Nelly Barret
Le cahier deNelly Margoz lĂŠ amer, lo grin lĂŠ dou
Nelly Barret
Le cahier deNelly Margoz lĂŠ amer, lo grin lĂŠ dou
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Chapitre 1 Mercredi 2 octobre 2013, diffusion sur Réunion Première des « Muselés de la République », un documentaire retraçant l’histoire des treize fonctionnaires réunionnais, victimes, en 1961, d’une mutation autoritaire en France ; mon histoire très exactement, celle des années d’exil partagées avec Gervais Barret, mon mari, et nos enfants. Sur le plateau, pour le débat qui suit, je retrouve un des derniers témoins ou presque, Roland Robert, le maire communiste de La Possession. Témoigner haut et fort, et devant les caméras : voilà l’occasion rêvée de me faire entendre !
Retour en arrière : j’avais 72 ans, lorsqu’un jour une amie m’invita à suivre des cours de développement personnel ; d’emblée, la somato-psycho-pédagogie (méthode Dany Bois) m’enthousiasma, et pendant quatre ans, je suivis des cours qui contribuèrent à mon épanouissement, à la prise de conscience de mon « moi », à la découverte de l’élan de vie et de la potentialité logés à l’intérieur de mon corps. J’accédai à une meilleure compréhension de moi-même. Je fus enfin capable d’explorer les raisons de mon comportement qu’alors je jugeais maladif et inadapté au monde social. Cette douloureuse introspection m’amena à conclure que la colonisation et ses relents d’esclavage, puis la départementalisation étaient les causes profondes de mes maux intérieurs. Peu à peu, je me suis mise à ne plus avoir peur de moi, de cet ego qui voulait ressurgir à tout moment et qui aurait tellement aimé vivre pleinement sa vie. Fini le gros sentiment de culpabilité qui m’envahissait sans cesse, qui m’empêchait d’avancer. Il découla naturellement de ce processus une envie d’écrire. Un certain désir de raconter ma vie. Peu à peu, s’imposa à moi l’idée de partager, avec vous lecteurs, ma vie de femme, de femme réunionnaise. Je suis née le 22 octobre 1934 à La Rivière Saint-Louis, d’une fratrie de sept enfants issus d’un père petit blanc des Hauts, illettré, et d’une mère métissée indienne dont la branche paternelle descendait de la noblesse du Dauphiné. Etait-ce une mésalliance pour l’époque ? Ma famille comptait sept enfants presque tous blancs, sauf moi qui suis sortie du giron de ma mère ni blanche ni noire, mais plus noire que blanche. Je ne me suis jamais sentie bien dans ma peau parce que j’étais très mal acceptée par mon entourage : on m’appelait souvent de manière péjorative : « la négresse ». A chaque nouvel an j’avais droit à une savonnette et de la poudre de riz « pour blanchir ot’tein ma fille ». Le regard que me portait ma mère était assez souffreteux et peut-être lui rappelais-je trop son propre mal-être dû à sa couleur. Elle avait perdu sa mère à l‘âge de douze ans ; sans doute s’étaitelle rapprochée davantage de son père noble et blanc qui s’était remarié successivement à deux femmes blanches, de souche réunionnaise.
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Mon père était veuf, ayant perdu sa femme et deux de ses sept enfants, pendant la grippe espagnole qui a ravagé l’île dans les années 1919/1920. Ma mère, Mère Jeanne, comme l’appelait sa descendance, s’était donc retrouvée juste après son mariage mère de famille en charge de cinq enfants et mari confondus. Pauvre jeune mariée de 23 ans ! Mais courageusement, elle s’est mise au travail et, durant toute sa vie avec mon père et ses douze enfants, elle n’a vécu que pour eux. La Rivière, mon village natal, dépend toujours de la commune de Saint-Louis, située sur la côte à quatre kilomètres. La Réunion était alors une colonie française, peuplée d’environ 200 000 habitants, dirigée par un gouverneur nommé par l’Etat. Autour de lui gravitait une petite élite réunionnaise d’essence bourgeoise : d’une part, les « gros blancs » descendants de cadets de grandes familles de France, les usiniers et les professions libérales, rares médecins, avocats, pharmaciens ; et d’autre part des commerçants importateurs et exportateurs, presque souvent des créoles blancs ayant fait leurs études dans les facultés françaises et rentrés au pays. Les petits et moyens propriétaires terriens, les fonctionnaires très mal payés à l’époque résidaient pour la plupart dans de belles villas créoles en bois ; les commerçants étaient le plus souvent des Chinois immigrés pour les épiceries et pour la vente des tissus des Z’arabes arrivant de l’Inde du Nord ainsi dénommés parce que pratiquant la religion musulmane. Et enfin, le monde des petites gens descendant des petits blancs des Hauts ruinés par l’abolition de l’esclavage, des cafres descendants d’esclaves, venant d’Afrique, de Madagascar, des Comores et des Indiens, les malbars arrivés plus tard comme engagés. Cette dernière catégorie vivait le plus souvent dans des pauvres cases vite emportées par les cyclones. Ils formaient le groupe des petits artisans, des journaliers agricoles, des bonnes et des nénènes qui s’occupaient des enfants et du ménage des gens aisés. Tous étaient très mal payés : il n’y avait pas de SMIC à l’époque et la rétribution dépendait du bon gré de l’employeur ! Du temps de cette colonie, il n’y avait pas de routes goudronnées dans notre village, très peu en ville, pas d’eau courante dans les maisons. Près de chez nous, seule une citerne alimentant une quinzaine de familles permettait aux enfants de transporter l’eau à l’aide d’arrosoirs. Heureusement, l’île était encore très boisée et la pluie tombait souvent, faisant la joie des jeunes garçons quand les ravines entrant en crue, laissaient place à des bassins où ils pouvaient apprendre à plonger et à nager. Les lavandières profitaient de cette eau providentielle pour y laver leur linge. J’ai grandi ; j’ai maintenant cinq ans et je partage mes jeux avec mon petit frère Louis. L’heure d’aller à l’école arriva. Accompagnée de ma sœur Céline de deux ans plus âgée, je vais découvrir un monde nouveau, une cour de récréation remplie d’enfants. Ma mère ne nous sortait jamais, elle- même restant le plus souvent à la maison. Je m’étais mise en rang derrière une soixantaine d’élèves alignées par deux, pour rejoindre une salle de classe pleine de tables et de bancs qui m’a surprise, et un grand placard vitré faisant le mur du fond de la pièce. Le bureau de la maîtresse trônait sur une estrade et, à sa gauche, un tableau noir monté sur un chevalet.
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A huit heures, après le salut au drapeau bleu-blanc-rouge et la leçon de morale, arrivait alors la leçon de lecture. Sur une gravure en carton accroché au tableau figuraient, en noir et blanc, un petit dessin à peine visible et notre première page du Regimbeau. Sous la houlette de la dame déjà âgée et opulente, on répétait en cœur, pendant une demi-heure, sur un ton plus ou moins chantant : « un puits, U – I, U – I, U – I, U – I. » C’est quoi un puits ? Impensable de poser la question à un adulte ! On ne parlait pas aux grandes personnes ! Nous étions toutes très intimidées et n’osions pas ouvrir la bouche en face de la maîtresse qui ne parlait pas notre langue. Les enfants devaient s’adresser en français à la dame. C’est quoi le français ? Seuls les gendarmes (on disait : « la loi »), parlaient le français en roulant les R ! Nous ne parlions que le créole à la maison, dans la cour de récréation. La vie se déroulait en créole. Pour nous, enfants, parler français, c’était rouler les R ! À midi, ma sœur et moi rentrions chez nous pour le déjeuner. Un kilomètre à pied, sans souliers et sous le soleil, ce n’était pas toujours chose facile. Mais il fallait se rendre à l’école et être la première de la classe, sinon disait mon père : « C’est la plume avec le long manche, (c’est-à-dire, la pioche) qui vous attend. » En ce temps-là, les enfants accomplissaient des travaux ménagers, faisaient paître les vaches et bien souvent accompagnaient le père aux champs. Les familles étaient nombreuses et les petites filles chargées de seconder leur mère au foyer. A treize heures, la cloche sonnait et l’on recommençait à lire, écrire, compter. Il y avait trop d’élèves pour les travaux manuels ou la gymnastique. On chantait toujours : « Mon petit oiseau a pris sa volée (bis) ; a pris sa,…à la volette…, a pris sa …à la volette ; a pris sa volée. » J’avais une bonne mémoire et retenais facilement tout ce que la maîtresse nous enseignait. J’étais une élève modèle : j’avais peur du placard dans lequel devait nous enfermer la maîtresse si on bavardait. L’intégration à la France nous était enseignée dès la rentrée à l’école : on chantait également la Marseillaise, le Chant de la Victoire et le Salut au drapeau de la France. Au bout d’un an, après avoir appris à lire le premier livret du Regimbeau, à compter jusqu’à 100, un par un, puis par deux, à écrire, à faire de petites additions et soustractions en nous aidant de nos doigts, nous étions prêtes à passer au cours préparatoire. Les termes « +,-,= » n’étaient pour nous que de petits dessins retenus par cœur. Tout d’ailleurs, était mémorisé sans savoir de quoi il s’agissait et où l’on voulait nous mener. A la fin de l’année sur les 60 ou 70 élèves ne passait au CP qu’une trentaine ; les autres soit abandonnaient les bancs de l’école soit redoublaient la section enfantine. Tel a été mon cas : le jour de l’examen de passage, la date étant ignorée de tous, je toussais beaucoup. Ma mère avait décrété que j’étais trop malade pour me rendre en classe. À midi, ma sœur, à son arrivée à la maison, annonce la nouvelle à mes parents. Ma mère me prépare pour me présenter l’après-midi à l’école pensant que la directrice me ferait passer l’examen et que je pourrais rejoindre les autres élèves au CP. Eh bien non ! J’ai dû redoubler cette section et pendant un an ânonner à nouveau : « puits U-I, réverbère, R-E R-E ». C’est quoi un réverbère ? Je n’en avais jamais vu et puis il n’en existait pas chez nous, et toujours pas de question à la maîtresse. On ne parle pas à la dame assise sur une chaise avec
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sa longue baguette de bambou qui nous tombait sur la tête si on bavardait ou si on ne suivait pas la leçon. Heureusement, il y avait les jeudis et les dimanches où, à la maison, dans la cour, sous les pieds de vavangue, de tamarin, mes deux nièces et moi, nous jouions à la marelle, au saut à la corde, à la marchande, à grand-mère Kal, aux cadoques… Mais notre jeu préféré était de jouer à « ti’caz » (la dînette d’aujourd’hui). Chacune délimitait son espace à l’aide de roches et le mobilier se composait d’une jolie pierre plate faisant office de table à manger garnie de bouts de vaisselle en faïence, et de quelques pierres en guise de chaises. Pour les poupées, nous prenions des feuilles de vavangue ou de teck, nous les enroulions dans le sens de la longueur, puis les attachions avec une épine de citronnier. Les bras étaient un bout de tige de margousier traversant le haut du corps. Nous les habillions bien nos poupées ! Les feuilles étaient percées d’un trou pour la tête et brodés à l’aide de nos dents .Nos poupées étaient les plus belles du monde ! Les vraies n’arrivaient pas jusqu’à la Réunion et de toute façon les nôtres nous suffisaient pour nous identifier à nos mamans ! Pour le repas, nous utilisions toutes les jolies herbes en guise de brèdes que nous faisions semblant de cuire sur deux tiges de bois posées sur deux galets comme les trépieds de nos parents. Les après-midi s’écoulaient très vite et vers dix-sept heures, heureuses, nous regagnions nos maisons. Le soir tombe vite chez nous. Il y avait la toilette à faire, à dîner avant la nuit car il n’y avait pas d’électricité dans le village : on s’éclairait à la bougie ou à la lampe à pétrole, puis on s’endormait dans une première chambre pour les filles et une deuxième pour les trois garçons. Mon petit frère dormait encore dans le petit « ber » placé dans la chambre de mes parents. Hormis pendant les vacances d’été et d’hiver australs, c’était bien sûr l’école qui remplissait nos journées. Après la deuxième année passée dans cette section enfantine, me voilà au CP. Je lisais couramment et j’avais à la fin de chaque mois un excellent carnet de notes : 10 en conduite, 10 en assiduité, 10 en application et 10 dans toutes les matières enseignées. C’était dans le Souché, toujours en blanc et noir, que nous lisions l’histoire du Petit chaperon rouge, Cendrillon, le Petit Poucet, et bien d’autres encore toujours aussi moralisatrices. Celle de Pinocchio m’avait le plus marquée, avec son nez qui s’allongeait à chaque mensonge. De peur de voir le mien prendre une autre dimension, je ne mentais jamais, surtout à ma mère. A la rentrée suivante, me voilà propulsée en CE1 et CE2 réunis ! Il y a des leçons à apprendre dont les premières leçons d’histoire : « Notre pays s’appelait la Gaule et ses habitants les Gaulois. » C’est en qualité de Gauloise que je devais étudier par cœur les leçons de géographie, de sciences ayant trait à la France, bien loin de nous. Tout ce qui est réunionnais n’existait pas. Un jour, la maîtresse nous avait passé son livre d’histoire en couleur pour que l’on voit les druides cueillant du gui sur un grand arbre. Que c’était beau ! Mais elle ne nous avait pas dit que le gui était une plante parasite et ce n’est qu’à 26 ans au cours d’un voyage en voiture dans le nord de la France que je l’ai appris, ma sœur m’ayant montré ces belles boules vertes attachées aux arbres. Heureusement qu’à cet âge, pour les
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enfants que nous étions, c’était la période de latence, nous permettant d’enregistrer tout ce que l’école nous enseignait sans nous poser de questions. L’intégration à la France suivait son cours. Mais dehors, qu’est-ce qui nous attendait ? La vie en créole, le jeu et les petits travaux domestiques. Pour moi et mon petit frère, c’était la corvée d’eau. Nous aimions bien aller chercher ce précieux liquide au réservoir situé à 300 mètres de la maison ; nous y retrouvions les enfants du quartier, et en attendant que les arrosoirs se remplissent, nous jouions à la corde, à chat perché, à la toupie ; nous allions chaparder les manguescarottes vertes chez les voisins que nous dégustions avec du sel et du piment une fois arrivés à la maison. Je crois que l’enfant a le don de convertir en jeu les différentes tâches qui lui incombent. Tout l’amuse : il est heureux, il rit de tout et de n’importe quoi. La misère et la pauvreté autour de lui ne le touchent pas. Ses parents sont là pour pourvoir à tout ce dont il a besoin. Il y avait en ce temps-là peu de frustration. Les boutiques ne présentaient que les denrées nécessaires à la vie quotidienne. Je dois être encore dans les premières classes quand la guerre de 40 éclate ; je n’en ai aucun souvenir exact. A la maison, on ne connaissait pas de pénurie alimentaire. La moyenne propriété de mon père produisait tout ce dont on avait besoin. C’est seulement à partir du cours élémentaire deuxième année que les choses ont commencé à changer. Le gouverneur de l’époque Aubert avait collaboré avec le gouvernement de Vichy et il y a eu un blocus. Les bateaux n’arrivaient plus à la Réunion et aucune marchandise n’était débarquée au Port. Alors on avait appris à vivre avec les moyens du bord. Tous les vivres avaient été rationnés. Ma nièce et moi, munies de notre livret de famille, nous allions faire la queue devant la mairie pour avoir des tickets de pain, de graisse, de savon, de maïs, mais cela ne suffisait pas. Il fallait continuer à tuer le cochon dans la plus parfaite illégalité. Alors, vers quatre heures du matin, mes frères saoulaient le porc avec un litre de rhum et enfermaient sa tête dans un « goni ». Il ne fallait surtout pas qu’il grogne sinon les voisins pouvaient nous dénoncer et mes parents auraient eu une amende à payer et donc, plus de tickets de saindoux. Idem pour le maïs ! Mes deux frères se réveillaient à trois heures du matin pour moudre le grain à l’aide du fameux moulinmaïs créole. Encore une fois les voisins ne devaient pas nous entendre. Je n’ai pas pu passer du riz à la nouvelle céréale : je ne mangeais que les grains secs et le cari. En ville c’était la disette : les gens se sont rabattus sur les patates douces, le manioc, les fruits à pain. Les tissus ne parvenaient plus à la Réunion. Certains se vêtaient de rabane ou de sacs de jute. La vie devenait précaire. Heureusement l’instinct de vie a poussé le Créole à devenir ingénieux. Des minoteries, des huileries à base de cacahuètes, des corderies travaillant la fibre de choka, des tanneries ont fait leur apparition dans l’île. Nous nous servions de feuilles de bringelliers en guise d’éponge pour laver la vaisselle, cirer les parquets, de graines de pignons d’Inde pour nous éclairer le soir; tout allait à l’économie. Mon père se montrait très inquiet : pour suivre la guerre au front, il nous priait d’aller prendre le journal à la poste le soir avant le passage du facteur, le lendemain. Etait- il inquiet pour son fils aîné qui s’était engagé dans la marine ou pour la patrie qui était en danger ? A l’école, nous écrivions sur le papier des sacs de ciment, nous faisions de l’encre avec le jus des mascades bouillis. Le curé, le père de Laporte, venait assister à la levée du drapeau de la France et le mardi après-midi nous avions une demi-heure d’instruction religieuse à l’église que nous rejoignions en rang sous la conduite des institutrices.
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Et puis, un soir, les cloches se sont mises à sonner à la volée : la guerre était terminée ; des défilés aux flambeaux ont eu lieu spontanément dans toute La Rivière Saint-Louis. Et tout enfant que nous étions, nous suivions cette marche en chantant : « Ah, Hitler l’é mort (bis) la tête en bas, la bougie dans le c.. », et la Marseillaise, ou le Chant de la victoire.
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Chapitre 2 A La Rivière Saint-Louis vivaient des petits et moyens propriétaires, qui retiraient de leurs terres l’essentiel de l’alimentation : on vivait en autarcie. Mon père, aidé de journaliers agricoles et de mes deux frères qui avaient préféré les champs à l’école, cultivait de la canne, du maïs, du tabac, des haricots, des tomates, des poids du Cap. Et aussi des mascades et des z’entaques pour doper les bœufs qui tiraient la charrette pendant la coupe de la canne à sucre. Il avait créé près de la maison un espace jardin avec de la citrouille, des laitues, des petits oignons, du persil, du piment et des brèdes. Poussaient également en intercalaire dans les champs de jeunes cannes des z’embériques (sorte de soja), des cacahuètes. Et au bout des champs souvent de l’arrow- root et des conflors. Ces plantes étaient toutes très belles à voir ; les champs étant très bien amendés grâce à l’excellent fumier que produisaient les quatre bœufs attachés à des pieux dans « le parc des bœufs » comme nous l’appelions. Tous les six mois, mon père aidé d’un couple d’amis, Labosse et Namy, tuait le cochon. Ils en retiraient de la graisse, des gratons, du porc mariné, fumé ou le fameux boucané, du boudin, des andouilles qui nous nourrissaient pendant la moitié de l’année. Il y avait aussi les poules, les poussins, les coqs élevés en liberté dans la cour, et bien sûr, la brave vache que ma mère trayait dès qu’un veau naissait. Pendant la journée quand la faim nous tiraillait, nous grimpions aux arbres pour manger des goyaves, des vavangues, des cœurs-de-bœuf. Il y avait aussi autour de la maison des jacquiers, des bananiers, des pieds de tamarin, des pommes lataniers. Et à Noël des pieds de letchi et les manguiers nous rassasiaient de leurs beaux fruits rouges et jaunes. En ce temps-là, tous les adultes travaillaient : soit dans les bureaux, les échoppes d’artisans ou dans les champs. Il y avait également des couturières, des dames qui tressaient des brins de paille, de vétiver, chiendent, vacoua, pour confectionner des capelines, des brodeuses produisant les fameux « jours » de Cilaos. Mon père louait les services de quelques femmes pour préparer les feuilles de tabac qu’elles enfilaient sur des brins de choka afin qu’elles sèchent au soleil ; ensuite elles en faisaient des bottes prêtes pour la vente. Les épis de maïs réclamaient aussi les mains expertes des femmes qui les séparaient de leur paille. Il fallait aussi également retirer les cacahuètes de leurs racines. Tout se passait dans la bonne humeur, les rires fusaient tandis que la vieille brave Liline chiquait son tabac râpé enroulé dans un morceau de tissu qui n’avait plus de couleurs. Ma mère ne participait pas à ces petits travaux. Elle avait de quoi faire en tant que cuisinière, couturière, lavandière, ménagère, repasseuse. Les cinq enfants qui restaient encore à la maison devaient être toujours propres, bien mis, pour aller à l’école, sauf pour mes deux frères adultes qui commençaient à fréquenter les bals et allaient à la grand- messe du dimanche. Seules manifestations regroupant les
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jeunes du village et leur permettant de se dérider avant de recommencer les lourds travaux des champs les semaines suivantes. Les deux aînés vivaient à Saint-Denis, la capitale, où ils continuaient leurs études ; Bruny était interne au lycée de garçons et ma sœur, Janine, élève à l’Ecole Normale d’Iinstituteurs, habitait dans une pension de famille. Pendant les vacances, il arrivait que le cousin de Saint- François (dans les hauts de Saint-Denis), vienne nous prendre en camion afin de nous avoir pour quelques jours de repos chez lui. En route, on s’arrêtait au jardin colonial du chef- lieu. Les deux petits singes Cajou et Miette faisaient notre joie. On s’extasiait devant leur prouesse et leur agilité. Les énormes tortues de terre nous étonnaient. Que nous étions heureux ! Puis on arrivait chez cousin Volcy. Quel enchantement ! Deux bassins pleins d’eau, des poissons rouges ! Une grande treille chargée de raisins noirs bien mûrs, un système d’irrigation par aspersion nous permettaient de manger toutes sortes de légumes. C’était la fête tous les jours ! Avec mes nièces, nous découvrions des choses nouvelles : la terre rouge, propre, des plantes que nous ne connaissions pas : les azalées toute fleuries, les jamroses qui poussaient le long des ravines, les longoses avec leurs fleurs jaunes au parfum si entêtant. Notre univers s’enrichissait et, au bout d’une semaine, nous rentrions à la maison le cœur content et les sens riches de sensations nouvelles. Il nous arrivait aussi avec mes parents et ceux de mes nièces d’aller faire des « parties » (pique-niques) dans le fond de la rivière (le bras de Cilaos). Les deux charrettes bien chargées, suivant le chemin du Ouaki tout tortueux, arrivaient bon train au bord de l’eau. C’était d’abord le grand bain dans une eau claire et abondante. Nous nous amusions follement en nous arrosant, dans les bassins, sous les yeux attentifs de nos mères. Puis, vers les seize heures, les deux femmes commençaient à préparer le dîner pendant que les grands frères allaient pêcher des chevrettes. Au moment du repas, mon père préparait les feuilles de bananier en les passant au dessus de la flamme pour les assouplir. Le repas prêt, nous nous asseyions par terre tous autour des feuilles contenant le riz, les grains secs, le bon cari de crevettes fraiches et bien sûr, la petite sauce de piments verts. Avec la main, nous dégustions ce délicieux diner, arrosé, pour les adultes, d’un petit verre de rhum. Dans les premiers jours de septembre, il fallait regagner les bancs de l’école. Me voilà au Cours Moyen première année. Tout ne va pas aussi bien se passer que dans les autres classes. Les redoublantes, au nombre de sept, sont beaucoup plus fortes que moi. La maîtresse ne me porte pas dans son cœur, si bien qu’un jour, en pleine classe, elle me livre à la risée de toutes les élèves. Parce que, dit-elle : « Nelly ne s’est pas coiffée ce matin alors que vous avez toutes une petite tête agréable à regarder ». Ce qui était faux ! Mes cheveux étant très bouclés, ma mère avait essayé de les lisser ce matin- là avec le peigne en bois du temps de la guerre. Du coup, j’ai attrapé des pellicules et n’ai pu m’en débarrasser qu’à l’âge de 45 ans. J’ai tellement eu honte ! Et c’est également dans cette classe que j’ai attrapé ma première fessée. Je ne comprenais rien aux fractions : les coups ne m’ont pas rendue plus apte à comprendre cet exercice de calcul au tableau noir toujours posé sur le chevalet. Un autre jour, ne sachant pas trop bien ma leçon de sciences naturelles portant sur l’appareil respiratoire, j’ai osé regarder dans mon livre ouvert à la bonne page. Une élève m’a dénoncée et, pendant trois mois, je fus privée de récréation : la pénitence m’est apparue bien lourde au regard de la faute commise. J’ai poussé un ouf ! de soulagement en gagnant le CM2. La nouvelle maîtresse prenait très à cœur la
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réussite de ses élèves au CEP (certificat d’études primaires). Il fallait que toutes les candidates soient reçues. Et elle faisait toujours redoubler les filles pourtant aptes à subir l’examen. J’étais la seule à me présenter au bout d’un an passé dans sa classe : j’ai été reçue avec les onze autres lauréates, ayant obtenu un total de 66 points pour un minimum de 60. Mon père, qui doutait toujours de mes capacités, s’est écrié : « 66 points, ce n’est pas beaucoup, mais elle est admise quand même : bravo ! » Le cycle de l’école primaire est terminé. Nous ne parlions pas toujours français et c’était le cadet de nos soucis. Nous récitions nos leçons d’histoire, de sciences naturelles, de géographie apprises par cœur et parfaitement sues sans nous demander ce qu’était cette mère patrie qui faisait la loi chez nous et nous laissait nous débrouiller entre nous. Dans l’administration les cadres étaient réunionnais ; dans les bureaux, les écoles, ne travaillaient que des créoles, bien de chez nous. Les ouvriers agricoles étaient des engagés indiens habitant dans des camps aux alentours des usines. Les cafres occupaient les postes d’ouvriers, de soudeurs ou de mécaniciens. Les travaux aux champs ou à l’usine étaient durs et mal payés. Cependant les gens ne se plaignaient pas, La vie se déroulait simplement dans le respect de chacun. L’entraide et le bénévolat étaient de mise ; la dignité, l’honnêteté, la politesse se lisaient sur le visage de tous. Pourtant la démographie était galopante ; la mortalité suivait de près le nombre des naissances. En ce temps là, il n’y avait pas d’antibiotiques ; beaucoup de femmes mouraient lors de l’accouchement. La jeune fille qui se mariait, disait-on, avait un pied sur le sol, et l’autre dans la tombe ! Dans le trousseau figurait bien souvent le « linge de mort ». Ma mère en avait un très beau ! De belles chemises de nuit blanches et longues, toutes brodées, des draps et autres pièces de linge dont je ne pourrais citer le nom. Les nourrissons étaient souvent emportés par les battements de flancs (la pneumonie), le tambave simple et le tambave carreau (la toxicose) que madame Montrouge de Saint-Louis tentait de soigner avec ses tisanes. Mon petit neveu de quatre ans est mort d’une mastoïdite ; la jolie petite Colette avec ses belles nattes âgée de sept ou huit ans atteinte de tétanos, en mourut. Nous l’avions suivie jusqu’au cimetière. Toutes les petites filles de l’école, habillées d’un haut blanc et d’une jupe bleu marine l’avaient accompagnée jusque à l’église, une rose blanche à la main, tout le long de la pente des Vacoas. Triste spectacle ! Il nous aurait fallu une cellule psychologique ! Mais à l’époque, tous disaient « c’était la volonté de Dieu ». Il fallait l’accepter sans se plaindre ; la sélection naturelle était la règle. D’ailleurs l’église était bien guidée par son noble curé arrivé de Bretagne, le père de Laporte. Il tenait toutes ses ouailles récalcitrantes à coups de gifles ou d’excommunication ! A huit ans en août, ma mère m’a inscrite sur les bancs du catéchisme. Malheureusement, j’ai été jugée trop jeune par le prêtre de la paroisse, ayant été baptisée le 11 novembre de l’année de ma naissance. J’ai donc dû attendre encore un an pour savoir que Dieu a dit : « je suis la voie, la vérité et la vie ». Pendant deux ans nous étions chargés, garçons et filles, d’apprendre par cœur toutes les réponses aux questions posées dans le livret. Les catéchèses veillaient à ce que nous récitions parfaitement bien nos leçons, le jeudi matin à l’église. Elles nous enseignaient également des chants, des prières. Nous étions fiers d’aller à ces cours, même si le curé nous faisait très peur avec sa grande robe et son petit feutre rond noirs; il était tellement sévère. Ce peuple de sauvages, il fallait le mater ! On nous montrait des images en noir et blanc, de pêcheurs cuisant dans une grande marmite au- dessus de belles flammes ; deux diables cornus les piquaient avec leur lance, c’était l’image de l’enfer !
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A l’honneur du curé, il est vrai qu’il avait fait construire une très belle église dédiée à Notre-Dame du Rosaire. En tant qu’ingénieur ébéniste, il avait formé toute une génération de menuisiers dans le village. La décoration était très réussie : trois autels en bois sculpté et finement travaillé ; une chaire digne de sa Majesté, des bancs et des prie-Dieu. Deux beaux bénitiers en pierre taillée trônaient au fond de l’édifice ! Je n’en ai jamais vu d’aussi beaux et imposants dans toute l’île. Bien sûr, je n’oublierai pas les deux confessionnaux à droite et à gauche, en entrant dans l’église, qui nous faisaient trembler dès qu’on y entrait. De quoi allions-nous nous accuser ? A neuf ou dix ans on ne commet pas de péchés ! Alors, entre nous, on s’inventait des histoires, des mensonges, à propos de petits vols, et différents maux dont nous ignorions même le sens. Ayant obtenu l’absolution, nous allions réciter nos prières devant les statues du Christ, de Saint-Joseph et de la Sainte vierge. Nous avions fait notre devoir de futurs bons chrétiens... Cependant je dois souligner que ce curé était également un véritable artiste : rien n’était assez beau pour tout ce qu’il entreprenait. Les fêtes en l’honneur de la patronne de l’église étaient les plus belles de l’île. Les gens venaient de partout pour s’amuser. Les deux carrousels installés sur la place de la mairie tournaient sans relâche au son de la musique en cuivre. Enfants et les jeunes gens accompagnés de leurs dulcinées prenaient un plaisir monstre à tourner en rond. Mon père était toujours d’accord pour qu’on aille s’amuser à cette seule kermesse de l’année. Mais, avant de quitter la maison, il fallait s’acquitter de la corvée d’eau. Ce jour-là, mon frère Louis et moi remplissions très vite les récipients qu’il avait préparés. Ensuite, avec nos vêtements du dimanche et nos souliers, nous nous rendions sur la place de l’église et dépensions les quelques sous que nous avions en poche. Nous nous amusions comme des fous : carrousels, loterie, pêche à la ligne, tir à la moque, promenade dans la foule et, vers les quatre heures, nous regagnions la maison, heureux de cette journée de fête. Il y avait également les Fête-Dieu avec les processions qui s’arrêtaient de reposoir en reposoir (trois en tout). Sur celui de Notre-Dame de Lourdes se plaçaient toujours deux anges blancs, avec de jolies ailes bleues, choisis parmi les blancs et les bourgeois, si bien que dans notre imagination, les anges ne pouvaient qu’être blancs et riches ! Un ange noir : quelle offense à notre seigneur Jésus-Christ ! Il me faut me raconter tout ce qui a eu trait à ma première communion célébrée le jour du cinquantième anniversaire de sacerdoce du curé. L’évêque, tous les prêtres de l’île assistaient à ce grand événement. En rang, avec notre longue robe blanche (la mienne était en organdi), notre couronne sur la tête, notre beau cierge blanc, nous allions rejoindre tout ce beau monde à la cure pas très loin de l’église. Ensuite nous y remontions pour nous y placer comme nous l’avaient appris les dames catéchistes : les garçons sur les bancs devant et les filles de chaque côté de la grande nef. Vers neuf heures et demie arrivait l’heure d’avaler notre première hostie, à jeun, bien sûr ; pourrions- nous prendre cette rondelle de farine bouillie sans la mâcher ? Nous étions tout à fait intimidés ! La messe terminée, nous avons eu tous droit à une brioche bénite et à un signet, en souvenir de cet anniversaire. Quelle bonne aubaine ! Mon parrain et ma marraine sont venus m’embrasser au bas des marches et m’ont remis un billet de 25 Fr CFA entre les mains. Tout de suite après c’était au tour du maire communiste de la commune Hippolyte Piot de remettre à chacun d’entre nous un billet de 25 Fr CFA ; il nous donnait ainsi l’équivalent d’une journée de travail, car des adultes se convertissaient également à la religion catholique !
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L’après midi, après un repas en famille qui sortait de l’ordinaire, nous retournions aux vêpres à trois heures, munies de belles couronnes de fleurs blanches confectionnées par les mères ou les amies afin de les offrir à Marie en chantant et en les levant bien haut : Bonne Marie je te confie Mon cœur ici-bas Prends ma couronne Je te la donne Au ciel n’est-ce pas Tu me la rendras. (Bis) Il fallait aussi rendre le cierge que le curé, par l’intermédiaire du magasin de Many, l’organiste, revendrait l’année suivante aux prochains premiers communiants. Dernère étape, la confirmation et nous pouvions enfin entonner : Je suis chrétien Voilà ma gloire, mon espérance Et mon soutien Mon chant d’amour et de victoire Je suis chrétien, je suis chrétien. Nous faisions désormais partie du peuple de Dieu, avec toutes les obligations que cela entraîne : prières du soir, messe du dimanche, confession et communion le plus souvent possible sans oublier le passage obligé par le confessionnal pour Pâques. Et là, c’était du sérieux ! Quand arrivait Noël, la nature se revêtait de sa plus belle parure : fleurs rouges des flamboyants ; les tamarins changeaient de robe, de vert foncé ils passaient au vert tendre ; les arbres fruitiers, les letchis et les manguiers se mettaient au diapason. Les grandes vacances allaient bientôt arriver, et nous chantions dans la cour de l’école en organisant une grande ronde où étaient conviés petits frères et sœurs de chacun : Vivent les vacances A bas la pénitence Les cahiers au feu La maîtresse au milieu ! Noël était une grande fête religieuse ; la messe de minuit nous enchantait. Pour l’occasion, ma mère nous confectionnait une robe neuve. Nous écoutions avec plaisir tous les grands cantiques de la Nativité. Nulle part on ne voyait d’arbres de Noël. Dans nos livres de lecture, nous apprenions pourtant bien que les enfants de France disposaient leurs souliers au pied du sapin et que Ti’ Noël descendait par la cheminée. Hélas, chez nous il n’y avait ni cheminée ni sapin, et par conséquence, pas de cadeaux dans nos chapeaux, mais en revanche, un bon repas à midi, avec comme dessert un morceau de gâteau, du quatre-quarts préparé par ma mère. Pour le premier de l’an, c’était la grande fête ! Très tôt le matin, des pétards fusaient de partout et cela durait toute la journée. Au réveil, Il fallait souhaiter la bonne année à nos parents et recevoir
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les proches ; avant les embrassades, c’était la cérémonie du p’tit verre de Marie-Brizard accompagné d’un morceau de gâteau ou de pâté créole, confectionnés par la brave Namy, arrivée depuis la veille pour les préparer. Les enfants jouaient dans la cour et étaient tenus à l’écart de ces réceptions. Cependant mon père n’oubliait jamais de leur donner une petite pièce à leur départ. A midi, un bon repas était de mise ; il nous arrivait de manger un gratin de macaronis ce jour-là ; que de bons souvenirs ! Le 2 janvier, c’était au tour de monsieur Bébé, prêtre indien tamoul de se déplacer depuis SaintLouis, avec sa petite charrette, où trônait un dieu indien, tirée par des jeunes pénitents. En tête, les joueurs de tambour malbars annonçaient leur passage. A chaque fois, moyennant paiement, mon père priait le prêtre de s’arrêter devant la maison et de danser sur son grand couteau à la lame très acérée. Après une courte cérémonie, tam-tam endiablé, invocation à son dieu, monsieur Bébé entrait en transe et dansait sur son grand couteau sans se blesser. Mon petit frère, Louis, et moi avions très peur et nous nous cachions sous le lit de la chambre : ces tambours qui réveillaient nos entrailles : c’était le jour de l’an ! Ma mère nous interdisait formellement de regarder cette scène à travers le miroir du salon, au risque de voir le prêtre marcher sur un drap blanc porté par quatre petits diables, ce qui nous aurait rendu immédiatement aveugles. Cette superstition perdure encore des nos jours parmi la population créole. Les vacances de janvier et février se déroulaient presque sans problème. Dès les premiers jours, il était de coutume que tous les enfants prennent un vomitif à l’ipéca et une purge d’huile de ricin sur trois jours. Ce sont les plus mauvais souvenirs de mon enfance ! Avec, bien sûr, les cyclones qui touchaient l’île à cette époque ! Celui de 1948 fut l’un des plus terribles de tous ceux que j’ai vécus jusqu’à présent. Il y a eu une centaine de morts, des pluies torrentielles qui ont emporté beaucoup de ponts et dévasté Cilaos et Saint-Leu. Durant toute la journée, nos parents nous communiquaient leur peur devant la violence des vents. Notre mère, ma sœur et moi récitions sans cesse des dizaines de chapelet, brûlions des rameaux et du buis bénits pour que Dieu nous protège, pendant que les hommes surveillaient les toitures. Pourvu qu’elles ne s’envolent pas ! En fin de soirée, le vent une fois tombé, nous allions mesurer l’ampleur des dégâts dans le village, tous rassurés. Dès le lendemain, les hommes se mettaient au travail : une fenêtre à réparer chez le voisin, une clôture à relever et même, une maison à retourner chez la pauvre Mida… Les uns et les autres s’entraidaient et faisaient en sorte que la vie reprenne son cours normal le plus vite possible. Les pieds de maïs, les cannes se remettaient vite debout comme si rien ne s’était passé.
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Chapitre 3 En septembre 1946, notre Certificat d’Etudes Primaires en poche, nous montions à « l’école là-haut », le CEG du Ruisseau, un lieu-dit de La Rivière, bien différente de celle de notre quartier. Ne vivaient dans ce lieu que des bourgeois, des gens riches et blancs qui étaient bien intégrés à la mère patrie et « parlaient bien », comme on disait, c’est à dire parlaient le français. Pauvres de nous ! Douze élèves de La Rivière les Bas, ne parlant que créole et habitués à vivre des produits de la terre. Déjà nos habitudes devaient changer : il fallait se chausser, faire quatre kilomètres à pied le matin et le soir pour regagner la maison, manger à midi un morceau de pain avec du chocolat ou un peu de beurre en boite. Les cours nous étaient dispensés par quatre institutrices blanches, belles et très bien nippées : nous étions drôlement intimidées. À la première rédaction que j’ai eu à rédiger, j’ai décrit un beau chemin des hauts du village que nous avions suivi en charrette, ma tante Femmy, (la sœur de mon père), ma mère, mon petit frère et moi-même. Je découvrais alors une route bordée d’ombellifères géantes, de fraisiers sauvages qui firent mon admiration et que je me suis empressée de décrire. Quelle déception ! L’institutrice s’est moquée de moi devant toute la classe en niant ce que j’avais vu de mes propres yeux. Ensuite, première leçon de sciences naturelles : l’étude d’une plante ; racines principales, radicelles, tiges, feuilles. Eh bien, figurezvous que pour décrire cette plante il a fallu faire appel à la renoncule de France ! Nous ne la connaissions pas car elle ne poussait pas chez nous et qu’il a fallu la dessiner à partir du livre, pour garder en mémoire ses différentes parties. Pourtant dehors, à la porte de notre classe, poussaient beaucoup de plantes qui auraient pu nous instruire davantage et rapprocher nos parents de nos livres. Pour les feuilles découpées ? Des feuilles de marronniers dessinées dans nos manuels ! Il aurait été si facile de nous dire d’apporter celle de manioc si belles et représentant bien le thème de notre leçon. À partir de ce moment, j’ai compris que cette école me séparait de ma vie, de mes parents, de ceux qui habitaient dans notre village. L’école voulait faire de nous de vraies Françaises. Avec la départementalisation votée par les deux députés communistes Raymond Vergès et Léon de Lepervenche, Aimé Césaire et d’autres, pour les Antilles et la Guyane, les « vieilles colonies » devenaient départements français. Commence alors l’assimilation. Sans pitié ! L’école s’éloigne encore davantage de notre spécificité. Nous parlions toujours créole et n’ouvrions jamais la bouche pour exposer notre point de vue qui, d’ailleurs, n’avait plus droit de cité. C’est la carafe qu’on remplit de liquide sans tenir compte du verre qui la constitue. Seule la sublimation peut nous aider à enrichir nos connaissances. Malheureusement je suis tombée sur une piètre cuvée ; ou, peut-être, une cuvée de révolutionnaires en herbe ! Deux ou trois élèves ont quitté la classe ; les autres, plus celles
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venant de l’école du Ruisseau, essayaient de s’en sortir tant bien que mal, mais avec d’assez maigres résultats. Un sentiment de culpabilité s’empara de moi : je ne pouvais faire mieux. Mon estomac a été la proie de spasmes, dont je ne pouvais plus me défaire. Une dyscalculie m’envahit : je ne savais plus pourquoi 2+2 = 4 ! D’après la maîtresse, j’étais devenue celle qui paralysait la classe par ma paresse. Les leçons d’histoire, de sciences, de géographie m’éloignaient de mon peuple et créaient en moi une étrange dualité incapable de s’exprimer. D’après l’institutrice qui nous enseignait la musique et le chant avec son seul diapason, j’étais « le rejeton » de la famille. L’instinct de vie étant plus fort, nous formions la bande de La Rivière les Bas et transformions le chemin de l’école en véritables parties de rires, d’amusements et de joie. Nous volions les fleurs de la belle roseraie du curé pour fleurir la classe. Nous taquinions les garçons de la fameuse école Hégésippe Hoareau, réputée à l’époque pour avoir été le vivier de bon nombre de futurs Instituteurs, Hommes politiques, professions libérales : Guy Hoareau, médecin et maire de Saint Joseph, Paul Julius Benard, pharmacien et sénateur-maire de Saint Paul ; et mon frère, Bruny Payet, ingénieur et secrétaire général de la C.G.T.R. Dans le même temps, notre puberté naissante n’arrangeait pas les choses ; notre corps demandait à s’épanouir. Hélas, l’éducation familiale, sociale, religieuse nous interdisait toute entorse à la règle établie. La communication, avec les parents formés à l’ancienne école et peu instruits ou avec les institutrices, était impossible. Le soir, il fallait travailler à la bougie ou à la lampe à pétrole. A la maison, je n’avais personne capable de m’aider à résoudre les difficultés que je rencontrais dans la rédaction de mes différents exercices. Le sentiment de culpabilité, d’incapacité à comprendre mes angoisses, mes peurs me tenaillaient. Ma « noircitude » n’arrangeait pas les choses. En dépit des efforts que je pouvais faire, je n’atteindrai jamais les modèles que j’avais devant moi : des institutrices blanches, trop distantes, et qui se plaignaient constamment de nos incapacités. Pour pallier cette souffrance, je me suis jetée dans la lecture de livres que j’empruntais à la bibliothèque de l’école de garçons ou de ceux que me rapportaient, aux vacances, mes deux sœurs. Le soir, dans mon lit, je me mettais à rêver. L’onirisme et l’onanisme faisaient vibrer mon corps ; je suis persuadée que le fait de le sentir toujours vivant m’aidait à supporter la douleur de ma solitude et de ma situation d’échec. Le 7 mai 1950, mon père meurt d’une attaque. La veille au soir, assis sur un tabouret créole, près de son lit, avec son assiette posée sur une chaise, il dégustait son repas fait de riz, d’un cari de vohèmes, et d’un rougail morue. Il l’a trouvé si bon qu’il y en a redemandé à ma mère qui s’est empressé de lui servir une deuxième ration. Hélas ! Il est tombé alors de son siège en faisant une grimace affreuse. Ma mère prit peur et courut prévenir mes frères qui habitaient à 300 mètres environ de la maison. A leur arrivée, ils l’allongèrent sur son lit, plongé dans profond coma. Le lendemain matin, mes frères avec l’accord de ma mère firent venir de Saint-Pierre, distant d’une vingtaine de kilomètres de la maison, le docteur Isautier réputé pour sa bonne pratique médicale. Malheureusement, il nous laissa entendre qu’il n’y avait plus rien à faire et qu’il mourrait sans trop tarder. Effectivement vers 15 heures, mon père décédait. Grand branlement de combat ! Il faut d’abord avertir tous les enfants et bien sûr les voisins. Les enfants des lycées de Saint-Denis arrivent le jour même par le train. À 18 heures, le glas sonne à
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l’église, après l’angélus, car le curé de Laporte a tout de suite été prévenu. Le village sait ainsi qu’il y a un décès et, de bouche à oreille, on apprend que Monsieur Bruny, agriculteur très connu dans le bourg est mort. Mes parents préparent le défunt, le lavent, l’habillent, puis l’installent ensuite dans le salon sur le fameux canapé que nous prêtions aux différents morts du bas du village. La salle est vidée de ses meubles ; seule apparaît à la tête du macchabée une petite table garnie de statues et une coupelle remplie d’eau bénite dont chaque arrivant se sert pour bénir le corps à l’aide d’une mince branchette de buis. À 20 heures commençait alors la veillée. Pour recevoir les hommes, le rituel voulait qu’on installe sous le hangar derrière la maison, des longues tables, bancs ou chaises pour que ces messieurs s’amusent : domino, cartes, loto… Des histoires grivoises accompagnaient les petits verres de rhum, les tasses de café servies régulièrement par les deux grands frères. Dans le salon, les femmes, assises en rond, récitaient des dizaines et des dizaines de chapelet priant ainsi pour le repos de l’âme du défunt 24 heures durant. Le lendemain à 15 heures, nouveau branle-bas de combat ! Il faut soulever le corps et le caser dans le cercueil de sapin fabriqué par un bricoleur du coin. Le cercueil porté à épaules d’hommes, se relayant sans cesse, entraînait alors le cortège, formé en tête de porteurs potentiels suivi des femmes récitant toujours le rosaire. Pas à pas il arrivait à l’église vers 16 heures ; le glas se mit alors à sonner et le cercueil était déposé sur un piédestal placé au centre de la grande nef. Mon père eut droit à un enterrement de première classe car, très prudent, il avait cotisé au « Franc au Décès ». L’église était toute décorée de noir et de blanc. Un beau catafalque habillé également de la même couleur faisait de mon géniteur le roi de la scène. Après avoir béni le corps et fait brûler de l’encens, on l’accompagna au cimetière avec la grande croix portée par un enfant de chœur et le curé en tête. Pour la famille commença alors une nouvelle vie. Ma mère se dépêcha de faire démonter la grande maison en bois sous tôle et de reconstruire un chalet plus petit et plus moderne. La cuisine était vaste et toujours à l’extérieur. Il a fallu porter le deuil pendant seize mois par respect de la mémoire de mon père en ne s’habillant que de noir, et de blanc et noir pendant les six mois suivants. Bruny, mon frère aîné, était brillant au lycée et avait décroché le prix d’honneur en maths au bac ; ma sœur aînée avait eu son brevet supérieur à l’école normale d’instituteurs ; la seconde, le prix d’excellence en première au lycée ; mon petit frère, Louis, s’en sortait bien à l’école. Juste après, cahin-caha, j’ai obtenu mon BEPC et suivi les traces de mes aînés. Comme eux, je quittai Saint-Louis par le petit train à vapeur, alors si célèbre, qui nous causait tant de plaisir aux vacances et à chaque rentrée. Tous les jeunes du sud de l’ile l’empruntaient, de Saint-Pierre à Saint-Denis, en chahutant ; à chaque gare, nous chantions à tue-tête, et parfois nous nous moquions du chef de gare qu’on disait, comme dans la chanson, cocu… De quoi occuper la demi-journée de trajet pour gagner internat ou pensions de famille à Saint-Denis. Mon style de vie va bien changer. L’adaptation n’a pas été facile. La lumière électrique que je découvrais était trop vive pour mes yeux, la réverbération des routes goudronnées me les abimait davantage. Il n’y avait alors que deux lycées pour toute l’île : l’un pour les filles, l’autre pour les garçons. J’ai été la seule de La Rivière les Bas, avec deux filles du Ruisseau, à me retrouver sur les bancs de seconde
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moderne du lycée Juliette Dodu ; l’année suivante, nous nous sommes retrouvées toutes les trois, élèves-maîtresse au Lycée de Garçons Leconte de Lisle. J’étais complètement dépersonnalisée et ne vivais que par la représentation de tout ce qu’on m’avait enseigné. J’étais une Française de seconde zone, et souffrais beaucoup d’avoir laissé derrière moi mon âme d’enfant, mon moi ; cet ego qui voulait constamment ressurgir, était source d’angoisse, de souffrance et de frustration. Les professeurs étaient pour les uns, des créoles ayant fait leurs études en France, et pour les autres, des Français nouvellement arrivés dans l’île. Les matières enseignées étaient les mêmes mais plus approfondies, avec beaucoup plus de connaissances de la part des enseignants. J’étais très bonne en français (ironie du sort !), mais toujours nulle en maths. Assez désabusée, je quittais le lycée en première ; des trois filles de cette promo, une seule aura passé ses deux bacs et réussi sa formation d’institutrice.
Nelly à 18 ans
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Chapitre 4 Pour ma part, je me mariais à 20 ans, avec un instituteur, Gervais Barret, petit blanc des Hauts, faisant fonction de directeur d’une école de quatre classes située à quatre kilomètres de son village natal, Petite-Île. Une commune beaucoup plus pauvre que La Rivière, manquant de coquetterie : très peu de grandes maisons, de fleurs et de moyens propriétaires. C’était en 1954. Aujourd’hui les choses ont bien changé. Gros travailleurs, très attachés à leurs terres, les Petit-Îlois produisent surtout des cultures maraichères, des agrumes et un peu de canne. La vie y est très agréable. La commune s’est urbanisée et est équipée de structures scolaires modernes. Mon mari et moi menions une petite vie simple avec comme seuls amis, un couple de planteurs, très « évolués » pour l’époque et qui possédaient une petite bibliothèque, un camion, ce qui n’était pas très courant. Ma lune de miel durera jusqu’au mois d’août avec la naissance de ma première fille. J’ai vécu alors une expérience certainement partagée par beaucoup d’autres femmes. Le six août 1954, vers minuit, notre ami est allé chercher la matrone du village, âgée de 74 ans. Ma fille est née le lendemain matin à onze heures trente, après une nuit de contractions que la matrone ne savait pas gérer. Les conditions d’hygiène étaient catastrophiques ! J’avais lu dans un ouvrage de puériculture qu’il fallait impérativement stériliser tous les objets utilisés : heureusement pour moi ! Le nourrisson est sorti, tout bleu, avec le cordon ombilical autour du cou. Frictionnée avec du rhum, tapotée de toute part, ma fille s’est mise à crier, à retrouver une couleur normale, et la voilà partie pour la vie, et pour notre plus grand bonheur. Pour calmer les brûlures que je ressentais au niveau du vagin, la matrone m’avait appliqué des compresses de vin : c’étaient les conditions de l’époque. Deux ans après, mon fils a eu plus de chance : c’est un médecin de la ville qui m’a accouchée sans problème. A vingt heures trente, il était à la maison et une demi-heure plus tard, mon Petite-Ile, décembre 1954
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petit garçon, deux kilos sept cent cinquante, naissait ; je me souviens toujours de la bonne parole du docteur : « mieux vaut un bébé petit et en bonne santé qu’un gros, malade. » Merci, docteur ! Philippe a aujourd’hui 58 ans… En 1963, j’ai vécu, pour ma dernière fille, Elisabeth, les conditions d’un accouchement idéal : c’était à la maternité de Suresnes, près de Paris, une école de sages-femmes et de puéricultrices. Les nouveau-nés étaient pouponnés et les mères rassurées, pouvaient se reposer pendant quelques jours. Notre aînée, Danielle, n’a eu la chance de m’avoir auprès d’elle que pendant trois mois. Comme j’étais élève-maîtresse, donc boursière, l’Education Nationale m’a demandé de rembourser mes deux années d’études ou de me mettre à la disposition de ses services. Avec la maigre solde de mon mari, il a fallu choisir la deuxième solution. J‘ai dû alors préparer le brevet élémentaire, le concours de recrutement des instituteurs réunionnais, et suivre deux ans de formation professionnelle, avant de me présenter au Certificat d’Aptitude Pédagogique, écrit suivi d’un oral. Je passais tous ces examens sans difficulté tout en enseignant d’abord dans une petite école à classe unique, au 17ème km, dans les hauts du Tampon, à une vingtaine de kilomètres de notre domicile. Sans transport direct, j’ai dû m’installer dans une pension de famille, me séparer de ma petite fille, me sevrant ainsi de mon maternage. Le niveau n’était guère brillant ; ce que j’enseignais n’intéressait guère les enfants. Je me retrouvais ainsi quinze ans en arrière : les livres n’avaient guère changé et leur contenu encore moins Enfin, j’ai fait ce que j’ai pu. Du gardiennage ? Oui, sûrement. En décembre, je regagnais la maison pour les grandes vacances d’été, que je passais pour partie chez ma sœur aînée, à la Chaloupe Saint-Leu, avec mon mari et ma petite fille. A la rentrée de mars 55, je suis affectée à l’école de filles de Ravine du Pont, proche de celle des garçons, dirigée par mon mari. Responsable d’un CE1 et CE2 réunis, je commence à rencontrer les vraies difficultés de mon métier. Rien n’a changé dans le système éducatif : nous sommes toujours des Gaulois ! Les cours se font à partir de cartes, de documents français. Si nous dérogions à la règle, l’inspecteur primaire venant de France nous blâmerait et bien sûr notre carrière en pâtirait. Tout ce que je pouvais faire c’était de ne pas froisser et respecter les jeunes personnalités qui étaient devant moi. Ces élèves venaient de milieux pauvres ; bien souvent les livres, les cahiers et le matériel scolaire leur faisaient défaut. En hiver, Ils étaient à peine vêtus, il n’y avait pas de cantine ; ceux qui venaient de loin apportaient leur petite gamelle depuis le matin. Les conditions de travail devenant de plus en plus difficiles, mon mari et moi adhérons alors au Syndicat National des Instituteurs. Raymond Mondon, secrétaire de la fédération de la Réunion, était un homme de gauche, très humain, et largement conscient des difficultés de l’enseignement dans l’île. Notre section était une fédération du Syndicat National des Instituteurs de France. En même temps nous comprenions qu’il fallait agir politiquement aux côtés des parents d’élèves, petits planteurs ou journaliers agricoles de sorte que leurs conditions de travail s’améliorent, qu’ils soient moins exploités par les propriétaires et les usiniers. Et c’est seulement à ce moment-là que l’école pourra faire de grands progrès : bâtiments adéquats, cantines, matériel scolaire fourni par les mairies, enfants mieux vêtus et plus chaudement en hiver. En 1956, Il n’y avait que deux partis politiques à la Réunion ; celui des gros : usiniers, gros propriétaires, Eglise, cadres de l’Administration et des bureaux, et tous ceux qui refusaient de voir la réalité en face.
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Celui des « p’tits », représenté par la fédération du Parti communiste français (PCF) menait la lutte en faveur des déshérités, de ceux qui connaissaient des conditions de travail particulièrement dures. Mon mari, fils de petits planteurs très catholiques, s’encarte au PCF (Fédération de la Réunion). Aidé par des militants de gauche, il y organise des réunions de planteurs, d’ouvriers agricoles et les aide à comprendre les conditions de leur exploitation ; le peuple suit les directives de la fédération à 70 %. Le maire de Petite-Île prend ombrage du succès des meetings organisés par mon mari et ses amis, auprès de la population, ses électeurs : en 1957, il nous fait alors muter à l’école de garçons de Saint-Louis à 35 kilomètres de la maison. Nous déménageons pour Saint-Pierre avec nos deux enfants et Félix, un cousin âgé de 15 ans qui a dû également quitter la ville pour mauvais traitements au CES à cause de l’engagement politique de son père. Marcelle, la dame qui gardait nos enfants nous a aussi suivis.
Philipppe,Danielle. A gauche, Guylène, une cousine
C’est en 1959 que naît le Parti Communiste Réunionnais (PCR) avec comme secrétaire général Paul Vergès. Autour de lui, des hommes et des femmes dévoués à la cause des Réunionnais, tous de grande valeur et qui seront de tous les combats pour l’amélioration des conditions de vie de la population. A Saint-Pierre, à Saint-Louis, nous assistions aux différentes réunions publiques organisées par les amis. Mais là aussi, voulant me faire du mal, le maire me fait muter dans une classe enfantine au Ruisseau, à La Rivière ; j’essaie de faire ce que je peux dans cette section nouvelle pour moi. En fin d’année, j’ai une promotion « au choix » et ma nomination définitive pour un CE2 à Saint-Louis. Mon mari, qui avait alors plus des cinq ans requis pour un congé administratif d’un an à passer en France, fit valoir ses droits. En janvier 61, avec mon frère aîné et ses deux petits garçons qui venaient de perdre leur mère, nous quittions l’île pour un voyage de 25 jours par bateau. Le périple a été mémorable : escales à Tamatave, Diego-Suarez, Majunga, puis Mombasa, Djibouti, Dar-es-Salaam, le canal de Suez et enfin nous entrons en mer Méditerranée où nous essuyions une très forte tempête, à bord de ce bateau grec, affrété par les Messageries Maritimes, pas du tout conçu pour les hautes mers. Les valises se promenaient dans la cabine ; nous étions tous malades, adultes comme enfants. Heureusement, nous nous en sommes bien sortis avec l’aide de mon frère, Bruny, ancien marin. Nous arrivâmes à Marseille de bon matin, où tous les arbres sans feuilles m’ont étonnée ; je me suis dit : « Pourquoi dans ce pays, on n’abat pas les arbres morts ? » On est en février, en hiver, et en France.
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Les livres nous on dit que les « pieds de bois » perdent leur feuillage par les grands froids hivernaux. Oh que c’est triste ! Le ciel bas et gris nous change du nôtre presque toujours bleu et d’avec notre végétation exubérante. Le soir, par le train, nous gagnons Paris puis Pavillon sous- Bois en banlieue est. Les grands-parents d’Algérie avaient pris en charge les deux petits neveux. Je retrouvais alors ma mère qui était en France depuis 1953 et aussi, ma sœur Céline qui terminait ses études de médecine, son mari et ses deux enfants. Nous étions tous très heureux ; le froid n’était pas trop méchant et, bientôt, nous pourrions visiter cette chère et douce France dont on nous avait tant vanté, pendant notre scolarité, la beauté de ses sites et l’hospitalité de ses habitants. Un dimanche après-midi, lors d’une sortie en famille nous rejoignions un groupe de gens près d’un kiosque, au bord de la Marne. Au premier abord on me demande : « Vous n’êtes pas française ? » Que répondre ? Effectivement je suis de citoyenneté française, mais réunionnaise ! Alors j’étonne tout le monde : c’est quel pays cette Réunion ? Où est-ce ? À côté de la Martinique, la Guadeloupe ? » Avoir tant souffert pour faire partie de ce peuple et voilà qu’on m’en exclut ! Ma couleur de peau est inhabituelle et on parle encore très peu des départements d’outre-mer en France. C’est la guerre d’Algérie ; on se méfie des étrangers. Quelle déception pour moi ! Ce n’est pas grave, je ne suis là que pour six mois ; ensuite je regagnerai mon pays. Un soir, mon mari et moi parcourions en voiture la région de Meaux. Là, devant l’immensité de la plaine, sans la montagne en haut et sans la mer en bas (comme à la Réunion), je me suis sentie perdue et prise d’angoisse. On m’avait appris en géographie, en primaire, que le Nord était devant moi, le Midi au dessus de ma tête, l’Est et l’Ouest à ma droite et à ma gauche. Comment me repérer ? Si, dans le métro je ne me perdais jamais, une fois arrivée au dehors, je n’avais plus de droite ni de gauche. Mon schéma corporel n’existe pas, je suis mal latéralisée. Sans classe d’éducation physique depuis la section enfantine, comment voulez-vous que je puisse m’orienter dans l’espace ? Mon Golgotha n’était pas terminé.
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Chapitre 5 En août de la même année, ma mère et mon frère ayant regagné la Réunion, nous sommes partis en vacances, avec ma sœur et ses deux enfants, à Irun, à la frontière espagnole. Découverte de la pauvreté sous Franco, mais en même temps pour les Français que nous sommes le coût de la vie était très bas. Fin août, nous regagnions Pavillon sous-bois et que trouvons-nous dans la boîte aux lettres ? Un avis de mutation d’office en France en vertu de l’ordonnance du 15 octobre 1960 de Michel Debré, ordonnant aux préfets des départements d’Outre-mer, de rapatrier d’office les fonctionnaires dont le comportement était de nature à troubler l’ordre public ! Le coup de massue ! Avec deux enfants et deux valises, qu’allions-nous devenir ! Sept ans de travail jetés à la mer ! En même temps que nous, arrivaient de la Réunion cinq fonctionnaires expulsés de l’île et mutés en France. Ce que voulait Debré c’était étêter le Parti Communiste Réunionnais pour mieux appliquer sa politique capitaliste. De suite, nous nous sommes mis en relation avec les responsables nationaux du SNI qui nous ont orientés vers la section de Seine-et-Oise, car nous voulions tous travailler dans le même département. Nos deux amis travaillant au Trésor et aux Ponts et Chaussées ont été affectés à Tours. Nous avions été très bien accueillis par le secrétaire départemental du SNI qui a fait de son mieux pour nous trouver un poste dans la région ; il m’a proposé une classe de maternelle à Clichy-sous-Bois et un logement de fonction situé dans une école primaire de garçons « Jean Macé ». Que demander d’autre ? Je n’avais jamais fait de classe avec les petits. Mais c’était cette classe ou la rue ! Fin septembre, je me présentais donc à l’école Les Genettes. La directrice m’accueille à bras ouverts : depuis la rentrée, elle avait deux classes sur les bras ! Une école neuve à étage, sans matériel : quelques crayons noirs, du papier, des tubes de peinture et 35 élèves par classe. Il faut aider les petits à monter les escaliers, les torcher aux toilettes. Je ne savais plus que faire ; pourtant il fallait que je tienne bon ! En plus j’avais épouvantablement froid ! C’était mon premier hiver : il fait -17° ! Les enfants faisaient la ronde autour de moi, en chantant en choeur : « Oh, la négresse ! Oh, la négresse ! ». C’était déplorable et humiliant pour moi. Ajoutez au fait que certains parents d’élèves n’hésitaient pas à me faire des remarques déplacées au mépris de mes compétences et de mon statut d’enseignante. La municipalité communiste dirigée par André Deschamps nous a aidés matériellement : tables de cantine, armoires, bancs d’école pour meubler notre logement ; des ouvriers communistes de la commune nous ont donné deux lits, l’aide-maternelle un buffet de cuisine et ma sœur, édredons et couvertures. La directrice de l’école maternelle du Chêne pointu nous a ouvert ses placards de cuisine en nous priant aimablement de nous servir ; des parents d’élèves m’ont offert des vêtements chauds pour mon fils. Je ne remercierai jamais assez toutes ces personnes qui nous ont accompagnés dans notre détresse.
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Car nous n’avions jamais eu droit à un déménagement et à la Réunion, nous étions rétribués en francs CFA, c’est-à-dire le double de ce que nous étions payés en France. Conséquence : dettes et emprunts qu’il fallait rembourser chez nous avaient été multipliés par deux. Aucune aide matérielle ne nous est parvenue du pays ; seule ma sœur de Saint-Denis a bien voulu nous racheter nos meubles et notre vaisselle qui se trouvaient en souffrance à la maison, à la Réunion. Mon fils, alors âgé de quatre ans, cherchait et réclamait son « Pépé » ; il se plaignait d’avoir des fourmis dans ses chaussures, ne comprenant pas que c’était le froid qui mordait ses pieds. Ses otites à répétition réclamaient sans cesse une présence que nous ne pouvions assumer ; il fallait le laisser sur le trottoir devant l’école avec 39° de fièvre, et ce qui devait arriver, arriva : hospitalisation d’urgence avec les trompes d’Eustache bouchées. Mon fils se faisait appeler « petit négro » dans la cour de récréation. On ne savait plus où donner de la tête ! Mon mari a été nommé professeur de français dans un LE P à Goussainville, à 40 kilomètres de la maison. Il neigeait en cet hiver 62, le verglas me terrorisait. Avec sa 2 CV, pourrait- il s’en sortir ? Ses élèves ne s’intéressaient pas du tout 1962 à Clichy-sous-Bois... à ses cours de français : en LEP, on a autre chose à apprendre ; connaître Victor Hugo ou Proust n’allait pas les sauver à l’examen ! Le moral était au plus bas chez nous. Je découvrais la dure réalité de la femme française. Une première journée à l’école et le soir dès cinq heures, il fallait commencer la deuxième journée : remettre en marche la chaudière qui n’avait pas de tirage, faire le ménage, laver, repasser et cuisiner pour le soir. Tout ceci était au dessus de mes forces. Mes spasmes à l’estomac me faisaient cruellement souffrir ; je ne mangeais pratiquement pas. En 1963, à la naissance de mon troisième enfant, le médecin a dû me mettre en congé de longue durée. Là-dessus, mon mari, souffrant d’un ulcère à l’estomac, s’est retrouvé, sur les conseils de son médecin, en maison de convalescence, à Vouzeron, près de Bourges. Dépassée par les événements, envahie par l’effroi, j’ai tenté de me suicider en sautant d’une fenêtre de notre appartement qui donnait sur la cour de récréation de l’école de Garçons. Fort heureusement c’est en apercevant des enseignants en bas la cour, que j’ai réfréné ma pulsion. Terrorisée, j’ai appelé le docteur Paul Arnaud qui officiait à Pavillon sous-bois et, en brave Réunionnais, il est resté toute une
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matinée à mes côtés pour essayer de calmer ma peur. Il a téléphoné à ma sœur qui exerçait à Melun, lui demandant de venir en urgence prendre ma petite fille de dix-huit mois, et a demandé à mon mari de regagner la maison le plus vite possible. Deux jours après, j’ai voulu ouvrir la portière et sauter de la voiture en marche. Choqué, mon mari m’a tout de suite emmenée chez mon médecin traitant à Livry-Gargan qui a diagnostiqué une grave dépression nerveuse et m’a mise sous antidépresseurs. Je me suis sentie mieux cinq jours après le début du traitement. Pendant les quinze jours suivants, toute la petite famille s’est retrouvée à Tours, chez les Quasimodo exilés comme nous, où Suzanne m’a entourée de toute sa gentillesse, de tout son amour d’amie. Les après-midis elle chargeait ses enfants de promener les miens pour que je puisse me reposer calmement. Les deux semaines écoulées, je me suis sentie assez forte pour rentrer à la maison avec les trois gosses et permettre à mon mari de finir sa convalescence. Jamais je ne me suis sentie aussi bien que pendant la toute première période de mon traitement. J’étais suivie par un psychiatre à Paris. Finis les spasmes d’estomac ! Je me suis mise à dévorer avec un plaisir inconnu tout ce qui me passait sous la dent et à décorer l’appartement. Je m’étonnais moi-même : je pouvais sortir, faire le marché, préparer à manger pour mon fils qui ne finissait pas de me dire : « comme la journée est courte maintenant ! » À son retour, mon mari a retrouvé une maison pleine de vie, pouvait rentrer déjeuner à midi et je me posais la question : « Suis-je vraiment paresseuse ? » En même temps, avec l’aide d’autres exilés, mon mari a créé l’Union Générale des Travailleurs Réunionnais en France, l’UGTRF. C’était une période riche pour nous : elle nous a permis de rencontrer d’autres concitoyens, de faire de la maison une zone de passage où nous recevions des amis, des étudiants réunionnais, des jeunes en partance pour Moscou ou Kiev allant étudier dans les différentes universités. Tous retrouvaient à la maison une atmosphère chaleureuse et créolisée : rougails saucisses, bouillons brèdes-cresson, p’tit punchs, et le parler créole. Au cours des soirées dansantes organisée par l’UGTRF, nous rencontrions des Réunionnais plus ou moins fraîchement débarqués via le Bumidom et à qui Michel Debré avait fait miroiter le plus beau des avenirs. Hélas, ils découvraient le froid, la solitude, le racisme pour les ouvriers noirs, le travail à la chaîne dans les usines automobiles pour la plupart. Pour les filles ce n’était guère mieux. Les aides-soignantes dans les hôpitaux ne se plaignaient pas beaucoup : elles travaillaient au chaud, et leur salaire leur permettait de louer une chambre sous les toits. Aux questions que je leur posais l’une m’a répondu : « devant une boulangerie je peux m’arrêter et m’acheter un gâteau », l’autre, « enfin j’ai une chambre à moi toute seule » ; la troisième fille relativement aisée : « je peux sortir sans demander la permission à mes parents ». Pour celles travaillant chez des particuliers, comme employées de maison, en revanche, c’était la catastrophe. Elles n’avaient pas d’heures de repos ; comme on y recevait beaucoup, elles ne pouvaient prendre leur lit que lorsque toute la vaisselle était séchée, rangée, la cuisine nette, souvent pas avant trois ou quatre heures du matin. Elles étaient toutes très malheureuses et cherchaient à travailler dans les hôpitaux. Ces rencontres entre Réunionnais leur mettaient un peu de baume au cœur ; elles pouvaient danser, rire et surtout parler créole. Chaque année, la Fête de l’Humanité nous permettait aussi de faire connaître notre pays, sa cuisine, les différentes punchs, le café à la vanille. Et surtout de faire savoir aux nombreux visiteurs du stand
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de la Réunion, combien la misère était grande, combien la justice était loin d’être appliquée comme en France, et combien la fraude électorale était importante chez nous. Les fraudeurs étaient impunis, les nervis pouvaient agir en toute légalité, soutenus par les élus le plus souvent grâce à la fraude. Nous avions l’impression de faire œuvre utile auprès des Français et ainsi aider nos compatriotes de la Réunion. Nous avions une raison de vivre dans notre pays d’adoption où nous participions aux différentes luttes organisées par les forces de gauche : lutte contre la guerre d’Algérie, par exemple ; c’était des périodes riches pour notre formation de vrais citoyens français. Nous nous sentions beaucoup plus forts ; avec mes antidépresseurs, je n’avais plus froid, ma famille de la Réunion ne manquait moins. Simultanément, je passais de la représentation à la réalité ; je me suis mise à vivre au rythme des saisons, oh, combien différentes de l’été et de l’hiver austral ! Le printemps arrive vers le 21 mars : brusquement les arbres se mettent à reverdir, à fleurir, et vraiment belle est la nature. Les lilas blancs et mauves, les jonquilles jaunes, les fleurs blanches des pommiers et des pêchers embaument et habillent les jardins tout doucement sortis de leur léthargie. En descendant vers le midi aux vacances de Pâques, je découvrais les immenses champs de pêchers tout blanc de fleurs, les vignes qui s’étendaient à perte de vue et non pas sur des treilles comme à la Réunion, mais plantées en rang d’oignons et, debout sur des tuteurs, les mimosas tout jaunes de leur pompons : c’était un émerveillement. La réalité dépassait le rêve. Le 21 juin c’était le retour de l’été. Le soleil réchauffait la terre. Arrivaient également les ondées, les averses, les orages parfois. C’était le temps d’aller en vacances avec la famille de Max et Marie-Thérèse Rivière qui nous ont initiés au camping : montagne (Alpes ou Pyrénées) en juillet et la mer en août. Les enfants rentraient ravis de leur séjour en plein air et nous, prêts à reprendre les cours. La France apparaissait belle telle qu’on nous la décrivait dans les livres. Les diverses images dans ma tête s’animaient et prenaient forme et vie. Avec la rentrée en septembre, l’automne se présentait avec ses couleurs rouges, rousses, dorées, jaunes, flamboyantes. Les forêts devenaient magnifiques. Les feuilles tombaient, s’amoncelant sur le sol et formant parfois ces jolis petits tourbillons qui virevoltaient sur la route et me ramenaient à mes premières lectures : le vent d’automne tant décrit dans les livres, la pluie, la température devenant plus fraîche nous poussaient vers l’arrivée de l’hiver. Il fait très froid. Le lourd manteau, les bottes, les pulls, les gants, les bonnets inconnus sous notre climat chaud nous engourdissaient. Avec les journées beaucoup plus courtes, cette saison nous donnait la nostalgie du pays. Pourtant quand il se mettait à neiger, le paysage devenait féerique. Gare ensuite au verglas et à la gadoue qui étaient devenus ma hantise ! Ainsi la vie s’écoulait dans l’espoir de rentrer au pays le plus vite possible, tout en découvrant les avantages et les inconvénients de la vie dans la « chère et douce » France.
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Nelly et ses enfants, chez le photographe en 1966
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Chapitre 6 En 1967, nous avons eu droit, mon mari et moi à un congé administratif de six mois à passer à la Réunion. À part les grands-parents paternels de mon mari décédés entretemps, toute la famille était présente pour nous recevoir. Une très grande joie pour nous de retrouver nos parents et tous les amis que nous avions laissés dans l’île ! Et les enfants heureux de retrouver leurs grands-parents. Nous avons pu assister à l’enregistrement des premiers maloya chantés par Firmin Viry et son ami Lagarigue qui les sortaient ainsi du « fenoir »sur l’initiative du PCR. Car, depuis longtemps, cette musique, sorte de blues des esclaves, était interdite et on ne pouvait l’entendre que dans les champs de cannes au soir de la fête Kaf organisée par les anciens restés fidèles à la tradition. Aujourd’hui le maloya a été reconnu par l’Unesco. Ce qui m’a frappée à Petite-Île, c’était le fait que les mères amenant leur bébé au centre de Protection Maternelle Infantile pour la pesée et le suivi de l’enfant, revendaient aux éleveurs de porcs les boîtes de lait en poudre qu’on leur remettait gratuitement. Avec ces quelques sous, elles pouvaient acheter ce qui leur manquait le plus. Les Hauts de l’île hébergeaient beaucoup de gens pauvres ; l’hiver y est très dur et avec la crise de l’essence de géranium, beaucoup de planteurs ont dû abandonner leur activité devenant ainsi les premiers chômeurs. La misère existait encore un peu partout à la Réunion. Nous qui arrivions de France, remarquions que la départementalisation, votée en 1946, était à peine mise en place : le réseau routier était défectueux, les transports en commun rares. Les salaires des ouvriers n’étaient pas les mêmes qu’en France ; il restait énormément de choses à faire. La Réunion coloniale est pauvre sauf pour les fonctionnaires, qui, après de longues luttes, perçoivent le même traitement (la fameuse sur-rémunération) que les collègues « z’oreils » affectés dans l’île. Août 67 : nous regagnons avec beaucoup de peine Clichy- sous-Bois ; je reprends du service dans un poste en primaire au CP, toujours près des Genettes. L’année scolaire sera très courte à cause des événements de mai 68, Un de mes plus beaux souvenirs de France ! Un vent de liberté soulève le pays : les barricades à Paris, les réunions des instituteurs qui attendaient beaucoup d’améliorations de leurs conditions de travail, moins d’élèves par classe, la fin des notes d’inspection… La grève paralyse tout le pays. Mais de Gaulle reprend les affaires de l’État en main. La fin de l’année scolaire arrive et bien sûr le programme à l’école est loin d’être terminé. Qu’en sera-t-il des élèves à la rentrée de septembre ? Les maîtres et les professeurs auront une surcharge de travail avec, à l’ordre du jour, des élèves toujours aussi nombreux et des notes, pas toujours justes, de la part des inspecteurs.
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En septembre 68, à ma demande, je suis nommée sur un poste en maternelle dépendant de l’école primaire de filles du vieux Clichy-sous-Bois résidentiel, à environ 500 mètres de la maison. Tout est différent du nouveau centre-ville où j’ai vu la forêt être défrichée au fur et à mesure et remplacée par des immeubles où venaient vivre les mal-logés de Paris, les pieds-noirs arrivés d’Algérie, les ouvriers espagnols et portugais. Les enfants y arrivaient avec toutes leurs séquelles : dans ma classe, un garçon de quatre ans tournait sans cesse autour de sa chaise ; un autre se balançait d’avant en arrière, répétant les rythmes du bus, du train ou du métro qu’il vivait tous les matins pour aller à la crèche tandis que sa mère se rendait à l’usine ; une petite fille ayant vécu la guerre d’Algérie me demandait à chaque instant si midi allait bientôt arriver craignant que sa maman ne vienne pas la chercher. Toutes ces situations renforçaient mon propre mal de vivre. Dans la nouvelle école du Vieux Clichy, rien de cela ; les élèves étaient beaucoup plus calmes. La première année, j’ai enseigné dans une classe à deux niveaux : CP avec une vingtaine d’élèves et une grande section maternelle. J’y ai été inspectée et, conclusion de l’inspectrice : « les résultats sont évidents mais la méthode est mauvaise ». Elle ne m’a pas changé ma note d’inspection qui datait de dix ans. Je n’enseignais pas selon sa méthode. Vraiment, mai 68 n’était pas passé par là ! L’année suivante, j’ai eu à m’occuper d’une moyenne et d’une petite section. Tout se passait très bien : ma collègue de grande section, venant d’Algérie, était charmante ; les petits enfants très mignons. Je garde surtout le souvenir des très bons repas de Noël à la cantine, partagés avec les collègues de l’école des garçons. Tandis que, dehors, il faisait un froid de canard ou même neigeait, nous déjeunions avec le maire ou l’un de ses adjoints : dinde farcie aux marrons, délicieuse purée de pomme de terre. Et, comme dessert, la bûche de Noël, et un café servi avec un petit verre d’armagnac que nous réchauffions entre nos mains. Je ne peux oublier ces repas si conviviaux pendant lesquels je retrouvais une atmosphère chaleureuse, avec une bonne ambiance presque familiale, qui me manquait beaucoup. D’ailleurs, quand j’ai quitté cette école, les enfants m’ont demandé de leur envoyer un arbre de Noël. Au cours de l’année 72, les expulsés de la Réunion ont décidé de commencer une grève de la faim afin de pouvoir regagner leur pays. Joseph Quasimodo employé du Trésor à Tours, Clélie et Boris Gamaleya enseignants à Noisy-le-Sec, et Gervais Barret, mon mari, enseignant au CES Romain Rolland à Clichy-sous-Bois. Deux Antillais ont également participé à ce mouvement. Je n’ai pu m’y joindre pour raison de santé. Grâce à l’UGTRF, présidée par Roland Malet, journaliste aux Échos, toute la presse, les médias et les partis politiques ont été alertés. Les Français dans l’ensemble se sont montrés solidaires des grévistes. Des défilés ont été organisés à Clichy-sous-Bois rassemblant plus de 2 000 personnes. Au Raincy, sous la houlette de Danielle, mon aînée, des jeunes du lycée ont parcouru la rue principale de la ville, dont le maire était de droite. Les messages de solidarité parvenaient des différents coins de France et de la Réunion. Devant la réprobation quasiment générale de la population française, le président Pompidou a dû abolir l’ordonnance du 15 octobre 60. Une grande victoire obtenue grâce à la mobilisation des peuples français, antillais et réunionnais ! À partir de ce moment où cinq hommes et une femme ont mis leur vie en péril, l’épée de Damoclès qui pendait au-dessus de la tête de chaque
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fonctionnaire avait disparu et le délit d’opinion définitivement abrogé. Cette sombre page de l’histoire de la Réunion a été malheureusement longtemps oubliée. Les grévistes de la faim peuvent regagner leur poste à la Réunion en juillet 73. Pour moi, ce ne sera qu’en juillet 1974 accompagnée de ma dernière fille, âgée de dix ans, que je retrouverai les miens. Mon aînée qui prépare l’Ecole Normale supérieure et mon fils en Terminale section musique ne peuvent nous suivre. Je débarquai par un ciel bleu magnifique loin de la grisaille de la région parisienne ; la température était très agréable, car c’est l’hiver austral. Nous rejoignions Saint-Louis où mon mari enseignait en tant que professeur de français et exerçait la fonction de premier adjoint au maire socialiste de la ville. La petite villa située dans une résidence municipale est charmante et bien aménagée par mon mari ; dans le jardin un petit chien, un boxer, attend ma fille, et la vie s’écoulera pendant quelque temps agréablement avec les deux aînés venus passer les vacances à la Réunion. Sans trop tarder, j’allais au vice-rectorat pour signaler mon arrivée et faire savoir que j‘étais prête à rejoindre mon poste en maternelle, à la rentrée. A l’accueil, une hôtesse « z’oreil » me dit : « Vous montez au premier étage et, sur votre droite, un homme de couleur va vous indiquer la porte où frapper. » Cela commence bien ! Je me fais connaître et ainsi me voilà enfin rétablie sur un poste de maternelle à La Rivière Saint-Louis. Les vacances en compagnie de mes enfants se passent bien ; j’inspirai à grandes bouffées l’air du pays, je retrouvais mes parents avec plaisir, je faisais la connaissance de tous les amis de mon mari. Enfin, encore forte d’une personnalité difficilement forgée en France, je prenais plaisir à suivre mon mari dans ses différentes réunions politiques festives et familiales. Comme j’aurais aimé bavarder avec les vieux d’origines différentes, assis sur les murs près de la maison et me faire raconter les belles histoires de leur passé. Malheureusement cela ne se fait pas ! Les femmes à la maison, les hommes ailleurs ! Je rentrais à nouveau dans le fonctionnement de l’inconscient collectif de mon pays ; même mon mari eut du mal à accepter mon esprit de femme indépendante. « Femme y command pas le z’homme », dit bien la chanson créole. Comme l’escargot, je rentrais dans ma coquille, ma liberté de penser était mal perçue. Les maris voyaient cela d’un mauvais œil craignant que leurs femmes deviennent moins soumises. Courageusement, je me rendis au bureau de l’UFR (Union des Femmes Réunionnaises) où je militais avant mon exil forcé. Je me heurtai à une fin de nonrecevoir ; me voilà devenue « persona non grata ». D’ailleurs, en pleine séance de travail, à laquelle participait le secrétaire général du PCR, Paul Vergès, on me laissa entendre que je n’avais pas réglé mes problèmes sexuels et que j’étais du MLF. Une porte se fermait ! On n’avait pas à lutter contre la démographie galopante car « dans les pays sous-développés, la surnatalité est une forme de lutte contre l’oppression capitaliste, comme en Inde », me répondait-on. J’aurais aimé appartenir à une vraie union de femmes réunionnaises, débattant de leurs problèmes, et non à une filiale du parti communiste dirigée par des hommes ; lesquels laissaient entendre que seule leur arrivée au pouvoir réglerait les difficultés que rencontrait la gente féminine ! Le temps a passé et aujourd’hui l’UFR est devenue indépendante de tout parti politique.
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Chapitre 7 Que devais-je faire maintenant ? Heureusement, c’était la rentrée scolaire. Avec ma 2 CV, je grimpais allégrement les quatre kilomètres qui me séparaient de l’école. La directrice était une ancienne connaissance du village, et du lycée, très apte à faire son métier. Je l’appréciais beaucoup et admirais le travail qu’elle accomplissait dans son école. J’avais en charge une moyenne section (des quatre et cinq ans) composée de trente élèves adorables, mais combien différents de ceux de France ! Ici ils étaient déjà confrontés à de faux problèmes, incompréhensibles pour des enfants de leur âge. J’avais d’ailleurs, au cours de ma psychothérapie à Paris, perdu l’usage de ma langue maternelle. Et si tous me parlaient en créole, je répondais toujours en français. J’avais appris à parler une langue française de communication et non de commandement, comme cela se pratiquait chez nous. J’admirais leur vivacité, leur habileté et écoutais d’une oreille attentive leurs questions. Première question : « Madame, pourquoi vous mettez toujours votre pantalon rouge pour venir à l’école ? Moi, maman en a un vert, un bleu, un blanc, un noir ! Quelle maîtresse ! Elle n’a même pas de linge pour venir à l’école. » Deuxième question : « Madame, jetez vot’ loto (C’était ma 2CV venue de France). Achetez vous « un gros loto » comme celle de Mme Payet, la directrice ! » Troisième question : « Madame, rougail tomate, il faut pas faire longtemps d’avance. - Ah, pourquoi ? Parce qu’il fait de l’eau ! » (Il dégorge). A quatre ans un enfant ne devrait pas faire la cuisine ! Quatrième question : « Madame, décès de morts, la fin’n dire à la radio ? » (Sans doute pour se rassurer et se situer dans le temps). Maman et papa sont à l’ombre du manguier et écoutent la radio. Cinquième question : «Eh, là-bas, les dames de la cantine, ferme le robinet ! Pourquoi donc ? - Le compteur y tourne, l’eau y coule »
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Sixième question, à la petite Marie : « Pourquoi pleures-tu ? » - Hier soir papa a frappé maman. Septième question : « Vous savez madame, hier maman a acheté avec un démarcheur une jolie nappe, un beau couvre-lit, de belles serviettes éponge, mais il ne faut pas le dire à papa » Que de détresse chez d’aussi jeunes gamins ! Quelle responsabilité pour de si jeunes écoliers ! Car, voyez-vous, Michel Debré, en tant que député de la première circonscription de l’île et ancien ministre des Finances du gouvernement français s’était appliqué à ériger la Réunion coloniale en département français : il l’avait inondée d’argent. Ainsi sont nées toutes sortes d’allocations ; familiales, logement, femme seule (mais toujours avec des enfants), assistance médicale gratuite, aide aux handicapés, mais toutes d’un montant moindre qu’en France bien sûr. Au lieu de donner une gaule, un fil, un hameçon aux Réunionnais, il leur avait donné du poisson faisant ainsi d’eux des éternels assistés pourvu qu’ils restent des Français soi-disant à part entière. Bien sûr, nous avions eu de grosses miettes de l’argent venant de la mère patrie. Des écoles se sont créées un peu partout, des cantines, et du lait chocolaté distribué gratuitement aux enfants. L’enseignement est devenu gratuit : plus de livres, de cahiers, de crayons à acheter... Avec l’installation dans l’île du Crédit foncier de France, les fonctionnaires avaient pu se faire construire de belles villas en dur, résistant mieux aux cyclones. Les banques prêtaient également aux employés du privé et aux agriculteurs. C’était presque une période faste : le réseau routier avait été amélioré, de nombreuses voitures commençaient à circuler, les postes de radio, de télévision faisaient leur apparition dans la plupart des maisons, l’eau courante et potable coulait à domicile. Les antibiotiques avaient fait leur effet dans ce pays touché par la malaria, les infections diverses chez les bébés et les adultes, réduisant ainsi le taux de mortalité de ce pays marqué par la malnutrition, le manque d’hygiène, les travaux exténuants, les étés torrides dans les Bas, le froid rigoureux dans les Hauts. Avions et bateaux déversaient leurs cargaisons de denrées alimentaires, de matériaux de construction, de produits pharmaceutiques, de vêtements divers faisant alors des Réunionnais des gens qui attendaient tout de l’extérieur. Notre maïs revenait plus cher à produire que celui d’Aquitaine ! Quand nous sommes rentrées en 1974, il y avait encore très peu de chômage, comme en France à cette époque. Les hommes travaillaient aux champs, les artisans dans leurs échoppes. Hélas, l’assimilation faisait toujours des ravages. Debré avait foi en la Réunion avec sa situation stratégique dans l’océan Indien. Il y avait fait construire la station Oméga, système de radionavigation prêt à détecter l’envahisseur. Les médias font leur travail de sape, l’école est obligatoire jusqu’à l’âge de seize ans mais l’éducation n’a pas changé. Tout était toujours appris par représentation. La classe pauvre composée surtout de noirs ne pouvait voyager : le billet d’avion étant trop cher, ils faisaient toujours partie des laissés-pourcompte. La plupart vivaient encore dans des bidonvilles ; l’école n’était toujours pas faite pour eux. Mer, soleil et climat agréable continuent à attirer nombre de professeurs et instituteurs français. Ils ne peuvent enseigner que ce qu’ils savent : les programmes et les livres sont les mêmes qu’en France. Ils passent ainsi loin de ce que vivent, ressentent nos enfants. Surtout à partir de la sixième, à l’âge où l’adolescent prend conscience de son corps et devrait passer à l’abstraction.
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Revenons à ma première année d’enseignement : j’essayais dans la mesure du possible de mettre sous les yeux des enfants tout ce qu’il y avait de beau à La Rivière-Saint-Louis. J’entends encore la petite Marie s’écrier « Que c’est beau ! » devant une branchette de flamboyant toute fleurie que j’avais apportée en classe. Comme les arbres de Noël entraient dans beaucoup de foyers, je leur en ai fait un avec une branche garnie de nids d’oiseaux tisserins. Nous l’avions décoré de guirlandes, mais aussi de letchis, de quelques fleurs rouges de flamboyants. Ils ont tous été émerveillés et, plus encore quand le Père Noël de la commune leur apporta des jouets. L’année scolaire s’est déroulée sans problème. Pour la première fois, l’île a été dotée d’une inspectrice maternelle, surprise par les marées humaines qui sortaient des écoles. Elle avait tout fait pour transformer l’école des petits en véritables maisons d’enfants. Malheureusement elle a mis la charrue avant les bœufs. Il aurait fallu d’abord former les institutrices réorganiser les classes et ensuite revoir la pédagogie. Ainsi cette directrice d’école répondant à ma question : « Comment faites-vous pour garder vos poupées si propres et si bien vêtues ? - Eh bien, vous savez les enfants touchent à ces jouets seulement quand l’inspectrice est présente à l’école. » Quelle frustration pour ces jeunes enfants ! La forme avait peut-être changé mais l’esprit et le fond n’avaient guère évolué. Il fallait surtout que les élèves apprennent à parler français sans se préoccuper du fait que la plupart d’entre eux étaient créolophones et leurs parents également. En fin d’année scolaire, mes élèves avaient compris qu’il y avait deux langues : celle de la maîtresse et la leur ! A la rentrée de septembre, j’occupe un nouveau poste à Saint-Louis. Les enfants n’ont pas du tout la même mentalité que ceux de La Rivière; ils parlent le créole de la côte et, au départ j’avais du mal à les comprendre : – Madame, madame, met’ a li dan caçot ! Il a fallu que je me fasse traduire cette phrase par l’aidematernelle. (Madame, mettez-le dans le cachot, la prison) Il n’y a plus de placard à l’école mais sans doute la prison, le cachot, d’après les parents. Je n’ai pas mis longtemps à les comprendre et nous avons pu communiquer facilement par la suite. A la différence des enfants des Hauts, ils étaient très sérieux et adhéraient immédiatement à l’enseignement de la maîtresse. C’étaient des enfants noirs pour la plupart, venant de milieux pauvres. Les parents s’en occupaient bien et suivaient de près leur scolarité. Quelle ne fut pas la joie de la petite Sarah quand j’ai fait entrer une poupée noire dans le coin qui leur était réservé ! Cette petite indienne ne finissait pas de l’embrasser. C’était attendrissant ! Dans l’ensemble, les écoles maternelles de La Rivière et de Saint-Louis avec des directrices créoles fort capables, ayant connu des moments très difficiles (classes surchargées, manque de matériel, inspecteurs primaires, locaux inadaptés) m’avaient beaucoup appris sur les débuts des écoles maternelles à la Réunion. En août 1982, je suis nommée à Saint-Gilles-les Bains, directrice d’une école à quatre classes, à Saint-Gilles-les Bains. Je me retrouve dans un pays que j’avais quitté en 1961 : le bâtiment était une case en bois sous tôle, datant de 25 ans et qui était, à l’origine, des classes provisoires. Les enfants aisés ne fréquentaient pas cet établissement ; seuls les habitants des champs de canne au-dessus de la nationale 1 et de la zone côtière y venaient. La municipalité s’occupait très peu des affaires scolaires ; donc pas de matériels éducatifs, pas de véritable cour de récréation, inaccessible aux parents. Les WC étaient de petites loges à fond perdu ;
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les petits, qui avaient peur de ces trous, faisaient leurs besoins dans la cour comme sans doute chez eux ; la cuisine de la cantine n’avait rien d’hygiénique. Le dortoir se trouvait dans une pièce adossée au poulailler des voisins, envahi par les poux des poules. L’inspectrice qui avait pu un jour venir visiter les locaux m’avait dit : « tout est en dessous de ce qu’on m’avait raconté ». Mon premier rôle a été d’organiser des réunions de parents d’élèves, d’alerter le vice-rectorat, le syndicat des instituteurs, la mairie, sur nos dures conditions de travail et sur l’accueil déplorable de ces petits enfants de trois à six ans. Rapidement, de 1983 à 1985, des travaux ont été accélérés pour la construction de la nouvelle école primaire de Carrosse et nous avons pu emménager dans l’école des Roches Noires, en bordure de plage. La véritable école maternelle était ainsi née, et à partir de ce moment, des petites têtes blondes, des enfants de z’oreils, ont fait leur apparition dans la cour de récréation. Entre-temps à Saint- Louis, mon mari et moi étions très impliqués dans la vie politique. Je rencontrais régulièrement des femmes de La Rivière et de Saint-Louis ; nous discutions de l’éducation des jeunes enfants, je leur lisais des articles du journal du PCR et surtout nous organisions de belles fêtes des Mères à La Rivière Saint-Louis avec, parfois, la participation de 10 000 personnes. J’ai fait des envieux ! En 1977, aux élections municipales, suite à la scission du PCR et du PS local, la droite s’était emparée des commandes de la municipalité ; une droite réactionnaire, revancharde qui a commencé par renvoyer les employés communaux non titulaires, suspectés d’être de gauche, et par nous chasser de notre logement de Saint-Louis dont nous acquittions régulièrement le loyer. Malgré les différentes intimidations qui nous étaient infligées, nous avons continué à mener notre vie militante et ce jusqu’en août 1982. Le problème s’est alors posé de la désignation de la tête de liste aux municipales de 1983 ; malheureusement mon mari a été trahi par deux de ses meilleurs camarades et les instances dirigeantes du PCR dont la devise est « diviser pour régner ». Très déçu, il a déprimé et fait alors un cancer du pancréas ; il a été soigné à Paris dès décembre 1982. Quatre mois plus tard, il semblait aller mieux après sa radiothérapie et, fin avril, il regagnait la Réunion où il a immédiatement rechuté. Il a alors partagé sa vie entre la maison et l’hôpital dans le service des docteurs André et Lauriat où il a été très bien soigné et choyé. Le 8 juin 1983, il est mort chez nous à Saint-Gilles-les Bains à l’âge de 52 ans. Il a été inhumé le lendemain, à Petite-Île, dans le caveau familial, suivi par une foule de 6 000 personnes environ ; le cortège funéraire était mené par le corbillard suivi de la famille et, loin derrière, perdus dans la foule, les responsables du parti, ceci à la demande de mon mari avant son décès. Au cimetière, le père Payet, connu pour être de gauche, lui avait rendu un vibrant hommage en disant publiquement qu’il se reconnaissait dans la personne de Gervais Barret. Ma fille aînée a lu un poème de Boris Gamaleya que ce dernier lui avait dédié ; mon fils musicien a joué un morceau de sa composition.
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Chapitre 8 C’est alors une nouvelle vie qui a commencé pour moi. J’enseignais encore pendant deux ans à SaintGilles. En septembre 1985, je quittai la maison, lasse de vivre mon deuil dans cette villa que nous avions fait construire en 1979. Les souvenirs étaient trop douloureux. Je m’installai au Port situé à une vingtaine de kilomètres et je prenais ainsi ma retraite. J’aidais mon frère à s’installer en tant que médecin psychiatre en ville et, en 1987, je m’étais mise à fréquenter les cours de malgache et de créole à l’université à Saint Denis. Au bout de quatre années passées près de mes deux frères au Port, de ma mère, et de ma sœur aînée à Saint- Denis, je regagnais Saint-Gilles et me lançais dans le tourisme. Enfin, je retrouvais de vrais Français de France parlant leur belle langue française si communicative. Grâce à un ami mauricien anglophone, j’avais pu recevoir également des étrangers : Allemands, Italiens, Suisses, deux couples de Suédois et des Polonais. Je n’avais plus besoin de voyager, car les différents pays venaient à moi. Je découvrais alors l’île bien souvent avec eux. J’ai passé huit bonnes années en compagnie de ces gens venus d’ailleurs découvrir les charmes de cette Réunion inconnue de moi-même. Je suis obligée de fermer ma boutique en 2002, après le cyclone Dina. L’ancienne passerelle du chemin de fer qui datait des années 1870, large de 10 m, était en mauvais état et la direction départementale de l’équipement sous l’égide de la municipalité de droite de l’époque se chargeaient de la remplacer par un pont large de 20 m et sans brise-lames. Les travaux se déroulaient au mois de novembre et décembre en pleine période cyclonique. Malgré mon insistance auprès du chef de chantier, la veille du cyclone, pour qu’il nous fasse une tranchée dans la montagne de sable obstruant le lit de la ravine, il ne voulut rien entendre. Le lendemain, l’eau envahissait tout le quartier de L’Hermitage, où j’habitais : résultat, j’ai perdu dans l’inondation tout ce que j’avais entreposé au rez-de-chaussée. Obligée de récupérer la partie haute de la maison, je cessais donc mon activité de tourisme. C’est à cette période que la somato-psychopédagogique entra dans ma vie. Les cours me plaisaient énormément et j’y fis des rencontres déterminantes. Cette méthode contribua à éclairer les causes de mon mal être et m’aida à reconsidérer mes comportements sous un angle nouveau : celui du corps comme lieu de l’interaction entre la société réunionnaise et la construction de ma personnalité. Cet environnement colonial, post-colonial, puis départemental m’avait profondément aliénée au point de m’avoir empêchée de m’approprier la réalité réunionnaise autre que celle imposée par la France. Subsiste le regret d’être passée à côté de ma vie : celle de mère responsable, gaie, active et aimante ainsi que celle d’épouse libérée des a priori, des modèles existants dans ce pays, celle d’institutrice n’ayant pas su former des enfants heureux et admiratifs des beautés qui s’étalent sous nos yeux. Ce qui est joli
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et inhabituel ne peut être de chez nous. La trop belle goyave est une goyave de France ; la grosse papaye est une papaye de France, Et le plus inouï que j’ai entendu de la bouche d’une jardinière : « c’est un pied de cerise du Brésil de France. » Même le Brésil n’a pas droit de cité chez nous ! Mis à part l’art utilitaire (le pilon, la grègue, le moulin-mais), l’art n’a laissé aucune trace chez nous ; nous ne savons pas créer, mais par contre nous sommes maîtres dans l’art de copier : copier les blancs, les Français en premier lieu. Les médias ne mettent sous nos yeux que de belles stars blanches, des noires d’ailleurs quand elles se sont transformées en occidentales ou les noires américaines. Dans les revues locales nos filles noires ne paraissent en couverture que quand elles ont fait leurs preuves sur les scènes outre-mer. Les élus qui prennent les décisions ne pensent qu’à ériger les plus beaux ponts, des ouvrages d’art, les plus belles routes, les plus beaux bâtiments et parfois même les premières de France et de Navarre, comme la route des Tamarins. Pourquoi ne pas faire de la Réunion un écrin contenant de très beaux bijoux causant notre fierté et notre bien-être ? Elle deviendrait alors une richesse qui attirerait davantage de touristes. L’argent venant de France, de l’Europe, de la région, du département permettrait aux responsables locaux de réhabiliter nos vieilles maisons créoles, nos anciens beaux jardins fleuris, d’entretenir nos vestiges du passé, d’élaguer régulièrement nos arbres, d’empêcher toute la terre des Hauts de descendre vers la mer. Rendre ainsi notre peuple responsable, faire de notre terre une île fleurie et agréable à y vivre ! Nous avons la chance d’être un peuple formé de communautés différentes, de religions propres aux Réunionnais d’aujourd’hui dont les ancêtres sont venus de France, d’Asie, d’Afrique, d’Inde, de Madagascar, des Comores avec leurs églises, leurs pagodes, leurs temples, leurs mosquées, vivant les uns à côté des autres en se respectant mutuellement. Ces « musées vivants » permettraient aux gens d’entrer en contact avec les différents visiteurs et créer des liens étroits avec la France et pourquoi pas avec les z’oreils travaillant chez nous. Un musée sans âmes serait vite oublié et parlerait moins de la réalité de l’île car celle d’aujourd’hui est édifiante. La plupart des cadres, dans l’administration, les entreprises, sont des Français. Environ 50 000 z’oreils résident à la Réunion. Le climat, les salaires sont alléchants. Il y a la mer, la montagne la qualité du bien vivre. Les étudiants locaux avec souvent des bacs +2 voire + 5 sont appelés à émigrer et à exercer leurs connaissances ailleurs : France, Allemagne, Australie, Canada par exemple. Notre département compte 850 000 habitants, dont 160 000 chômeurs, 300 000 bénéficiaires de la CMU, et 42 % de la population vivent en dessous du seuil de pauvreté. Ce constat est catastrophique si on reconnaît que le mal-être de chacun en plus de leur problème identitaire entraîne des phénomènes déplorables tels que l’alcoolisme, la drogue, la délinquance chez les jeunes, le tabagisme, la violence allant jusqu’au crime, l’obésité, le suicide. Toutes les décisions venant de France, nous baissons les bras. Le RMI, aujourd’hui le RSA, ne valorise personne. C’est une aide appréciable dans certains cas mais combien dévalorisante. Le peuple d’en bas envie ceux d’en haut qui sont pour la plupart sur-rémunérés. Pourtant dans les conditions actuelles, surrémunération rime avec indispensable à une économie artificielle bâtie sur une ile sous perfusion. Tout ce que nous consommons arrive de France. Un conseiller général breton n’a-t-il pas répondu à son homologue d’outre mer qui lui disait qu’à la Réunion on pourrait faire deux récoltes de petits pois par an : « Surtout ne faites pas cela ! Que ferait Saupiquet de ses petits pois bretons » ?
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Avec l’arrivée de la société de consommation, les médias et la publicité avec tous leurs nouveaux besoins invitent à acheter, Même ce qui est inutile à notre économie familiale ! Bien sûr, la population s’en donne à cœur joie : vêtements, chaussures, alimentation, appareils ménagers souvent en double exemplaire, voitures, voyages pour les plus aisés, portables dernier modèle, jeux divers pour les enfants. Et réclamant de plus en plus aux collectivités locales des festivités gratuites permettant aux uns et aux autres, bien souvent les plus démunis, de s’oublier, de s’amuser et de perdre de vue leurs difficultés dans un monde qui n’est pas fait pour eux. L’école donc l’Education nationale, organisme d’État français, est en premier lieu responsable de notre déculturation. Il suffit pour s’en rendre compte d’écouter l’émission de Christophe Béger, sur Antenne Réunion le soir après le Journal de 19 heures : la méconnaissance concernant des questions posées sur l’île est effarante. A l’école maternelle, on devrait enseigner des comptines en créole de chez nous, de Maurice, des Seychelles, de Madagascar, des Comores et, des petits chants en anglais, en chinois, en arabe, en Hindi. Toutes les composantes de ces populations existantes chez nous et autour de nous. Des exercices de rythmique, d’occupation de l’espace, de prise de conscience du schéma corporel devraient être plus souvent joués en cours de gymnastique. En primaire, l’histoire, la géographie physique et humaine, les sciences devraient porter sur la naissance de la Réunion, l’histoire de son peuplement à travers les 300 ans de son existence. De même l’étude des pays de la zone élargirait l’horizon des élèves qui prendraient goût à l’enseignement. Les parents et les enfants pourraient communiquer et discuter sur tous les sujets appris à l’école. Nous n’aurons peut-être plus 120 000 illettrés aussi bien chez les jeunes que chez les plus anciens. Les écoliers quittant le CM2 pour la sixième se sentiraient beaucoup plus à l’aise et plus armés pour aborder l’étude de tout ce qui se rapporte à la France, à l’Europe et de l’Univers et tout cela sans distinction d’origine et de couleur et tous avanceraient au même pas que celui des habitants de l’île. Plus d’exclus de notre société on apprendrait à être fiers de notre passé, de nos aïeux et ancêtres qui ont défriché les terrains, planté les champs de caféiers, dans un premier temps, puis d’épices, de canne à sucre, de vanille, géraniums, de vétiver faisant la richesse des colonisateurs et du pays d’alors. Malgré les grandes souffrances, les coups de chabouk, il y a ceux qui ont survécu et nous ont laissé tout un patrimoine dont la langue créole est la plus belle des survivances. Née en 1934, j’ai connu la période où tous les Réunionnais, aussi bien les blancs que les noirs s’exprimaient en créole ; en cour de récréation que ce soit en primaire, au CEG, au lycée, nous parlions tous la langue créole. Je me souviens de cette fille blanche, qu’on avait surnommée z’oreil local parce qu’elle ne s’exprimait qu’en français ! La communication entre nous était bien plus facile ; nous parlions un français écrit, donc difficilement assimilable. C’est en France que j’ai découvert un français oral, vivant, donc une langue pleine d’affectivité, d’égalité, de fraternité. Nos ancêtres ont créé cette langue créole pour nous permettre de mieux nous comprendre entre nous comme ils l’ont fait entre eux. Nos aïeux, nos vieux méritent tout notre respect, notre amour pour avoir lutté pour que la Réunion porte bien son nom et reste une terre d’asile.
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Je suis sûre que le jour où la France avec l’assentiment des Réunionnais, nous permettra de vivre consciemment notre vie avec le plein exercice de notre intelligence, de nos sens, nous retrouverons notre dignité, notre respect les uns pour les autres, notre joie d’être. À ce moment-là seulement, nous nous mettrons à aimer la France, non plus comme notre métropole ou notre mère patrie. Elle deviendra alors peut-être la France belle, juste et généreuse que le livre de morale nous demandait d’écrire sur nos cahiers et de faire écrire sur celui de nos élèves. Nous ne verrons peut-être plus nos cabinets médicaux ainsi que ceux de nos sorciers remplis de patients souvent atteints de maladies psychosomatiques. La tête, en premier, est le siège de beaucoup de maux : Elle y chavire, Elle l’est pas là, Elle y part, Elle y tourne, Elle l’est lourd, Elle l’est vide, Nana comme un casque sur ma tête, La morale l’est faible, La tête y travaille trop, Moi l’est toujours tracassé, N’a comme un mur devant moi. Le corps n’est pas en reste : Le corps y donne pas, N’a comme une grande faiblesse y saisit a lu, Les bras y tombent, Moi l’est trop fatigué pour travailler. Il y a aussi l’estomac qui souffre de spasmes, de digestion difficile, de nausées : Il y a le poids sur le cœur. Toutes ces douleurs dénotent un profond mal-être et se traduisent par une grande lassitude, une souffrance psychique intolérable causant un grave dilemme entre notre entité et une identité imposée par le monde extérieur. Les structures mentales que nous avons mises en place pour nous protéger sont tenaces. Il est très difficile de nous en défaire dans un pays peuplé d’aliénés. En même temps chacun à l’impression d’être sûr de lui, de détenir la vérité, Et les « la di, la fé » y vont bon train. Pour un regard de travers, une parole un peu déplacée ou mal interprétée, un taux d’alcool plus ou moins élevé, c’est le grand couteau ou le fusil qui est brandi. La susceptibilité, la jalousie du Réunionnais génèrent l’agressivité qui pousse à une violence irraisonnée. Cependant l’homme créole ayant été dépersonnalisé par l’esclavage, par la colonisation et surtout par la départementalisation, doute toujours de lui et cède sa place au premier Français venu. La langue française cause un vrai barrage dans un pays où la chair s’est faite verbe. Et si Michel Debré m’a séparée de mon peuple et fait de moi une déracinée, il m’a aussi permis de prendre conscience de ma citoyenneté française et de ma « réunionnité ». Ma terre d’ancrage, c’est la Réunion. En revanche, les dirigeants du PCR m’ont beaucoup déçue. Ils ne pensent qu’au pouvoir
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et se moquent pas mal du bien-être du peuple qu’il soit physique ou psychique. Ils s’appuient sur la misère ou la pauvreté de leurs frères pour se faire une renommée. Depuis Mai 2014, un drapeau réunionnais flotte à côté du drapeau national et européen. Puisse cet emblème donner une âme aux réunionnais et les amener à prendre leurs responsabilités dans l’invention de leur pays en dépassant les souffrances et leurs peurs issues du passé colonial.
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