PAYS :France
RUBRIQUE :V endred i 3 août
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JOURNALISTE :Jean-Claude Guill…
PERIODICITE :Hebdomadaire
26 juillet 2018 - Tele Obs
VE NDRE
DI
3 A O ÛT
CHR O NIQUE
Réfl exion faite par Jean-Claude
Guillebaud
NOUVEAURETOURÀ LA PENSÉEGRECQUE Comme d’innombrables lecteurs, j’ai été conquis par le dernier livre de Sylvain Tesson, «Un été avecHomère »(France-Inter/éditions Equateurs). D’abord, bien sûr, grâce au talent de l’auteur qui est ébahissant. Mais je suis aussi sensible aux questions de fond qui y sont évoquées. Tesson dit s’être plongé dans « l’Iliade » et « l’Odyssée » et que tout voyage permet de se « laver aux cascades ». L’expression est belle. Il ajoute que les deux chefs-d’œuvre d’Homère lui auront «appris à vivre mieux ». Ce regain d’intérêt pour la sagessegréco-romaine ne date pas d’hier. Vers le milieu des années 1980, plusieurs éditeurs entreprirent de retraduire ces grands auteurs grecs et latins. Simultanément, des philosophes comme André Comte-Sponville rencontrèrent les faveurs du public en reformulant, à leur façon, les leçons du stoïcisme ou de l’épicurisme. Aujourd’hui, le grand public est une fois encore au rendez-vous avec Homère, et les médias relaient le message. L’appétence nouvelle pour la sagesse et la philosophie gréco-romaines n’est pas sans rapport avec ce qu’on appelle l’épuisement des idéologies. Le désarroi contemporain, l’échec des «méta récits » politiques lié à la crise de la modernité, la crise du religieux invitent au ressourcement de la pensée. Ce « retour » est une constance de notre histoire. En redécouvrant aujourd’hui Homère, nos contemporains essaient de réapprendre à vivre. En témoigne le succès persistant de certains courts traités de Sénèque comme «De la brièveté de la vie ». S’y manifeste avec une paisible gravité ceque Michel Foucault appelait le souci de soi, lequel s’accorde parfaitement avec l’individualisme
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contemporain. Mais ceressourcement ne vapas sans malentendu. On pourrait même dire que notre fascination pour le miracle grec invite – aussi – àune paradoxale régression. Dans son rapport à la temporalité, la pensée grecque participe d’une acception circulaire, celle de l’éternel retour, d’un temps cyclique calqué sur le mouvement des astres. Il invite à la « sagesse»,à l’acceptation de ce qui est. Stoïcisme ou épicurisme sont deux manières de consentir au réel, sans réelle volonté de le transformer. Une expression en rend compte :l’ amor fati ,cet amour du destin que Nietzsche mit en avant. Or c’estavec cette représentation circulaire du temps que rompait le messianisme juif exprimé par les prophètes, messianisme qui fut lui-même à l’origine de l’espérance chrétienne et du concept très laïque de « progrès » (Condorcet). Dans la culture occidentale, c’est cette grande subversion du temps « droit » qui avait fi ni par s’imposer. Plutôt que d’inviter à la sagesse, elle nourrissait une interprétation volontariste de l’histoire humaine. Il n’y a pas de destin pour Israël, lit-on dans le Talmud. C’est-à-dire pas de fatalité. Max Weber reprenait la même idée à son compte lorsqu’il défi nissait la politique comme «legoût del’avenir ». La politique procède d’une volonté de construire l’avenir, plutôt que de le subir. Aujourd’hui, on peut sedemander si notre fascination pour la sagessegrecque (passive) et son consentement au « destin » ne trahit pas le creusement d’un vide, d’une démobilisation collective, pour ne pas dire d’une grande fatigue historique du monde occidental. Retrouvez l’intégralité dela chronique de Jean-Claude Guillebaud sur teleobs.com
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