Le Lac Rouge - Chapitre 1

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Le Lac Rouge Le cycle des Hemicrania

Auteur : Eleken Traski.

CHAPITRE 1 Version finale & complète à paraître sous forme de recueil imprimé et téléchargeable. Suivez l’actualité sur mon site ;o) Azriel68@gmail.com http://www.okedomia.com


I

« Rouge comme ma colère. » Le lac qui miroite sous cette lune rousse d’automne. « Je ne t’ai pas pardonné de me les avoir pris. » Je regarde au loin, la berge opposée qui disparaît dans l’obscurité de cette nuit sombre. Les étoiles sont apeurées par quelques nuages diffus qui effacent les bords de l’astre sélénite. Écrasante, c’est le mot qui me vient à l’esprit. Cette lune est écrasante de son regard sur moi. Le Lac me nargue de la vie qui l’agite. Des vagues se forment partout à sa surface, motivée par une légère brise invisible. « Pourquoi », me demandais-je pour une énième fois. « Pourquoi, maudit Lac, me les as-tu pris ? ». Je n’attends pas de réponse. Il n’y en a pas évidemment. C’est par pur égoïsme que je reste attachée à cette vie, cette vie qui m’a quitté il y a six ans. Depuis ce jour, je ne compte plus les longues nuits d’attente, que j’ai passé dans le noir, à observer le miroir de l’eau refléter un jour la lune, un jour seulement les étoiles. Je ne viens pas ici de jour. Je ne le pourrai pas. Une voiture passe, au loin sur la route à quarante mètres au-dessus de moi. Comme si cela ne me suffisait pas d’affronter mes démons ici.


Une voiture vient me rendre plus présente encore la douleur de mon souvenir. Ce soir-là. Nous étions installés depuis à peine deux mois dans la région. Une petite maison à flan de colline. Avec un petit jardin. Idéal pour que mon fils grandisse ici. Mon fils, qui avait les mêmes cheveux blonds que moi. Et mon mari, avec qui j’avais décidé de venir m’installer ici pour échapper à la folie de ma mégalopole parisienne. Pour fuir ce quotidien suffocant et écoeurant qui me durcissait le cœur chaque jour. Une chouette hulule sur une branche, quelque part dans le bosquet d’arbre à ma gauche, je frémis un peu de la fraîcheur naissante de cet hiver à venir. Les premiers flocons sont attendus la semaine prochaine. Cela me ramène à la réalité. Loin, pas assez loin, sur bruit de tôle froissé, du bruit des pierres qui se choquent et de l’eau qui vous frappe les tympans. Loin du froid qui vous prend tout le corps dans son étau quand vous sombrez dans l’eau du dernier jour de l’hiver. Combien de temps ai-je été perdue dans mes pensées. Je cligne des yeux. La lune a bien progressé dans le ciel. Je sens que mes jambes sont rigides dans mon pantalon de toile. Je me frotte les bras et le haut des cuisses puis souffle un air chaud sur mes doigts qui se mettent à trembler. La nuit s’est encore obscurcie, les nuages se sont épaissis et la lune qui a bleui n’est plus qu’une opalescente sphère de


lumière froide dans le ciel. Je regarde aux alentours. Le bosquet est devenu une masse compacte, obscure, inquiétante, pouvant dissimuler n’importe quel prédateur sournois. Plus aucun bruit de circulation ne me parvient. Je consulte ma montre. L’écran s’illumine et m’indique 1h53 du matin. Il est très tard, je me décide à rentrer chez moi. Un mouvement agite le milieu du lac. Une lointaine petite boule noire apparaît à la surface. À cette distance, je ne vois rien d’autre. Cela à l’air d’avoir disparu. Seules subsistent quelques ridules à la surface un peu plus hautes que les autres. Je pense qu’il s’agit probablement d’un poisson-chat venu manger quelques insectes en surface et je fais quelques pas pour remonter la pente. Un souffle de vent, plus fort que les autres, vient m’entourer, se glisser sous mes vêtements et me hérisser les poils du corps en me sifflant aux oreilles. Je me fige, les yeux presque exorbités, terrifiée. J’ai cru entendre dans le vent. J’ai cru entendre dans ce vent. Une petite voix. Humide et fragile. M’appelant. Prononçant le mot « … Maman ». Je suis prise d’une crise de larmes convulsive, couplées au sentiment, terrifiant, d’être observée, apeurée. J’hésite une seconde à me jeter dans le Lac, nager vers son milieu, nager là où mon cœur me dit que je les retrouverai. Mais je fais demi-tour et


remonte comme poursuivie la pente me ramenant à la route. Une fois sur le bitume, je m’autorise à respirer. Je jette un dernier regard au Lac ce soir, éclairé par le passage d’une dernière voiture qui me frôle dans la nuit. Avant que le moteur de cette dernière ne se soit complètement noyé dans l’obscurité, j’entends ce son qui résonne encore dans mon esprit, à travers le voile de mes larmes. « Maman… »

* **

Je revis sans arrêt ce moment. L’air chaud qui s’engouffre par la fenêtre ouverte. Ma famille à mes côtés. Le son des pneus qui crissent sur l’asphalte. Le temps qui s’arrête. Mon corps comme flottant dans les airs, avant de chuter, tomber, tomber de plus en plus vite. Et le choc. Le froid. L’obscurité. Je suis aspiré par le froid et l’obscurité. Je n’arrive plus à respirer. Je n’arrive pas à revenir. À revenir vers eux. Je suis noyée dans le noir.

* **


À quelques mètres des berges du Lac un peu plus loin, se dresse une tranquille petite maison qui commence à accuser le poids des âges. C’est la demeure d’un couple de personnes âgées qui ont vu plus d’années de vie commune que de solitude. À L’intérieur, la vieille femme ne trouvait pas le sommeil car, la vieille Paulette avait mal à ses articulations. L’arthrite la faisait souffrir depuis trop d’années maintenant. Vieillir, pensait-elle, était une ingrate récompense pour une vie de travail et de dévotion. Elle ne savait pas pourquoi Dieu lui imposait cette épreuve. Mais elle souffrait sans se plaindre, pour ne pas être mal jugée, le jour de la pesée de son âme. Raymond, son mari âgé de huit ans de plus qu’elle, dort à coter d’elle dans le vieux lit conjugal. Il ronfle paisiblement. Le matelas est depuis trop longtemps affaissé, mais leurs retraites cumulées ne leur permettent pas plus que de survivre. Paulette éprouve une petite joie dans la tristesse de la fin de sa vie. Demain dans l’aprèsmidi, sa fille doit leur rendre visite. Elle ne vient plus beaucoup. Elle a sa vie, bien qu’elle ne se soit jamais mariée et n’ait pas non plus d’enfant au grand regret de sa mère. Paulette se retourne doucement dans le lit, pour soulager son bras gauche endolori par son poids, afin de ne pas réveiller son mari. Elle peut maintenant voir par la fenêtre au dehors la lueur de lune qui


transpire avec peine au travers des nuages bas qui semblent fixé au-dessus du lac, dont elle sait, pour la voir chaque matin depuis quarante ans, que la surface est là. Mais la chambre se trouve au premier étage de la petite maison, par conséquence, la fenêtre est trop haute. Peu à peu, ses yeux fatiguent, à nouveau, fixant la lueur de cette nuit calme. La respiration douce et régulière de son mari l’apaise et l’entraîne à nouveau vers le sommeil. Elle oscille dans ce monde que l’on pénètre juste avant le sommeil, ce monde où le rêve confond le réel dans une danse incongrue vers l’irréel. Elle se revoit jeune sur le bord du lac avec sa fille à peine âgée de plus de quatre ans arborant une robe bleue à pois. Elle sait que c’est impossible car ils sont arrivés dans la région quand Catherine avait déjà sept ans. Sa fille joue à creuser un trou dans la glaise molle à quelques centimètres du bord de l’eau. Elle utilise ensuite un petit seau vert en plastique pour tirer l’eau du lac et le verser dans le petit trou. Elle rigole et le soleil vient miroiter sur ses cheveux noirs ébène qu’elle a hérités de son grand-père paternel. Paulette se sent allègre et ri aussi avec sa fille en profitant de la chaude caresse du soleil et de l’air frais et chargé d’humidité bienfaisante en provenance du lac. Elle constate gaiement que le trou de sa fille s’est agrandi pour contenir plus d’eau. Cette eau qui coule en abondance du seau trop petit pour la quantité qui y parait et qui résonne de la voix


haut perchée de l’enfant. Ses yeux d’un brun profond pétillent comme la surface du lac. Mais quelque chose ne va pas. Paulette le sent bien, une chose tente de la tirer de ce doux rêve. La lumière, il y a un instant si chaude et jaune, est devenue grise et froide. Elle cherche le soleil des yeux pour voir quel nuage peut ainsi le chasser. Mais elle ne trouve que la lune. Elle en ressent de la tristesse, mais aussi plus profondément, une peur qui lui prend à l’estomac sans qu’elle puisse comprendre la cause de cette panique. Sa fille a cessé de rire. Elle se tient droite devant le trou d’eau, grand comme une voiture maintenant, où l’eau miroite encore d’une lumière spectrale. L’eau du lac, par contre, et devenue noire et sa surface huileuse. Le silence est affreux, Paulette n’entend plus que sa respiration qui se fait rapide, qui trébuche et saccade, prise dans la panique. Elle ne distingue plus le visage de sa fille caché par ses cheveux. Soudainement une main, blanche, creusée par l’eau, jaillit de la surface du lac, suivi d’un bras long, trop long. Elle s’empare de la cheville de sa fille qui tombe quand la main se rétracte attirant Catherine vers l’étendue d’eau qui résonne maintenant d’un son bas, profond et animal, comme un grondement de prédateur. Un instant paralysée, Paulette se jette en avant pour saisir les bras tendus de son enfant qui se débat pour trouver une prise et résister à ce bras


mort qui la traîne sur le sol. Paulette hurle, mais aucun son ne sort de sa bouche. Aucun son ne provient de ce qui l’entoure. Aucun son à l’exception du grondement du lac dont le miroir sombre s’hérisse de palpitation, comme si des milliers d’autres mains s’agitaient juste sous la surface. Paulette cherche à s’ancrer dans la terre pour tenter de résister, mais elle est entraînée inexorablement avec Catherine vers le lac. Sa fille redresse la tête et fixe ses yeux écarquillés dans ceux de sa mère, sa bouche figée dans un silencieux cri d’horreur indescriptible. Mais ce qui brise le cœur de Paulette c’est l’accusation qu’elle lit dans ces yeux. Un jugement de colère et de haine dans les yeux de sa fille pour cette mère qui n’arrive pas à empêcher le lac de l’aspirer. Elle se rend compte alors que la moitié du corps de Catherine est déjà dans le lac. Elle supplie Dieu de l’aider, elle sent ses épaules craquer sous l’effort et son dos rompre sous la pression. Il ne reste plus que le visage de son enfant qui émerge. Paulette est accroupie au bord de la surface s’est bras plonger sous l’eau, quand la peau rosée de sa fille finit de disparaît sous l’obscurité de la surface. Le lac cesse alors de gronder et Paulette entend alors ses cris, ses sanglots qui résonnent sur l’infini de la surface. Elle scrute l’eau, là où sa fille a disparu. Après quelques secondes, ses cris cessent, étouffés par ses larmes qui se mêlent au lac. Elle distingue alors une pâleur sous la surface. Elle prend forme en se rapprochant et devient un visage.


Paulette y voit d’abord le visage de sa fille avant de comprendre que cette chose qui s’approche… Elle tombe en arrière en levant les bras devant elle pour se protéger de ce qui crève la surface de l’eau… Elle ferme les yeux et n’entend plus que sa respiration sifflante de vieille femme. Paulette se réveille en sueur en se redressant vivement. Elle retrouve sa chambre si familière. Mais la peur et la détresse éprouvée n’ont pas disparu. Elle s’aperçoit que des larmes sèchent sur ses vieilles joues creusées par l’âge. Elle essaye de respirer doucement pour calmer son cœur qui bat douloureusement dans sa poitrine. Elle soupir. Son mari dort toujours à ses côtés. C’est alors, qu’au rezde-chaussée, Le bois de la porte gémit et craque sous la violence d’un coup furieux. Le froid de l’air la saisie ainsi que la forte odeur du lac. Un nouveau coup, accompagné d’un bruit liquide, vient résonner dans le silence de la vieille maison.

* **

Il est tout juste 2h30 lorsque j'arrive chez moi, j’ai un peu roulé sur la nationale pour me calmer avant de revenir. Dans le petit appartement que j'ai


racheté pas très loin de cette maison que j'ai vendue. Une maison faite pour une famille. Une famille que je ne possède plus. J'insère la clef dans la serrure, elle résiste un peu comme à chaque fois pour tourner. Je fais un peu jouer mon poignet, comme toujours. Je suis si lasse de cette existence. Et la porte finit par s'ouvrir… Comme toujours. Le hall ne présente rien de personnel, tout cet appartement est impersonnel, froid, vide de couleur et de vie. Six ans que je l'habite mais que je n'y vis pas. J'ai cessé de vivre il y a six ans. Il y a quatre pièces en plus de l'entrée. Une cuisine, une salle de bain contenant aussi les toilettes, un séjour et enfin une chambre à coucher. Mais je ne l'occupe pas, elle me sert de débarras. La seule chose importante à mes yeux qu'elle contient est ma guitare, mais je ne l'ai pas touchée depuis trop longtemps. Des années en fait. J'ai perdu l'envie de jouer. Je dors sur le sofa. La chambre à coucher, c'était le lieu où moi et mon mari nous nous aimions, où nous nous enlacions, où nous faisions l'amour. Je ne supporte pas la solitude de mon lit. Ces années sur le canapé ont d'ailleurs des répercussions sur ma santé, mal de dos à répétition et poche noires sous les yeux. Je n'ai pas continué de prendre les somnifères prescrit par le médecin. Je préfère faire des cauchemars que de m'enfoncer dans ce néant artificiel. Un jour un homme qui est passé dans ma vie comme un ouragan sur une île m’a regardé avec des yeux étranges, scrutateurs, mais aussi, compréhensif. Un inconnu croisé dans une rue,


au regard si pénétrant qu’il m’a arrêté sur place. Il m’a dit une seule chose. « Arrêtez d’oublier, préférez le pardon ». Je suis toujours angoissée par ce qui s'est passé, ou plutôt ce qui ne s'est pas passé prêt du lac. Mais depuis cette rencontre je ne me suis pas résignée à oublier, mais je ne me suis jamais pardonnée non plus. Pour accentuer à mon désespoir latent, je souffre ce soir d'une ennième migraine depuis que j'ai repris la voiture. Elles semblent de plus en plus violentes depuis quelques semaines. Cela m'inquiète un peu, pour autant que ma vie m'intéresse encore. Mais j'ai maintenant les médecins en horreur. Ces hommes, trop suffisant de leur pseudoscience, s'imaginant posséder la cure à tous vos maux, qui ne me comprenne pas. Qui ne comprenne pas la mère que je… que j'étais, ma souffrance, ma peine, mon agonie dans ce monde que je ne veux plus. Je laisse mollement tombé ma veste sur une chaise du séjour, et je vais m'asperger le visage d'eau fraîche. Je m'arrête une seconde sur ce visage que je ne reconnais plus, ces premier cheveux blancs, ces traits tirés et ces paupières tombantes. Je n'ai pourtant que trente huit ans. Je traîne les pieds dans la cuisine pour y boire un verre d'eau avec un comprimé d’aspirine pour tenter, même si je sais l'effort vain, de calmer la migraine qui pulse dans mon crâne. J’allume la petite chaîne du salon. Le CD à l’intérieur se met à tourner puis la musique se répand dans la pièce. Un vieux morceau de System Of A


Down qui parle de solitude. Je me dirige alors vers la cuisine. L'ampoule nue éclaire violement cette pièce à peine plus grande que des toilettes. Elle donne aux murs blancs un aspect jaunâtre qui me rend toujours mal à l'aise. Je contemple quelques secondes la couche de moisi qui grimpe le long du mur au-dessus de l'évier. Puis, après avoir avalé mes deux comprimés, je me reporte sur la fenêtre unique qui donne sur une noirceur absolue à l'extérieur. J’entends le goutte-à-goutte du robinet que je viens d'utiliser pour remplir le verre qui a accompagné mes cachets. Chaque goutte qui tombe résonne dans l'espace et dans mon crâne comme le carillon d'une grosse cloche, les murs répercutant le son vers le centre de la pièce où je me trouve. Les chocs de l'eau avec le fond de l'évier s'espacent de plus en plus pour finir par s'arrêter. J’ai l’impression qu’une chose se meure avec la naissance de ce silence. Il n'y a rien d'autre que le blanc, la musique assourdie et ma respiration pour m'accompagner dans mes réflexions éteintes par la fatigue. Rien de très fascinant. Je finis par décider que ce que j'ai entendu ce soir n'était rien d'autre que mon imagination animée par l’épuisement qui caractérise mon existence. Je pense aussi que je n'en parlerais pas lors de mon entretien mensuel avec le Docteur Fariat, le psychiatre qui me suit depuis l’accident. J'ai déjà eu des hallucinations auditives et visuelles et à part me prescrire des antidépresseurs et éventuellement un nouveau « séjour pour mon bien »


en cellule capitonnée, il ne me sera d'aucune aide. Mes paupières sont très lourdes, mais je suis si lasse que je n'ose bouger de mon inconfortable chaise. Je me laisse alors glisser sur la table, ma tête reposant sur mes bras croisés. Une pathétique image me vient à l'esprit avant que je ne sombre dans le sommeil. La vision de cette scène vue de l'extérieur de moimême. Une femme blonde, pas tout à fait la quarantaine, se faisant appeler Red pour des raisons qui échappent aux gens, mal coiffée avec déjà quelques cheveux blancs, dans la lumière jaune et sale de l'ampoule de soixante-dix watts poussiéreuse, la tête tombant sur une table en vinyle au milieu d'une pièce, elle-même jaunit par cette lumière. Un dernier battement de paupières, vers cette fenêtre noire et pesante. Et si un visage blafard venait s'y coller tout à coup, les yeux blancs et la peau rongée de moisissures putrides. Mais cette idée n'a pas le temps de me redonner l’envie de me lever. Je m'endors déjà. Je sais, intimement, que je vais faire un cauchemar… Cela fait longtemps que je ne fais plus de rêve. J’ai perdu mes rêves dans le lac. Il ne me reste que mes cauchemars.

* **


Paulette secoue Raymond à ses côtés qui grogne avant de demander d'une voix endormis : « Qu'est-ce qui t'arrive encore ? Tu ne peux pas me laisser dormir en paix ? — Il y a quelque chose qui frappe sur la porte… — Qu'est-ce… ? » À cet instant, un troisième coup, moins fort que les deux premiers, vient résonner à ses oreilles. Raymond se redresse complètement dans le lit. Il a perçu la nature humide du coup. Il a perçu sa nature menaçante. Il est immédiatement conscient de l'odeur du lac très présente à l'intérieur de la petite maison. Si Paulette n’avait jamais douté de son mari toute sa vie pour la défendre, elle vit tout de même son visage blêmir et ses bras se mettrent à trembler bien malgré lui. Raymond se lève du lit. Il porte un pyjama élimé d’une ancienne mode, d’un temps plus jeune. Sa tête est surmontée d’un bonnet de laine qui donne à la scène une touche insolite. Un quatrième coup fait tressaillir le vieux couple. « Reste ici » ordonne Raymond à sa femme qui le regarde maintenant avec de la peur dans les yeux. Elle a peur pour lui. Elle sent se répandre en elle une terrible sensation de mort et de froid. D’un pas rapide, Raymond se dirige vers l’armoire de bois brut, l’ouvre et fait tomber sur le sol les couvertures rangées sur l’étagère du haut. Derrière, s’y cache un vieux fusil de chasse à deux coups qu’il utilisait encore dix années plus tôt quand il partait à la chasse


chaque automne. La boite de cartouche cartonnée se trouve juste à coté. Le tout est encore en bon état même si le pivot coince un peu lorsqu’il ouvre le canon pour l’armer. Un nouveau coup, plus violent que tous les autres, vient accompagner un bruit de verre brisé et un craquement de bois. Quoi que se trouve derrière la porte, celle-ci est en train de céder pense Paulette affolée. Elle n’ose pas à cet instant croiser le regard de son mari. Elle a, bien malgré elle, le sentiment que ce qu’elle verrait s’y refléter ne ferait qu’augmenter sa terreur. Raymond insère deux cartouches dans les fûts du double canon. Cela lui demande quelques longues secondes car ses vieilles mains tremblent, plus de peur qu’à cause de son âge. « Je vais sortir, dit-il à sa femme. Ferme la porte derrière moi et n’ouvre sous aucun prétexte si je ne te le demande pas moi-même. D’accord ? — O… Oui. Fait attention je t’en pris. J’ai peur Ray. » Raymond ouvre la porte qui grince faiblement et sort de la pièce, le canon devant lui. Il sent la sueur qui couler le long du dos. Tout cela n’est pas normal. Il le sait. Il le sent. Son esprit lui hurle la présence d’un danger imminent. Un danger létal. Il commence à descendre doucement les marches, en silence, quand la porte vole manifestement en éclat. Le bruit produit est terrifiant, animal et mécanique à la fois. Le bruit de l’eau s’écoulant avec violence, comme celui d’un torrent, emplit tout le salon. Il eut


été seul, il aurait certainement fait demi-tour et se serait échappé par la fenêtre sans se retourner. Mais des années de vie commune forgent un besoin de protéger qui s’entremêle dans son désir de survie. Il doit protéger sa femme. Il descend encore une marche et se penche pour essayer d’apercevoir la porte, mais celle-ci est cachée par la cloison de mur qui sépare le salon du couloir de l’entrée. Il lui faut descendre toutes les marches et s’avancer d’un bon mètre pour pouvoir voir ce qui se passe. La peur transpire par chacun des pores de sa peau. Descendre. Encore trois marches. Encore deux. La dernière. Raymond est maintenant de plain-pied dans le salon. Il s’avance d’un pas et disparaît de la vue de Paulette qui elle-même s’avance un peu plus vers les marches sans s’en rendre compte. Le silence est à présent total en dessous d’elle. Elle ne perçoit que le pas hésitant de son mari sur le plancher. Il s’avance encore d’un pas et se retrouve enfin face à l’entrée de sa maison sur laquelle il pose un regard d’incompréhension. Il ne comprend pas ce qu’il est en train de contempler. C’est alors qu’il lève les yeux et la voit. Paulette sursaute quand soudain retenti un cri effrayant et inhumain. Un aigu reptilien qui lui serre le cœur d’une main glaciale. Une armée de piqûres brûlantes lui parcourt l’échine, sa peau se couvre de chair de poule et ses doigts se crispent convulsivement. Immédiatement survient une


déflagration puis une seconde. Elle comprend a posteriori que ce sont là les coups de feu tirés par Raymond. Elle voit alors surgir son mari au pied des escaliers. Il n’a plus son fusil, ni son bonnet, mais son visage est habillé d’une expression d’immonde effroi. Paulette pense à cette seconde que son mari ressemble à un homme traqué par la mort elle-même. Il commence à grimper les marches, avec une vitesse que Paulette lui croyait perdu, quand il chute et est tiré en arrière par ce que Paulette croit être un long bras blanc et décharné. Juste au niveau de la dernière marche, Raymond arrive à se rattraper aux montants de l’escalier. Son corps se trouve soulevé du sol par la force qui l’attire en arrière. Il hurle jusqu’à ce que son souffle s’éteigne. Sa prise sur la rambarde commence à céder. Ses yeux bleus ciel, injectés de sang, se rivent sur ceux de sa femme qui le regarde, suffoquée, de l’étage. « Fuit !!! » Hurle-t-il une dernière fois avant de lâcher prise. En un instant, il disparaît de la vision de Paulette qui ne peut faire un geste pour lui. Un bruit ignoble de suffocation humide puis plus rien. Elle reste ainsi, sans faire un mouvement, longtemps, beaucoup trop longtemps. Le salon n’est à nouveau plus qu’un monstrueux silence d’angoisse. Elle ne retrouve l’usage de ses jambes que lorsqu’un bruit de pas humide et profond vient résonner en dessous d’elle. Elle arrive alors à se retourner et à se précipiter sur la porte de sa chambre. Elle se heurte


au panneau de bois. La porte s’est refermée dans son dos pendant que son mari se faisait agresser. Il fait maintenant très noir, privée de la lumière spectrale de la lune, et elle cherche désespérément à tâtons la poignée dans l’obscurité suffocante. La chose derrière elle commence à monter les escaliers. Paulette ne veut pas se retourner. Elle cherche la poignée, de plus en plus paniqué, de plus en plus désespérée. Un souffle glacial et mortel vient l’envelopper. La chose sera bientôt en haut des escaliers. La mort approche. Enfin elle trouve la poignée, beaucoup plus bas qu’elle ne la cherchait, et s’engouffre dans la pièce. Elle claque la porte et referme le verrou qui lui semble en cet instant si insignifiant et fragile qu’elle ne peut que croire à sa fin toute proche. Paulette, de ses genoux frêles et osseux, fait le tour du lit le plus vite possible et s’accroupit derrière. Elle entend la chose qui s’arrête juste de l’autre côté de la maigre paroi de bois. Au son quel produit à chaque pas, Paulette sait que ce monstre est immense. Le silence, couvert unique par la respiration sifflante et paniquée de Paulette, s’installe alors. De longues secondes s’écoulent, terrifiantes, suffocantes, lorsque que finalement la chose frappe contre la porte. Une flaque d'eau se forme sous cette dernière qui semble gonflée d'humidité sous la poussée de ce qui se trouve derrière. Paulette, à genoux, les yeux fermés, tient serrés entre ses mains


contre sa poitrine la sainte bible qui se trouvait sur sa table de chevée et récite des litanies chrétiennes pour le salut de son âme et écarter les démons. La porte semble presque respirer de craquement, de soupir et de gouttes d'eau qui coulent le long de son bois. La chose, qui se jette une dernière fois contre la porte de la chambre, pousse un long hurlement, à la fois métallique, liquide et froid comme la mort. Un hurlement qui semble se prolonger le long des murs et dans les os de Paulette, durant une éternité qui mène à l'aurore. Puis le hurlement commence à mourir, lentement, d'un aigu vers un grave il se cache dans le silence. Froid et mort. Dans le silence. Et le froid. Paulette pleure sa vie où, en quelques minutes incompréhensibles, elle vient de tout perdre.

* **

J'ouvre les yeux comme si on venait de me hurler dans les oreilles, je me redresse entièrement faisant tomber la chaise sur laquelle j'étais assise à l'instant. Je suis affolée, j'ai le sentiment d'être poursuivi, épiée. J'ai froid. J'ai mal au dos d'avoir dormi assise. La lumière me broie les yeux, m'agresse la vue. Je cligne plusieurs fois des yeux


afin de m'habituer. J'ai la bouche pâteuse, mes battements de coeur commencent à résonner moins douloureusement dans le crâne. Je regarde l'horloge en plastique pendue au-dessus du frigo. Il est 3h30 du matin, mais je ne me sens que trop éveillée. J'ouvre la porte de ce dernier et me procure un reste de taboulé qui commence à prendre une drôle de couleur. Il a un peu séché, mais je le mange goulûment. Je n'avais pas encore dîné et comme souvent la faim sait se faire oublier jusqu'à ce que l'on mette quelque chose dans sa bouche. Manger ce plat, plus une pomme et deux yaourts m'occupent une petite demi-heure. Ceci fait, j'enlève mon pantalon et vais m'allonger sur le canapé du salon. Ainsi allongée, je me détends un peu. Je suis comme trop souvent mélancolique et il me revient à l'esprit, douloureusement, la vision de mon enfant, le soir que je couche et je borde avant que je ne lui raccorde une histoire. Chaque soir avant de me coucher, je revois cette scène. J’ai pris l’habitude de l’affronter. Je ferme les yeux. Mes yeux d'où doucement coulent des larmes. Je sombre petit à petit dans le sommeil au son de ma propre voix venue du passé, plus gaie, et de la respiration de mon fils. Je trouve dans cette voix du souvenir une note de joie que je sais avoir perdue pour toujours. Je revois la lampe de chevée éclairant le visage doux et paisible de mon enfant. Je sais à son sourire qu'il ne dort pas encore, mais qu'il goutte le plaisir de son histoire du soir. Je sais qu'il va s'imaginer chaque scène, voir


chaque personnage, se plonger dans cette histoire dont il inventera la suite dans son sommeil cette nuitlà. Le petit chaperon avance dans la sombre forêt en direction de chez sa grand-mère. Elle sait que normalement elle doit contourner la forêt mais elle est déjà très en retard. Alors elle a coupé à travers la forêt. Le sentier est boueux et les branches basses fouettent ses bras et son visage quand elle avance. Elle ne voit pas les yeux jaunes du loup qui l'épie de derrière la végétation. Les crocs blancs et affûtés, le pelage dru et l'odeur du sang qui imprègne la bête. Dans son esprit sadique de bête se forme le plan immonde d'aller attendre le petit chaperon dans la maison de sa grand-mère. Il fera avec ces deux femmes chétives un bon repas. Il se met en route, court dans le sous-bois avec agilité, afin d'atteindre la petite maison avant elle. Quand il aperçoit la petite chaumière, il peut constater que la fenêtre est ouverte à l'air tendre du printemps. Il saute habilement par l'ouverture. La grand-mère, dans son lit, n'a que le temps de hurler, le loup est déjà sur elle et lui déchiquète la gorge, répandant son sang sur les draps et les murs. Il se repaît pendant quelques minutes de cette vieille viande qui lui reste entre les dents, quand son dessert sonne à la porte. Le petit chaperon et devant la porte, elle sonne puis frappe à la porte. Rien ne vient lui répondre et le


silence est très pesant autour d'elle. Les oiseaux, le vent et les nuages ont cessé leur chant autour d'elle. Elle rentre, pensant trouver sa grand-mère endormie dans son lit, dans la sécurité de sa chaumière. Mais au premier coup d'oeil, la porte refermée, elle comprend au Rouge qui habille la pièce que sa grand-mère ne dort pas. Sur le sol, les restes de son corps dévoré s’égare pêle-mêle entre les pieds du lit et l’armoire. Un grondement sourd et puissant se manifeste sur sa droite. Embusqué sous l'établi, un loup, énorme, le pelage collé par le sang frais, et là prêt à la dévorer. Il bondit sur elle. Le petit chaperon Rouge est si menu qu'elle est gobée dans son entier d'un coup. Le loup trouve le goût de sa jeune chair si adorable… Mais je ne comprends pas, le loup est devenu un énorme chat, gris avec un museau noir. Il siffle à mon encontre en montrant les dents. Je frisonne encore plus. Le loup ne me faisait pas trop peur car il s'attaquait simplement comme l'oblige l'histoire au petit chaperon rouge. Mais ce chat grand comme une commode, le ventre rebondit d'où s'échappent les cris désespérés d’une petite fille assourdie par la peau qui la sépare de la liberté, lui me fait peur, horriblement peur. Le chat s'avance sournoisement et lentement vers moi en grondant. La scène a pris une teinte olivâtre. Je me recule, mais me heurte au fauteuil et tombe lourdement en arrière. Ma tête frappe le mur et me sonne à moitié. Le souffle chaud du fauve


s'abat sur moi. Il se dégage de lui une odeur de sang et de chair en décomposition, mêlée à celle de ses poils humides. J'ouvre les yeux et plonge mon regard dans le sien. Il me regarde avec mes propres yeux, bleus pales, qui pleurent des larmes de sang. Ce sang coule aussi de sa gueule et vient imbiber la robe blanche avec laquelle je suis maintenant habillée. Je hurle en sentant le liquide chaud glisser sur mon corps, imprégner ma peau de son odeur cuivrée. Alors se passe un événement aussi étrange que l'apparition de ce chat. Ses oreilles se couchent et il recule, apeuré. Et très vite je me rends compte qu'il chancelle en reculant, que ses pas sont glissants, mal assurés. Je constate que son ventre gonfle à vue d’oeil. Je vois la peau du chat maintenant distendue, bien visible au travers des poils clairsemés. Il pousse un miaulement pitoyable de douleur. Et il éclate, le contenu de son estomac se répand sur le sol pendant qu'il s'effondre sur le côté agité de soubresauts dans son agonie finale. Parmi les morceaux de chair et les sucs digestifs qui commencent à ronger le tapis, se trouve le petit chaperon rouge. Elle n'a presque plus une apparence humaine. Sa peau a été rongée et montre une apparence grise et ratatinée. Son visage est habillé de curieuses moustaches et d’yeux noirs, sa bouche s'étirant en une fine ligne de chaque coté de son visage boursouflé. Je m'approche d'elle. Mais je vois bien qu'elle ne respire plus. Elle est morte.


Les soubresauts du chat cessent finalement, indiquant la fin de son agonie. Je le regarde pour m'apercevoir qu'il est en train de rétrécir, il n'a déjà plus que la taille d'une panthère et il continu de diminuer. Je me retourne pour regarder le chaperon une dernière fois et je m'aperçois avec horreur qu'elle me regarde avec ses yeux et qu'elle me sourit de son sourire inhumain. Animal. Prédateur. Elle tente de m’attraper l’a jambe. Je m'écarte juste à temps et sa ses ne griffe que le sol où elle laisse un ongle. Déjà, un instant à peine après son acte manqué, elle semble fondre. Les murs aussi fondent comme la glace, ondulant comme sous la chaleur, ruisselant de couleur… Et je me retourne, me retourne, me retourne, me retrouve… dans l'obscurité. Seule.



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