte qui dessina la grande gare de New York, à une époque où les riches de la ville venaient encore ici s’oxygéner et jouer au casino le week-end. Étrange immeuble de briques rouges, aux arcades incrustées de sculptures et de coquillages, posé sur des piliers pour laisser l’Océan atlantique s’engouffrer sous lui s’il le désire. C’est ici que Vini Lopez donne rendez-vous. Ici qu’il lançait son surf avec Bruce. Asbury Park déjà s’effritait. Dans les années 1960, ce n’était plus qu’une station balnéaire de prolétaires. Je suis de Neptune, qui se trouve à quelques kilomètres à l’ouest, mais j’étais toujours fourré ici. Bruce, lui, vivait à Freehold. On venait tous ici. C’était ici qu’il y avait les attractions, les flippers, les jeux, les cinémas, il y avait plein de salles de cinémas. Quand le film Le Pont de la rivière Kwaï est sorti, je jouais dans une fanfare de trombones et de percussions, là-bas à Neptune, et on est venu défiler sur Cookman Avenue jusque devant le cinéma où on donnait le film. Ils avaient même construit un grand pont. À l’époque, c’était ça, Asbury Park. Mais, aujourd’hui, c’est fini tout ça.

Vini Lopez

En face, le casino n’est plus qu’une carcasse de métal rouillée. Et il n’y a plus de manège, plus de chevaux de bois dans l’enceinte du carrousel, ils ont été vendus il y a longtemps. Un skate park s’est installé. Les roues et les sauts résonnent. Tout résonne, Asbury est pleine de creux et d’échos. Des mômes glissent le sourire aux lèvres. Une ville qui sombre est aussi une ville plus ouverte. Bruce Springsteen Dans la ville balnéaire d’où je viens, avec son Boardwalk, tout est un peu en toc. Moi, c’est pareil. À 20 ans, loin d’être un rebelle qui risquait sa vie au volant, je jouais de la guitare dans les rues d’Asbury Park et déjà 127


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Le bonheur ne nous est pas interdit

Christophe AndrĂŠ Papiers nÂş22

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Christophe André

À voix nue « Je jouais trois-quart centre» : octobre 1979, avant et après le premier match des Tigres, l’équipe de l’externat de Toulouse. »

XP

Puisque vous parlez de Freud, quand est arrivée chez vous la lecture de Freud ?

CA

En terminale, comme beaucoup de lycéens. Et aujourd’hui encore, puisque mes filles, lorsqu’elles étaient en terminale, ont étudié Freud.1 J’ai dû avoir deux ou trois cours seulement, mais je me souviens de ce choc face au premier texte de Freud que nous avons eu à étudier. Instantanément, je rentre chez moi et je demande de l’argent à mon père : « Papa, il faut que je m’achète des bouquins, c’est un écrivain génial dont nous a parlé le prof de philo ». J’ai acheté L’introduction à la psychanalyse et en deux nuits c’était plié. J’étais fasciné par l’intelligence de ce bonhomme, par sa clairvoyance, son style aussi : Freud est un excellent écrivain, peu de gens sont conscients de cela, sans doute parce qu’on le lit en traduction. Le seul prix, d’ailleurs, que Freud a eu dans sa vie — en 1930 —, lui qui rêvait d’avoir le prix Nobel, c’est le prix Goethe, qui récompense un grand écrivain de langue allemande. Alors je suis tombé sous le charme de Freud et de la psychanalyse, et cela a décidé de ma vocation. Lorsque j’étais lycéen, mes parents m’avaient poussé à faire allemand, latin et grec pour que j’aie les meilleurs profs et des classes à petits effectifs. J’étais un peu furieux parce qu’évidemment tous mes copains parlaient anglais et espagnol et pouvaient voyager… D’ailleurs, pour ma part, je suis allé beaucoup en Allemagne et j’ai gardé un amour pour la langue et la culture allemandes. Le latin et le grec m’ont servi aussi. Donc, merci à

Papiers nº22

mes parents de m’avoir poussé, même si sur le moment, comme pour Oui-Oui et la voiture jaune, je n’étais pas ravi de tout ça. XP

Et, immédiatement, vous vous êtes dit que vous alliez vous diriger vers une carrière qui toucherait à la psychiatrie, la psychanalyse ?

CA

Oui, après la lecture de Freud. Avant, j’étais un bon élève de section scientifique, mais sans être passionné par les maths et la physique. Les professeurs poussaient les garçons à être ingénieurs : c’était l’époque des premières missions sur la Lune et du Concorde ; on était tous désireux d’être ingénieurs, de participer à cette grande aventure sociale du progrès technique. J’étais abonné à Science et Vie, mais, au fond de moi, ça m’excitait moyennement. La rencontre avec Freud m’a libéré. Avec le recul, je m’aperçois que ça a été un grand soulagement d’aller vers quelque chose qui me plaisait profondément, alors que j’aurais été un ingénieur banal avec une vie qui m’aurait sans doute moins intéressé.

XP

Grandir à Toulouse, ça veut dire jouer au rugby ?

CA

Oui, forcément. En tout cas se poser la question ! Car c’est une décision grave de ne pas jouer au rugby. On n’est pas considéré comme un sous-homme, je n’irai pas jusquelà, mais on n’est pas comme les autres.

XP

Alors vous avez joué ?

CA

Oui, dès le collège. J’ai commencé à jouer troisquarts centre.

XP

Puisque vous êtes grand et fin.

CA

Oui, je courais suffisamment vite. Après, je suis passé dans le « paquet d’avant », puis en vieillissant, je courais de moins en moins vite, donc j’ai fini seconde ligne, où il fallait beaucoup pousser, beaucoup plaquer, beaucoup se bagarrer.

XP

Et vous aimez ça, plaquer, vous bagarrer ? 154

© Archives personnlles de Christophe André

ces exemples littéraires un peu la même chose que dans mes références scientifiques : je voulais valider mes propos. Mes premiers bouquins — à l’époque nous n’étions pas nombreux à faire ça — sont des livres de psychologie qui cherchent à étayer leur propos. Je ne suis pas assez gonflé pour dire : « voilà ce que je pense, et gobez ça », sans me justifier ou donner de preuve. Je m’adosse donc aux études scientifiques que j’ai pu lire, mais aussi aux œuvres littéraires, car je pense qu’il y a une science des poètes et des romanciers, à propos de la psychologie, qui est considérable. Freud l’a noté le premier : « Partout où je suis allé, un poète était allé avant moi. Tout ce que j’ai trouvé avait déjà été exploré par la poésie et la littérature, mais n’avait pas été démontré. »


À voix nue

© Marion Berrin pour Papiers.

Christophe André

« Qu’as-tu fait pour autrui aujourd’hui ? », tel était le mantra de Martin Luther King. Et celui de Christophe André.

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