CHRONOLOGIE
NATURELLE
Élise Noël Mémoire de Diplôme Supérieur des Arts Appliqués Design responsable/éco-conception Cité Scolaire Raymond Lœwy Avril 2014
CHRONOLOGIE
NATURELLE
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sommaire
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avant-propos
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intro
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i. la place et le rôle de la plante verte dans l’habitat occidental
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La plante utile
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Notre rapport à l’ inerte
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La fonction ornementale de la plante
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ii. l’homme et la nature
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Quelle nature ?
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La relation homme-nature, entre rapport de force et rapport de
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Nature sauvage et nature domestiquée contemplation
Vivre dans deux temps différents
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iii. en quoi la reconnexion à la nature est-elle nécessaire ?
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La double temporalité de la civilisation
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Quels en sont les risques ?
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Lorsque la science dépasse les limites naturelles
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iv. l’ornement symbolique, médiateur de notre caractère naturel
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Les fonctions du symbole
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Le bijou, symbole d’ une étape existentielle
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La place de l’ ornement dans le symbole
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conclusion
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remerciements
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bibliographie
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résumé
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CHRONOLOGIE
NATURELLE avant-propos C’ est en regardant par hasard le bureau d’ une secrétaire, la table basse d’ une amie, un rebord de fenêtre, que mes yeux tombent sur un vase, une fleur éclatante, une plante élancée. C’ est en balayant du regard un parc en centre-ville que je vois tous ces gens allongés dans l’ herbe, qui se détendent à l’ ombre d’ un arbre, les pieds et les pensées au bord de l’ eau. Ce qui semble évident et tout simple, choisir un jardin public pour se reposer ou garnir sa maison de plantes vertes, amène en réalité à se demander quelle est la vraie relation entre l’ homme et la nature. Rapport de force ou rapport fusionnel, besoin vital ou instrumentalisation, l’ homme est toujours entre deux sentiments, peut-être n’ a-t-il jamais su où était vraiment sa place. Il est rare de voir une maison dépourvue de plante. Dans un monde qui veut la toute puissance sur le sauvage, la domination sur ce qui n’ est pas humain, qui veut la nature asservie, il y a quelque chose en nous qui s’ accroche à la beauté du vivant quel qu’ il soit, à ce qui pousse et qui grandit, l’ épanouissement d’ une fleur au printemps, la déception devant une plante fanée. La plante a-t-elle un rôle dans le lieu de vie ? Nous est-elle nécessaire ? Peut-être est-elle la marque d’ une interdépendance ? Car malgré tout le mal que l’ on fait à ce qui nous entoure, il y a une orchidée, qui trône au milieu de la salle à manger.
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introduction Il est étonnant, et pourtant vrai, que ce simple pot de fleur posé sur la commode génère de grandes questions. Le rapport qu’ a l’ homme avec la nature, ambivalent mais spécifiquement humain, balance entre la domination, l’ affect et la métaphysique ; la domination de ce qui se dresse entre nous et nos desseins, être « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes) et la sensibilité, l’ admiration pour la vie, pour ce qui nous dépasse. Ce pot de fleur installé dans le salon est le point de départ qui questionne notre véritable relation avec la nature, relation aussi complexe et antinomique qu’ est l’ homme lui-même : à côté d’ une destruction massive de l’ environnement, rythmée à coup de déforestation, de pollution de l’ air, d’ empoisonnement des eaux, et d’ assèchement littéral des ressources de la terre, on ne s’ imagine quand même pas dans une ville dénuée de verdure, dépourvue d’ arbres et de coin d’ herbe. Nos avenues sont bordées d’ une rangée d’ arbres, les jardins publics sont remplis dès que le soleil pointe. Perception voilée du monde, mensonge ou déni que l’ on se fait à nous même, la nature est pour nous si chère et pourtant si menaçante, que la domestication devient indispensable. Peut-être avons-nous, malgré tout, peur de nous retrouver dans un espace purement et totalement humanisé, sans même un semblant de nature qui ne fasse mine d’ être authentique. Peut-être serait-il affreux de se retrouver seul face à nousmême. Pourtant, une problématique écologique indéniable se pose aujourd’ hui, celle de la préservation de notre environnement. Cette noble formulation que l’ on entend de part et d’ autre résonne en nous comme un écho lointain, un ordre qu’ on ne sait pas trop comment respecter. Si cette notion d’ environnement ne nous concerne pas plus que modérément, c’ est parce que nous nous en sommes séparés depuis des millénaires : déconnectés de notre propre caractère naturel, notre propre appartenance à un cycle, nous nous sommes déconnectés du monde qui nous entoure. Ce détachement implique bien plus qu’ une nature repoussée hors des villes. En se pensant indépendamment de la
10 nature, l’ homme se distingue comme une entité dominante, et oublie qu’ il fait partie d’ un tout qui induit un équilibre qui fait tourner le monde. Aujourd’ hui, on le voit bien, cet équilibre est rompu. L’ homme doit-il toujours se voir comme une espèce supérieure et à part ? Nier les limites de la planète, n’ est-ce pas nier nos propres limites en tant qu’ espèce naturelle, espèce qui appartient comme tout autre à un cycle vital ? Ne devons-nous pas nous réconcilier avec notre caractère naturel, afin de vivre de manière réaliste dans un monde fini ? Il est crucial de définir notre rapport de proximité avec la plante, celle qui fait partie de notre lieu de vie, avant de définir la relation que nous entretenons avec la nature, dans son vaste et grand concept. Nous comprendrons ensuite que cette relation dépend entièrement de notre rapport à notre propre caractère naturel, qu’ aujourd’ hui nous refusons et nous tentons d’ éluder. Cependant, vivre sans limite sur une planète limitée n’ est pas réaliste ni durable. La représentation symbolique de notre naturalité, qui implique notre mortalité, peut nous permettre de nous appréhender et de s’ accepter comme un élément faisant partie d’ un cycle, puisque comme dans tout cycle, la fin est nécessaire pour qu’ il y ait l’ équilibre.
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I la place et le rôle de la plante verte dans l’habitat occidental
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la plante utile C’ est depuis toujours ainsi que nous considérons la nature végétale : utile. L’ utilité, le service est notre premier rapport à la plante. En se sédentarisant, l’ homme se mit à cultiver les terres, les occuper, récolter, pour répondre à ses besoins. Commença l’ instrumentalisation de la nature aux propres fins de l’ homme, car pour survivre, il fallut maîtriser la nature et ne pas laisser son sort au hasard et à la générosité aléatoire de mère Nature. On voit naître là le rapport d’ opposition qui s’ est depuis lors ancré dans notre culture : puisque l’ homme contrôle, il se place comme dominant, il se met à l’ écart d’ un système pour pouvoir le gérer de l’ extérieur. Si l’ on se focalise sur la plante en particulier, le rapport vital place certaines espèces dans la catégorie des plantes utiles. Les plantes nourricières définissent une nature entièrement utilisée : elles ne sont, par exemple, pas recherchées pour être ornementales. Nous en sommes de ce fait très proches, puisqu’ elles sont nécessaires à notre survie. Les plantes productrices vivent le temps des saisons, un cycle qui se renouvelle toujours. Évidemment, c’ est sans parler des importations alimentaires depuis d’ autres pays, qui nous font vite oublier que chaque espèce a sa saison pour pousser. Ce type de plante marque donc un rythme en continu, elle nous accompagne et nous nourrit, jour après jour. Dans un contexte régulièrement piqué par les alertes sanitaires un fantasme humain de pureté a émergé, une sensibilité exacerbée un peu plus par chaque crise surmédiatisée. La société occidentale diffuse l’ image d’ un monde technologique sous contrôle, le fantasme du risque zéro. Alors lorsque l’ on nous apprend que l’ air de nos maisons est en fait un cocktail de polluants dans lequel nous nageons innocemment 90% de notre temps, les vendeurs de « plantes dépolluantes » font du chiffre d’ affaire. Il serait confortable que les plantes possèdent des facultés épuratrices de l’ air ambiant pour pouvoir nettoyer tout cela. C’ est là-dessus que s’ appuie le designer Mathieu Lehanneur pour son projet Andrea1 : il s’ agit d’ un filtre vivant, c’ est à dire une plante
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Au dos : tapis, Alexandra Kehayoglou, 2012. Š Alexandra Kehayoglou. 1. Andrea, Mathieu Lehanneur, Le Laboratoire, 2009. Š Mathieu Lehanneur
16 sélectionnée pour ses propriétés « absorbantes » telle que le gerbera, le philodendron... qui absorberait les composés volatils qui s’ échappent des objets manufacturés. L’ air filtré par Andrea est nettoyé d’ abord par les feuilles de la plante puis par la racine : ce projet s’ ancre dans la mouvance actuelle de la plante purificatrice de nos propres polluants. Seulement, le végétal n’ est pas un magicien : purifier une telle pollution se révèle compliqué. Les plantes en pot ne peuvent absolument pas dépolluer l’ air intérieur. Notre atmosphère est polluée par des composés appelés C.O.V. (Composés Organiques Volatils) et P.O.P. (Polluants Organiques Persistants), émis lors de la combustion, de la fabrication, du stockage ou de l’ utilisation de combustibles tels que les colles, solvants, peintures... L’ effet cocktail qui en résulte est particulièrement toxique sur la santé humaine et sur la faune. Les études qui ont été menées sur les capacités dépolluantes des plantes ont été réalisées dans des laboratoires, un environnement qui n’ a aucun rapport avec l’ habitat, et avec des polluants pris isolément : l’ utilisation de plantes pour dépolluer l’ air de notre lieu de vie n’ apparaît donc pas encore efficace. Elles captent certains polluants en quantité négligeable, mais entre capter et dépolluer, il y a tout un monde. Il s’ agit donc davantage d’ un argument commercial qui répond à notre désir de pureté et d’ aseptisation, qu’ une vérité. Toutefois, il est vrai que les plantes ont un effet bénéfique sur le sentiment de bien-être et contre le stress : pourquoi est-ce au parc que nous allons nous ressourcer ? Pourquoi trouvons-nous une plante dans chaque bureau ? Selon l’ article « Savoir répondre à l’ appel vivifiant de la nature » du journal Le Monde (mercredi 18 juillet 2012)2, une nouvelle orientation de la psychologie, dite écopsychologie, se base sur notre relation à l’ environnement naturel qui serait indispensable pour notre bien-être psychique. « Des travaux ont ainsi montré que des salariés dont la fenêtre donne sur des arbres et des fleurs estiment leur travail moins stressant que ceux qui ont une vue sur des constructions urbaines. » affirme Nicolas Guéguen, professeur en science du comportement à l’ université Bretagne-Sud. La psychanalyste Marie Romanens précise également que nous avons en nous le besoin de
17 nous reconnecter à la nature, comme si nous y retrouvions notre part de primitif : « Il nous renvoie aux parties les plus pulsionnelles et indomptées de notre personnalité. C’ est l’ élan vital qui échappe à notre contrôle... Une sorte d’ énergie à l’ état pur, sur laquelle il nous faut nous appuyer sans nous laisser déborder. » Ainsi, il est connu que le contact aux plantes améliore le cadre de vie et favorise la détente. Il n’ est pas sûr qu’ un petit pot de fleur à côté de l’ écran soit efficace en pleine pression, cela dit, il a quand même été mis là pour une raison
2. « Savoir répondre à l’ appel vivifiant de la nature », article par Christine Angiolini, publié dans Le Monde, mercredi 18 juillet 2012. Ci-dessus : tapis, Alexandra Kehayoglou, 2012. © Alexandra Kehayoglou.
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la fonction ornementale de la plante « Waga inochi kiku ni mukaite shizukanaru » « Ma vie Devant ce chrysanthème Se tait soudain. » Shuoshi Mizuhara, haiku japonais.
Régnant sur le salon, l’ orchidée réveille les lieux immobiles par ses couleurs radieuses mais éphémères, domine les alentours de son vase opalin. La fleur, ou le bouquet, exposée fièrement, n’ a pas la même valeur que sa congénère la plante verte, mais tous deux sont une dernière connexion au monde extérieur dans un lieu entièrement humanisé. Ni l’ un ni l’ autre n’ est pourtant extrait de notre extérieur, n’ ayant aucun rapport avec la flore locale. Le rôle principal de la plante intérieure est ornemental. Il est en premier lieu nécessaire de définir ce qu’ est un ornement. Le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales3) propose plusieurs définitions, et parmi elles « l’ action d’ orner, d’ agrémenter ou d’ embellir quelque chose en y ajoutant des éléments de décoration », « ce qui ajoute du prix, de la valeur à quelque chose », ou « vêtement(s) et insigne(s) requis dans l’ exercice d’ une fonction. » D’ après ces quelques définitions, l’ ornement est une « décoration » ayant du sens, et surtout des fonctions autres que celle de « décorer ». L’ ornement, quel qu’ il soit, ajoute une dimension valorisante à l’ objet : nous ne parlons donc pas forcément
3. CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales) http://www.cnrtl.fr/ Ci-contre : orchidée phalaeonopsis.
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20 d’ ornement luxueux ou cher. L’ ornement peut être pauvre, mais sa fonction inhérente lui attribue la fonction d’ embellissement. Depuis la nuit des temps, l’ homme crée de l’ ornement : c’ est le superflu qui le distingue de l’ animal. Pourtant, bien qu’ on l’ ait considéré comme superflu, et qu’ il ait même été perçu comme un « crime » (Ornement et crime, Adolf Loos4), l’ ornement n’ a rien de superflu ; il est même nécessaire, car chargé de symbolique. Au début du XXe, l’ Art Nouveau met l’ ornement en exergue à travers ses meubles et ses motifs aux lignes organiques. Le début de l’ industrialisation a fait naître la peur de la perte de création, la perte du rationalisme. Les motifs de plantes, d’ arbres, d’ animaux utilisés par l’ Art Nouveau ne sont pas des formes qui peuvent s’ associer à l’ industrie : ainsi, c’ est une réaction face à la froideur de l’ ère industrielle, qui fait entrer la nature dans les habitations et fait prendre conscience de son esthétique. Outre sa définition appliquée comme on peut le voir avec l’ Art Nouveau, l’ ornement est partout dans la société : il peut-être en rapport à l’ individu lui-même, par différents moyens pour affirmer une identité, une croyance, comme à la dimension sociale, dans laquelle il crée le lien entre les membres d’ un groupe ou d’ une ethnie. Il véhicule également le statut et le rang social, en utilisant cette fois-ci le luxe, ou le raffinement, la valeur. Même si aujourd’ hui, certains portent toujours des bagues de tel ou tel carat pour afficher publiquement leur compte en banque, ce processus n’ est pas tout jeune ni typiquement bourgeois : encore aujourd’ hui dans les tribus ethniques, le chef est représenté par un certain accoutrement et des parures spécifiques qui lui assurent le respect et la certitude que sa fonction est connue. L’ ornement est un signe identitaire : il raconte qui nous sommes. Le lieu de vie est l’ endroit de prédilection
4. Ornament und Verbrechen (Ornement et crime), Adolf Loos, Payot et Rivages, 1908.
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pour l’ ornement : il dépeint autant la sobriété d’ un caractère que l’ exubérance, l’ hyperactivité que la rigueur, mais aussi notre rapport à la vie. Dans le lieu de vie, la plante ornementale est vouée à décorer, rendre
Ci-dessus : lampe Art Nouveau par Antonin et Auguste Daum, 1990. © Sean Pathasema.
22 gaie et accueillante la maison. Elle embellit, de son calme et de sa force silencieuse, ce qui ne change ni ne grandit, confère un peu de vie à ce qui semble inanimé. Le bouquet reçu comme un cadeau fait office de décor éphémère : harmonie, symétrie et asymétrie, formes organiques et désordre organisé contrastent avec la géométrie de l’ habitat, la scénographie de l’ espace, organisé par l’ homme et pour l’ homme. Mais malgré son apparente immobilité, c’ est la vie qui respire à travers ses racines, et son corps qui insuffle à l’ habitat un soupçon de métamorphose. Nos intérieurs ne manquent pas de vie : on y voit l’ activité de l’ homme, tout bouge et change de place, sans cesse. Désordre et organisation sont les témoins de l’ occupation de l’ être humain. Cependant, le végétal apporte ce qu’ aucun objet ne possède : le grandissant, le souffle de la vie, l’ élan vital qui, comme le dit Bergson, est une « force créant de façon imprévisible des formes toujours plus complexes ». Introduire la plante à l’ intérieur induit un certain rapport de contemplation. Ce rapport peut-être expliqué par « L’ analytique du beau » dans la Critique de la Faculté de Juger5 chez Kant, avec la « beauté libre » et la « beauté adhérente ». La beauté libre « ne suppose aucun concept de ce que doit être l’ objet ; [...] Les fleurs, certains oiseaux, les dessins à la grecque sont des beautés libres : ils font l’ objet d’ un jugement esthétique pur. » Pour comprendre, il faut avant tout préciser ce qu’ est le beau pour Kant : le beau est l’ objet d’ une satisfaction désintéressée et « ce qui plaît universellement sans concept », autrement dit le beau doit contenir un motif de satisfaction pour tous. Dans le jugement du beau, nous sentons une harmonie naturelle, non fondée sur des concepts, entre notre imagination et notre entendement. Il suppose donc une finalité sans idée de fin : la beauté atteint une finalité qu’ elle ne cherche pas. Mais le beau est indépendant de la notion de perfection ou
5. « L’ analytique du beau », Critique de la Faculté de Juger, Kant, 1790.
23 de bien, car cette notion est indépendante de tout intérêt ou de finalité. La « beauté libre » selon Kant, ne vit donc pas pour une finalité qui appartient à un concept précis, mais qui vit pour elle-même : le végétal n’ a pas de fin pour laquelle il a besoin d’ être parfait, contrairement aux « beautés adhérentes » telles que la beauté d’ un homme ou d’ un édifice, qui elles, ne seront belles que si elles parviennent à la hauteur du concept à laquelle elles appartiennent. Ainsi, la plante vit pour elle-même et non pour un concept. Cela dit, la fleur, les bouquets et le commerce des plantes en général sont également très codifiés, en témoigne l’ œuvre Puppy de Jeff Koons6 ; dans cette relation affective avec la plante existe aussi la domination sur l’ être vivant, comme elle existe aussi dans notre relation à l’ animal. Ainsi, Puppy imite le chien qui campe devant le pavillon, orné d’ un champ de fleurs plus que classiques. Mais la relation à la plante ne s’ arrête finalement pas à la simple esthétique et à la supériorité sur le vivant, car la place de la plante dans l’ habitat suppose aussi la contemplation de celle-ci. Mais qu’ a-telle d’ admirable ? Cela dépend de la plante dont on parle : la plante verte vit, grandit, s’ épanouit. C’ est cette évolution que l’ on contemple, bien que la plante n’ ait rien de sauvage puisqu’ elle vit dans un milieu humain. Il s’ agit d’ autre chose lorsque l’ on offre un bouquet. On offre des fleurs dans leur plus bel âge, pleines de vitalité et de couleurs éclatantes. Mais elles ne durent pas ; lorsqu’ elles se fanent, c’ est dans le jardin qu’ on les retrouve pour les plus consciencieux, ou dans la poubelle pour les autres. Comme s’ il ne s’ agissait pas réellement d’ un élément naturel, mais d’ un objet décoratif de la maison qui aurait été cassé... Lorsque l’ on offre un bouquet, on offre l’ image d’ un épanouissement éternel et également l’ image de l’ éphémère, la sensation à la fois douce et amère que rien ne dure.
6. Puppy, Jeff Koons, Musée Guggenheim Bilbao, 1992.
24 Cela reflète notre rapport à la jeunesse : le désir de vivre éternellement à l’ âge idéal ; passé cet âge, c’ est terminé, comme le décrit Ronsard dans son poème « Mignonne, allons voir si la rose Qui ce matin avait éclose […] Tandis que votre âge fleuronne En sa plus verte nouveauté, Cueillez, cueillez votre jeunesse : Comme à cette fleur la vieillesse Fera ternir votre beauté. » (La Rose, Pierre de Ronsard7) On peut d’ ores et déjà déceler deux rapports au temps par ces deux premières relations aux plantes : le temps de la vie réelle, dans laquelle on naît, on grandit, on vieillit ; mais on essaie tout de même d’ éviter la mort pour nos plantes vertes. Puis le désir de geler le temps à l’ âge parfait, comme ces beautés suspendues que l’ on met dans des vases, si éphémères mais si représentatives de notre désir de vouloir toujours, rester jeune.
7. « Mignonne, allons voir si la rose... », Pierre de Ronsard, poème écrit en 1545. Ci-dessus : Puppy, Jeff Koons, Musée Guggenheim Bilbao, 1992.
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notre rapport à l’inerte Ce fantasme est représenté en outre par les plantes factices, nature évolutive figée en plein épanouissement : c’ est une forme artificielle de ce que l’ on ne peut pas figer, l’ application de notre vision du temps au végétal pour que sa beauté soit éternelle. Mais c’ est aller à contre-sens de ce qui fait justement sa raison d’ être. Ce caractère inerte est présent sous d’ autres formes dans l’ habitat. On peut qualifier d’ inerte ce qui est sans mouvement. Le développement est un caractère qui différencie le vivant et l’ inanimé : le vivant se développe, l’ inanimé non. Quel est donc ce rapport que nous entretenons avec ce qui est inerte ? C’ est tout d’ abord davantage de l’ ordre du jeu de composition. Les jardins secs par exemple, suggèrent l’ eau par des dessins sur le gravier, en s’ accompagnant de pierres, d’ arbustes et de mousse. Ce sont des paysages domestiques que l’ on peut reconfigurer à l’ infini : c’ est là l’ intérêt du jardin sec. Il existe aussi les massages aux pierres chaudes, qui verraient leur efficacité dans l’ énergie qui circule entre les pierres et notre corps. La lithothérapie par exemple, est une médecine non conventionnelle qui chercherait à soigner grâce aux cristaux. Elle se fonde sur l’ énergie des minéraux qui aiderait à rétablir un équilibre en nous, d’ un point de vue physique, psychologique mais aussi spirituel ; rééquilibrer l’ organisme. La relation serait donc plus physique qu’ avec les plantes, peut-être est-ce quelque chose que nous ne parvenons pas encore bien à comprendre. Cette pratique est cependant qualifiée de « pseudo-science » car rien, d’ un point de vue strictement rationnel, ne prouve son efficacité ou l’ existence d’ une énergie spécifique aux cristaux. Les minéraux sont toutefois moins présents dans le lieu de vie, ou du moins, lorsqu’ ils y sont pour eux-mêmes et non pour une composition. Cependant, avec la question de l’ inerte, nous avons pu constater que le sujet va bien au-delà des plantes vertes. Ce n’ est pas seulement avec les plantes que l’ homme entretient un
26 rapport particulier, mais avec la nature dans son vaste concept. Si l’ homme préfère être dans un parc plutôt que dans un bureau, c’ est pour quelque chose de plus grand, de plus puissant qu’ un brin d’ herbe. Nous intégrons dans nos existences un rapport aux éléments naturels plus ou moins distancié, plus ou moins conceptualisé, issu en grande partie de notre culture.
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II le rapport que l’homme entretient avec la nature
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quelle nature ? « Avec la philosophie, il n’ y a pas d’ arbres : il n’ y a que des idées. Il n’ y a que chacun d’ entre nous, telle une cave. Il n’ y a qu’ une fenêtre fermée, et tout l’ univers à l’ extérieur ; et le rêve de ce qu’ on pourrait voir si la fenêtre s’ ouvrait, et qui jamais n’ est ce qu’ on voit quand la fenêtre s’ ouvre. »
« III Poèmes désassemblés », Le gardeur de troupeaux, Fernando Pessoa, 19608
Le concept de nature est vaste et complexe. Il renvoie à tout ce qui constitue l’ univers physique, la substance qui compose tout corps, ou les éléments qui font la matière de notre environnement, que ces éléments soient vivants tels que les plantes ou les animaux, ou non vivants tels que les minéraux, l’ eau, le feu. Dans le langage courant, il désigne davantage l’ ensemble des choses en dehors de l’ action humaine : il s’ oppose donc à la culture ; il signifie également ce qui se produit de façon régulière et ordonnée, ainsi que l’ essence de quelque chose, autrement dit, sa nature. A l’ origine de ce terme, on a le terme « phusis », issu du grec ancien, traduit par les Romains par natura, aujourd’ hui nature. Le terme natura est apparenté au verbe nasci, qui signifie naître : la nature, dans ce sens-là, signifie les choses qui sont nées, qui sont sorties du néant. La phusis considère toute chose et tout individu comme partie intégrante d’ un tout, et ce tout comprenant une interdépendance entre chaque élément, et régie par des forces supérieures. Mais en Grèce Antique, la préoccupation est de rendre le monde intelligible, d’ en produire une vision cohérente ; dès lors il s’ extrait de la nature, pour pouvoir la comprendre. Alors que Platon érige la nature en ordre idéal et absolu, l’ être humain faisant Au dos : image du film américain de science-fiction Avatar, James Cameron, 2009, planète Pandora. 8. « III Poèmes désassemblés », Le gardeur de troupeaux, Fernando Pessoa, 1960.
31 partie intégrante d’ un monde global, d’ un « Tout », Aristote initie l’ idée que la nature est un principe immanent de mouvement, la phusis. Il initie également l’ approche métaphysique de la nature, autrement dit la connaissance des premiers principes, les « causes premières ». Il s’ agit de déterminer les fondements de la nature : on perçoit ici que la nature devient un sujet de recherche, démythifiée et appréhendée comme un type particulier d’ être. Entre une attitude contemplative de pure extériorité, et l’ attitude brutale qui désacralise la nature pour en faire un objet de science à disséquer, c’ est le second rapport qui prend le pas sur le premier. A la différence d’ Aristote, Galilée et Bacon introduisent le rapport de force à la nature dans Novum Organum « Les secrets de la Nature se révèlent plutôt sous la torture des expériences que lorsqu’ ils suivent leur cours naturel. » À l’ opposé de cette perception scientifique de la nature qui la place comme un sujet d’ étude à part entière, la Nature avec un N majuscule est aussi, d’ un autre côté, mythifiée et perçue comme une entité mystérieuse et puissante. « Mère Nature » s’ élève au rang divin avec la déesse grecque Gaïa, ou la « déesse mère », qui donne naissance au dieu du ciel (Ouranos), au dieu des flots marins (Pontos) et des montagnes (Ouréa), puis aux titans, aux cyclopes, et à toutes sortes de créatures. Gaïa est la divinité première qui crée autant les dieux comme Zeus, que les Géants et les Titans : elle peut représenter par-là, l’ esprit à double tranchant de la nature : la création de la beauté harmonieuse, et le pouvoir de créer le chaos originel. Outre la divinité grecque, le concept de nature amène avec lui la personnification, la mythification qui en fait une entité parfois fantastique, telle que dans Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki10, où cette nature poétique incarnée par des créatures fantastiques a un caractère sacré, et s’ oppose clairement au monde brutal des humains. 9. Novum Organum, De verulamio novum organum scientiarum (titre exact),Francis Bacon, paru en 1620, Presses Universitaires de France, 1986. 10. Princesse Mononoké (Mononoke Hime), Hayao Miyazaki, film d’ animation, 1997.
32 Le terme de « nature » induit une sorte de sacralisation, qui lui confère presque une dimension religieuse. Dans le film Avatar de James Cameron11,on perçoit parfaitement l’ idée de havre de paix qui émane de la planète Pandora, habitée par les Na’ vi qui vivent en harmonie totale avec leur environnement. Cette nature est préservée sans être mise à l’ écart de la civilisation, puisque les deux forment un ensemble cohérent et équilibré. Cette représentation archétypale répond en quelque sorte à l’ idée d’ un « retour à la nature » comme âge d’ or de l’ innocence perdue. Or, peut-on sacraliser quelque chose qui n’ existe plus, qui n’ a même jamais existé ? Si nous désignons la nature comme une totalité indépendante, c’ est que nous nous percevons comme distincts, or ne faisons-nous pas partie d’ un écosystème ? Une dernière définition pense la nature « comme source d’ émotions ou de sensations, dans une conception romantique » telle qu’ on la trouve dans le courant romantique littéraire, ainsi que « comme milieu-refuge opposé à la ville ou à tout espace modelé par l’ activité humaine, pris pour symboles de la société et de la civilisation. » Dans ces définitions, on voit donc clairement que l’ homme est séparé de la nature, comme deux entités différentes qui n’ impliquent pas les mêmes systèmes. La nature décrite ici implique un monde vierge, à l’ état sauvage et sans traces venant de l’ homme, mais on peut se demander si la nature à cet état-là a bien existé un jour. On ne peut donc parler de nature entièrement sauvage, entièrement indépendante de l’ homme, car l’ un vivant dans l’ autre, les interactions sont inéluctables. Il s’ agit d’ un système dynamique composé d’ interactions des espèces entre elles, dont l’ homme avec son environnement. Cependant, et même s’ il en fait partie, l’ homme se distingue de la nature, et fait d’ ailleurs d’ autres distinctions dans la nature elle-même. 11. Avatar, James Cameron, film de science-fiction américain, 2009.
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nature sauvage et nature domestiquée S’ il est délicat de parler de nature originelle, on peut toujours parler de nature sauvage, même si son devenir a été influencé par l’ homme. Ce sauvage a depuis longtemps été repoussé loin des villes. L’ homme a ainsi fabriqué des catégories dans la nature : la nature sauvage et la nature domestiquée. La nature que nous connaissons particulièrement est domestiquée, tout notre environnement proche est sous l’ emprise humaine. C’ est au moment de la sédentarisation que les hommes s’ approprient des terres et des espèces : avant cela, le nomadisme fait que l’ homme ne domestique pas la nature ; il chasse, mais n’ élève pas de bétail. Depuis qu’ il s’ est posé, l’ homme s’ est mis peu à peu à posséder la nature autour de lui, et à la contrôler pour se protéger. Le sauvage est aujourd’ hui perçu comme un monde mystérieux à découvrir dans les documentaires, comme un monde à part que, depuis nos appartements, nous sommes loin de connaître. Cette nature, qui représente encore ce qui n’ est pas humain et que l’ homme met en danger, est vue comme un trésor sacré à préserver. Et bien que l’ on construise des réserves pour assurer la survie de quelques espèces sur des centaines inconnues, à côté de cela l’ humanité s’ arrange pour puiser le maximum dans la nature, jusqu’ à ce qu’ il n’ y ait plus rien et que l’ on demande : « et maintenant, on fait quoi ? ». Il existe deux points de vue, opposés et relativement extrêmes. Le terme de nature signifiant le sauvage vu comme sacralisé, fascinant et fantasme d’ une puissance supérieure, et la nature comme un ennemi à assujettir, dont tous les secrets doivent être percés à jour. Mystérieuse, lieu des fantasmes sur un monde imaginaire alimenté par le cinéma fantastique, la nature est une réserve de mythes, elle nourrit l’ imagination d’ un monde perdu. Puissante, elle a son propre équilibre et ses propres lois, auxquelles nous ne pourrions survivre seuls. Le film Into the wild de Sean Penn12 montre la force sans pitié d’ une nature sauvage redoutable, et pourtant rêvée tout le long de son voyage. Le sauvage symbolise
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35 quelque part encore, la nature dans son sens originel. Ce qui semble encore être et vivre sans l’ action de l’ homme, un monde libéré des lois de l’ homme. À la Révolution Industrielle, l’ urbanisation prend le pas sur la nature : par conséquent, on a le sentiment que la nature sauvage disparaît. C’ est à ce moment-là qu’ est créé le paysagisme anglais, qui essaie de reproduire le sauvage dans ce type de jardin. Le célèbre paysagiste Gilles Clément exprime aussi ce « désordre végétal » -désordonné en comparaison, par exemple, au jardin à la française, qui cadre de façon stricte et géométrique la végétationà travers ses concepts tels que le « Jardin en mouvement », qui laisse libre court à la végétation mais en ayant, au préalable, choisi les espèces et leur zone de départ. C’ est davantage le concept qui prône une certaine nature sauvage que l’ application en elle-même, car le jardin est toujours contrôlé. Cette nature sauvage, qui elle est difficilement contrôlable, nous ne la cotoyons finalement que très peu. Ce que nous avons à proximité est fortement domestiqué. Par exemple, les jardins individuels, échantillons de la nature, mais aussi de culture, ne sont-ils pas une tentative d’ appropriation ? Cette tentative d’ appropriation n’ est-elle pas également une tentative de compréhension de la nature ? Avec son aquarium Floating garden13 qui reprend le système aquaponique, le designer Benjamin Graindorge échantillone le système d’ interactions entre le monde marin et le monde végétal, système qu’ on connaît peu et qui existe pourtant dans la nature. Il le place ainsi à échelle humaine, à l’ échelle d’ un aquarium, pour que l’ homme en comprenne le fonctionnement, ou du moins qu’ il puisse le voir réellement. Mais là encore, n’ est-ce pas l’ appropriation d’ un système naturel ? Avec cet aquarium, comprenons-nous vraiment les systèmes 12. Into the wild, Sean Penn, film américain d’ aventure, 2008. 13. Floating garden, système aquaponique, Benjamin Graindorge, 2009. Ci-contre : plat du restaurant suédois Fäviken Magasinet. © Recipe ScallopJuniper/Fäviken Magasinet
36 existants dans la nature, ou n’ est-ce qu’ une mise à l’ échelle humaine de plus de ce qui nous dépasse ? Cette nature sauvage que nous tenons à l’ écart des sociétés, à l’ écart des hommes, est dangereuse, menaçante. Ces attitudes de préservation et d’ asservissement montrent l’ existence de deux attitudes contradictoires qui font l’ essence de l’ être humain : le rapport de force et le rapport de contemplation, comme deux opposés qui formeraient une harmonie, si seulement les deux étaient dans un rapport équilibré
Ci-dessus : Floating Garden, système aquaponique, Benjamin Graindorge, 2009. © Benjamin Graindorge.
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la relation homme-nature, entre rapport de force et rapport de contemplation « J’ ignore ce qu’ est la Nature : je la chante. Je vis à la crête d ’ une colline dans une maison blanchie à la chaux et solitaire, et voilà ma déf inition. »
« I. Le gardeur de troupeaux », Le gardeur de troupeaux, Fernando Pessoa, 1960
Depuis toujours, une lutte contre le naturel sévit dans le monde des hommes. Nous balançons entre deux relations très différentes selon la nature dont il est question : l’ attitude prométhéenne et l’ attitude orphique. Dans la mythologie grecque, Prométhée, ce qui signifie « le prévoyant », est un Titan. Il est le frère d’ Épiméthée, dont le nom signifie cette fois « qui réfléchit après coup ». Ces deux frères ont la charge de donner aux êtres vivants différentes facultés : ainsi, Épiméthée donne les dons les plus importants aux animaux au détriment de la race humaine : force, rapidité, courage, ruse... Pour réparer l’ erreur de son frère et en guise de compensation, Prométhée vole le feu sacré de l’ Olympe, le savoir divin, pour le donner aux humains. Zeus s’ en aperçoit et le condamne ensuite à se faire dévorer le foie par un aigle pour l’ éternité sur le mont Caucase. Outre ce récit, ce qui concerne le rapport à la nature est de l’ ordre de l’ hybris, la « force démesurée », évoquée par l’ histoire de Prométhée. L’ hybris désigne la folie des hommes de vouloir être les égaux des Dieux, de s’ élever au-dessus de leur condition. Ainsi, cette force démesurée évoque la violence faite à la nature pour s’ en extraire, dépasser ses limites et dépasser les nôtres : ici naît l’ attitude prométhéenne, l’ attitude de domination. La culture occidentale adopte complètement cette attitude depuis la Révolution Industrielle du XVIIIe siècle où les deux leitmotiv de production de masse et de croissance marchent sur les ressources naturelles. Le mythe d’ Orphée amène à une conception plus douce de la nature :
38 Orphée est un héros de la mythologie grecque. Il est le fils du roi Thrace Œgare et de la muse Calliope. Jouant de la lyre, il savait charmer les animaux sauvages et pouvait émouvoir les êtres inanimés. En ce sens là, l’ attitude orphique envers la nature est poétique, lyrique, contemplative. Elle ne cherche pas à savoir, ni à comprendre. L’ homme s’ arrête alors à la contemplation. Nous retrouvons souvent cette position dans la littérature, dans le cinéma, la poésie, la peinture... Les larves de trichoptères de Hubert Duprat (voir ci-contre) sont un exemple de l’ attitude orphique : dans ce travail, les larves de trichoptère fabriquent leur fourreau avec différentes petites pièces de métal dorées ; les fourreaux des larves deviennent ainsi des amas de pièces brillantes. L’ artiste utilise le travail des larves pour conférer un aspect merveilleux et précieux à l’ insecte, qui va à l’ encontre de son image originale. Il met également en valeur le processus de fabrication en le montrant au public, et valorise également le résultat en donnant au travail de la larve de trichoptère une dimension délicate, colorée, contrecarrant la laideur et l’ aspect terne de l’ insecte. À cette attitude vient s’ opposer radicalement le rapport prométhéen que l’ homme entretient avec la nature : ce rapport désigne le fait de faire violence à la nature pour la décrypter. Cette position implique l’ instrumentalisation de la nature à ses propres fins. Elle naît il y a bien longtemps, lorsque l’ homme considérait la nature comme tellement immense qu’ elle était infinie. Nous en avons l’ exemple avec la conquête de l’ Amérique, lorsque les hommes abattaient les grands séquoias et tiraient une vraie fierté d’ être venu à bout de ces arbres gigantesques. En dominant la nature qu’ il voit comme puissante et illimitée, l’ homme a le sentiment de s’ élever au dessus de sa position comme le veut le mythe de Prométhée, et de
Ci contre : larve de trichoptère de Hervé Duprat, 1999 ©Roy Larimer, et Pratone de l’ agence Gruppo Strum, Gufram s.r.l., Balangero, 1971. © Gruppo Strum
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40 dominer la terre entière. La nature est à la fois admirée et dominée : le tapis Pratone de Gruppo Strum14 traite de cette perception de la nature, qui associe son atmosphère relaxante par l’ aspect général et la dimension des brins d’ herbe, et la domestication de l’ homme à travers la mousse polyuréthane et le vert très cru de l’ objet. Pratone combine l’ attitude affective face au naturel et l’ attitude prométhéenne qui suppose également l’ appropriation. La science pousse plus loin le vice de domination, en démembrant la nature pour la rationaliser et réduire son existence à de multiples engrenages parfaitement explicables et reproductibles. L’ attitude prométhéenne a extirpé l’ homme de la nature pour qu’ il puisse la découvrir avec recul. Il est néanmoins logique de vouloir comprendre le monde qui nous entoure pour pouvoir y vivre ; en cela, on ne peut complètement blâmer l’ humanité de désacraliser la nature pour en comprendre les systèmes. Cela dit, l’ attitude prométhéenne a creusé le gouffre qui sépare ces deux entités. L’ artiste italien Giuseppe Penone, inscrit dans la lignée de l’ Arte Povera, s’ interroge sur la relation de l’ homme à la nature, l’ être, le devenir, et s’ intéresse à l’ action de l’ homme sur les processus naturels : ainsi, dans certaines de ses œuvres, la main de l’ homme n’ intervient que pour révéler, exalter les cycles naturels « L’ arbre, dit Penone, est une matière fluide, qui peut être modelée. Le vecteur principal est le temps : l’ homme a une temporalité différente de celle d’ un arbre; en principe, si on empoignait un arbre et qu’ on avait la constance de ne pas bouger durant des années, la pression continue exercée par la main modifierait l’ arbre. » (Entretien avec Giuseppe Penone, par Catherine Grenier et Annalisa Rimmaudo15). Giuseppe Penone coula en bronze un moulage de sa main empoignant le tronc d’ un jeune arbre et l’ y inséra dans ce même tronc. L’ arbre continue ainsi de grandir, mais se modifie là où la main l’ empoigne. Tout autour, la vie continue ; ne reste que la cicatrice de la main qui souligne 14. Pratone, Gruppo Strum, Gufram s.r.l., Balangero, 1971. 15. Entretien avec Giuseppe Penone, artiste d’ Arte Povera, par Catherine Grenier et Annalisa Rimmaudo dans Giuseppe Penone, catalogue de l’ exposition, éditions du Centre Pompidou, 2004.
41 alors par contraste, le cycle vital qui se poursuit. Giuseppe Penone met en exergue la blessure que l’ homme grave dans la nature : deux entités maîtresses qui s’ affrontent, mais le cycle naturel continue de vivre en s’ y adaptant. Le gouffre qui sépare ces deux entités est d’ autant plus grand que l’ homme et la nature vivent chacun sur une dimension temporelle différente, sur des rythmes décalés, dont la différence aggrave davantage la situation écologique.
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vivre dans deux temps différents Printemps, été, automne, hiver... et printemps16. Le cycle de la nature correspond au rythme des saisons. Tout renaît, en petits bourgeons, s’ épanouit et lentement se fane, tombe et meurt, renaît, et ainsi de suite. La nature évolue sur un temps fait de moments inégaux, où l’ équilibre existe seulement s’ il y a vie et mort. Ainsi, elle s’ inscrit sur une ligne de temps circulaire. Pour l’ homme occidental, la temporalité est linéaire : elle se base sur le récit, qui suppose un début et une fin, nul renouvellement ni temps inégal. Cette perception est due à la culture occidentale qui a construit le temps de l’ intensité constante : elle prône la productivité, la jeunesse, qui au travers des médias passe pour l’ âge idéal, un certain corps correspond au corps parfait, et une fois passé cet âge et ce corps, nous sommes mis de côté. Cette ligne de temps connaît un point culminant vers son centre, puis redescend doucement jusqu’ à finir. À l’ image de notre surconsommation catastrophique, le craddle to grave contre lequel on lutte depuis des années, nous ne voyons pas les choses comme un cycle mais comme un début et une fin. L’ avènement de l’ industrie de masse a engendré un rythme effréné de production sans perte de temps tolérée. Il est devenu essentiel de vouer son temps à produire, à avancer. À l’ avènement de la mondialisation, tout se confond et va de plus en plus vite, nous pouvons tout avoir maintenant, en un seul clic, et dans n’ importe quel rayon. En instrumentalisant la nature à nos fins, nous avons oublié que celle-ci suit un cycle et que son équilibre se fonde sur les saisons. Nous sommes calés sur l’ idée de pouvoir profiter de tout, tout le temps. Les Organismes Génétiquement Modifiés et les importations alimentaires contournent les injonctions à la saisonnalité 16. Printemps, été, automne, hiver... et printemps (Bom yeoreum gaeul gyeoul geurigo bom), Kim Ki-Duk, comédie dramatique coréenne, 2004. Ci-contre : Il poursuivra sa croissance sauf en ce point, œuvre de Giuseppe Penone, 1968 © Giuseppe Penone.
44 dans la nature pour répondre aux besoins occidentaux, afin de manger tous les fruits et légumes que nous voulons toute l’ année ; nous avons chaud dans notre appartement en hiver et nous le climatisons en été ; il faut tout faire pour rester jeune et dynamique. Notre culture fait de la jeunesse le Saint Graal à ne jamais égarer. Rien ne nous connecte plus vraiment aux lois naturelles. On a peu à peu oublié les saisons, l’ équilibre qui fait tourner le monde. Quoiqu’ on veuille et quoiqu’ on prône, cet équilibre est fait de temps inégaux, d’ un temps « mort » en hiver, avant la renaissance au printemps. Pour que les choses durent, le temps doit forcément être inégal : rien ne peut être intensément actif éternellement, comme le veut par exemple la notion chinoise de yin-yang. Le Yin et le Yang sont deux forces égales mais opposées ; ainsi, l’ équilibre est trouvé par la complémentarité des deux éléments, indissociables car l’ un n’ a pas de sens sans l’ autre. Le devenir est donc pensé selon la relation d’ opposé, c’ est à dire le temps inégal : l’ épanouissement n’ existe pas sans le retrait, la jeunesse n’ existe pas sans la vieillesse, la vie n’ a pas lieu d’ être sans la mort. Mais la pensée occidentale ne va pas dans ce sens. Ainsi, plongé dans un bain de médias qui nous suggèrent quoi faire et quoi penser, quel corps et quel âge avoir, nous avons également oublié que nous avons, en nous, des injonctions à la nature. Ces injonctions ne sont pas plus compliquées que le simple fait de vieillir, chose à laquelle nous ne pouvons remédier. Non, le botox n’ est pas garant de vie éternelle. Les médias s’ arrangent pour vendre une image de rêve, celle d’ une jeunesse immortelle qui correspond aux canons de beauté contemporains, et tandis que la cinquantaine se fait sentir, les pots de crème anti-ride Q10+ se vendent plus vite. Mais ne devrions-nous pas nous réconcilier avec cette idée de temps inégal ? Accepter qu’ il y ait des périodes d’ épanouissement et des périodes de retrait ? Ce décalage de temporalité entre homme et nature induit un problème : le temps de l’ homme n’ est pas seulement culturel. L’ homme étant lui aussi naturel, son rythme est tout aussi inégal, il est composé de saisons, tout comme celui de la nature, bien qu’ il le
45 réfute. L’ homme est en effet soumis à une temporalité biologique, ne devrait-il donc pas se réconcilier avec ce rythme naturel s’ il est inné ? L’ enjeu ne serait-il pas de considérer notre existence avec réalisme ?
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III en quoi la reconnexion Ă la nature est-elle nĂŠcessaire ?
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la double temporalité de la civilisation La temporalité de la civilisation occidentale est fondée sur un temps qui répond aux fantasmes de cette culture, à savoir l’ intensité constante, l’ âge et le corps idéal, la productivité, la jeunesse. Mais l’ homme possède en lui une temporalité biologique à laquelle il n’ échappe pas : son corps est soumis aux règles imposées par la nature. Ces règles sont celles du temps qui passe, essentiel au maintien de l’ équilibre d’ un lieu où vivent différentes espèces : nous naissons, nous grandissons, vieillissons, puis mourrons. Cette notion de la mort est vue comme une fatalité, comme une fin dont l’ homme a peur et qu’ il refuse, car sa crainte est de disparaître définitivement et de ne laisser aucune trace derrière lui. Le christianisme pose l’ idée du Jugement Dernier et de purgatoire, car la religion pense au devenir de l’ âme après la mort, la « vie immortelle ». Pour la religion, la mort n’ est donc qu’ un passage où l’ on trouve le salut ; or, la religion recule dans la société occidentale, et c’ est un tout autre rapport à la mort qui prend place. La mort est aujourd’ hui totalement refoulée, expulsée dans les hôpitaux, loin des zones urbaines. L’ affaiblissement des croyances religieuses a généré de nouvelles mentalités : les avancées médicales, scientifiques, se tournent vers des solutions pour repousser toujours plus la mort. Cette négation amène à prôner l’ éternelle jeunesse. Lorsqu’ on est jeune, tout est possible, dit-on. Nous ne croyons plus à l’ immortalité de l’ âme : puisque le corps devient l’ ultime territoire de notre identité, comment accepter alors qu’ il périsse et que l’ on disparaisse ? Au dos : image du film américain de science-fiction Bienvenue à Gattaca, Andrew Niccol, 1997.
49 Ici naît le fantasme de la jeunesse éternelle : notre corps subit le matraquage visuel de la société, qui vend la pierre philosophale sous forme de crème et de chirurgie esthétique. Il est martyrisé par tout ce qu’ on lui inflige pour qu’ il reste jeune, pour camoufler l’ inexorable vieillesse ; on lui fait violence pour qu’ il ne devienne pas ce qu’ il est censé devenir. Ainsi, en refusant l’ idée d’ évolution, de vieillesse et de mort, nous nous extériorisons un peu plus au cycle naturel, auquel notre propre corps appartient. Nous avons en nous une chronobiologie, composée de rythmes circadiens : ces rythmes sont des rythmes biologiques auxquels sont soumis chaque être vivant. L’ homme, « l’ homo sapiens » est un animal à activité diurne : ainsi, son organisation temporelle et son métabolisme, tels que le système nerveux, la force musculaire, la fréquence cardiaque et respiratoire, répondent à la nécessité de faire face à cette
Ci-dessus : Lithe clock : dance through time, Studio Ve, 2012. © Studio Ve.
50 activité de jour. Ils atteignent le maximum de leur performance au cours de la journée, tandis que d’ autres variations biologiques sont performantes au milieu de la nuit. Nous vivons donc déjà un temps inégal biologiquement. Par exemple, on ne réagit pas de la même façon aux médicaments selon l’ heure où ils sont ingérés : la même dose d’ un certain médicament peut être strictement inefficace à six heures du soir et parfaitement adaptée à sept heures du matin. Dans le traitement de certaines stérilités, un médicament n’ a aucune efficacité en perfusion continue mais fonctionne si l’ on effectue une stimulation de quelques minutes toutes les heures. Cela prouve que les effets d’ un traitement dépend plus du rythme de sa biodisponibilité que de la dose théoriquement utile. Cette chronobiologie peut s’ apparenter à la conception de la durée de Bergson, qui distingue le temps, sa perception mathématique et objective indiquée par notre montre, de la durée qui est une perception subjective du temps induite par notre conscience ; par exemple, lorsque nous trouvons que les heures sont longues, c’ est une perception subjective car les secondes, les minutes, avancent toujours au même rythme, et pourtant c’ est cette perception du temps qui est réellement vécue. Lithe Clock : dance through time du Studio Ve17 est une horloge dont les flèches sont de longues et fines tiges d’ acier, si bien que lorsque le temps passe, les tiges souples tombent et se redressent dans une danse lente et élancée. Elles miment un temps inégal, où certaines minutes passent plus vite que d’ autres, où certaines heures sont plus difficiles à atteindre. Sur l’ échelle d’ une vie, nous savons bien que chaque période est psychologiquement vécue différemment : nous en avons l’ exemple simple avec la crise d’ adolescence ou de la quarantaine, qui sont des périodes où l’ on est, généralement, moralement plus 17. Lithe Clock : dance through time, Studio Ve, 2012.
51 sensible qu’ à d’ autres. Il est aussi difficile de concevoir qu’ il y ait des périodes de retrait et des périodes d’ épanouissement. Pour les habitués des pharmacies, dès que la tristesse se fait sentir, on achète des antidépresseurs. Il faut aller bien, il faut être heureux. Bien sûr, il s’ agit de l’ objectif de vie de tout un chacun, mais bien que la société déclare que tel ou tel objet nous rendra heureux, qu’ avoir tel type de corps nous rendra bien dans notre tête, il est nécessaire d’ admettre que l’ on ne peut physiquement et psychiquement pas être dans une intensité et un épanouissement constant. Notre corps possède donc en lui des injonctions au rythme cyclique : nous ne pouvons pas être dans le même état du lever au coucher, de l’ enfance à la vieillesse. Le temps ne se vit pas de manière linéaire ni mathématique, il se vit de manière continue, sans faire la différence entre un instant et le suivant. Bergson18 illustre son propos avec l’ exemple de la mélodie, qui n’ est autre qu’ une succession de notes qui ne vivent que parce qu’ elles sont intégrées les unes aux autres. L’ homme vit donc la durée, tandis que la société dans laquelle il vit, s’ inscrit dans le temps mathématique. On peut d’ ailleurs noter aujourd’ hui que la société ne sait pas s’ adapter à l’ âge de la personne. Dans le milieu professionnel par exemple, les personnes à partir d’ un certain âge ne trouvent plus de travail car on les considère comme moins productives. La société ramenant tout à la performance, donc à l’ utilité, devient mortifère : elle crée une crise de sens, puisque cette recherche de la performance n’ a aucune finalité. Comment prendre vraiment conscience que nous avons nous aussi une horloge biologique qui nous permet de vivre, et que chaque âge a ses valeurs ? Le design peut-il nous faire respecter cette chronobiologie, ou faut-il l’ anéantir ou la nier ?
18. Essai sur les données immédiates de la conscience, Henri Bergson, F.Alcan, aujourd’ hui chez Ellipses, 1889.
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lorsque la science dépasse les limites naturelles « You’ re playing God » « Somebody has to ! »
The Man with the Two Brains, Steve Martin, 198319
La contradiction de l’ homme se situe donc entre ce temps biologique et le temps culturel. Le premier implique nos capacités physiques et intellectuelles et les organise selon des périodes inégales ; cela prouve notre intime appartenance, en tant qu’ être vivant, à la nature. Le temps mathématique au sens de Bergson est culturel, et est construit par les sociétés occidentales, qui ont créé de toute pièce l’ idéal de la jeunesse et la négation de la mort. Comme nous l’ avons vu précédemment, le temps culturel nie la chronobiologie à laquelle notre corps est soumis, ainsi que l’ idée de périodes inégales chez l’ homme. Ce déni amène la science à chercher comment repousser les limites de l’ homme, aussi bien physiques que psychiques. Cette science s’ appelle le transhumanisme et compte beaucoup d’ adhérents ; elle est représentée par des mouvements tels que l’ Association Française Transhumaniste20, la Fondation FTSL ou encore NeoHumanitas. Le transhumanisme, ou l’ humain augmenté, « interpelle la société sur les questionnements relatifs aux mutations actuelles de la condition biologique et sociale de l’ humain. Son objectif est d’ améliorer cette condition, notamment en allongeant radicalement la durée de vie en bonne santé. » mais tend aussi à « augmenter nos capacités sensorimotrices et cognitives, être plus heureux, diminuer les risques qui menacent l’ humanité... » (d’ après le site internet de l’ Association Française Transhumaniste). 19. The Man with the Two Brains, Steve Martin, comédie américaine, 1983. 20. Association Française Transhumaniste : http://www.transhumanistes.com Ci-contre : Distressed Wood Figures, Aron Demetz, exposition The Tainted, 2012. © Aron Demetz
54 Il s’ agit d’ un mouvement culturel et intellectuel, faisant appel à la science et à la technologie (comprenant la nanotechnologie, la biotechnologie, les techniques de l’ information et de la communication) pour améliorer radicalement les capacités physiques et mentales de l’ être humain. Il considère certains aspects de la condition humaine, tels que la douleur, la maladie, le vieillissement et la mort comme des tares inutiles et indésirables qu’ il pourrait éradiquer avec l’ aide de la technologie pour tendre vers une condition post-humaine. Les transhumanistes prétendent par ailleurs qu’ il s’ agit d’ un impératif éthique pour l’ homme de rechercher le progrès et l’ amélioration, et qu’ il possède à présent les moyens d’ intervenir dans sa propre évolution et de la contrôler. Ce n’ est pas sans rappeler le film d’ anticipation Bienvenue à Gattaca de Andrew Niccol réalisée en 199721. L’ histoire dépeint un monde où l’ amélioration bio-technologique est reine, où les parents peuvent choisir les gènes de leur futur enfant afin qu’ il corresponde exactement à leurs désirs, et où un homme non transformé, avec ses défauts et ses qualités, lutte pour se faire une place dans cette société parfaite et pour réaliser son rêve. Le transhumanisme trouve ses origines dans l’ humanisme de la Renaissance et dans la philosophie des Lumières, qui place l’ homme au centre de toute problématique. Le philosophe russe du XIXe siècle Nikolai Fyodorov soutenait l’ idée de l’ usage de la science afin d’ allonger radicalement la durée de vie, jusqu’ à même l’ immortalité ou la résurrection des morts. En 1957, le biologiste Julian Huxley est le premier à employer le mot « transhumanisme », et sa définition moderne est donnée par le philosophe et futuriste Max More22 « Le transhumanisme est une classe de philosophies qui tentent de nous guider vers une condition post-humaine. Le transhumanisme partage de
21. Bienvenue à Gattaca, Andrew Niccol, film américain de science-fiction, 1997. 22. Max More, philosophe et futuriste, fondateur de l’ Institut Extropy qui rassemblent des penseurs transhumanistes (1992).
55 nombreux éléments avec l’ humanisme, ce qui inclut du respect pour la raison et la science, un attachement au progrès, et une valorisation de l’ existence humaine (ou transhumaine)... Le transhumanisme diffère de l’ humanisme en reconnaissant et en anticipant les altérations radicales de la nature et les possibilités de nos vies qui résultent de diverses sciences et techniques. » (Transhumanism : a Futurist Philosophy23). La différence évidente avec les humanistes traditionnels est également le désir d’ utiliser la technique pour pallier les problèmes humains (la maladie, la vieillesse par exemple) et au problème de la mort, pour transcender la condition de l’ homme et surmonter ses limitations biologiques. Max More déclare également « We have achieved two of the three alchemists dreams. We have transmuted the elements and learned to fly. Immortality is next. » « Nous avons réalisé deux des trois rêves alchimistes. Nous avons muté les éléments et appris à voler. L’ immortalité est la prochaine étape. » (citation traduite par nos soins). Il s’ agit donc clairement de repousser les limites de l’ être humain, jusqu’ à devenir immortel ; la mort de la mort est d’ ailleurs le fer de lance des transhumanismes. Cette position s’ est évidemment confrontée à de multiples critiques, religieuses ou non, telles que l’ accusation de « jouer à Dieu » ou de « mépriser la chair et avoir peur de la mort ». Jean-Claude Guillebaud24, écrivain et journaliste français dénonce d’ ailleurs le projet transhumaniste comme une haine du corps : « Un peu partout, le corps est ainsi présenté comme une vieillerie encombrante, symbole de finitude, de fragilité et de mort. » (2011) Les transhumanistes rejettent donc notre naturalité et les limites que cette dernière nous impose. Mais l’ essence de l’ homme n’ est-ce pas sa finitude ? Ses limites ne sont-elles pas ce qui le rend justement humain ?
23. « Transhumanism : a Futurist Philosophy », article publié dans Extropy n°6 en 1990 et revisité en 1996. 24. Jean-Claude Guillebaud, écrivain et journaliste français au journal Le Monde et au Nouvel Observateur.
56 Faut-il se robotiser pour se tourner vers une civilisation post-humaine qui n’ a plus d’ injonctions naturelles ? Est-il bon de séparer complètement et définitivement l’ homme de la nature et de sa nature ? Des scientifiques qui travaillent à l’ Université de Californie du Sud dans le département du Centre National de la Sécurité Intérieure ont inventé une mémoire artificielle, qui remplacerait alors la nôtre, et qui pourrait ensuite être téléchargée d’ un cerveau à un autre. La pensée, les souvenirs, les comportements seraient donc stockés sur une puce. Possèderions-nous toujours nos propres pensées, qui sont nôtres avant tout ? Ce n’ est pas sans rappeler la « puce Zoé » du film Final Cut d’ Omar Naim25, une puce qui mémorise l’ entière vie de l’ individu, pour qu’ à sa mort, un « monteur » puisse faire le montage de ses données et laisser un film souvenir à la famille... Une des propriétés premières, qui est d’ avoir des pensées qui n’ appartiennent qu’ à nous, est alors remise en question. On peut également se demander si cela ne créerait pas de nouvelles inégalités au sein même de la civilisation humaine, telle que dans le film de Neil Blomkamp sorti en 2013 Elysium26 qui présente la Terre ravagée par la maladie, la pauvreté et la guerre, tandis que les plus riches se sont réfugiés sur une sorte de satellite privilégié. Chacun y possède des machines pouvant guérir n’ importe quelle maladie, tandis que la Terre est devenue un bidonville géant où chacun rêve de vivre sur Elysium, et où tous les malades tentent en vain de s’ y faire guérir. Le transhumanisme amène peutêtre vers ces nouvelles inégalités, plus profondes et irréversibles : on y décèle l’ animalité qui est en nous, celle qui suscite le désir de
25. Finat Cut, Omar Naim, thriller américain, 2005. 26. Elysium, Neil Blomkamp, film américain de science-fiction, 2013.
57 domination d’ un groupe sur un autre. Il nous dirige aussi vers l’ idée que la maîtrise de notre corps et de la nature, amène à la maîtrise de l’ homme par l’ homme : l’ instrumentalisation ne s’ arrête pas, et ne peut pas s’ arrêter, uniquement à la nature. Y aura t-il toujours le libre arbitre ? L’ humain augmenté est-il une fin cohérente, dans un monde où nos comportements hors-limites font déjà tant de dégâts ?
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quels en sont les risques ? L’ écosystème est un ensemble d’ interactions entre différents systèmes d’ éléments, qu’ ils soient vivants ou non vivants tels que les minéraux ou les phénomènes météorologiques. Aujourd’ hui, l’ équilibre de cette vaste sphère est largement attaqué par les conséquences de l’ action humaine, ce depuis l’ avènement de l’ industrie. Si l’ homme peut à ce point remettre en question l’ équilibre planétaire avec ses moyens actuels, il est difficile d’ imaginer combien un homme sans limites peut affecter l’ écosystème. Chaque science va avec sa paire de bonnes et de mauvaises intentions, sa paire de convertis raisonnés et d’ adeptes déraisonnés. Le transhumanisme a d’ abord des objectifs louables, tels que le renfort du système immunitaire pour résister à davantage de maladies, la résilience de personnes handicapées, leur intégration dans notre espace... Le transhumanisme a d’ abord des objectifs louables, mais s’ en suivent de près les applications dangereuses. Au final, la question principale est la suivante : sommes-nous une espèce à part des autres, sans territoire et productrice d’ un monde distinct de la nature, ou sommes-nous une espèce animale ayant des relations d’ interaction avec son écosystème comme tout autre être vivant ? Faisons-nous partie d’ un tout, ou somme-nous une entité à part qui se construit en opposition avec son environnement ? Nous avons vu précédemment avec les rythmes circadiens que notre corps a en lui des injonctions à la saisonnalité. Notre culture basée sur le temps linéaire nous extrait de ce temps inégal et de cette appartenance au monde naturel. De plus en plus éloigné de son propre naturel, l’ homme s’ approche même de la fusion avec la machine, en poussant la recherche vers des transferts cerveau-ordinateur. L’ homme deviendrait robotique, rompant toute connexion avec sa naturalité, vivant sur un
59 plan parallèle à son environnement. Pourtant, même dans nos comportements dominateurs nous percevons un naturel, proche de l’ animalité. En néonatologie par exemple, le traitement des nouveaux-nés prématurés se fait de plus en plus par le contact peau à peau, appelé la méthode « kangourou care » : cette méthode, dépouillée de tout artifice et qui privilège le contact physique de la mère à l’ enfant, favorise le comportement maternel et le développement cognitif de ce dernier. Ce caractère, qui nous relie encore à l’ animal que nous sommes, se lit dans les œuvres Distressed Wood figures d’ Aron Demetz27, qui imagent l’ harmonie et les conflits qui existent entre l’ homme et la nature, donc entre l’ homme et son propre naturel. On y voit la dualité qui nous construit en tant qu’ homme, l’ être qui s’ élève de sa condition et se détache de son naturel, et l’ être vivant, au même titre que toute autre espèce, habitant la même planète. En devenant un humain augmenté, nous perdons le naturel qui nous inscrit sur le même monde que l’ environnement et nous construisons un homme qui n’ a plus rien à voir avec l’ animal humain. Dans la préface du livre de Charles Fréger Wilder Mann28, Robert McLiam Wilson décrit l’ homme comme n’ ayant plus aucun repère, dans un monde où toutes les données se mélangent et où plus rien n’ est ni sûr ni fondé « Nous sommes en train de devenir des étrangers à nous-mêmes. Avachis sur nos ordinateurs, nous baignons dans une torpeur de nantis à laquelle nous et des milliards d’ autres internautes participons : véritable festival d’ immobilisme masturbatoire, émeute d’ inertie. » Dans une orgie d’ informations, et avec une perte totale d’ identité dans un milieu où chaque fondement sociétal s’ écroule un par un, notre essence est encore la chose la plus sûre. L’ homme sans croyance se reconnecte au sauvage qui est en lui, puisque c’ est la seule
27. Distressed Wood figures d’ Aron Demetz, exposition The Tainted, 2012. 28. Wilder Mann, Charles Fréger, préface « La Bête humaine » par Robert McLiam Wilson, éditeur Thames & Hudson, 2012.
60 chose sûre qui l’ enracine. En niant nos propres limites d’ être humain pour se tourner vers un sur-humain, un humain augmenté, l’ homme tourne le dos à son propre naturel, à ce qui fait de lui un humain parmi d’ autres êtres vivants dans un même milieu, c’ est à dire sa finitude. Comment respecter la limite de la planète si l’ on ne respecte même pas la sienne ? L’ enjeu de l’ acceptation de notre mortalité est de vivre avec réalisme, de se libérer des chaînes médiatiques décidant d’ une certaine perception de la mort. Lorsque les transhumanistes disent que ce qui fait ce que nous sommes sont nos désirs, nos aspirations, nos façons de pensée... ces derniers ne dépendent-ils pas de notre rapport à notre corps, au temps, à la mortalité ? En 1998, le designer espagnol Martin Azùa a réalisé une série de pot en céramique ornés par le temps : les pots de la série Natural Finish29, en céramique très poreuse, ont été laissés pendant un an dans un espace naturel, au milieu du paysage. L’ humidité, l’ eau, la végétation ont dessiné les traces du temps sur leur surface, si bien qu’ un ornement végétal-temporel y apparaît à présent. C’ est une façon de voir le temps comme l’ ajout d’ expériences sur expériences, une façon de valoriser la vieillesse à travers l’ ornement du temps. La vieillesse et la mort ont besoin d’ être replacés dans le cycle logique et naturel de la vie, au lieu d’ être repoussées comme des caractéristiques humaines refusées et négligeables. Comment avoir des limites dans nos désirs lorsque nous n’ en avons plus dans notre corps ? Comment réaliser que nous sommes une partie intégrante d’ un écosystème si nous nous éloignons davantage de notre essence naturelle, élément qui nous connecte en tant qu’ être vivant à l’ environnement ?
29. Collection de pot en céramique Natural Finish, Martin Azùa, 2000. © Martin Azùa
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IV l’ornement symbolique, médiateur de notre caractère naturel
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les fonctions du symbole À l’ aube de l’ humanité, l’ outil symbolique fait son apparition. Sans savoir encore écrire, les hommes eurent besoin de signes communs et connus de tous pour organiser la vie en société. La chasse, la vie sexuelle et les rites funéraires furent leurs premières occupations. La sexualité et la mort étaient structurées par des codes, qui donnèrent naissance au symbole ; par exemple, les hommes ornaient les morts de symboles pour les préparer au voyage dans l’ au-delà. On peut dire que la naissance du symbole marque les débuts de l’ humanité, car l’ homme représente les choses. Dans l’ introduction du Dictionnaire des symboles30, Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt décrivent l’ origine du symbole comme : « un objet coupé en deux, fragments de céramique, de bois, ou de métal. Deux personnes en gardent chacun une partie, deux hôtes, le créancier et le débiteur, deux pèlerins, deux êtres qui vont se séparer longtemps… En rapprochant ces deux parties, ils reconnaîtront plus tard leurs liens d’ hospitalité, leurs dettes, leur amitié. » Littéralement, un morceau de l’ objet permet d’ identifier l’ autre : on voit donc apparaître la définition du symbole, qui est une association de deux notions, d’ image et de sens. C’ est la représentation concrète d’ une notion abstraite : la rose symbole de l’ amour passionnel, le squelette symbole de la mort, le sablier symbole du temps qui passe... Ces notions sont cruciales et pourtant très vastes. Pour pouvoir les comprendre et les appréhender, nous avons besoin de leur donner un corps. Le symbole est donc un outil pour représenter ce qui est psychologiquement et physiologiquement fondamental.
Au dos : Mit 81 Fingerabdrücken (Avec 81 empreintes digitales) Gerd Rothmann, 2002. © Gerd Rothmann 30. Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, 1982.
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Dans les Prolegomena de l’ œuvre Der Stil31, Gottfried Semper explique que l’ homme a besoin de représenter le monde en miniature pour pouvoir le comprendre « L‘ homme ne peut jamais tout à fait comprendre le monde, mais il peut élaborer des modèles pour l ’ aider à le reproduire et révéler, par analogie, toutes les opérations cosmiques. Chaque objet fabriqué par l ’ homme peut schématiser et connoter symboliquement ces relations analogiques dans la société 31. Der Stil, Gottfried Semper, 1860. Ci-dessus : la Vénus de Willendorf . Statuette en calcaire du Paléolithique supérieur, de 11cm de hauteur, conservée au Musée d’histoire naturelle de Vienne (Autriche). Elle est le symbole de la fécondité féminine.
66 et dans la nature : c’ est avant tout un ornement. » Il permet donc de miniaturiser, synthétiser une vaste notion en un signe ou un objet, afin d’ en comprendre l’ essentiel « Af in de comprendre le monde, l ’ homme, sans en avoir nécessairement conscience, grave l ’ univers à la surface des objets. » (Warburg, lecteur de Semper : ornement, parure et analogie cosmique ; traduit de l’ allemand par Marie Sanquer et Anika Schwarzwald32). Il représente donc des notions psychiquement et physiquement fondamentales pour nous. Le symbole est étroitement lié au rituel. Le rituel a pour définition dans le dictionnaire Larousse « Gestes, symboles, prières formant l’ ensemble des cérémonies d’ une religion. » Ces cérémonies peuvent être dans le cadre de la société (par exemple, des remises de prix), comme dans le cadre de la religion. Dans les deux cas, le rituel unie les membres d’ une communauté, il marque l’ appartenance à un groupe, à une communauté religieuse. Un rite sert de ciment à une communauté, conformément à ce que propose la double entrée étymologique, «relier» et «se recueillir». La participation répétée au culte selon un certain rite marque l’ appartenance à la communauté religieuse concernée. De ce fait, il différencie également les individus : ceux qui font partie du rituel, qui l’ ont accompli, et ceux qui n’ en font pas partie. Le rituel induit le sacré. Le sacré est, par définition, « ce qui revêt une importance primordiale et auquel on ne peut toucher », « ce à qui l’ on doit un respect absolu qui s’ impose par sa haute valeur » mais également « ce qui appartient au domaine séparé, intangible et inviolable du religieux » ; il crée donc un lien entre l’ homme et la divinité, et le sépare de la vie quotidienne.
32. « Warburg, lecteur de Semper : ornement, parure et analogie cosmique »; traduit de l’ allemand par Marie Sanquer et Anika Schwarzwald, 2013. Ci-contre : Necklace, de Ellie et Jon Totz, 1986. © Ellie et Jon Totz
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68 Notre existence conjugue nécessaire et inutile : le sacré est inutile, non dans le sens qu’ il ne sert à rien, mais dans le sens où l’ on pourrait s’ en passer puisqu’ il n’ est pas vital. Notre vie est un constant équilibre entre ce qui est vital et ce qui est de l’ ordre du sacré. Tel que Michel Balmont le dit dans son article sur l’ Édifice33, « Manger est nécessaire ; préparer une nourriture bonne, voire agréable à la vue, prendre du plaisir à la manger, à la regarder ne l’ est nullement. S’ abriter pour dormir est utile ; orner sa demeure, la consacrer à un dieu, l’ orienter d’ une certaine façon ne sert à rien. » Ces deux aspects de la vie doivent être séparés, car ce qui est sacré ne peut devenir vital et inversement ; les deux doivent être équilibrés. C’ est donc le rôle du rite et du symbole de marquer la différence entre la vie purement utilitaire et ce sacré qui nous définit en tant qu’ homme. Le rite et le symbole ornent la vie quotidienne de sorte à séparer et rassembler les hommes entre eux ; le rite ferme, et le symbole ouvre. Le premier n’ existe que s’ il y a séparation : cette séparation est faite par le lieu, tel que l’ église ou les monuments qui sont construits pour être remarquables, ou simplement totalement fermés tels un théâtre ; les gestes comme tremper le bout des doigts dans l’ eau bénite lorsque l’ on entre dans une église ; les accoutrements, tels que pour les sectes ou les rites africains qui exigent le port d’ un masque. Le rite sépare l’ homme du reste du monde, il le fait entrer dans le monde du sacré, qui n’ a rien à voir avec la vie quotidienne. Le rite d’ initiation au Togo par exemple, exige qu’ un garçon soit retiré du monde des femmes et des enfants, pour qu’ il puisse entrer dans le monde des hommes, ou l’ initiation chamanique qui veut qu’ un individu soit mis à part de la société. Au Japon, les Torii sont des portes symboliques à l’ entrée des temples shintoïstes qui 33. « Sacré, rite et symbole » de Michel Balmont, www.ledifice.net/3094-1.html
69 séparent le monde sacré de l’ environnement profane, elles expriment le passage d’ un monde à l’ autre : le monde du quotidien, au monde spirituel. Pour entrer dans ce lieu sacré il est nécessaire de passer par cette porte même si aucun mur ne sépare les deux lieux, et il est nécessaire de passer à nouveau par cette porte pour sortir du temple afin de retourner dans le monde profane. Alors que le rite sépare, le symbole rassemble les hommes. Ils n’ ont, certes, pas exactement les mêmes significations selon les civilisations et les lieux dans le monde et d’ une culture à l’ autre, mais il y a des corrélations entre les symboles de chaque culture ; Michel Balmont l’ explique : « Il existe sans doute des relations entre tous ces symbolismes […] mais pour une raison simple : tous les hommes se trouvent placés dans les mêmes situations fondamentales : naître, mourir (et vivre entre temps) : et qu’ ils doivent les interpréter avec des esprits fondamentalement semblables parce que la race humaine est une et indivisible. » Le symbole permet donc une communication entre les hommes, et une même compréhension des étapes de la vie : mais ces symboles ne sont lisibles que dans un contexte signifiant. Ainsi, les masques portés dans les tribus d’ Océanie ne sont portés que lors de cérémonies particulières qui correspondent à ces masques symboliques. La pensée symbolique aide donc à structurer le monde et à comprendre les notions fondamentales de la vie. Le symbole est un ornement signifiant, c’ est à dire qu’ il est la forme qui vient révéler le sens des choses abstraites, telles que la mort, les sentiments, l’ harmonie cosmique. Ils sont de l’ ordre du superflu, et pourtant ils sont essentiels à l’ homme. Ils ne sont jamais que des ornements qui parent la vie de l’ homme pour la rendre signifiante. Mais comment ces symboles deviennent-ils des ornements ? L’ ornement était-il nécessaire ?
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la place de l’ornement dans le symbole « Ah ! Ne discutez pas « besoin » ! Le dernier des mendiants a encore un rien de superflu dans la plus misérable chose. Réduisez la nature aux besoins de la nature, et l ’ homme est une bête : sa vie ne vaut pas plus. Comprends-tu qu’ il nous faut un rien de trop pour être ? » Le Roi Lear, Shakespeare34, 1606
L’ homme est un être fait d’ ornements. Sa vie même est ornée de tout ce qui n’ est pas de l’ ordre du besoin vital. Est-ce un moyen de ne pas s’ ennuyer, de sortir de sa torpeur d’ être mortel ? Comme le dit Blaise Pascal dans Les Pensées35, « Tout le malheur des hommes vient d’ une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’ il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’ en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’ une place. […] Ainsi l’ homme est si malheureux qu’ il s’ ennuierait même sans aucune cause d’ ennui par l’ état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’ étant plein de mille causes essentielles d’ ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu’ il pousse suffisent pour le divertir. » L’ ornement est donc superflu, mais il est le moyen de sortir de la vie utilitaire et de se distinguer de l’ animal. En cela, c’ est un superflu nécessaire. Dans son essai L’ ornement aujourd’ hui36, Thomas Golsenne confirme « Il ne faut pas croire pour autant que le rapport de l’ ornemental au non ornemental est celui de l’ inutile au nécessaire. L’ ornement est nécessaire. L’ ethnologie montre qu’ il est universel chez les humains et qu’ il correspond chez les peuples autochtones à la forme d’ artifice esthétique la plus prisée, la plus essentielle. L’ être animé n’ est 34. Le Roi Lear, Shakespeare 1606, tragédie, éditeur Mérigot jeune, 1779. 35. Les pensées, Blaise Pascal, Flammarion, 1923 36. L’ ornement aujourd’ hui, Thomas Golsenne, 2012
71 pas complet, c’ est-à-dire identifiable, sans l’ ornement qui lui convient. » À la Préhistoire, l’ homme parait ses morts de symboles pour les préparer au voyage dans l’ au-delà. L’ ornement symbolique est un artefact qui permet à l’ homme d’ appréhender le monde qui lui est étrange et inconnu, il lui permet d’ affronter et d’ organiser le cycle de la vie pour ne pas s’ y perdre. Comme abordé précédemment, l’ ornement arbore également une fonction sociale, et permet d’ organiser la vie en société, la vie de groupe. Une rivière de diamant renseigne autant sur le rang social de son porteur qu’ un corps entièrement tatoué renseigne sur la personnalité d’ un individu. Dans une époque où les sociétés sont aussi peuplées et où l’ individualisme bat son plein, l’ ornement individuel est un moyen d’ affirmer son identité dans la masse. Mais c’ est un besoin qui est, à l’ origine, beaucoup plus fondamental. « La parure répond à l’ un des besoins les plus élémentaires de l’ homme, plus élémentaire même que celui de protéger le corps », écrit Aloïs Riegl. Ce besoin élémentaire est donc une nécessité naturelle. Dans son essai pour le livre Ornament as art37, Helen Williams Drutt écrit « Objects of adornment have been a significant part of cultures around the world since the earliest recorded history. Whether imbued with power, bestowed as a trophy of social status and wealth, or worn as personal decoration, jewelry communicates basic messages about who we are and for what we stand. » « Les objets de parure ont été une partie signifiante de toutes cultures par le monde depuis la première histoire rapportée. A la fois imbus de pouvoir, considérés comme trophées du statut social et de richesse, ou utilisés comme ornement personnel, le bijou exprime simplement qui 37. Ornament as art, Helen Williams Drutt, Arnoldsche Publishers, 2007.
72 nous sommes et ce que nous revendiquons. » (citation traduite par nos soins). Les objets de parure sont donc les médiateurs de notre personne, ceux qui parlent à notre place avant même que l’ on n’ ouvre la bouche. Si aujourd’ hui nous voyons le bijou comme une décoration corporelle ayant pour seule vocation le fait d’ être un faire-valoir, de faire joli, ou d’ afficher le compte en banque, il en dit justement toujours autant sur nous. Le bijou fantaisie n’ exprime pas la même chose qu’ un bijou de luxe, ni qu’ un bijou d’ artiste : ce choix là définit déjà le porteur. Mais si l’ on se dirige dans le domaine du langage corporel, on voit que l’ attitude du bijou sur le corps nous en apprend aussi : « Le pendentif possède une valeur esthétique, il permet d’ accentuer les courbures du visage, du cou, et d’ autres parties du corps ; d’ un autre côté, il a aussi une valeur psychologique car il extériorise le caractère et le tempérament de la personne qui le porte. Par exemple, les boucles d’ oreilles d’ une femme nerveuse se déplaceraient spasmodiquement et oscilleraient trop […] Selon Semper, l’ ornement en forme d’ anneau apparaît toujours dans une configuration radiale et rythmique, il dirige toute l’ attention sur la partie du corps qu’ il encercle. Pour cette raison, les ornements en forme d’ anneau les plus prestigieux sont ceux qui entourent la tête, les bandeaux et les couronnes des rois et autres dirigeants. » (Warburg, lecteur de Semper : ornement, parure et analogie cosmique38). Le bijou a donc un langage et nous renseigne sur son détenteur. S’ il délivre un message, c’ est qu’ il est porteur de sens : de ce fait, même si aujourd’ hui on tend à considérer le bijou comme un accessoire « bling bling », il n’ en reste pas moins un objet symbolique auquel la mode a ôté une grande partie de son rayonnement signifiant. Mais ce n’ est là qu’ une partie du monde de la bijouterie qui est biaisé par le mode de consommation occidental. Le bijou de créateur contemporain par exemple, outrepasse ce statut superficiel et purement 38. « Warburg, lecteur de Semper : ornement, parure et analogie cosmique », traduit de l’ allemand par Marie Sanquer et Anika Schwarzwald, 2013. Ci-contre : parures de Tzuri Gueta, pièces uniques en dentelle siliconée. © Tzuri Gueta
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74 esthétique pour devenir un art, influencé par des mouvements et des styles, et également pour véhiculer des idées, des ambiances. Le designer textile Tzuri Gueta39, connu d’ abord pour ses bijoux, s’ inspire du lieu de sa naissance, le rivage d’ Israël, pour ses productions organiques aux couleurs et aux textures des fonds marins de la Méditerranée. C’ est avec sa technique brevetée de « dentelle siliconée » qu’ il donne à ses productions un souffle aussi technologique que naturel, aussi séduisant qu’ énigmatique. Mais si l’ on oublie l’ attirance esthétique, ces productions font-elles sens pour nous ? La bague corail n’ est-elle pas juste un semblant de nature accroché à notre doigt ? La bague Forget me knot de Sruli Recht40, un styliste Islandais, est beaucoup plus questionnante : il s’ agit d’ un bout de peau de ventre du styliste lui même, ôté chirurgicalement, et collée sur le tour de l’ anneau. Cette bague de peau veut-elle signifier que nous ne sommes qu’ un corps, qu’ un esprit enrobé dans une peau, ou est-elle le prémisse d’ un futur bijou-souvenir ? Cette bague peut devenir le futur bijou comme trace, d’ une personne partie ou défunte, ou qui aurait donné de son sang ou un organe... les hypothèses sont nombreuses, mais le bijou, qu’ il soit répugnant ou attrayant, nous parle. Il a été vu précédemment que le symbole agit d’ autant plus lorsque le contexte s’ y prête ; or, le contexte est souvent de l’ ordre du sacré, du rituel. Avec le recul de la religion, le déclin des croyances, l’ homme occidental a de moins en moins de rituels dans son existence, si ce ne sont des rituels de consommateur. Alors, pour représenter et accepter notre chronologie naturelle, ne faut-il pas recréer du rituel ? Cela estil possible ? Cette notion ne s’ intègre-t-elle pas davantage dans un moment sacré que dans la vie quotidienne utilitaire ? 39. Tzuri Gueta, designer textile qui travaille la dentelle siliconée. 40. Forget me knot de Sruli Recht, 2013.
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le bijou, symbole d’une étape existentielle Si l’ ornement a été longtemps critiqué car considéré comme inutile et superflu, le bijou subit le même sort de superficialité dans les sociétés occidentales. Sa fonction esthétique est évidemment primordiale : dans le sens commun, le bijou est avant tout un embellissement du corps. Sorti du domaine de l’ art et du design, du bijou de créateur contemporain, il devient une breloque ostentatoire, bruyante, porté pour faire joli ou sexy, ou - et nous en revenons à sa fonction monstratrice du statut social - porté pour afficher le compte en banque. Cette vision quelque peu cliché n’ est pourtant pas complètement biaisée ; la fierté sera à celle à qui l’ on offrira la bague avec le plus gros diamant, la plus grosse pierre, ce qui brille le plus, ce qui sera le plus éblouissant. Finalement, ce comportement actuel ne s’ éloigne du bijou de l’ Antiquité que par la forme qu’ il adopte aujourd’ hui, et nullement dans sa fonction de témoigner du rang social et de la richesse de son porteur. Toujours dans cette même fonction de témoin, le bijou en tant qu’ ornement est identitaire : il permet de montrer l’ appartenance à un groupe d’ individus ou à une religion, avec par exemple la croix catholique en pendentif, ou montrer son positionnement, tel que cette fois-ci, les boucles d’ oreilles en croix catholique dorée qui désacralise justement tout caractère religieux. Il permet encore de renseigner sur le statut conjugal, grâce à l’ anneau du mariage ou la bague de fiançailles. Mais comme pour beaucoup de choses, la mode a transformé le bijou en accessoire pour fashionista ou tout simplement en accessoire de fille, et c’ est tel quel qu’ il est majoritairement considéré dorénavant. Pour le sens commun, il est superficiel et rien de plus qu’ un accessoire pour embellir le corps. Il est donc aujourd’ hui quasiment dépourvu de symbolique dans nos sociétés, mais ce parce que notre existence n’ est plus ritualisée. Or, la parure est un élément tout aussi symbolique que le masque dans certaines civilisations : en Égypte antique par exemple, le mort est paré d’ amulettes qui le guideront à voyager dans l’ au-delà.
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77 En Afrique ou en Océanie, le rite d’ initiation pour le passage à l’ âge adulte, est accompagné de masques, de parures, de maquillage : le corps se transforme, on devient autre. Si certaines civilisations mettaient ou mettent toujours autant de pouvoir et de sens dans ces objets liés aux rites, nous avons aujourd’ hui, dans l’ esprit commun, ôté toute signification au bijou. Seulement, le bijou n’ est plus signifiant car notre existence s’ est aussi déritualisée : or, comme dit précédemment, le symbole fait sens dans un contexte précis, un contexte qui sort de la vie utilitaire et qui est donc de l’ ordre du sacré. Ainsi, sans rite le sacré disparaît de nos vies, et il en va de même pour le symbole. Il est extrême de dire que notre existence ne comporte aucun rituel. Le rituel du repas, par exemple, est encore très présent, même s’ il tend à disparaître puisque l’ on n’ a tout simplement plus le temps et que la société change. Cependant, il reste sacré de s’ asseoir en famille pour manger un repas ensemble, selon les codes et les règles de chaque foyer. Seuls quelques rituels comprennent encore le port du bijou : la naissance ou le baptême que la gourmette accompagne, la bague de fiançailles, le mariage qui n’ a pas lieu sans alliance, la chevalière qui porte des armoiries et qui signe donc l’ appartenance de son porteur à une famille particulière. Mais même ces rituels disparaissent peu à peu : la coutume du mariage recule, lorsque l’ on sait qu’ un mariage sur deux se termine en divorce. Les différentes étapes religieuses, pour lesquelles il est peut-être l’ occasion d’ offrir un pendentif, déclinent également car la société évolue et se base de moins en moins sur des fondations religieuses. Ainsi, ayant renoncé à la religion, aux croyances, nous cherchons aujourd’ hui nos racines : « Tout fanatique de connectique, junkies du wi-fi et barrés de la G3 que nous sommes, nous aspirons au vrai, au primitif, à du vieux. Nous rêvons de réel, de choses qui échapperaient au filtre des franchises et portails Ci-contre : Twilight Benjamin Graindorge et le collier en perle de lait maternel de Cécile Fricker.
78 commerciaux. Nous voulons du « comme avant », du jadis. Nous nous languissons du non-mécanique, du pré-industriel, du post-industriel. Nous sommes des pèlerins en quête d’ autrefois, d’ authentique, d’ individuel. » (Robert McLiam Wilson, Wilder Mann, préface « La bête humaine »41) Ce « comme avant », cet authentique, n’ implique-t-il pas de comprendre les étapes de notre existence, de renouer avec notre essence d’ être vivant mortel ? Le fait d’ avoir perdu tout rituel, d’ avoir effacé tout moment sacré de notre vie, ne nous coupe-t-il pas de ce qui fait de nous des hommes qui pensent le monde et leur propre condition, et non des consommateurs consommés ? Il est peut-être essentiel de re-ritualiser notre existence, pour lui donner un sens. Y a t-il des moments existentiels dont nous avons besoin de comprendre les enjeux ? Le designer Benjamin Graindorge a conçu une urne à placenta nommée Twilight42, en or rose, que l’ on offre à son enfant lorsqu’ il a atteint un certain âge : il s’ agit de créer un nouveau rituel pour sacraliser le lien physique qui existe entre la mère et l’ enfant. On peut se poser la question de l’ utilité de ce rituel : passé un certain âge, ne souhaitons-nous pas justement nous émanciper du lien parental, évoluer et nous créer une identité en tant qu’ individu indépendant ? Cécile Fricker imagine un collier avec comme pendentif une perle de lait maternel, en forme de visage d’ enfant, qui vise à figer la relation fusionnelle de la mère et l’ enfant pendant la période éphémère de l’ allaitement : ces nouveaux rites axés sur le rapport intime des liens familiaux semblent intervenir lorsque justement,
41. Wilder Mann, Charles Fréger, préface « La Bête humaine » par Robert McLiam Wilson, éditeur Thames & Hudson, 2012. 42. Twilight, Duende, Benjamin Graindorge, 2008
79 on se détache de l’ image de la mère pour se construire soi-même. Il existe pourtant d’ autres étapes existentielles qu’ il est peut-être nécessaire de ritualiser individuellement : la mort d’ un proche, la greffe d’ un organe, le don du sang, sont des moments où l’ on vit la mort et la renaissance, le don et la perte. La trace d’ autrui est une sorte d’ élément transitionnel, qui permet d’ adoucir la perte, ou de l’ accepter dans le temps, d’ où la création des bijoux reliquaires qui renferment une photographie, une dent, une mèche de cheveux... Le collier Mit 81 Fingerabdrücken43 du créateur allemand Gerd Rothmann est, comme le dit son nom, un collier fait de 81 pièces d’ or dans lesquelles sont moulées des empreintes de doigt, les plus grosses vers l’ extérieur, les plus petites vers l’ intérieur. Le porteur est orné des traces d’ hommes et de femmes qui peut-être l’ ont aussi entouré dans la vie : le collier raconte un rituel basé sur la trace que l’ homme laisse dans la vie d’ un autre, ou la communion de personnes inconnues dans un même collier, dont les empreintes forment un tout, un cercle solaire. Pour accepter la mort, l’ homme a besoin de laisser une trace derrière lui : c’ est la crainte de chacun de partir sans laisser aucune trace de son passage. L’ homme n’ est jamais prêt psychologiquement pour ces étapes, et pourtant il doit les vivre un jour, les affronter, et les comprendre. La parure est un objet de reconnaissance entre les individus, unis ou non par un même rituel. Certaines démarches sont aujourd’ hui dépourvue de signe de reconnaissance : le don de soi, tel que le don d’ organe, ou le don du sang, signifie pourtant offrir une partie de son corps à l’ autre. C’ est à ce moment là que la parure peut intervenir pour symboliser la chronologie naturelle.
43. Mit 81 Fingerabdrücken (Avec 81 empreintes digitales), Gerd Rothmann, 2002.
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conclusion Les villes poussent, les forêts reculent. L’ homme occidental s’ est construit séparément de la nature, en s’ y opposant violemment ; il évolue depuis lors en parallèle. La société occidentale est complètement extraite de son environnement ; l’ homme s’ est créé ses propres lois, son propre « équilibre » qui, depuis des années, tend fortement à flancher. Entité à part entière, l’ homme occidental ne se considère pas comme faisant partie d’ un tout, si ce n’ est d’ un tout humain. La nature est perçue plutôt comme une ressource à ménager car elle est utile que comme un écosystème régit par les interactions entre n’ importe quel êtres vivants ; et en grandissant hors d’ elle, dans un monde conduit par les lois humaines, l’ homme oublie lui-même sa naturalité, son appartenance en tant qu’ être vivant, au monde naturel. Car avant d’ être un consommateur, un conducteur, un compte en banque, un nom sur un passeport, chacun est avant tout un être vivant, un être mortel, qui vit sur la même planète que tout autre être. Nous sommes une partie intégrante de l’ équilibre qui fait tourner le monde, mais nous sommes justement en train de coincer les rouages de ce fragile système en nous considérant comme à part. La nature s’ inscrit sur ce cycle, fait de vie et de mort, tandis que l’ homme a créé sa propre temporalité en décalé ; une temporalité linéaire où la mort est perçue comme le jugement dernier, la fin tragique où nous ne laissons nulle trace derrière nous. La mort est peut-être la chose la plus dure à envisager, et encore plus à accepter, pour l’ homme occidental en bonne santé, certainement parce que la culture en a fait une chose angoissante, terrifiante. Les médias vendent la jeunesse comme l’ âge parfait où tout est possible ; le corps vieillissant est martyrisé pour rester jeune et frais le plus longtemps possible et à tout prix, à contresens des lois naturelles auxquelles il est soumis. Moins il accepte la fin de ce temps linéraire, plus il oublie son caractère naturel et tend à surpasser sa condition d’ être mortel, pour freiner le plus possible ce voyage existentiel jusqu’ au terminus. Or, en niant sa propre mortalité, il rompt définitivement l’ équilibre car il n’ est pas durable de vivre sans limite dans un espace lui-même
81 limité. L’ homme a besoin d’ appréhender et de comprendre ces notions existentielles si abstraites ; pour cela, il crée des artefacts, des symboles qui synthétisent chaque notion en une représentation signifiante. Si la mort est culturellement perçue comme le Jugement Dernier, le symbole peut permettre de l’ envisager plutôt comme la fin d’ un cycle, nécessaire et logique pour laisser place au renouveau. La parure est un élément symbolique connectant directement notre corps à une notion existentielle. Bien qu’ elle souffre d’ une considération trop superficielle en occident, la parure peut être le médiateur de notre chronologie naturelle, puisque cette dernière concerne notre rapport à notre corporéité, et intervenir lors d’ une étape existentielle. Mais laquelle ? Notre existence n’ est plus ritualisée, or ce sont ces rituels qui nous permettent d’ appréhender, d’ affronter ces étapes. Il faut re-ritualiser notre existence. S’ il est un symbole, le bijou est alors un signe de reconnaissance entre les hommes : il rassemble, sépare, ceux qui font partie, ou pas, du rituel. La naissance, la mort, la perte, le don. Chacun est confronté un jour à ces étapes, ces moments qu’ il faut traverser, qu’ il faut accepter. Le don de soi, de son propre corps à l’ autre est sans doute un choix à ritualiser, à symboliser ; ceux qui font ce choix s’ inscrivent dans un tout, un tout qui lie les hommes entre eux, par le lien du corps, et qu’ ils se connaissent ou pas, par les liens du sang.
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remerciements Depuis les premières ébauches d’ idée jusqu’ au point final de cet écrit, je tiens particulièrement à remercier mes deux tutrices Mme Charvet et Mme Pache, qui ont incontestablement enrichi ma réflexion et sans qui mon mémoire ne serait pas devenu ce qu’ il est aujourd’ hui. Merci à toute l’ équipe pédagogique et à M. Nicolas pour ses conseils d’ édition, ainsi qu’ au groupe Antalys pour le papier qu’ il nous a fourni. Je remercie également mes collègues de colocation et de classe, qui m’ ont, mine de rien, permis de garder un esprit serein tout au long de ce travail. Enfin, dans cette année intense, je remercie mes proches pour leur soutien qui m’ a été très précieux.
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sources bibliographie Dictionnaire Larousse http://www.larousse.fr CNRTL Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales http://www.cnrtl.fr/ Dictionnaire des Symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt, éditions Robert Laffont, publié en 1982 ; 19 réimpressions depuis 1982, ISBN 2-221-08716-X Encyclopédie des symboles, sous la direction de Michel Cazenave, éditions La Pochothèque, 1996, ISBN 978-2-253-13024-6 Ornement et crime (Ornament und Verbrechen), Adolf Loos, Payot et Rivages, 1908, ISBN 978-2-7436-1076-0, 277p Critique de la Faculté de Juger, Kant, publié en 1790, puis chez Flammarion en 2000, ISBN 978-2080710888, 540p Kant, Georges Pascal, 1966, Bordas, ISBN 2-04-016168-6 Novum Organum, De verulamio novum organum scientiarum (titre exact), Francis Bacon, paru en 1620, Presses Universitaires de France (1986), ISBN 978-2130394419, 352p A Sand County Almanac, Aldo Leopold, 1949, Oxford University Press, ISBN 0-19-500777-8, 320p
85 Essai sur les données immédiates de la conscience, Henri Bergson, F. Alcan, aujourd’ hui chez Ellipses Marketing, 1889, ISBN 978-2729880842, 128p L’ esthétisation du monde : vivre à l’ âge du capitalisme artiste, Gilles Lipovetsky, éditeur Gallimard, 2013, ISBN 978-2070140794, 496p The Man with Two Brains, Steve Martin, comédie américaine Carl Reiner, 1983 Wilder Mann, Charles Fréger, éditeur Thames & Hudson (5 avril 2012), ISBN 978-2878113860, 272p Der Stil, Gottfried Semper, 1860, Getty Research Institute (2004), ISBN 978-0892365975, 992p Le Roi Lear, Shakespeare, 1606, tragédie, éditeur Mérigot jeune première édition 1779, dernière édition 2007, ISBN 978-2-84260-265-9, 157p Les Pensées, Blaise Pascal, publié la première fois en 1923, Flammarion (7 janvier 1993) ISBN 978-2080702661 Ornament as art, Cindi Strauss, Arnoldsche Publishers, 2007, ISBN 978-3-89790-273-2
poésie Mignonne, allons voir si la rose..., Pierre Ronsard (1524-1585), In Libro Veritas, 2005 Le gardeur de troupeaux, Fernando Pessoa, Gallimard, 1960, ISBN 978-2-07-032406-4, 275p
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reportages Philosophie nature avec Michel Serres http://videos.arte.tv/fr/videos/philosophie-nature--7707094.html Date de première diffusion : Dim., 17 nov. 2013, 13h00 Réalisé par Philippe Truffault, 25:52 Consultée le 09/01/2014
cinéma Princesse Mononoké (Mononoke Hime), Hayao Miyazaki, film d’ animation japonais, 1997, 2h14 Avatar, James Cameron, film de science-fiction américain, 2009, 2h42 Into the wild, Sean Penn, film d’ aventure américain, 9 janvier 2008, 2h27 Printemps, été, automne, hiver... et printemps (Bom yeoreum gaeul gyeoul geurigo bom), Kim Ki-Duk, comédie dramatique coréenne, 2004, 1h43
87 Bienvenue à Gattaca (Gattaca), Andrew Niccol, film de sciencefiction américain, 1998, 1h46 Final Cut, Omar Naim, thriller américain, 2005, 1h35 Elysium, Neil Blomkamp, film de science-fiction américain, 2013, 1h50
webographie Littre.org http://www.littre.org/ « Nature (philosophies classiques et modernes) » par Olivier Nay, in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique http://www.dicopo.fr/spip.php?article113 Consulté le 09/01/2014 Société hygiéniste http://www.lsa-conso.fr/l-hygiene-domestique-tourne-a-lobsession,66263 Publié le 19 avril 2001 Consulté le 09/01/2014 Purification de l’ air par les plantes http://www.sciencesetavenir.fr/decryptage/20111209.OBS6408/lesplantes-vertes-peuvent-elles-purifier-l-air-de-la-maison.html Consulté le 09/01/2014 Le monde aspetisé http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/bienvenue-dansun-monde-aseptise-13352 Consulté le 09/01/2014
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Mémoire artificelle http://www.crashdebug.fr/index.php/sciences/3405-desscientifiques-ont-reussi-a-implanter-une-puce-qui-controlele-cerveau-permettant-a-la-memoire-la-pensees-et-auxcomportements-detre-transfere-dun-cerveau-a-un-autreSite de l’ Association Française Transhumaniste http://www.transhumanistes.com/presentation Consulté le 15/01/2014 Fonctions du bijou http://www.fabula.org/actualites/le-bijou-ses-fonctions-et-sesusages-de-la-prehistoire-a-nos-jours_24110.php Consulté le 21/01/2014 « Sacré, rite et symbole », Michel Balmont www.ledifice.net/3094-1.html Consulté le 21/01/2014 Haiku japonais : lejardindekanojo.free.fr/haiku.php Consulté le 22/03/2014
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résumé Progressivement, depuis son apparition sur terre, l’ homme s’ est construit séparément de la nature. Il ne se considère plus, si tant est qu’ il l’ ait déjà fait, comme partie intégrante d’ un tout qui comprend chaque organisme vivant. Dès lors, il tend à oublier sa propre appartenance au monde naturel. Mais doit-il toujours se voir comme une espèce supérieure et à part ? N’ est-il pas irréaliste de nier sa propre naturalité ? La nature implique l’ idée de cycle, où vie et mort sont liés dans une boucle : les deux sont indissociables pour que l’ équilibre perdure. Or, l’ homme occidental contemporain a fabriqué sa propre perception du temps : un temps linéaire et non cyclique, qui n’ admet qu’ un âge idéal et qui refuse l’ idée de fin. Cependant, le corps de l’ homme est le témoin de son appartenance au cycle naturel : il vit au même rythme que la nature en grandissant, vieillissant et mourant. Le fait de refuser ce devenir et de fantasmer sur une jeunesse éternelle amène à vivre hors-limites et tend vers un transhumanisme ambiant, pour qui la mortalité est un simple défaut à éradiquer. Néanmoins, il n’ est pas durable de vivre sans limite dans un monde lui-même fini : il est donc nécessaire de comprendre et d’ accepter notre naturalité afin de vivre de manière réaliste. Pour appréhender cette démarche existentielle, l’ homme utilise le symbole : il peut être convoqué pour comprendre cette exigence d’ acception de la nature en nous. Ce symbole doit être étroitement lié à notre corps, témoin de notre naturalité. La parure, objet symbolique présent dans toute civilisation, est ainsi particulièrement apte à devenir le médiateur de notre chronologie naturelle et intervenir lors d’ une étape existentielle, lorsqu’ il est nécessaire de comprendre que la vie n’ existe pas sans le devenir et la mort.
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Ci-contre : fémur de bovin trouvé par Baptiste Bodet dans une forêt du Pays-dela-Loire.
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Élise Noël Papier intérieur : 5 mémoires en Cyclus Silk 115g et 4 mémoires en Olin Natural White 80g Papier extérieur : papier photo mat 180g Fontes : Mate, Orator STD, Adobe Caslon Pro Imprimé en france par Graphicolor Avril 2014 Mémoire de recherches professionnel réalisé dans le cadre du DSAA Design responsable option créateur-concepteur Cité Scolaire Raymond Lœwy à La Souterraine