Tesson Un été avec Homère

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JOURNALISTE :Gilles Denis

SURFACE :649 % PERIODICITE :Hebdomadaire

20 juillet 2018 - N°132 - Edition Week - End

CULTURE

LERETOUR ÀHOMÈRE Par Gilles

Denis

ROLLER/DIVERGENCE

OLIVIER

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Essais et romans, séries télévisées et nouvelle traduction, tout tourne autour d’Homère cet été. La preuve de la vivacité du combat entre la démesure et l’humanité, de la capacité de la beauté à expliquer le monde et de la joie de lire un texte vieux de près de trois mille ans…

Heureux

qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage… Carte réalisée

ette année, comme chaque année au frémissement de l’été, ils ont été quelques petites dizaines à gravir la montagne Sainte-Geneviève à Paris, la foi républicaine au ventre et tout Homère dans la tête… Ils n’ont pas 20 ans, ne prétendent pas que c’est le plus bel âge de la vie, et se présentent avec un rien d’orgueil et un brin d’humilité au concours d’entrée à Normale – depuis l’an III, date de sa fondation, personne ne précise Normale Sup pour parler de l’École normale supérieure du 45 rue d’Ulm. Les hellénistes, du moins ceux qui restent, savent que pour accéder à ce saint des saints des humanités et de la méritocratie à la française, ils vont devoir se prêter à un exercice oral d’un anachronisme total: lire à voix haute et traduire dans le même temps, sans l’aide d’aucun dictionnaire, quelques vers d’un poème vieux de trois mille ans dans une langue épique qui n’était

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à partir

du livre

de Victor Bérard,

déjà plus d’usage au siècle de Périclès. De la visite d’Ulysse aux enfers, à la plainte d’Andromaque, de la grâce de Nausicaa aux bras de Calypso, cette « mitraillette homérique» dite aussi «improvisation homérique» est plus qu’une curiosité historique. C’est un exercice de virtuosité intellectuelle auxquels se sont prêtés lors de leur oral de grec ancien, des personnalités aussi diverses que Georges Pompidou, Laurent Fabius ou Alain Juppé – leurs fortunes diverses en la matière ont longtemps fait les gorges chaudes de leurs anciens professeurs de khâgne de Louis-le-Grand… C’est aussi une manière de reconnaissance de la force et de la vivacité des lettres. Aucun mai 68, aucune réforme de l’Éducation ne sont venus à bout de ces quelques minutes-là. Ni de ces quelques fous – 70 cette année – qui lisent Homère « dans le texte». Car à dire vrai, si on s’y réfère souvent; si on en connaît les légendes qui ont alimenté le « cycle homérique» – cet ensemble de littérature grecque et latine enrichissant la geste des héros – ;si on sait les aventures d’Ulysse le rusé, la colère d’Achille aux pieds légers et les malheurs des Atrides; si leurs fortunes et les

Dans le sillage

d’Ulysse .

passions des dieux irriguent toute la culture européenne; si tout est dans Homère, on lit peu ce monument de civilisation que constituent l’ Iliade et l’ Odyssée, sans doute effrayé par ses vers anciens. Les traductions butent sur la rigueur de ces hexamètres, faits pour être scandés dans une langue dont on ne sait plus comment elle se prononçait, qu’elles échouent souvent à transmettre le souffle d’une langue qui implique plus qu’elle ne décrit. Et pourtant, on a rarement autant rôdé autour de ces vers qu’en 2018. Aux rencontres d’Aix, le Premier ministre, Édouard Philippe, convoque Ulysse «qui sait où il veut aller et ne lâche jamais l’affaire» pour commenter mine de rien le cap gouvernemental, quelques jours avant la découverte à Olympie, d’une tablette du III e siècle qui serait l’une des plus anciennes traces écrites de l’ Odyssée. Sylvain Tesson caracole en tête des ventes avec Un été avec Homère (ses chroniques sur France Inter l’été dernier réunies aux éditions des Équateurs); la guerre de Troie fait un malheur sur Netflix; Hector est appelé à la rescousse des enjeux de la guerre contemporaine (La Promesse d’Hector de Percy Kemp aux Belles Lettres); Circé et Briséis

WEEK-END

ECHOS LES

POUR

LAFON

BABETH :

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deviennent des héroïnes de romans (Circé de Madeline Miller aux éditions Rue Fromentin, et Briséis dans The Silence of the Girls de Pat Barker); la première traduction féminine de l’ Iliade en anglais, par Emily Wilson déchaîne les passions outre-Manche et outre-Atlantique; et le grec ancien redevient (presque) à la mode grâce à l’ouvrage un rien savant mais grand public La Langue géniale: 9 bonnes raisons d’aimer le grec ancien , d’Andrea Marcolongo aux Belles Lettres – 200000 exemplaires vendus en Italie. Moderne Homère? On sent bien toute l’absurdité de la question qui ferait à juste titre bondir les gardiens du temple que sont les honorables hellénistes de Normale Sup. Et pourtant… Cette modernité jaillit paradoxalement dès la question de l’origine de ces textes. De Jacqueline de Romilly, qui consacra sa vie à leur étude, à LUCAS l’enthousiaste voyageur Sylvain Tesson, tous avouent leur incapacité à déterminer qui est HANS Homère. Un aède, un ensemble de conteurs, un collectif? Cette choralité et cet incognito sont en DUPERRIN/ contradiction apparente avec la personnalisation à l’extrême de l’ère du selfie. Mais ils constituent aussi la meilleure issue face au narcissisme de MICHAËL

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9. Entre Charybde et Scylla, le détroit de Messine entre l’Italie et la Sicile. Photographie extraite de la série «Odysseus, un passager ordinaire», de Michaël Duperrin. Le photographe commence un voyage

dans les lieux supposés de l’errance d’Ulysse et réalise une performance qui devrait durer dix ans – la durée du retour d’Ulysse. L’expérience est à suivre sur www.odysseus.mobi .

l’époque et à l’auto-érotisation de l’individu. Le frémissement est désormais du côté du collectif, valeur en hausse – et pas seulement sur les terrains de football. En mode, en politique, la valeur d’équipe est proclamée aujourd’hui avec force et vigueur. Homère est un antidote à l’hystérisation des vies contemporaines. Sa modernité tient aussi à la structure même du récit, dans une oscillation permanente entre «opéra rock» , comme dit Sylvain Tesson, cinémascope, grand spectacle et intime absolu,

effets de zoom et plans-séquences. Homère fait se rencontrer Oliver Stone et Ingmar Bergman – un oxymore qui explique l’inanité des adaptations cinématographiques. Au choc monumental des récits de bataille de l’ Iliade , où les dieux descendent au milieu des affrontements pour renverser le sort des combats, changeant la trajectoire d’un javelot, poussant un guerrier au sol, s’opposent l’audace d’Ulysse seul face au Cyclope et son humilité lors de son retour à Ithaque quand il se fait reconnaître par Eumée, un vieux porcher. À la sensualité de la première nuit de retrouvailles entre Ulysse et Pénélope répond ce traité d’hellénisme que constituent les descriptions minutieuses des rites, des navires, des jeux funéraires. Comme l’écrit Andrea Marcolongo: «L’Iliade et l’Odyssée n’étaient pas seulement le récit poétique de la guerre de Troie déclenchée par l’enlèvement d’Hélène, et du retour d’Ithaque à Ulysse: c’était une véritable encyclopédie de la grécité. C’était dans leurs hexamètres, répétés par cœur par les aèdes de cité en cité, que les hommes apprenaient, avecla gestedes héros, ce qui faisait d’eux de véritables Grecs.»

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NOMS DELIEUX Peut-onlire l’Iliade et l’Odysséecomme un atlas? C’estle pari que firent Heinrich Schliemannet Victor Bérard. Le premierengloutit safortune dans les années1870dans les fouillesde la colline d’Hisarlik,en Turquie, à la recherchede Troie. Il mit à jour plusieurs cités,untrésor de bijoux…Depuis, larigueur scientifique est venueà bout de seserreurs de datation et deson amateurisme chic.Safoi dans les textes fut aussicelle de l’hellénistenormalien

8. Au large de Naples, des Enfers et des Sirènes. «Il vous faudra d’abord passer près des Sirènes. Elles charment tous les mortels qui

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les approchent…» (Odyssée , chant XII 39-40).

et sénateurVictor Bérard:connu pour satraduction de l’Odyssée(qui est toujours cellede la Pléaide),il entreprit en 1913avec le photographe FrédéricBoissonnas une reconstitution du retour d’Ulysse, en prenantle texte au pied de la lettre. De Gibraltarà Scilla, de la Lybieà la Macédoine, il «retrouva»les lieux d’Homère.Une entreprisepluspoétique que scientifique,qui donnalieu à un livre, Dansle sillaged’Ulysse.

Ces contrastes permanents entre les registres résonnent avec l’incroyable audace stylistique d’Homère: les 15000 vers de l’ Iliade débutent par une immense ellipse. La guerre de Troie est en fait quasiment terminée quand débute le chant de l’aède, sur la bouderie d’Achille qui refuse de prendre les armes devant Troie, car Agamemnon, roi de Mycènes, lui a ravi sa captive, Briséis. Neuf ans et six mois sont évacués pour se concentrer sur le final. Patrocle revêt l’armure de son double, son ami et amant Achille pour aller au combat, il est tué par Hector, pleuré, puis vengé par Achille. Soudain tout s’accélère: l’ultime chant voit Achille humilier le corps d’Hector en le traînant autour du tombeau de Patrocle, et Priam, père du vaincu, franchir les lignes pour supplier Achille de lui rendre son fils afin d’organiser ses funérailles par lesquelles s’achève le poème – le fameux cheval de Troie ne clôt pas le récit homérique. Même ellipse incroyable dans l’ Odyssée, même regard décalé sur le retour d’Ulysse dans sa patrie. Tout commence par le départ de Télémaque à la recherche de son père, alors que les tensions à Ithaque sont intolérables après presque vingt ans d’absence de son roi… C’est au détour de récits dans le récit que se poursuit la narration, que se dessine la légende, que s’entrecroisent les destins. Cette construction incroyable explique que les adaptations modernes ou contemporaines ne s’attachent qu’à un épisode de la geste. C’est vrai des plus réussies: Jean Racine, en 1674, ou le cinéaste grec Michel Cacoyannis, en 1977, se sont tous les deux emparés du sacrifice d’Iphigénie, immolée par son père Agamemnon pour que les vents permettent à la flotte des Achéens de partir vers

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Troie. À trois siècles d’intervalle, l’amour et la gloire se livrent un même combat. Aujourd’hui, c’est peut-être le format de la série télévisée qui sied le mieux aux chants homériques: « Troie, la chute d’une cité», produit par la BBC et diffusée par Netflix, est d’une rare fidélité au poème. Sans doute replace-t-elle en huit épisodes chronologiques ce qui est épars; sans doute ose-t-elle le premier Achille noir de l’histoire du grand et du petit écran. Mais dans ce choix même, ses auteurs avouent leur foi dans la modernité d’Homère, dont le scénario bat tous les « Game of Thrones». Mais s’il est vivace en 2018, c’est qu’Homère est plus qu’un scénariste de talent. «Ouvrir l’Iliade et l’Odyssée revient à lire un quotidien. Cejournal du monde, écrit une fois pour toutes, fournit l’aveu que rien ne change sous le soleil de Zeus: l’homme reste fidèle à lui-même, animal grandiose et désespérant, ruisselant de lumière et farci de médiocrité. Homère permet d’économiser l’abonnement à la presse» , écrit Sylvain Tesson. Si on peut combattre avec vigueur la conclusion de l’auteur d’ Un été avec Homère , son constat est sans appel. Homère ne dit pas un monde dépassé ou divin, il dit le nôtre.

CHEZ HOMÈRE, MÊME LESCHEVAUX PLEURENT Car tout n’est ici qu’un immense jeu, qu’un grand combat entre l’humanité et la démesure. Achille est la figure emblématique de cette dernière, de cette fameuse ubris grecque. C’est dans l’humiliation d’Hector qu’elle explose. Quand il perce les pieds du fils de Priam pour y passer des lanières de cuir et le traîner derrière son char, Achille scelle son destin et les dieux s’engueulent: l’ubris est condamnée car elle mène au chaos. Même le merveilleux peine à rétablir l’ordre: aux cris de désespoir d’Achille apprenant la mort de Patrocle répondaient les larmes silencieuses de ses chevaux – oui, les chevaux pleurent chez Homère ; face à l’outrage fait au corps d’Hector, les dieux hésitent. Et finalement seul Apollon intervient en le «recouvrant tout entier de l’égide d’or de peur qu’Achille, en traînant son corps, ne l’écorche» . Le souci de la beauté, qui déclencha la guerre de Troie (le choix de Paris) et ne quittera jamais les Grecs. Mais que serait le souvenir de la victoire d’Achille et de son égarement sans Hector? Hector lui-même n’est pas insensible à l’ubris puisqu’il accepte le défi d’Achille, malgré les supplications de son épouse, Andromaque… Mais Hector, digne époux, fils et frère est, aussi et surtout, la figure de l’humanité de ces pages héroïques. Hector qui mourra symboliquement une seconde fois quand Ulysse, son cheval de Troie et son Odyssée triompheront dans la mémoire populaire. Mais voici Hector ressuscité par « l’espion écrivain» Percy Kemp et son essai La Promesse d’Hector . Il y propose une lecture de l’Iliade comme une réflexion sur la guerre, la gloire, et l’humanité. À l’heure des combattants anonymes, quand drones et missiles balistiques se substituent aux hommes, que le

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7. «Nous gagnons Aiaié, une île qu’a choisie pour demeure Circé, la terrible déesse douée de voix humaine…» (Odyssée , chant X, 135-136).

Circé, la magicienne qui apprivoise les lions et transforme les hommes en porcs.

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terrorisme avance masqué, que devient la condition humaine? «Patrocle n’avait-il pas été grand parce qu’Hector, son adversaire, l’était? Et la grandeur d’Achille n’avait-elle pas été rehaussée par celle d’Hector qu’il combattait? Où était mon Patrocle désormais? Où était mon Achille, même si, de sa main, je devais périr? Quelle grandeur, grand Dieu, pouvais-je espérer tirer d’un combat que je mènerais contre des lâches, des fous

criminels, des assassins suicidaires tous indignes de la moindre considération ou estime?» s’interroge-t-il. Et la sidération des Anciens de devenir la nôtre… Sans doute la modernité d’Homère réside dans la capacité de ses héros à répondre aux interrogations des contemporains de chaque époque depuis 3 000 ans – le Hector de Kemp est le pendant 2018 du Télémaque de Fénelon de

POÈME ENSCÈNE

Les deux chefs-d’œuvre d’Homèresont des poèmes, mais au prix d’adaptationsplus ou moinsfidèles, ils sont très en cour sur les scènesfrançaises. Après la créationà Compiègne de l’opéraOdysséede Jules Mathon, c’estdans lecadredu festival Parisl’été queLuca Giacomoniprésente début août

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auMonfort savisonâpre de l’Iliade, interprétéeen partie par desdétenus.Avec Ithaque,en marsà l’Odéon,laBrésilienne ChristianeJatahy avaitfait du retour d’Ulysse,un grand geste féministeet un plaidoyer pro-migrants,enconvoquant la Méditerranéesur scène.Daniel Jeanneteau,à Gennevilliersen

juin,transformait des fragments de l’Iliade enun énigmatique ballet guerrier.Enfin, lajeune PaulineBaylea été élue «révélation»2018par la critique pour sabouleversantemise en scène,aveccinq acteurs et en trois heureschrono,de l’Iliade et de l’Odysséeau théâtre de laBastille.Philippe Chevilley

1699. «Homère est toujours nouveau» , déclarait l’helléniste Philippe Brunet sur France Culture en 2010, présentant sa traduction de l’ Iliade , faite pour être scandée. Le miracle homérique tient aussi à la beauté formelle du texte. Sylvain Tesson rappelle que «Jacqueline de Romilly avait une théorie. […] Il était si difficile de porter une phrase sur le papyrus avec le pinceau qu’il fallait la ciseler parfaitement avant même de la coucher. Chacune se sertissait alors dans le texte comme un diamant définitif dans la couronne» . Et de compléter cette approche, par une analyse de l’éblouissante grammaire et syntaxe des poèmes. «Le style d’Homère répond à deux caractéristiques majeures. Elles font briller le texte comme pétille la Méditerranée sous le soleil. Grâce à elles, on reconnaît la musique d’Homère. Il y a le recours permanent aux épithètes et l’utilisation des analogies. L’épithète adoube le nom. La comparaison relance le nom.» L’épithète homérique caractérise l’être des héros, des dieux et du monde, d’Achille «aux pieds légers» , dit aussi « le Péléide» – l’adjectif indique en l’occurrence la filiation, Pélée étant le père du colérique héros, à Athéna «aux yeux pers», via l’Aurore «aux doigts de rose» et la mer «vineuse» .

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De la poésie pure, mais peut-être bien mal comprise depuis des millénaires… C’est le lièvre soulevé par la nouvelle traduction de l’Odyssée par Emily Wilson, professeur de grec à l’université de Pennsylvanie. Une traduction qui s’arrache car l’auteur cherche à rendre fluide cette langue qui ruisselle, à dompter la tentation épique de ses prédécesseurs. «Le style de ma traduction veut être l’écho du rythme et du phrasé de l’anglais parlé contemporain» , assume-t-elle dans son avant-propos. Y compris dans les clichés que constituent ces fameuses épithètes. Dont le plus célèbre d’entre eux, ciselant la figure d’Ulysse «aux mille ruses» . Une tradition de traduction de l’adjectif grec polytropos que réfute Emily Wilson. Elle opte dès le premier vers pour une nouvelle approche: Ulysse devient «a complicated man» . Un homme qui hésite, qui prend des détours, qui revient, pour qui rien n’est certain – on gage qu’Édouard Philippe n’a pas lu cette traduction… Cette relecture « moderne» en entraîne-t-elle d’autres? En 2017, Daniel Mendelsohn interrogeait le rapport filial dans une relecture, avec son père, de l’Odyssée (Une Odyssée: un père, un fils, une épopée). En 2018, le débat s’est déporté. Dans un long texte paru dans The New

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8. Dans la baie d’Amalfi, non loin de Capri, localisation possible de l’île des Sirènes.

5. «Nous gagnons Éolie, où le fils d’Hippotès, Éole, a sa demeure…» (Odyssée , chant X,1-4).

Yorker (le 8 décembre 2017), Emily Wilson indiquait: «Depuis que j’ai terminé ma traduction de l’Odyssée, qui est la première publiée en anglais par une femme [la première traductrice est une femme savante française, Anne Dacier, en 1714, NDLR] , les lecteurs présument souvent que je me sens sans doute particulièrement proche des personnages féminins de l’histoire. On m’interroge en particulier sur mon interprétation de Pénélope, la fidèle épouse d’Ulysse. […] On veut qu’elle soit la figure idéale même d’une femme en pleine capacité de pouvoir» …Emily Wilson refuse cette lecture féministe de l’œuvre. «Un seul choix s’offre à Pénélope, et il est exclusivement défini par son statut marital: elle peut attendre Ulysse ou épouser un autre – et ce choix, très limité, n’est pas éternel car les prétendants peuvent au final lui forcer la main.» Ainsi, si les figures féminines fortes sont nombreuses, d’Hélène – l’élément déclencheur –

à Clytemnestre, via Andomaque, Calypso ou Nausicaa, elles ne participent pas d’un féminisme militant. «Dans le poème, réduire les femmes au silence est central» , ajoute celle qui a décidé pour la première fois de redonner leur statut «d’esclaves» à celles qui longtemps étaient presque aimablement qualifiées de «servantes» . Le vrai pouvoir féminin réside dans l’Olympe d’Héra, Aphrodite et Athéna, dont la dispute est à l’origine de tout. Mais la réserve universitaire d’Emily Wilson n’épuise pas la liberté des lectures. Après avoir narré l’Iliade du côté de Patrocle, sans rien omettre de la sensualité des liens qui l’unissent à Achille, Madeline Miller, jeune Américaine professeur de grec, se penche sur Circé, cette magicienne vivant avec ses lions apprivoisés et transformant les hommes en porcs. Une figure aux échos contemporains. Et l’on attend pour la fin de l’été la manière dont la captive Briséis prendra la parole pour narrer «sa» guerre de Troie sous la plume de Pat Barker dans son nouveau roman The Silence of the Girls . Qui a dit qu’Homère n’était qu’un objet de curiosité pour khâgneux et normaliens? Plus d’infos

sur

www.lesechos.fr/we

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