Mal de mères. Stéphanie Thomas / France Culture - Lattès - Points

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PAYS :France

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PERIODICITE :Mensuel

DIFFUSION :321683

JOURNALISTE :Valérie Josselin

REGRETMATERNEL la fin ’un tabou

Elles sesententprisesau piège2?et osentle dire, bravant le « maternellementcorrect» : si : cetaitàrefaire,cesfemmes, de plus en plus nombreuses,n'auraientpasd'enfant. Une paroledouloureusemaislibératrice,qui devraitenfin faire bougerles lignes d'une sociétéencoretrop déterministe.

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PAR VALÉRIE JOSSELIN
1 mars 2023 - N°443

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1 mars 2023 - N°443

e mesuis toujours imaginéeavec des enfants.J’aivécuunetrèsbellegrossesse etj’ai bienvécumonaccouchement.Mais unefoismère,riennes’estpassécomme prévu,etlesdifficultéssesont accumulées. Depuisquatre ans etdemi,je me sensesclavede cerôle,j’ai l’impression d’avoir étéembauchéepourun postequi nemeconvientpas,un posteexigeant,plus exigeant quen’importequel autreemploisurcetteterre,caril n’y apasmoyendedémissionner.» Depuisla création desoncompteInstagramen août2020,@le_regret_ maternel,suivi par plusde vingt-cinq mille abonnés, Astrid Hurault deLigny estdevenuela porte-parolede cesfemmesqui aiment leursenfants,mais détestent être mères.Sonlivre, LeRegretmaternel,publiéchez Larousseenseptembredernier,lepremiertémoignage àavoirétéécrit «parquelqu’undel’intérieur »,atrouvé un échopuissantauprèsdenombreusesmères,mais aussidejeunesfemmessequestionnantsurleuravenir maternel.Il fautdirequ’on partdeloin

EH FRANCE, UNE RECONNAISSANCE TIMIDE

L’une despremières(avecl’écrivaineAnnie Ernaux)à jeter un pavédansla mareestl’actriceAnémone,qui confieàla télévision,en 1999puisen2010,sonregret d’avoir eudesenfants. Sesproposchoquent,tant le sujetestalorsabsentdudébatpublicet destravauxde scienceshumainesou sociales.Au plusconcède-t-on alorsauxmèresdenourrissonsoudetrèsjeunesenfants la possibilitédetrouverleurmissionparfoisingrateet difficile, aupire d’être toxiquesoumaltraitantes.Mais delà àenvisagerlamaternitécommedécevante...C’est àcet« impensé»,remettantencauseles fondementsde la sociétéhumaine,quelasociologueféministe Orna Donath,enseignante-chercheuseàl’université BenGourion duNéguev,enIsraël,s’estattaquéeenpubliant en2015 uneétudesurleregretmaternel,portant sur vingt-trois mèresisraéliennes,âgéesde 25 à75ans,de tousmilieuxsocioprofessionnels.

Malgré sonretentissementinternational, la France adû attendre quatreanspour découvrir sonessai1et la naturede cesentiment inexploré.Oui, cesfemmes

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CESMÈRES SONT

«

COMME PRISONNIÈRES DE LEUR RÔLE, ALIÉNÉES. ELLES PLEURENT

LEURVIE D'AVANT OU UNE FORME

D’INACCOMPLISSEMENT »

-FABIENNE SARDAS, PSYCHOLOGUECLINICIENNE ET PSYCHANALYSTE -

aimeraient«revenirenarrière »siellesle pouvaient, considérantqu’il yaplus d’inconvénientsqued’avantages à avoir des enfants. Et non, elles ne sont ni « anormales», ni «défaillantes»,ni «égoïstes» : elles s’occupentdeleurenfant avecdévotion.Depuis2021, la parolese libèreenfin : lehashtag#RegretMaternel explosesurles réseauxsociaux...

QUAND MATERNITÉ RIME

AVEC SACRIFICE

Chaquehistoire estsingulière,rappellelajournaliste StéphanieThomas, productrice à France Culture, quia interviewél’annéedernièredix « regrettantes» auxprofils trèsdifférents2. Maistoutes témoignent d’une maternité sacrificielle,danslaquelleellesnese retrouventpas.« C’estpar le prismedel’ambivalence maternellequejesuisrentréedanscetteproblématique, expliqueFabienneSardas3,psychologueclinicienne etpsychanalyste,quiatravaillé durantdouzeansàla maternitédesDiaconesses, àParis.Admettrequ’onpeut àlafois éprouverdel’amouret del’agressivité pourson enfantoffre auxfemmesunepossibilité depenseren négatifla maternité.Depuisquele conceptaétéposépar OrnaDonath,on identifieplusclairementàquoielles font référence.Ni ambivalencematernelle,ni dépression post-partum,ni burn-out, ni rejetdel’enfant, le regretmaternelestunressentiglobalementnégatif, qui peutêtrepassagerou durable.Ces mèressontcomme prisonnièresdeleurrôle,aliénées.Ellespleurentleur vie d’avant(leurjeunesse,leurinsouciance,leur corps sansstigmates) ou uneforme d’inaccomplissement (absencede carrière, devie decouple,de tempspour soi).» L’une desespatientesaainsieuuneimage • ••

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À DES EXCÈS LES FAISANT SOUFFRIR

• • • saisissante : « Aujourd’hui, les coutures pètent, comme un habit qui ne me va plus, j’ai perdu toutes mes couleurs. Jeveux redevenir vivante. » Comme l’observe la psychologue, « la prise de conscience peut intervenir précocement ( Çava pas le faire, je suis rentrée dans un guet-apens ) comme vers 40 ou 50 ans, quand la femme fait son bilan de vie. C’est souvent un événement (crise conjugale, séparation, adultère) qui fait révélation ».

LE POIDS DE LA CULPABILITÉ...

L’amour pour l’enfant ne rend pas forcément les choses plusfaciles. « Jeme suis donnée corps et âme pour effacer mon sentiment de culpabilité et faire en sorte que mon fils ne souffre pas de mes états d’âme », témoigne Astrid Hurault de Ligny. C’est le paradoxe : l’investissement maternel est à la hauteur du regret. « Ces mères ont la caractéristique de vouloir trop bien faire, qui peut les conduire à des excès les faisantsouffrir », fait remarquer Fabienne Sardas.

Cette obligation de réussite viendrait-elle réparer un manque, un « raté » dans le lent processus du devenir mère? C’est ce qu’a constaté Stéphanie Thomas en s’intéressant au parcours intime de ces femmes, aux prises avec une histoire familiale complexe et souvent une grossesse ou un accouchement difficile. « Petite, j’ai reçu une éducation à l’ancienne, et je ne me sentais pas écoutée ni considérée comme une personne à part entière, regrette Astrid Hurault de Ligny. En l’absence de modèle, une fois mère, j’aivoulufaire mieux que mes parents. J’ai beaucoup fantasmé la maternité inconsciemment, et mon fils a appuyé sans le vouloir sur mes

blessures et frustrations. J’aidéchanté et ressenti alors une grande tension intérieure. Ce combat avec moimême fut éreintant, enrageant. Mais je dis merci à mon fils car, grâceàlui, j’ai pu entamer une thérapie. Et à mon conjoint aussi, qui m’a soutenue dans ce que je traversais, en s’impliquant plus encore. Depuis deux ans, je commence à respirer. »

ETLA PRESSIONDE LA SOCIÉTÉ

Pour autant, il ne faudrait pas réduire le regret maternel à un ressenti individuel. « La maternité est structurée dans de nombreuses sociétés natalistes comme une promesse - la promesse que les femmes auront forcément une meilleure vie qu’avant, quand elles n’avaient pas d’enfant, souligne Orna Donath. Il n’est pas un jour sans qu’on leur rappelle qu’elles sont faites pour ça, par instinct et par nature. » Une fois mères, elles se sentent trahies. La pression est d’autant plus redoutable que les femmes, depuis la légalisation de l’IVG, sont supposées choisir librement d’avoir des enfants : « Arrête de te plaindre, tu l’as bien voulu ! » Nathalie, 54 ans, se souvient : « J’aitoujours entendu ma mère dire qu’une femme ne pouvait pas être heureuse sans enfant, qu’elle vieillissait mal. Aussi avais-je très peur d’être stérile. Jesuis tombée enceinte très rapidement. Une décision pas du tout réfléchie. Dès mon retour à lamaison, j’ai compris que je n’étais pas faite pour cela. Cequi ne m’a pas empêchée de récidiver six ans plus tard, avec l’espoir de me rattraper. » La charge mentale qui pèse surles femmes est également au cœur du sujet. « Chez les regrettantes , j’observe beaucoup de mères monoparentales ou peu soutenues

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par leur conjoint ou leur famille, note Fabienne Sardas. Elles se retrouvent seules. C’est en partie leur abnégation qui crée une perte de repères identitaires. Au lieu de se mettre en colère contre leur environnement, elles se remettent en question... C’est pourtant lui qui est majoritairement responsable ! » La sociologue Orna Donath nuance :« Il est vrai que certaines conditions rendent la maternité plus difficile, mais cela ne signifie pas qu’en leur absence le sentiment de regret serait supprimé. Ce n’est pas seulement le fait de devoir jongler qui la rend intolérable, mais le fait de ne pouvoir se consacrer entièrement à autre chose »

REPENSERL'ÉTAT DE MÈRE

Que faire de ce regret maternel? Commentvivre avec?

« Il ne faut surtout pas l’étouffer, met en garde la psychanalyste, mais le verbaliser, le partager, que ce soit avec son conjoint pour trouver des solutions, avec d’autres mères ou dans un espace de thérapie. Il s’agit de se défaire de la honte, de la culpabilité, pour retrouver un nouvel élan vital et se remettre en marche, plutôt que de rester victime du système. Le regretpeut être pensé comme transitoire, ou tremplin pour travailler ses envies (trouver une activité qui nous plaît, reprendre un travail ou ses études) ets’accomplir enfin. » L’occasion, pour certaines, de militer sur les réseaux sociaux contre « l’exploitation domestique », de mettre en lumière les difficultés du post-partum et de la maternité, de questionner les normes en matière de genre ou les exigences de la société envers les mères4.

Mais si la véritable révolution était de repenser tout bonnement l’état de mère non plus comme un « rôle », une vocation ou une image d’Epinal, mais comme une « simple relation humaine », dynamique et changeante, entre deux individus singuliers qui interagissent? « Cela nous permettrait d’examiner tout le spectre des sentiments humains que les mères peuvent éprouver, comme la joie, l’ennui, lahaine, l’amour et le regret », est convaincue la sociologue féministe. Et de faire respecter leur plu-

! •

LE REGRET PATERNEL, ÇA EXISTE?

13 % des Français seraient déçus par l’expérience de la maternité, indique un sondage YouGov1 234 réalisé en février 2022 dans cinq pays européens (France, Grande-Bretagne, Espagne, Italie, Allemagne). Les hommes aussi seraient donc nostalgiques d’un temps d’avant, mais dans quelle proportion? « Leur regret est moins prégnant que chez les femmes et s’exprime différemment, pense la psychologue et psychanalyste

Fabienne Sardas. Je regrette de m’être engagée avec cette femme et d’avoir eu des enfants avec elle peut-on entendre. Et, surtout, ils sont moins assignés par la société à rester et à s’occuper de l’enfant en cas de ras-le-bol! »

1. « Les Européens regrettent-ils d'avoir des enfants? », étude auprès de 3486 personnes représentatives de la population nationale adulte de chacun des cinq pays.

ralisme. Au prêt-à-porter, préférons le sur-mesure 1. 2. Mal de mères de Stéphanie Thomas(Points/France Culture, 2022). 3. Fabienne Sardas, autrice de Maman blues, dubonheur et de la difficulté de devenir mère (Eyrolles, 2016). 4. Comptes Instagram : @association.maman.blues, @bordel.de.meres et @fiona.n.schmidt, @emma_clit, @gardetesconseils, @jeneveuxpasdenfant, @postpartum_tamere,@maLde_meres... LeRegret d’être mère d’Orna Donath (Odile Jacob, Poches , 2022).
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