Sylvie Boudailliez Promo 2016
Six secondes de réflexion Nouvelle
Collection « Et si j’étais un écrivain ? » / 2014 – Ecole Efrei
Projet de création d’une nouvelle littéraire, cursus L3 Département Culture et Communication, Jean Soma
Il fait noir. Tout est sombre autour de nous. Un silence de plomb nous pétrifie lui et moi. Je ne sais pas quoi lui dire et ce long moment de gêne me rend vraiment mal à l’aise. Je sens, dans son regard, qu’il est gêné lui aussi. Mais une lumière maintenant nous éclaire, il se tourne vers moi, me sourit : « Tu sais, un jour, aux urgences, un homme est arrivé. Après un évanouissement, il n’avait pas réussi à se relever. Il était paralysé des deux jambes. L’interne avait fait un scan, une IRM et rien, pas le moindre signe ni dans le cerveau ni dans la moelle. Alors elle m’avait bipé. Dans ma carrière de neurochirurgien, je n’avais jamais vu ça : trente minutes plus tard, la paralysie s’était étendue à son bassin et, dans la soirée, à son estomac. J’ai donc décidé de l’opérer car, si on attendait plus, ça risquait de s’étendre au cœur. L’interne se demandait si j’étais fou car elle savait que je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. Sur la table, la moelle à vif, je regardais cet homme et j’ai ressenti pour la première fois cette impression. J’ai su. Peut-être l’expérience, j’ai su tout de suite, j’ai aspiré un peu et je l’ai vue. La tumeur se trouvait entre T11 et T12, minuscule et emmêlée dans un tas de nerf. Je l’ai enlevée et l’homme a bougé ses orteils à son réveil. Je crois que c’est à ce moment que je me suis senti médecin. » Emue de cette confession à cœur ouvert, j’ai pris sur moi pour partager avec lui, comme il venait de le faire avec moi : « Depuis quelques temps, la vie aux Tuileries était de plus en plus dure. Nous étions surveillés comme des bêtes en cage. Quand Mirabeau est mort, puisque nous n’avons pas pu aller à Saint-Cloud, pour la semaine sainte, la tension est remontée. Louis m’a alors expliqué son plan. Le 20 juin, j’ai empaqueté quelques affaires et à minuit je suis sortie de ma chambre. Je me
suis d’abord perdue, j’étais tellement paniquée et je ne comprenais rien à ces rues parisiennes mais une demiheure plus tard j’ai aperçu la citadine dans laquelle m’attendaient Louis et sa sœur. On avait du retard, énormément de retard. A Bondy, Fersen nous a quittés et je me suis sentie abandonnée car il avait toujours été là pour moi. A Claye-Souilly, les femmes de chambre nous ont rejoints et nous avons continué notre voyage sans plus nous arrêter de toute la nuit. Puis, à Viels-Maisons, nous nous sommes arrêtés pour manger et, en remontant dans la citadine, Louis se montra inquiet : l’aubergiste l’avait regardé avec insistance et ce fut la même chose à Chaintrix et à Sainte-Menehould. A chaque fois, Louis était nerveux, il se terrait dans un mutisme qui me renvoyait à ma propre inquiétude. Les heures de voyage sont longues, à vingt-trois heures nous nous arrêtons enfin mais je vois que quelque chose cloche : en sortant de la citadine, je me rends compte que nous sommes immobilisés par la foule. Nous sommes à Varenne et on nous a reconnus. » Les larmes m’étaient montées aux yeux, il me regardait avec compassion. Comme pour me faire penser à autre chose, il me sourit et me demande : « As-tu déjà goûté au meilleur canard laqué du monde ? Parce que moi oui ! C’était sur Palau Penang. Cette île est située sur la côte Nord-ouest de la Péninsule Malaisienne, elle est connue pour sa richesse culinaire, brassage de cuisines indienne, chinoise et malaise. En m’enfonçant dans les rues étriquées du quartier chinois, j’ai eu du mal à trouver ce restaurant. On appelle ça des Food Corners : ce sont des cours ouvertes où des cuisiniers préparent chicken rice, satey et autres plats simples du quotidien. J’étais fasciné par les mains graisseuses d’un des cuisiniers qui préparait le fameux canard laqué. La graisse du canard les
rendait luisantes et je me demandais comment il pouvait tenir son couteau. Une fois assis et installé à une table, je commandais donc un thé glacé à l’ananas et une assiette de canard. Alors que les derniers rayons de soleil de la journée filtraient à travers les stores, une vielle chinoise m’apporta ma commande. Un énorme boc de thé rempli de glaçons et un plat en plastique orange avec, au centre, une petite coupelle intégrée pour la sauce soja salée. Je commençais par enfourner un morceau de blanc trempé dans la sauce. Le goût caramélisé de la chair qui se mariait avec la sauce salée était un mélange savoureux qui traduisait toute l’originalité avec laquelle ces échoppes réinventent les plats traditionnels de cette île. » L’eau me venait à la bouche et je voulus en savoir plus. Mais je ne pus m’empêcher de lui couper la parole et lui dire : « La nouvelle lessive Skip est révolutionnaire. Avec sa boule doseuse et sa formule surpuissante, elle vient à bout de toutes les taches et garde tes vêtements blancs. » Il me regarda avec étonnement et me répondit : « Les pâtes fraîches Lustucru sont prêtes en 3 min et leur bon goût d’œuf frais te transplantera en Italie. » J’allais lui répondre mais il reprit : « Et là tu sais ce que m’a dit Kevin là, que j’étais ridicule. Attends, moi ridicule, mais il s’est cru où lui. Il termine la bouteille de lait et il vient me parler comme ça. Non mais attends, y’a pas de respect là. Ouais c’est à toi que je parle ! Tu te crois où, non mais sérieux ? Tu sais pas qui j’chuis moi ! » J’essayais de m’excuser mais je sentais qu’il ne m’écoutait plus. Je me senti obligée de lui dire : « Dans les quartiers huppés de la capitale surgit une nouvelle forme de
délinquance : vols, violences, trafics. Je vais te faire découvrir la face cachée de la vie parisienne. Dans le 16e arrondissement, la jeunesse dorée s’enivre sans compter et surtout sans voir les dangers. Souvent mineurs, ces jeunes sont la cible de petits délinquants cherchant à arrondir leurs fins de mois. » Je vis dans son regard l’inquiétude et je sentis qu’il n’était pas à l’aise. Il me dit simplement : « Bart avait eu son permis de conduire en remerciement de son acte héroïque : il avait éteint le feu qui embrasait la ville et il s’était retrouvé à aller chercher Homer dans toutes ces embrouilles. Pour se détacher de l’emprise qu’avait Homer sur lui, il avait conduit jusqu’à Shelbyville et c’est là qu’on s’était rencontré. Après de nombreuses balades et une sortie au driving, il m’avait embrassée et je lui demandais de m’épouser, je voyais bien que je lui forçais la main mais je ne pouvais pas attendre : j’étais enceinte. » Sous le coup de cette révélation, je me sentis de trop. Je sentais que quelque chose clochait dans cette conversation. Je voulus le convaincre, lui montrer que j’étais là pour lui : « Tu es de ma famille, de mon ordre et de mon rang, celle que j’ai choisie, celle que je ressens dans cette armée de simples gens. Tu es de ma famille, bien plus que celle du sang, des poignées de secondes dans cet étrange monde, qu’il te protège s’il entend. » C’est alors que j’aperçus dans son regard de l’apaisement. Nous nous étions enfin compris. Se parler de notre histoire nous avait permis de mieux nous voir, de mieux sentir l’essence de nos identités. Nous savions qui nous étions au plus profond de nous et je savais, maintenant, que son histoire m’appartenait. C’est alors
que la lumière s’est éteinte, silence à nouveau, plus aucun reflet coloré ne venait frapper la surface de l’aquarium à poisson rouge : quelqu’un avait éteint la télévision.
Julien Lamandé Promo 2016
Le jour de la galette Nouvelle
Collection « Et si j’étais un écrivain ? » / 2014 – Ecole Efrei
Projet de création d’une nouvelle littéraire, cursus L3 Département Culture et Communication, Jean Soma
Ça y est, v'la que j'ai trouvé la fève. Aujourd'hui, j'm suis encore réveillé après l' Jacob. Cette fois-ci, il m'avait chatouillé l'nez avec sa plume pendant que j'dormais. Du coup, j'ai cru qu' c'était une grosse bestiole et j'ai cogné. Tout le matin j'ai mis des gros cotons dans l'nez pour pas qu' ça saigne. Y a pas à dire, c'était un vrai pitre l’ Jacob. I’ f'sait tout le temps marrer la troupe. Mais c'était un p'tit malin aussi, il arrivait toujours à nous sortir d' la mouise quand les p'tits Gourdins nous cherchaient des poux. Une fois, quand Joe s'était fait choper d'la viande séchée, il avait embobiné le p'tit Gourdin qu'avait piqué Joe sur l' coup. Il avait pris sa grosse voix et avait gueulé comme font les gros Gourdins quand i’ parlent. Le temps que le p'tit Gourdin comprenne qu'i’ s'était fait avoir jusqu'au trognon, le Joe il avait d'jà filé. Quand j'pense qu'i’ savait même écrire ce bougre de Jacob. C'est sûrement pour ça qu'i’ l'avaient pas à la bonne les p'tits Gourdins, un gars d' la chaîne plus futé qu'eux ça avait l' don d' leur filer l' bourdon ! Il en a eu d' la chance quand même l’ Jacob, quand les p'tits Gourdins ont trouvé son carnet ç’aurait pu être sa fête. Heureusement le grand Gourdin d' notre section i’ voulait pas l' montrer qu'i’ savait pas lire. Il l'a vite mis dans son veston et il a gueulé de reprendre le travail. Moi je l'ai bien vu que l' Jacob il était tout pâle après, mais bon il a continué à emballer la marchandise comme d'habitude pour faire croire qu' ça allait bien. Ha ! not' vie d'empaqueteur, c'était pas c' qu' y avait de plus drôle. On passait not' temps à mettre d' la bidoche de veilles vaches dans des sacs, du p'tit matin jusqu'au soir. Et fallait avoir le cœur bien accroché pour supporter les odeurs. L' plus dur c'était l' midi quand l'
soleil d' la Californie nous f'sait tourner la caboche. Moi, ça va encore, j' le sens plus trop avec l'habitude, mais l' Jacob ça lui f'sait les jambes coton des fois. Ç’avait beau être un malin, il était pas ben solide not' gars, encore une fois qu'i’ nous faisait le coup aujourd'hui. Mais bon c'était l' jour de la galette alors j' me suis dit qu' c'tait pas grave et qu'on récupérerait ce soir avec une bonne tambouille. Une seule fois dans l'année qu'on pouvait casser la graine avec d' la viande ! "Hé oui ! il fallait réfléchir avant de manger tous les animaux sur Terre et de polluer les Océans !" qu'i’ disait l' Jacob. Pour moi, tant qu'y avait d' la viande, c'tait pas enquiquinant mais l' Jacob il disait : "Bientôt tous les animaux jusqu’au dernier passeront par cette usine et peut-être qu'à ce moment-là on s'apercevra que l'argent n'est pas comestible…" Quand même, i’ y allait un peu fort l’ Jacob ! Le jour d' la galette, c'tait pas juste une journée d' bonne boustifaille, ça non ! C'était aussi l'occasion des "nominations". Y en avait pas mal chaque année qu'étaient choisis, en général c'était un d' chaque section, et les sections y en avait dis-donc. Ça devait bien faire… dix cent mille ou même trente cent mille, enfin... beaucoup quoi ! On savait pas trop comment i' f’saient les Gourdins pour choisir les nominés mais si y a bien un truc que j' savais c'est qu'ils prennent toujours les plus gros et les plus capos. J' suis sûr qu'ils font ça exprès pour nous les met’ sur l' dos, i’ doit falloir aimer asticoter les gens pour d’venir p'tit Gourdin quand même. M'enfin, entre temps, i’ d'vaient bien les changer de section pa'c’ que je les r'voyais jamais les bougres. Mais bon, comme c'était des enquiquineurs de première, c'est pas moi qui pleurerais ces larrons.
Encore une fois, il était pas d'accord avec moi l' Jacob : "Mais tu ne trouves tout de même pas ça étrange, qu'ils recrutent autant chaque année ?" La curiosité c'est un vilain défaut, que j' lui répondais alors. Mais l' Jacob, c'tait pas facile de l' convaincre quand il avait une idée derrière la tête. Chaque fois après l' service, il disparaissait on n' sait où pendant quelques heures avant de rev’nir pour la popote. Après dans l' dortoir, il gribouillait dans son carnet avec sa drôle de plume, jusqu'à c'que les p'tits Gourdins viennent éteindre. Il voulait jamais m' dire c' qu'il écrivait là-dedans : "Ça ne serait pas bon pour toi si je te l'expliquais" qu'i’ me disait, comme si ça pouvait être pire que c' qu'on avalait à la cantoche ! Mais bon, comme on dit, chacun ses p'tits secrets hein ! Comme d'habitude, aujourd'hui, il était allé faire son p'tit tour l' Jacob. On l'avait plus vu jusqu'au soir une fois qu' la cloche du service avait sonnée. Par contre, il était pas venu s'asseoir à côté d' nous pendant le repas et ça c'était pas normal. "Que ton aliment soit ta seule médecine" qu'i’ disait chaque fois qu'on laissait les bouts de pâture trop coriaces. Tu parles d'une médecine... Enfin quoi à la fin ? C'tait vraiment pas possible qu'i’ manque un souper ! Les copains disaient pareil, sauf le gros Paul, toujours à la ram’ner celui-là. "Si ça se trouve, il a été choisi à ma place" qu'il avait dit l' cornio ! J' lui en foutrais moi d'être choisi, mais bon faut dire que l' Jacob il l'aimait jamais l' jour d' la galette. Il mangeait tout sauf la garniture d' viande à l'intérieur. Pendant que j' cogitais, j'avais même pas r'marqué qu'j'avais croqué que'qu' chose de pas net. Ça y est, v'la que j'ai trouvé la fève. Elle avait un drôle de goût quand même cette fève. J'ai tout craché pa’c' qu'elle était en morceaux. Quand j'ai trouvé dans le p'tit tas d'
viande c' qu’y avait, j'ai cru qu' j'avais trouvé un os mais crédiou ! c'en était pas un ! J'ai beau pas être très finaud, faut pas m'prendre pour un jambon quand même ! Depuis quand les vaches qu'on charcute elles ont des plumes ? Moi j' vais montrer c'te plume à la troupe et faudra ben qu'ces salauds d'Gourdins nous crachent le morceau.
Maxime Gontier Promo 2016
Comme une lettre à la poste Nouvelle
Collection « Et si j’étais un écrivain ? » / 2014 – Ecole Efrei
Projet de création d’une nouvelle littéraire, cursus L3 Département Culture et Communication, Jean Soma
En ce mercredi après-midi ensoleillé du 11 mai 1960, au Havre, c’est jour de fête pour la centaine de milliers de spectateurs qui assistent au lancement du « France », LE paquebot, LE fleuron, LA fierté de la marine marchande et commerciale française. Tout le monde est là. Le Président de la République et Madame (la marraine), des ministres, un évêque, la majeure partie des ouvriers des chantiers navals de Saint-Nazaire et de Normandie, une bouteille de champagne et son ruban, le commandant, les musiciens pour la Marseillaise, des marins, les curieux, des journalistes, mon arrière-grand-père, Hector Duval , qui a travaillé comme menuisier naval sur le paquebot, grand-mamy, mon père Jean, bref, que du beau monde. Lorsqu’il se lance enfin, dans un de ses élans dramatiques dont le Général a le secret, son « Vive le France, vive la France ! » fait frémir la foule. C’est beau comme du De Gaulle, tout le monde retient son souffle. Sauf Jean, qui en a un peu marre lui. Il a faim, soif. Il est fatigué, trop de bruit l’entoure, mal aux pieds, envie de faire pipi, bref c’est un enfant de 5 ans qui ne comprend pas trop ce qu’il fait là et qui serait mieux ailleurs, dans sa chambre, avec son jouet préféré : une panoplie de cow-boy apportée par le Père Noël par exemple. Alors on rentre vite à la maison, mais juste avant de partir, grand-papa Hector a la drôle d’idée de s’envoyer, chez lui à Rouen, une carte postale en couleur dans une enveloppe timbrée, une oblitération pour un jour inoubliable. Un beau souvenir en perspective, qui ne manquera pas de faire l’admiration de son entourage et pourquoi pas des générations futures. On ne rigole pas
avec ça chez les Duval. Les visites et les évènements importants sont marqués d’une pierre blanche, voire d’une carte postale lorsqu’on est de sortie. On a vu pire à la maison en matière de souvenirs hétéroclites : poupées, petites cuillères, assiettes, coquetiers, médailles, tableaux étranges, que du beau… Toujours est-il que quarante ans plus tard, moi, Mathis Duval, j’ai hérité des souvenirs et donc de la carte postale en couleur, de l’enveloppe et de son timbre oblitéré. J’avoue, à ma grande honte, que j’ai trouvé une utilisation plus pratique du « trésor familial », après l’avoir rangé dans une petite pochette en plastique transparent pour le protéger. Malgré sa grande valeur sentimentale et pécuniaire, c’est devenu un marque-page. Ce n’est pas que l’argent me laisse indifférent : en cas de besoin, j’ai toujours l’enveloppe sous la main. Je ne suis finalement qu’un pauvre petit étudiant et comme dit mon grand-père : « il te restera toujours une poire pour la soif ! ». Cinquante ans plus tard, à l’occasion d’un séjour improvisé de quelques semaines en Angleterre, fin 2013, j’ai eu l’opportunité de me rendre, à peu de frais, en Norvège, pour un week-end prolongé de 3 jours. Magnifique voyage, plein de rebondissements. Visite d’Oslo, de son fjord, du palais royal, de la citadelle, du musée consacré à Munch dont le cri résonne encore en moi, de la cathédrale, bref, la tournée obligatoire du touriste moyen. Sans oublier, bien sûr, le café Christiania, lieu mythique de la vie nocturne d’Oslo, l’endroit idéal pour goûter les bières et la cuisine locale (bio), mais surtout pour rencontrer les autochtones.
Eh bien ! ça marche, car c’est là que j’ai fait la connaissance de Sofie. Sofie Iversen est une jeune fille évidemment blonde, grande, athlétique, toujours souriante, saine, ouverte aux autres, sans complexe. C’est l’archétype de la scandinave pour le latin que je suis malgré tout. Mais j’en suis très satisfait, pour des raisons qui m’échappent encore aujourd’hui, l’habitude et les traditions peut-être ou l’arrogance française comme disent nos voisins jaloux. Sofie est étudiante en économie à l’université pour les sciences de la vie d’Oslo. Elle me raconte, entre autres, qu’elle est la petite fille de Tage Wandborg, ce dont elle est très fière. Il est le dernier architecte naval qu’ait connu le paquebot France lorsqu’il est devenu le Norway en 1979. Un miracle, enfin un point commun avec la belle norvégienne que je pense pouvoir éblouir avec mon histoire familiale. Par contre, je m’aperçois bien vite que les exploits navals de mes aïeux font pâle figure en comparaison des siens. Pensez donc, un architecte comparé à un ouvrier et à de simples spectateurs. Alors, je sors de ma poche le livre qui contient l‘enveloppe marque-page, l’arme fatale, le graal, la relique sainte, l’objet mythique, le trésor. Peut-être par compassion ou par intérêt soudain, elle daigne y jeter un coup d’œil et semble tout à coup émue. J’ai même l’impression qu’elle me regarde différemment. Je suis sur un nuage. Aurais-je le sésame pour que la belle s’intéresse un peu plus à moi ? Elle m’apprend que son grand-père Tage fait collection de tout ce qui se rapporte de près ou de loin au paquebot et qu’elle va m’organiser une entrevue avec le patriarche pour le lendemain.
Devant la porte de la grande maison de M. Wandborg, je suis à l’heure, sur mon trente et un, dans mes petits souliers et j’offre un petit bouquet de fleurs pour Sofie. Pas facile d’éviter que les fleurs ne gèlent, on est en novembre et en Norvège. L’enveloppe est dans ma poche, bien au chaud, et j’ai révisé l’histoire du bateau. Vive internet ! Car J’ai appris beaucoup de choses et je suis prêt à affronter le grand-papa norvégien. Le vieil homme s’avère être quelqu’un de charmant, d’érudit en ce qui concerne LE bateau, de très intéressant mais sans pour autant vouloir absolument éblouir son auditoire. Je visite le petit musée familial pour lequel une pièce entière de la maison a été consacrée. Magnifique ! J’admire. Le vieux guide est très fier. Sofie me sourit. Arrive enfin le moment tant attendu, le seul pour moi, en présence de Sofie. Tout en tremblant et en rougissant, je sors l’enveloppe de ma poche et la présente à Tage. Il plisse le front, sort une loupe d’un tiroir, s’empresse d’ausculter la lettre et, après un moment d’indécision, se met à rire, mais à rire comme si on venait de lui raconter la dernière blague du Toto norvégien, celle où le gamin pêche un saumon poilu dans un fjord, mais c’est une autre histoire. Papy Tage me tend l’enveloppe, la loupe et me montre l’oblitération. Je lis : « Le havre, jeudi 12 mai 1960, 7 heures 42 ». Je ne comprends pas tout de suite l’hilarité générale, mais c’est de courte durée. De rouge, je deviens cramoisi. La date ! La mythique enveloppe est datée du lendemain du grand jour. On nous aurait menti durant toutes ces années, ma famille
et moi, spoliés de ce souvenir parfait, de cet objet qui faisait que Sofie m’avait écouté, regardé et qui ne valait plus rien, ni pour elle, ni pour moi ? De retour à Paris, j’ai souhaité en savoir plus sur cet échec norvégien et personnel, savoir pourquoi la lettre n’était pas datée du 11, mais du 12 mai 1960. J’ai fait ma petite enquête. J’ai appris, après quelques recherches, que la direction de La Poste du Havre a accordé, le jour du lancement du France et à titre exceptionnel, un après-midi de repos à son personnel afin que les postiers qui le souhaitent puissent se rendre à la manifestation. Un pareil évènement dans la région, c’est plutôt rare et pas banal. Pensez donc, ma pauvre dame, le Général sera là et il fait beau ! Les souvenirs des uns ne sont pas ceux des autres, on ne peut pas et on ne doit pas se les approprier. En tout état de cause, le courrier peut bien attendre quelques heures mais, pour moi, c’est trop tard.
Cette histoire s’appuie sur des faits et des personnages réels (l’inauguration, l’enfant, le papy menuisier du France, l’architecte norvégien, ma visite en Norvège) et sur des épisodes dont j’aurais aimé qu’ils soient vrais pour certains et pas du tout pour d’autres.