L a gourmandise, un pé ché… originel ● Depuis le Moyen Âge, l’épisode du péché originel est un thème fréquemment représenté par les peintres. Ici, Lucas Cranach met en scène Adam et Ève sous l’arbre de la Connaissance, traditionnellement figuré par un pommier. Ève cache une pomme derrière son dos tandis qu’elle en tend une autre à Adam : ces pommes sont pourtant les fruits que Dieu leur avait interdit de manger. Incités à y goûter par le serpent que l’on aperçoit autour du tronc d’arbre, ils cèdent à la tentation et prennent alors conscience qu’ils sont nus ! L’artiste les peint ici au moment de cette découverte, comme en témoigne la branche d’arbre que tient Adam dans sa main pour dissimuler pudiquement leur sexe. Ils ne pourront plus jamais vivre en toute innocence au sein du jardin d’Éden, paradis sur terre, et en sont chassés par Dieu. Cet épisode de la Bible explique pourquoi la gourmandise, ce vilain défaut, fait aussi partie des sept péchés capitaux. ↖ Lucas Cranach l’Ancien, Adam et Ève au Paradis ou Le Péché originel, 1533.
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↗ Juan de Juanes, Le Dernier Souper, vers 1562.
“Ceci es t mon corps” ● L’événement représenté ici est appelé la Cène, il s’agit du dernier repas de Jésus avec les apôtres à la veille de sa crucifixion. C’est au cours de ce repas que le Christ, bénissant le pain et le vin, les définit comme son corps et son sang, annonçant ainsi les souffrances qu’il va endurer. Cet épisode biblique est essentiel car il institue l’eucharistie, célébrée par les chrétiens lors de la messe. Dans ce tableau, Jésus tient un morceau de pain en forme d’hostie et, devant lui, est posé en évidence le saint calice qui contient le vin. Le peintre ne représente aucune autre
nourriture sur la table recouverte d’une nappe d’une blancheur immaculée, accentuant ainsi le caractère symbolique de cette scène. Le Christ annonce pendant ce dîner que l’un de ses disciples le trahira, et cette révélation explique les visages tendus de ses compagnons, tournés vers lui. Cependant, à droite, un personnage semble vouloir fuir l’assemblée, c’est Judas tenant dans sa main droite la bourse, symbole de sa trahison. Cet épisode primordial de la vie du Christ explique pourquoi, pendant longtemps, manger a été considéré comme un acte sacré. 7
↗ Édouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1863.
Partie de campagne ● Associés aux scènes de chasse, les pique-niques figurent rarement dans les tableaux jusqu’au xvııe siècle, mais ils sont un sujet très apprécié des peintres impressionnistes. Le pique-nique au bord de l’eau était très prisé par les citadins d’alors. La célèbre toile d’Édouard Manet a fait scandale, et pour cause ! Une femme nue est assise entre deux hommes élégamment habillés et, à l’arrière-plan, une seconde femme légèrement vêtue semble sortir de l’eau. Un simple panier de fruits est déposé négligemment sur les vêtements de la femme qui 22
nous fixe du regard. Quelle étrange assemblée ! Dans Le Déjeuner sur l’herbe de Monet, la scène est beaucoup plus classique. Cette œuvre est en réalité un fragment d’une composition à l’origine beaucoup plus grande. L’artiste représente les peintres Bazille et Courbet et leurs amies. La scène est charmante : on a déployé la nappe, sorti la vaisselle et sur la gauche, dans un angle, un peu de nourriture. Des taches de soleil jouent sur la blancheur de la nappe à travers le feuillage protecteur des arbres, et les amis partagent un instant de détente et d’évasion loin de la ville.
Claude Monet, Le Déjeuner sur l’herbe, à Chailly (fragment), 1865-1866. →
↗ Abraham Van Beyeren, Nature morte avec fruits et crustacés, xvııe siècle.
Messages cachés ● Abraham Van Beyeren était un artiste allemand qui consacra sa carrière à la peinture de nature morte. Il appréciait les jeux de reflets et la variété des textures que permet l’association de vases et plats en argent, de coupes en verre, d’orfèvrerie, le tout disposé sur une nappe en soie aux reflets chatoyants. On voit notamment ici une grande coupe de cérémonie dorée, dont l’utilisation se répand au xvıe siècle et qui est un 34
élément indispensable à tout repas raffiné. Au milieu de ce luxueux pêle-mêle, on remarque une pêche ouverte, ainsi qu’un melon dont on vient de découper un morceau. C’est avec ces éléments périssables que le peintre nous rappelle que les plaisirs matériels sont éphémères, que l’opulence et la richesse des objets ne sont qu’illusion et qu’il est vain pour l’homme de s’attacher aux biens terrestres.
↙ Georg Flegel, Grand étalage de nourriture, 1637.
Un heureux présage ● Le xvııe siècle est considéré comme l’âge d’or de la nature morte. Les peintres aiment alors jouer sur l’accumulation d’objets précieux et de nourriture délicate. Ils nous obligent à nous attarder sur le tableau pour reconnaître chaque chose et la nommer. Cette œuvre de Georg Flegel regorge de détails, dont plusieurs laissent à penser que ce buffet a été dressé pour une cérémonie de mariage. Dans la coupe en argent sont disposées des dragées blanches, réservées à ce type d’événement.
Tout près, une assiette de figues sèches et une grenade entrouverte sont un symbole de fécondité. La noix, présente au premier plan, est un emblème du mariage. Le perroquet, parfois associé à l’idée de pureté et à la Vierge Marie, est ici une allusion à la vertu de la jeune mariée. Tous ces éléments nous incitent à considérer ce tableau non pas comme une simple prouesse d’artiste ou un instant pris sur le vif, mais comme un présage de la future vie commune du couple dont on célèbre ici l’union. 35
↗ Paul Cézanne, Nature morte à la bouilloire, vers 1869.
Cézanne et Matisse ou deux versions de ● Au xıxe et au xxe siècle, les peintres prennent plus de liberté par rapport aux codes de représentation de la nature morte. Ce ne sont plus les symboles ou les messages cachés derrière tel ou tel objet qui les intéressent en premier lieu, mais plutôt les possibilités d’assemblage, de jeu sur les couleurs, 44
les lignes, les formes, qui leur permettent de renouveler leur manière de peindre. Ils s’éloignent de la précision et de l’exactitude chères aux maîtres des siècles précédents. Cézanne dispose ainsi, devant un fond neutre, un pichet de métal, un simple pot, deux œufs, un oignon et une pomme.
↗ Henri Matisse, Nature morte au buffet vert, 1928.
la nature morte ● S’il travaille encore avec soin le rendu de la serviette blanche froissée, tout en vagues et en ombres, Matisse représente quant à lui un torchon à carreaux dont un large pan est traité sans pli, comme une zone plate et rigide. De plus, le peintre n’hésite pas à tricher avec la réalité et à déformer la perspective :
le dessus du buffet est légèrement rabattu vers le spectateur, pour mieux nous présenter les objets qui y sont posés. Cependant, un élément commun aux deux tableaux nous renvoie à une certaine tradition : c’est bien entendu le couteau, disposé de manière classique, sur le rebord du meuble. 45
● Une laitue dans un musée : on aura tout vu ! Les matériaux pauvres qu’utilise Giovanni Anselmo lui permettent d’élaborer des œuvres qui reposent sur une subtile combinaison d’énergie et de matière. Cette étonnante sculpture fonctionne ainsi sur un principe d’équilibre des forces : la laitue est coincée entre un grand bloc de granit dressé à la verticale et un second, plus petit, maintenu par un fil. Si le végétal venait à flétrir, le fil se détendrait et la pierre, élément minéral, tomberait. Cette œuvre, comme tout le travail de cet artiste, est une métaphore sur la vie, équilibre fragile, et qui ne tient parfois qu’à un fil…
← Giovanni Anselmo, Sans titre, (granit, laitue, fil de cuivre), 1968.
↗ Gilles Barbier, Stop Dave, I’m afraid, My Mind is Going, 2007.
Vous prendrez bien un peu de fromage avec votre salade ? ● Gilles Barbier a élaboré un univers complexe, peuplé d’éléments récurrents parmi lesquels on retrouve… le fromage ! Artiste minutieux, il conçoit son travail comme une série de fictions et utilise tous les supports pour copier divers éléments du réel. Il crée des sculptures en résine peinte qui trompent nos sens. C’est le cas ici avec ces vrais « faux fromages » dégoulinants, sur lesquels il
a inscrit un texte déformé par la coulure de la pâte. Cette œuvre est une référence directe au film de Stanley Kubrick, 2001. L’Odyssée de l’espace, au moment où Hal, l’ordinateur, est en train de perdre la mémoire. Ce sont des dialogues issus de ce film, et donc cette mémoire défaillante, que l’on voit couler de ces trois camemberts.
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↑ Lilian Bourgeat, Le Dîner de Gulliver, 2008.
C’est géant ! ● Rêve ou cauchemar ? Ces deux œuvres nous invitent à une expérience singulière et nous transportent dans un monde parallèle, où, telle Alice au pays des merveilles, nous nous déplaçons au milieu d’objets familiers devenus inaccessibles. L’installation de Lilian Bourgeat fait référence au livre Les Voyages de Gulliver, dans lequel le héros, rescapé d’un naufrage, entame un périple à travers des îles extraordinaires, peuplées tour à tour de lilliputiens ou de géants. À notre tour, nous sommes projetés dans un monde étrange où tables, chaises, 62
verres, couverts sont démesurément grands ! De la même manière, cette fourchette géante plantée dans une boulette de viande et de spaghettis, imaginée par Claes Oldenburg, nous met en appétit, autant qu’elle nous effraie. En bousculant les rapports d’échelle, ces objets déstabilisent le public, lui faisant perdre tous ses repères et constituent une expérience visuelle des plus singulières. Plus encore, elles nous montrent à quel point la nourriture prend une place prépondérante dans notre société.
Claes Oldenburg, Leaning Fork with Meatball and Spaghetti I, 1994. →
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