PAYS :France
DIFFUSION :594049
PAGE(S) :33-35
JOURNALISTE :Weronika Zaracho…
SURFACE :265 % PERIODICITE :Hebdomadaire
5 janvier 2022 - N°3756
Superwomanou rien Vulgarisépar Léa Salaméou Mona Chollet, le terme «femme puissante»est partout. Mais gareà ne pasen faire unenouvelle injonction qui nuise au combatféministe.
En 2009, elles étaienttrois, néessous la plume de Marie NDiaye et couronnées d’un prix Goncourt. Plus d’une décennieet un#MeToo plustard, elles sont onze «femmes puissantes»,rassemblées sous unecouverture rouge sang. Le second volume desentretiens de Léa Salamé, adaptation de son émission à succès sur FranceInter, caracole en tête desventes, sur lestraces du premier. Peut-on encoreéchapper
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»> à la célébration despuissantes?Difficile, à enjugerpar les tablesdeslibrairies. Les deuxtomes de Femmes puissantes y voisinent avec La Puissance invaincue desfemmes, sous-titre du fameux Sorcières de Mona Chollet, ou,
ter à rieure
sa déesseou sa sorcière intépour «déployer lapuissancedu
féminin qui est en nous». Ou à se comporter avec l’audace d’un patron blanc du CAC 40 (Lauren Bastide, du podcast féministe La Poudre). Masqué derau rayon développement personnel, rière une mêmeinjonction (sois puisLa Puissance du féminin, de Camille sante !), le conceptest cuisiné àtoutes Sfez. Sans compter Déployer sa puislessauces,maistrès souventselon les sance defemme, de Marie-Laure Will, termes, les valeurs et les représentaLa Puissancedes mères, de Fatima tions de la culture dominante: au sens Ouassak, ou encoreLesFemmesvikings. de la domination. À l’image de «la Desfemmes puissantes,de Johanna femme la plus puissante du monde» Friôriksdôttir. Les éditions Stock en telle que la rêve Élisabeth Badinter au ont même fait une collection, « Puis- micro de Léa Salamé : «Ceserait la pasance desfemmes », dirigée par Laure tronne de Google qui aurait deux enAdler, elle-même interviewée dansle fants. Elle aurait tout: la puissance mapremiertome de Léa Salamé... en tant ternelle, une responsabilité inouïe du que femme puissante. point de vue professionnel et une puisPourquoi ce concept ancestral sé- sance économique majeure. » Bref, suou rien. duit-il tant,aurisque de l’indigestion? perwoman-et-supermaman... Le beau titre du roman de Marie Peut-on dissocier«puissance et viriNDiaye (.Trois Femmes puissantes, qui et «féminiser» cette lité/masculinité» ressort en version collector) n’y est notion? s’interroge pourtant la jourpasétranger,mêmesi l’autrice a écrit naliste de FranceInter en préfacede sontexte sansl’avoir en tête. Dans un son premier tome. Pour Léa Salamé, hors-série de Philosophie magazine (innonseulementil faut en passerpar la titulé... «La puissancedes femmes. figure paternelle («toutes lesfemmes Une autrehistoire de la philosophie»), qui ont un certaindestin semblent avoir elle explique l’avoir choisi «pour l’harun rapport particulier à leur père. Estmonie de cestrois mots ensembleet sans ce le caspour vous ?»), mais il faut avoir doute aussi par goût du paradoxe, «réussi»socialement. Pasde destinorpuisque la puissance de cesfemmes ne dinaire, anonyme, parmi ces puispeut apparaître d’emblée». Ses hé- santes, au-delà de la diversité de leurs
sontaucontraireen position de fragilité extrême. Reste que l’expression a résonné, dans une époque en plein chambardementféministe, avec toutessesambivalences.«Cette inflation du terme s’inscrit dans des revendications féministes qui consistent à récupérer du pouvoir sur sa propre vie : retrouverde l’autonomie, la capacité àfaire deschoix et à avoir une marge de manœuvre; retrouver, aussi, une voix, observe Lila Braunschweig, roïnes
jeunechercheuseenthéoriepolitique à Sciences-Po. Elle correspond, par ailleurs, à une reconnaissance déformés depouvoirféminin. Mais elle interroge: de quelle puissance,au juste, parlet-on ? Et pour enfaire quoi ?» Il y a la définition qu’en donne Marie NDiaye «liée à la connaissancede la vexation, de la souffrance endurée en silence,de l’écrasement: lesfemmessont fortes des humiliations qu’elles ont connues ou dont elles ont entendu le récit» -, proche de la puissancede «la victime absolue et rebelle obstinée, insaisissable» qu’explore Mona Chollet. Il y a encore l’invitation à sereconnec-
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chemins et de leurs regards. «Cette conception de l’émancipation des femmes estfocaliséesur une idée: chacune peut être chef d’entreprise, femme politique, exceptionnelle, pointe Lila Braunschweig. D’accord, mais pourquoi? Est-ce que cela n’invisibilise pas, comme l’a montrél’essayistebell hooks, figure de l’afro-féminisme états-unien disparue récemment, des existencesde
femmes qui ne sontpas dansce registre, qui ne sontjamais valorisées même si ellesfont tenir la société, et qui peuvent avoir d’autres types de problèmes, associés au racisme, aux difficultés sociales et économiques...Etpuis, si onexercesa
puissancepour devenir chef d’entreprise, comment lefait-on, en termes de rapports de genres et de privilèges ? Cette entreprise exploitera-t-elle d’autresfemmes, celles qui n’ont pas pu exprimer leurs potentialités ?»
Par ailleurs, l’héroïsation d’une poignée de «grandes femmes»(à l’instar des «grands hommes»!), maîtresses de leur destin,pose plusieurs problèmes qui ont souventété soulevés
par les recherches féministes.
«Certes, proposer desfigures de référence, d’identification, s’inscrit dans une volonté defaire justice, de combler un effacement desfemmes comme sujet d’histoire, analyse Eisa Dorlin, professeure dephilosophie à Paris-VIII. Mais rassembler,sous la même étiquette “puissantes”, despersonnalitéscomme Christine Lagarde, Michelle Perrotet Arlette Laguiller, parexemple, effaceleurs différences, leurs antagonismes. C’est une façon dedépolitiser lecombat deces
militantes ou intellectuelles. D’autre part, on n’y “arrive” jamais seule: cette approche individualisée oublie la puissance desfemmesorganisées entreelles; elle escamote les contextes sociaux, historiques, politiques, lesluttes collectives, dans lesquelss’inscrivent lesfemmes en tant quegroupe social. » De même que nous avonsbesoin
des autres pour comprendre ce qui nous aliène, prendre consciencedes expériencespartagéesde domination, de violence et d’assignations à la beauté, à la douceur, à la puissance-,
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«Cetteapproche individualisée oublie la puissancedes femmesorganisées entreelles.» EisaDorlin, philosophe
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personnen’est jamais puissanten soi, parcequ’il ou elle aurait un caractère, un naturel exceptionnels.«Notrepuissance d’être, et d’agir, comme l’a pensé Spinoza, est essentiellement liée à l’accès à des ressourcesmatérielles, intellectuelles, symboliques, qui font qu’on
peut sedéployer comme sujet à part entière, qu’on peut avoir conscience des entraves, des limitations, des brutalisations et s’élever contre celles-ci,poursuit Eisa Dorlin. Michelle Perrotet Georges Duby l’ont bien montré, dans les cinq volumes de leur Histoire des femmes en Occident : ce sont des processus, complexes et riches à penser.» Et qui dit processus dit aussi qu’on n’est paspuissanteà tout moment. «Il y a despériodesde nos vies où l’on se sent, de mille façons, plus puissante, comme il y en a d’autres où la fatigue l’emporte et nous rend plus vulnérable, ajoute la philosophe. Jecrois même que certainsmoments de vulnérabilité intense conduisent à une grande consexistentielle, et nous amècientisation nent à nous ressaisir comme je. Tout cela donne une vision beaucoupplus impure de ce que signifie être puissante. » Or le discours dominant efface
cettecomplexité, dans un grand tour de passe-passe et de récupération, qui fait de la puissance(multiple, quotidienne, anonyme) des femmes un filon commercial, une marchandise rentable. Et une façon d’éviter de parler de... pouvoir ?Regardons la longue et intranquille histoire descombatsféministes : « Quandlesfemmesont voulu revendiquer, s’insurger, affirmer leur pouvoir, elles ont été ostracisées, accu-
À LIRE Neutriser. Emancipation(s) parle neutre, Lila Brunschweig, éd. Les Liens qui libèrent. Feu!Abécédaire desféminismes présents, Eisa Dorlin (coord.), éd. Libertalia. Femmes puissantes. Saison2, Léa Salamé, éd.Les Arènes.
précise Marie-Hélène Bacqué, co-autrice de L’Empowerment, unepratique émancipatrice?(éd. La Découverte) et professeureen études urbaines à PaL’idée est de dire ris-Ouest-Nanterre. que lesfemmes ne sontpas que des victimes, qu’elles ont un pouvoir d’agir, individuel et collectif, avec un horizon politique : lerefus d’une sociétépatriarcale et inégalitaire. Mais depuis que le terme s’estdiffusé en France,il aétésouven t été détourné dans un sensd’épanouissesées d’hystérie, d’excès de violence. Jusqu’ici, le pouvoir desfemmes estun objet ment personnel,de développement de de soupçons.En ne parlant que depuissaproprepuissance, et vidé desadimensance, on édulcore la question... » sion politique, desa critique dessysExprimez votre puissance fémi- tèmes d’oppression. C’estdevenu l’idée nine !, exige l’époque, comme elle enqu’il faut pouvoir contrôler sa vie, sans que jamais les conditions d’exercice de joint à être heureuse,épanouieet «entrepreneuse de soi-même». Cettevision, cepouvoir ne soient posées,ce qui est issue de la culture entrepreneuriale pourtant l’enjeu de l’empowerment ! autantque du développementpersonCela aboutit à responsabiliser les indivinel (fortement mêlé de spiritualité), a dus plutôt qu’à lesémanciper... » imprégné une autre notion, entrée Et à lesemprisonner,en uneboucle elle aussi dans le vocabulaire fémisans fin, dansdes représentationsbiniste et venue alimenter le discours naires qui assignent,valorisentou désur la puissance: Vempowerment. «Le valorisent : être puissanteou impuisparallèle estsaisissant, même s’il ne sante ; femme forte ou petite chose s’agit pasd’une notion philosophique fragile; guerrière invincible ou paucomme la puissance, mais d’un concept mée vulnérable. Mais face à l’exaltadéveloppé aux États-Unis, à la fin des tion des puissantes,«qu’adviendra-t-il années i960, par desféministes mobilides incertaines?», pour reprendre l’in-
dans son roman Chavirer, paru en 2020. Qu’adviendra-t-il «de celles et ceux qui nes’ensortentpas, ou laborieusement, sansgloire?» Aller débusquer
les assignations qui simplifient le monde, faire un pasde côté : voilà ce quepropose Lila Braunschweig, dans Neutriser, court et stimulant essai qui plaide pour «uneémancipation parle neutre». «Comment peut-on dessiner desperspectives émancipatrices qui ne soientpas de nouvelles casesdans lesquelles enfermer les femmes - et les hommes? Nous passonsnotre vie, sans toujours nous en rendrecompte, à classer dansdeslistes, des cercles fermés, desnormes. Leneutre, c’est une manière active de ne pasassigner à une identité spécijique, de réinventer despaysages dans lesquels les placessont ouvertes, lespositions nonfixées à l’avance et les rapportsdeforcedégagésde leurprédictibilité. » Voilà ce qu’on peut sesouhaiter pour 2022 : laisser de l’espace au trouble, au doute, aux variationsdes êtreset desexpériences; et ouvrir le champdes possibles à celles et ceux qui ne se sentent ni puissants ni impuissants, ou, pourquoi pas,les deux. Weronika Zarachowicz IllustrationsCécile Dormeau
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