Philippe Collin et Sébastien Goethals - BD - Le voyage de Marcel Grob

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PAYS :France

DIFFUSION :101616

PAGE(S) :28

JOURNALISTE :Nathalie Rouiller

SURFACE :63 % PERIODICITE :Quotidien

27 novembre 2018 - N°11662

Radlographe d'un «malgré nous» Philippe Collin Cet innovant animateur radio raconte en bande dessinéecomment son grand-oncle, qu'il avait accuséd'être un SS,n'était en réalité qu'un enrôlé de force. J est un matin d'octobre. Un matin frisquet, dos voûté et mains dans les poches. Un matin qui sanglote en sourdine. Philippe Collin, journaliste à France Inter, erre dans un cimetière de Belfort à la recherche de songrandoncle. Il vient de réhabiliter samémoire dansune BD d'importance qui a conquis un large public. Il tient à en déposerun exemplaire sur satombe. Symbolique, le gestesignela fin deshostilités. Marcel Grob, Alsacien incorporé à 17 ans dans la Waffen SS,était un «malgré nous», un de ces gamins croqués vifs par les impératifs militaires, laminés par les exactions perpétrées et marqués par l'infamie, le double «S» brodé au revers de la veste. La funeste appartenance de son aïeul, il la découvre en 1995. Alors étudiant en histoire, il questionne, insiste, se heurte au mutisme. Trois ans de tentatives infructueuses. Plus qu'un aveu. Grob meurt en 2009. En 2013,Collin tombe sur le carnet militaire. Pastrace des trois consonnes «FWG»pour Freiwilligen, «volontaire», qui disent l'assentiment du soldat. Marcel a bien combattu du mauvais côté, mais il n'a pas eu le choix. L'homme des ondes reçoit chez lui, ou presque. Badge en

C

main, il circule avecaisance dans cette Maison de la radio où il bosse depuis des lustres. Prévenant, il ouvre les portes, s'excuse d'avoir à passerdevant. Gilet de laine The Kooples, chemise bleu pâle, cravate Balibaris, pantalon finement côtelé, bottines de cuir zippées sur l'arrière. La dégaine fait son cinoche, façon costume trois-pièces et années 50. Séduisant paraît-il en jeans et baskets, le dandy s'épanouit dans le suranné collet monté. «J'ai les mêmeshabits en différents coloris, j'accorde enfonction, c'est une manière de gagner du temps. Une forme depolitesse aussi. Ça méfait très plaisir quand les genssont sensibles à mon élégance.» On est au lendemain du 11Novembre. «On célèbre la paix avec des belligérants belliqueux. Il me manque Kubrick et les Sentiers de la gloire», soupire le «moine-soldatpacifiste» en scrutant la mousse de son cappuccino et le marc de son pessimisme. «Il faut commémorer 14-18, mais sans oublier que l'humiliation imposée aux Allemands a mené à la Seconde Guerre mondiale.» Avec le regard un peu perdu des pris au piège, il s'effraie de la montée desressentiments et du délitement de la mémoire collective. On encaissedes salvesde réfé-

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rences. Celava d'Ernst Jûnger, romancier allemand, témoin des fascinations va-t-en-guerre, à Olivier Guez, l'ami écrivain, obsédé comme lui par les périodes troubles et incertaines de l'après. Pour illustrer les dangers desextrémismes, Collin dégaine un proverbe chinois: «Quand on chevaucheun tigre, on ne peut plus mettre un pied à terre.» La bête rôde, l'Europe n'est pas loin de l'enfourcher. De Macron pour qui il a voté aux deux tours, il dit : «Etreprésident à son âge, c'est une chance inouïe, il devrait apaiser les tensions, prendre en compte les populations en difficulté, il ne le fait pas.» Se focaliser sur les jeunes, croqués crus par le moloch du populisme. «Maispas à coup de Pass culture, rien à foutre du Pass culture!» s'emporte-t-il. Sensible au manque de budget des hôpitaux, l'hypocondriaque autoproclamé, qui s'imagine un cancer toutes les deux semaineset flippe de faire un ulcère assezsévère,songe à la fin de vie, à ceux qui galèrent avecdes retraites de misère et à ces Ehpad où le lien social secarapate tandis que les dignités sombrent dans le jambon purée. «Bosseur», «malin», «inventif», «très cultivé». Professionnelle ment, le Breton desfinitudes, fils d'un Alsacien entré dans la Marine pour échapper à la condition ouvrière, fait l'unanimité. du tigre, cette figure du biLe dimanche sur Inter, dans douillage sonore et des décalagesfoutraques, aussimaître du détournement de films hollywoodiens, vit quatre secondes de stress.Ensuite savoix déroule, chaleureuse et pleine. On seretrouve dans les ves1975 Naissance. tiaires du sport, là où la cul1997 Maîtrise ture perle de sueur et où le d'histoire (sur cinéma marque des buts. l'épuration des L'aficionado du ballon rond collabos en 1944-1945). er aime la houle lente des olaset Juillet 2003 1 micro. les passements de jambe, Octobre 2018 mais n'a usé ses crampons Le Voyage de Marcel que six mois en club, préféGrob, avec Sébastien rant le macadam et les drib(Futur opolis). bles sauvages. Sapersonnalité, il dit la devoir à la demi-finale perdue par la France contre l'Allemagne, à Séville en 1982.Chamboulé par leshoquets de cettetragédie grecque, le gossede 7 ansavait pleuré la nuit durant. Des émotions que le Tin tin à houppette, victime du syndrome de Peter Pan, recherche depuis lors. Marié sansenfants, il severrait bien laisserun film à la postérité. Muriel Meynard, productrice, évoque «un mec à part et rare, jamais méprisant, avec un vrai amour l'Œil

de la culture populaire». Un organisésansagenda au parcours atypique. «Il est là où il ne devait pas être etn'en revient toujours pas. Il angoisse qu'on lui reprenne sonjouet, a besoin de remercier tout le temps.» L'insouciance s'est fracassée sur l'élitisme d'une classe de collège. Il avait 13 ans, le latin et l'allemand l'avaient bombardé bourgeois malgré lui. Vingt ansplus tard, le sentiment d'illégitimité perdure, et l'homme reconnaît au premier coup ceux qui squattent le même «no man's land». Malgré 1200 euros brut par semaine, augmentés de collaborations diverses, il est incapable d'acheter et reste locataire. Comme si le manège pouvait s'arrêter à tout moment... Longtemps, il a fui l'autoritarisme conflictuel de son père et l'emprise du catholicisme. Aujourd'hui, ce fils d'un sous-marinier reconverti dans la formation militaire et d'une auxiliaire de puériculture retissedoucement les liens. Sachambre d'ado fmistérien, il la troque désormaiscontre un hôtel moins anxiogène.Partout où il va, il entre dans les églises.En propriétaire plus très amer, il s'y sent chez lui, écoute l'histoire résonner sur les dalles. Dans saplaylist, il y a Eminem, Gainsbourg, les Doors à la folie, qui lui «offrent de l'immortalité»* Parfois il s'imagine détailler les registres hôteliers du monde entier et y découvrir Jim Morrison, son double rêvé, enfant d'officier de marine un peu paumé, caché comme lui sous le pseudo Mr. Mojo Risin. Sinon, l'esprit tiraillé entre sa gentillesse constitutive et son désir de vivre intensément, il avouesevautrer très souvent dans les paradoxes : «Je veuxprendre soin, tout en étant porté par deségoïstes, souvent anars de droite.» Sesaffinités l'entraînent vers New York et Chicago, l'écriture de Bret Easton Ellis et la force de narration de Kubrick, Scorseseou Coppola. Et puis, il retrousse sachemise. Sur son avant-bras, un tatouage, l'incipit ^Apocalypse Now: «Saigon, merde, j'y suis encore.» Comme s'il était un vétéran condamné aux souvenirs mortifères. d'œil

Gœthals

Par NATHALIE ROUILLER Photo RÉMY ARTIGES

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