la mise en scène de l'Acte

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la mise en scène de l’ Acte


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la mise en scène de l’ Acte

Mémoire écrit par Elsa Naude, Sous la direction de Denis Pérus.


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JE REMERCIE : Denis Pérus, pour sa confiance et sa rigueur. Stéphane Degoutin, pour son éclairage précieux. Samuel Gros, pour son jargon utile. Stephen des Aulnois, pour sa disponibilité sans faille. Anne-Claire Macquet, pour sa relecture minutieuse. Jérôme Macquet, pour son savoir de mise en page. Etienne Macquet, pour avoir dit les mots.


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AVANT-PROPOS․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 8 INTRODUCTION․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 11 CONTOURS․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 14 POMPÉI․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 24 LES INTERNETS․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 28 UNE PRÉSENCE CHIFFRÉE․․․․․․․․․․․․․․․ 41 ACCESSIBILITÉ․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 49 GLISSEMENT DU STATUT DU PORNO․․․․․ 52 SOUS-GENRES․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 58 ÉROTISATION DE LA VIOLENCE․․․․․․․․․ 79 MOTIVATION DU SPECTATEUR․․․․․․․․․․ 82 HABITUDES DE CONSOMMATION․․․․․․․ 89 TRAUMATISMES․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 97 UN AUTRE RAPPORT À SOI․․․․․․․․․․․․․ 102 UN AUTRE RAPPORT AU SEXE․․․․․․․․․․ 115 [RÉ]ÉDUCATION SEXUELLE․․․․․․․․․․․․ 125 MON POINT DE VUE․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 132 CONCLUSION․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 134 LEXIQUE․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 139 BIBLIOGRAPHIE․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․․ 143

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AVANT-PROPOS

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Je souhaite spécifier certains points en regard du sujet délicat que j’ai choisi de traiter. Durant la rédaction de ce mémoire, je me suis posé certaines limites quant aux registres que je jugeais extrêmes. Ces limites me concernent et bien que curieuse et soucieuse d’enquêter au mieux, elles ont été respectées. Il me paraît primordial de souligner que les scènes sexuelles que je considère ici se placent exclusivement dans le cadre du consentement mutuel, même si je reviendrai par la suite sur cette notion trompeuse. La pornographie dont je traite à travers ce mémoire se concentre essentiellement sur Internet, et fait référence au domaine du porno hétérosexuel, par manque d’expérience et de connaissance des pornographies homosexuelles et transgenres.


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INTRODUCTION Je suis depuis longtemps consciente et intriguée par l’omniprésence du sexe dans notre société occidentale, qu’il instrumentalise nos rapports sociaux, conduise nos décisions, ou accapare nos pensées et notre vue . Ce mémoire trouve ses sources dans les intuitions qui sont nées de mes questionnements à ce sujet. À travers l’univers de la pornographie, j’ai souhaité étudier de plus près le rapport que nous entretenons à la représentation concrète et mentale du sexe, et de l’illusion du sexe. Ma fascination envers la pornographie, mon désir de comprendre l’attraction qu’elle exerce sur moi et plus largement sur la génération à laquelle j’appartiens m’ont amenée, avec beaucoup d’intérêt et de curiosité, à soulever des questions relatives à ce tabou que constitue toujours aujourd’hui l’univers pornographique. Si j’ai pu éprouver une certaine crainte au début quant à ce choix de sujet et sa possible monotonie, il me semble indispensable aujourd’hui de souligner qu’au cours de mes lectures et mes recherches j’ai été très surprise face à la richesse, la diversité et la multiplicité  que constitue la pornographie, qu’il conviendrait mieux de désigner par « les pornographies » comme l’argumente Marie-Anne Paveau 1. J’ai également pu constater combien le sujet de la pornographie est devenu récurrent dans les articles et les médias au cours de ces dernières années. Si ce sujet reste encore traité de façon trop factuelle par la majorité des interlocuteurs, il fait parler, il fait couler beaucoup d’encre, et il fait vendre.

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Théorie développée par Marie-Anne Paveau dans son livre «Le discours pornographique».

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Non seulement le sexe est devenu un argument de vente à part entière, mais la représentation qui nous en est donnée comporte de nombreuses dérives. 12

Je me suis interrogée sur mon propre éveil sexuel, j’ai tenté de me rappeler ma relation à mon corps, au corps de l’autre, mon rapport à la séduction et au sexe. Puis j’ai fait la liste des méprises qui avaient pu s’immiscer dans mon esprit, et que je m’efforce de corriger petit à petit. Mais j’ai d’abord entrepris une grande investigation dans le domaine pornographique, malgré mon assurance d’en connaître déjà le paysage. Ce mémoire répond à un besoin personnel et collectif d’interroger la représentation de l’intime, en regard des changements technologiques et sociétaux de ces vingt dernières années. Il serait stupide de réduire la pornographie aux formes numériques actuelles, tant son histoire remonte à des temps anciens, mais il me semble voir naître des spécificités sociales, amoureuses et individuelles propres à ces nouvelles formes, que je souhaite approfondir. Le manque de rigueur et de visibilité, associé à la grande complexité du domaine pornographique ne m’ont pas permis une organisation logique de ma réflexion. J’ai donc privilégié une approche reflétant mon cheminement et mes questionnements personnels.


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CONTOURS « — How would you define pornography?  — For me, it’s when the penis goes in. » 2

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Il s’est avéré très compliqué pour moi d’aboutir à une définition unique et universelle de la pornographie. En effet, on la résume souvent à son caractère obscène et son enjeu mercantile ou commercial, totalement dénué d’affect. Mais une des composantes majeures de la pornographie réside dans le jugement qu’on lui porte. L’appréciation subjective du locuteur, souvent accompagnée d’une connotation négative, l’emporte finalement sur toute définition établie. Ce que j’ai retenu dans mon étude de la pornographie s’apparente à la représentation d’un acte sexuel, sans forcément répondre à une logique industrielle et commerciale, à l’instar de certains projets indépendants qui s’apparenteraient plus à une démarche artistique par exemple. Je tente de me placer en dehors de tout jugement moral, bien consciente de ma propre part de subjectivité bien sûr, induite par mon propre développement et mes études artistiques, qui ont certainement favorisé une approche esthétique et culturelle singulière.

« Taxer un phénomène de pornographique, c’est à la fois le stigmatiser et, potentiellement, l’élire au nom de son efficacité, c’est-à-dire sa capacité optimisée à produire des effets, à toucher des masses, à

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Extrait de l’épisode 11 de la saison 3 de la série «Parks and Recreations».


être perçu et connu par tous. » 3 Un des aspects majeurs de la pornographie mentionné ici est la production d’effets. On pourrait tenter de réduire ces effets à de l’excitation sexuelle, mais la pornographie ne fait pas appel aux mêmes sensations pour chacun de ses spectateurs.

« L’érotique ça excite, le porn ça fait jouir. » 4 Bien que beaucoup se soient penchés sur la distinction entre érotisme et pornographie, tous parviennent à différentes conclusions. On pourrait croire en se basant sur cette citation, que là où l’érotisme effleure, le porn sera plus « hard », mais il n’en est rien. Ou encore que ce que la pornographie représente sans esthétisme est magnifié par l’art érotique. Mais là encore, ce serait sans connaître l’étendue de la pornographie actuelle et les nouveaux courants de production dont le contenu et l’esthétique contestent ces hypothèses. Le courant de pornographie softcore comporte des films basés sur le romantisme et l’esthétisation à outrance, alors que certaines gravures dites érotiques dépeignent des idées et situations d’une très grande subversion. Si la distinction ne se fait pas dans le contenu ou dans la manière de le montrer, comment l’établir de façon universelle ? Plus récemment, on en arrive souvent à la même conclusion que la différence s’avère purement subjective et propre à chacun, selon son degré de morale, son environnement normatif, culturel, ses critères esthétiques. 3

Extrait du livre «Le Discours Pornographique» écrit par Marie Anne Paveau, citation d’ Olivier Aïm page 23.

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Ortie dans une interview pour le site «Le Tag Parfait» présente à l’adresse : http://www.letagparfait.com/fr/2014/05/01/cest-quoi-ton-porn-ortie/.

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La pornographie soulève de nombreux sentiments, dont une multitude relève du lexique de la gêne et de la morale, comme l’impudeur, l’indécence, la perversion, l’obscénité. 16

On peut donner une application concrète à l’idée que la pornographie n’obéit pas à une définition universelle, à travers l’observation de la censure. La relativité culturelle de la censure à travers le monde est fortement liée à la construction historique, sociale et religieuse des peuples. Il semble que la considération de la représentation de l’acte sexuel au Moyen-Orient soit bien différente de la nôtre. Il est intéressant par exemple d’imaginer qu’on peut contempler le temple de Khajuraho en Inde dont les frises en bas reliefs reprennent de nombreuses positions du Kamasutra. Quand il s’agit aux États-Unis d’interdire la vue d’un sein ou des organes génitaux, c’est sans considération pour la nature de l’image et du message. Cette règle permet donc une libre circulation d’images incroyablement explicites, tant qu’elles n’enfreignent pas la condition précédemment citée. C’est en revanche la nudité du corps féminin tout entier, voire du corps tout court qu’on empêche en Iran, comme en témoignent ces interventions graphiques ou fantomatiques. Au-delà de certaines retouches préalables à la parution des images, on confie parfois à des censeurs, la tâche de raturer au marqueur noir certains magazines à leur passage de la frontière.


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Images provenant de Google Images sous la recherche «censure iranienne».


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En France, le flou concernant les délimitations légales de la diffusion d’images ou commerces pornographiques est également très présent. Cette ambivalence juridique entre l’évocation de la pornographie et la production de pornographie est parfaitement analysée dans le livre de Marie-Anne Paveau, au début du chapitre « Sexe, sexuel, sexualité », pages 32 et 33. Elle y évoque une affaire en 2012 d’un magasin « reconnu coupable par le Tribunal de grande instance de Paris de vendre des “objets pornographiques” à proximité d’une école », selon ses propres mots. Il y a quelques mois, l’enseigne Monoprix a annoncé le lancement d’un partenariat avec la marque Smile Makers, promettant la mise en vente d’une ligne de sex-toys au rayon bien-être de ses magasins. La proximité avec une clientèle mineure ne semble pas ici poser problème, rendant bien évidente l’ambiguïté évoquée plus haut. Sur Internet, la censure relève d’un filtrage par des logiciels, par des algorithmes, mais aussi par des censeurs humains dont la tâche consiste à comparer les images (dans le cas des images) avec une liste décrivant les détails ou situations jugés obscènes.


Stéphane Degoutin, artiste, chercheur, et enseignant à l’ENSAD, a eu l’occasion d’effectuer cette tâche de censeur.

« C’était dans le cadre d’un workshop à l’Ensad sur le Mechanical Turk d’Amazon 6. Pour faire un état des lieux, on testait différentes taches qui sont demandées aux “turkers”. Ce sont des micro taches, qui peuvent durer quelques minutes seulement ou plus et qui sont effectuées par des inconnus partout dans le monde. Une des taches proposées consiste à trier une série d’images qui ressemblaient à des photos de profil pour un réseau social (mais le réseau social n’était pas nommé). Il s’agissait d’enlever les images qui montraient du contenu “adulte”. Il y avait une liste très précise et étonnamment détaillée. Et c’était plus compliqué qu’on ne l’imagine de faire le tri, parce que les distinctions sont subtiles. En regardant certaines photos, il fallait se creuser un peu la tête et relire la liste pour savoir si oui ou non c’était à censurer. Par exemple “pants and shorts must be worn normally”. Si le pantalon est très baggy, est-ce encore “worn normally” ?, etc. Idem, 6

«Amazon Mechanical Turk (en français Turc mécanique d’Amazon) est un service lancé par Amazon.com fin 20051. C’est une application web de crowdsourcing qui vise à faire effectuer par des humains contre rémunération des tâches plus ou moins complexes. Les tâches en question doivent être dématérialisées, c’est-à-dire ne pas dépendre d’un support physique ; il s’agit donc souvent d’analyser ou de produire de l’information dans des domaines où l’intelligence artificielle est encore trop peu performante, par exemple l’analyse du contenu d’images.» Définition extraite de la page Wikipédia consacrée à l’Amazon Mechanical Turk disponible à cette adresse : http://fr.wikipedia.org/ wiki/Amazon_Mechanical_Turk

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comment savoir avec certitude si un geste est “obscène” ? Tout prête à interprétation. » 20

[• No nudity - including photos of frontal, back and side nudity. • No bare skin one inch above the pubic area. • No pubic hair can be visible. • No underwear can be visible including the underwear waistband showing above pants. •  No faceless body/torso shots without clothes or in underwear, including no crotch/butt only photos, nor abs only photos. • Appropriate public swimwear is allowed. No pubic hair, no women’s nipples, no outline of genitals and no portion of the butt can be present. • Pants and shorts must be worn normally, buttoned, and not pulled or hanging down. • No images of hands or fingers placed in pants or pulling underwear outward. • No copyrighted pictures or illustrations. • No images that display semen (or any fluid made to look like semen or ejaculation) on anything in photo. • No images of sexual acts, either real, illustrated or simulated. • No photo that is sexually explicit or overly suggestive. • No photos that have been altered to disguise sexual acts including a black box or blurred filters to hide sexual images such as touching of genitals by hand. • Nudity (particularly the genitals) covered up by a towel, hat or other means is not allowed. • No photos with sheer, or otherwise see-through or wet material below the waist, or covering women’s nipples/ breasts. • No erections or outline of genital through clothing will be allowed.


• No photos that contain sex props and toys, including the use of fruits/vegetables. •  No images of illegal drug use and paraphernalia. • No images of firearms or weapons. • No photos of any obscene gestures and/or lewd behavior. • No photos of violent acts to yourself, someone else, or animals ; including blood in photo. • No image used to advertise services, goods, events, websites, or apps. • No profanity or curse words.] 7 La pornographie peut également être comprise comme un lieu virtuel permettant l’expression de fantasmes, qu’on soit spectateur ou dans le cas du porno amateur, producteur du contenu. Entre source d’inspiration et exutoire libérateur, chacun use de la pornographie, seul ou à plusieurs, comme bon lui semble. Mais son usage principal n’en reste pas moins un usage individuel et privé, comme support de masturbation. Pour ma part, je suis longtemps restée quelque peu confuse quant aux contours de la notion de pornographie. Marie Anne Paveau l’exprime parfaitement :

« [...] parler de pornographie, ce n’est donc pas parler de sexe. Cela peut sembler paradoxal, mais cela veut dire que le sexe, qui est évidemment l’ingrédient premier de la pornographie, n’en est pas l’équivalent. » 8

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Liste reproduite à partir d’une capture d’écran de la liste qui servait à appliquer la censure durant l’expérience décrite par Stéphane Degoutin.

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Extrait du livre «Le Discours Pornographique» écrit par Marie Anne Paveau, page 36.

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Cette distinction, si évidente soit-elle, est primordiale. Elle redonne à la pornographie son caractère fictif et la place à juste titre comme une mise en scène du sexe, avec son lot de surenchère, d’effets spéciaux, de trucages, et d’improbabilités. La limite reste toutefois difficile à cerner. Par exemple, certains films pornographiques s’émancipent de tout scénario, et prétendent montrer du sexe, improvisé. Mais cette improvisation implique la plupart du temps un contrat de départ stipulant l’ordre d’enchaînement des scènes, et des positions. Il arrive aussi souvent que certains ajustements d’image, de maquillage, de positionnement des corps, soient nécessaires pendant l’acte sexuel. Tous ces paramètres sont travaillés pour être rendus invisibles au spectateur, entretenant une certaine confusion dans la perception du contenu pornographique. Le film « Il n’y a pas de rapport sexuel » de Raphaël Siboni est un très bon document pour prendre conscience de ces paramètres techniques. Ce film a été réalisé à partir des scènes « off » des tournages du réalisateur et acteur porno français HPG, et offre un point de vue très rare interne aux tournages, sans filtre. Quand j’ai interrogé par mail la réalisatrice de films pour adulte Erika Lust à ce sujet, sa réponse n’a fait que confirmer ce fragile équilibre entre fiction et réalité.


« — Elsa Naude : There is something so joyful in your films, it’s funny to see you speaking about porn 9, your energy, your spirit, and then how I exactly find this energy in the films you make. They are really amazingly beautiful by the way. There is something I would like to ask you. Do you give a script for the sex scenes to the actors? Or is it up to them to invent a «sex scenario» (like which positions, in which order...)? Because I wonder about the realness of sex in porn, and which conditions make it look real, with real pleasure. And maybe you can help me find out about that. — Erika Lust : Sex scenes are always discussed with the actors prior to the shooting. We try to achieve a consensus between what they feel like doing and what I need for the scene (the type of sex is tied to the story, the characters, the situation). But since I work with real sex, performers’ comfort is always a priority. It also depends a lot on the performer: with pros is much easier to request a change of position, some of them can even control when to reach an orgasm! With amateurs we are more careful, and in a way limited, but in exchange you can have freshness, spontaneity… It’s a complicated balance! »

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Je fais référence ici à une conférence TED donnée par Erika Lust, intitulée «It’s time for porn to change» disponible à cette adresse : https://www.youtube. com/watch?v=Z9LaQtfpP_8

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POMPÉI

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Je souhaite évoquer ici un épisode historique précis, qui donne à voir selon moi un des aspects fondateurs des prises de position envers la pornographie. Au milieu du 18e siècle, la civilisation victorienne découvre des fresques et des reliques sexuellement explicites, dans les décombres intacts de la cité de Pompéi, ensevelie en 79 apr. J.-C. lors de l’éruption du Vésuve. Cette découverte entraîne une des premières occurrences connues à l’idée de pornographie 10. Les peintures représentent des couples en plein acte sexuel, dans diverses positions, et prennent place sur les murs, parfois sur les sols, dans toutes les pièces des maisons. Sont également présents divers objets et statuettes, reproduisant des épisodes mythologiques ou imaginaires, des personnages aux sexes hypertrophiés, des pièces ornées de phallus ou de scènes sexuelles. Toutes ces pièces sont jugées choquantes par la morale victorienne et sont dissimulées dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Musée Secret, à Borbonico. En réalité, ces fresques étaient arborées fièrement dans les maisons de Pompéi, considérées comme des espaces publics sous la civilisation romaine. Leurs auteurs et les habitants dont les maisons en étaient décorées ne les associaient ni à l’idée d’intimité ni à une quelconque obscénité, les règles sociales concernant la sexualité étant bien différentes des règles victoriennes. Le contexte d’exposition de

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Cette partie s’appuie sur l’épisode 1 de la série documentaire «Pornography : a secret history of civilisation», publiée par Channel 4 en 1999.


ces fresques ne correspondait pas à une contemplation dans l’intimité, car cette idée n’existait pas chez les Romains, mais plutôt à une preuve de goût et d’intégration envers les invités lors de réceptions. Par conséquent, ces images n’étaient en aucun cas destinées à des fins masturbatoires pour leur spectateur, mais plutôt à une démonstration des valeurs de la vie en société romaine, et une invitation à du plaisir partagé. Pour les Victoriens, c’est cette perspective masturbatoire qui condamna ces images au rang de licencieuses. Ils envisageaient ces images avec la crainte que leur spectateur finisse par en devenir un grand consommateur, en développant une addiction à la masturbation. Cette hypothèse d’addiction engendrerait selon eux la perte de la semence de l’homme, et finalement son efféminisation s’il devenait stérile. Sans la notion d’intimité ou de secret, inexistante dans la société romaine, l’idée même de pornographie est impossible. Mais la méprise des Victoriens quant au contexte de lecture de ces images sexuellement explicites, qu’ils pensaient lues et vues en privé, permet l’invention de la pornographie, accompagnée de la censure de ces images jugées obscènes et dangereuses pour leur spectateur. Le problème qui émerge en même temps et accompagne la notion de pornographie vient de la censure, qui tend à considérer le problème dans l’image elle-même, et non dans celui qui la regarde. L’invention de la pornographie s’accompagne de textes de loi et d’une campagne de censure statuant du caractère obscène de la représentation d’actes sexuels et de sa censure obligatoire. Ces traités résultent en conséquence à l’invention de la morale, en créant une intervention de l’État

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et d’une structure légale, non pas à l’attention du sexe luimême, mais envers le fait de regarder une situation sexuelle. 26

Le glissement qui naît de cette régulation législative change la considération de la relation entre une image et son spectateur. Là où anciennement l’ordre découlait du contrôle de soi devant une image, il découlera désormais de la censure de cette image, si elle entre dans la liste des images qui provoquent « dépravation et corruption ».

« L’action du Musée Secret a été d’isoler ce matériel, de la même manière que la pornographie essaie d’isoler un ensemble d’idées, et rendre ce matériel indisponible aux personnes vulnérables de la société. Donc dans un sens, le Musée Secret a fait aux objets à l’époque ce que la pornographie fait aux idées aujourd’hui. Elle essaie de créer un lieu spécial où on peut conserver l’obscène, mais le garder éloigné des personnes auxquelles on en refuse l’accès. » 11 Les personnes considérées alors comme «  vulnérables » face à ces images étaient les femmes, les enfants, et les classes ouvrières. Aujourd’hui, la loi concerne presque exclusivement la protection des mineurs. Il est également très intéressant de souligner que la plupart des œuvres qui, à l’époque, avaient été tenues cachées dans le Musée Secret ont été dispersées dans les collections de musées à travers le monde, à l’exception de certaines pièces, qui encore aujourd’hui ont été jugées pro-

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Ma traduction d’un extrait du documentaire «Pornography : a secret history of civilisation» à 19mn25.


blématiques. C’est le cas par exemple d’une statue qui représente le Dieu Pan engagé dans une relation sexuelle avec une chèvre. Cette statue reste dissimulée dans une réserve à l’abri des regards. 27

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Image provenant de Google Images sous la recherche «dieu pan chèvre».


LES INTERNETS

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J’ai volontairement choisi de me concentrer sur les détails de la pornographie diffusée sur Internet plutôt que d’entreprendre un historique de la pornographie à travers les âges. La pornographie telle qu’on la connaît aujourd’hui a connu de nombreuses mutations à travers les avancées technologiques successives qu’a été l’invention de la VHS, puis d’Internet. La cassette vidéo VHS commercialisée dans les années 80 popularise les films pornographiques et en permet un accès plus facile et un visionnage chez soi, changeant radicalement l’usage de ces films, autrefois réservés à des salles de cinéma publiques. La télécommande permet le début du contrôle par le spectateur sur les images de ces films, grâce aux boutons de pause et retour arrière/avant. Pour qui vit encore chez ses parents à cette époque, une des solutions revient à regarder en douce une cassette quand les parents sont sortis, ou se regrouper avec les copains pour regarder le film porno du dimanche soir sur Canal. Vient ensuite le temps des ordinateurs familiaux avec des connexions Internet très lentes et des sites bien cachés qui répertorient quelques images immobiles. Puis le réseau internet s’agrandit, les ordinateurs deviennent individuels, et des sites miracles voient le jour, sur lesquels on promet à qui cherche du porno un accès illimité et gratuit à des milliers de vidéos (qui deviendront des millions, et ainsi de suite).


Ma réflexion et mes recherches durant l’élaboration de cette partie se basent sur de nombreux articles du site Le Tag Parfait, et sur de nombreuses discussions avec son rédacteur en chef, Stephen des Aulnois. En 2007, l’apparition des « tubes » tels que Youporn, Xtube, ou Redtube met à mal l’industrie pornographique en garantissant aux internautes un accès illimité et complètement gratuit à tout leur contenu.

« Le principe était simple, mais révolutionnaire : pouvoir visionner en streaming et gratuitement tout un tas de scènes autrement disponibles uniquement en payant ou en faisant appel au p2p. » 11 La définition d’un « tube », et ce qui permet son caractère révolutionnaire, relève d’un procédé ingénieux.

« Les tubes porno ne se distinguent des autres tubes comme YouTube que par le caractère explicite de leur contenu, juridiquement, ils sont régis par la même loi sur le droit d’auteur : la DMCA (Digital Millenium Copyright Act). Un tube est considéré comme un hébergeur et non comme un éditeur et il n’est pas responsable du contenu qu’uploadent ses utilisateurs. Leur seule obligation réside dans la suppression rapide du contenu en cas de violation du droit d’auteur. » 13

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Extrait de l’article «Quel avenir pour les tubes porno?» sur le site Le Tag Parfait : http://www.letagparfait.com/fr/2014/07/09/quel-avenir-pour-lestubes-porno/

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En effet, le fait d’être « hébergeur », et non pas « éditeur » du contenu, stipule que les vidéos sont mises en ligne sur le site par des utilisateurs, pas par les gérants du site euxmêmes. Cette passade permet aux gérants du site d’argumenter que le contenu illégal sur leur site a été amené par un tiers utilisateur, qu’ils ne sont donc pas « éditeurs » de ce contenu, et donc pas fautifs. Dans le cas d’une vidéo qui enfreint les droits d’auteur, le plaignant peut demander au site de retirer cette vidéo, le site s’engageant à la retirer immédiatement sans opposer de résistance. Ce système pose toutefois un problème pour celui qui doit contrôler si son contenu ne se retrouve pas piraté sur un des tubes. Ce problème réside dans le nombre de vidéos mises en ligne à chaque instant, et dans le nombre de tubes pornos existants à l’heure actuelle. Sur un tube très fréquenté comme Xhamster, ils se vantent du fait qu’une nouvelle vidéo est mise en ligne sur leur serveur toutes les 10 minutes 14, soit une moyenne de 150 vidéos par jour. Ce contrôle permanent du contenu piraté est finalement devenu un emploi à part entière, à l’instar de certains avocats spécialisés 15. Dans le film «Sex Tape», réalisé par Jake Casdan et sorti l’année dernière, un couple marié depuis 10 ans tente de relancer sa vie sexuelle en filmant un de leurs ébats. Sans surprise, la vidéo leur échappe, et quand un inconnu menace de la diffuser sur YouPorn, il est amusant de voir comment est introduit le fantasme associé au géant YouPorn. 14

Cette donnée apparaît sur leur page d’accueil, juste au dessus des vidéos dans la partie «Nouvelles vidéos porno» est inscrit «toutes les 10 minutes!»

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Cette information apparaît en détail dans l’article «How two California solos helped take down ‘porn troll’ Prenda Law» sur le site Aba Journal à cette adresse : http://www.abajournal.com/magazine/article/how_two_california_ solos_helped_take_down_porn_troll_prenda_law


« — The internet is not a free-floating thing. It’s on a server somewhere. [...] It’s probably in the Valley somewhere. Most porn companies are. We’re like 20 minutes from the porn capital of the world. — Well, then, what do we do? — I don’t know. I mean, it’s probably just a few guys with computers. » 16 Quand le couple entre par effraction dans le hangar correspondant à l’adresse indiquée dans la partie « Contact Us » de YouPorn, ils se retrouvent abasourdis devant la taille d’une salle de serveurs, qui représente probablement un dixième de la taille réelle des serveurs de YouPorn.

Après une naïve tentative de détruire ces serveurs avec une batte de baseball, qui a pour seul effet de déclencher une alarme, l’arrivée du Boss de YouPorn confirme les clichés et fantasmes autour de l’univers du porno. 16

Dialogue extrait du film «Sex Tape», à 1h11mn20sec.

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Au-delà de l’éventuel contenu piraté, les tubes constituent également une plateforme promotionnelle pour les studios. Il a fallu, quand l’industrie porno leur a fait les gros yeux (concernant la violation des droits d’auteur), que les tubes trouvent un moyen de s’allier aux studios, pour maintenir de bons termes d’une part, et d’autre part, sur le long terme, assurer qualité et quantité de leur contenu.

« Le business du porn en ligne est principalement basé sur un système de publicité à la commission (ou CPA : coût par action), c’est ce qu’on appelle l’affiliation. Lorsqu’un affilié (blog, site, particulier…) fait la promotion du contenu d’un sponsor (VOD, dating, sexcam…) et qu’une personne achète ce contenu, une commission est reversée au premier, généralement de 50 % dans la VOD et les paysites. » 17

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Extrait de l’article «JT l’architecte du business des tubes» sur le site Le Tag Parfait : http://www.letagparfait.com/fr/2014/10/13/jt-larchitecte-dubusiness-des-tubes/


En devenant des affiliés, les tubes mettent en place des contrats partenaires à l’attention des studios, qui leur garantiront des scènes coupées de leurs films à des fins promotionnelles, destinées à encourager le spectateur à en voir la version complète sur le site du studio. Le profit généré par les tubes tient uniquement au trafic des utilisateurs qui assurent des millions de vues sur les publicités présentes sur leur site, sur les bannières, ou en pop-up. Si les connaisseurs du milieu émettent encore des doutes quant au bienfait de ces affiliations pour les studios en terme de profit, les tubes ont pu imposer ce partenariat de par le trafic absolument colossal qu’ils génèrent. Leur « emprise » sur les studios a été permise par ce trafic d’une part et le fait que malgré leurs agissements douteux, le fonctionnement de ces tubes reste complètement légal. Ce business des tubes est quasiment entièrement regroupé sous une même franchise, appelée aujourd’hui MindGeek. Consciente de mes faiblesses en tant que simple curieuse, j’ai préféré demander de l’aide à un spécialiste, Stephen des Aulnois, rédacteur en chef du site Le Tag Parfait.

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Stephen des Aulnois : Simplement : Brazzers se monte avec 3 types. En 2007 ils achètent le nom de domaine Pornhub et se lancent dans les tubes. Ils sont d’un côté avec les studios (qu’ils développent et rachètent) et de l’autre des tubes. Ils créent une première holding (regroupement de plusieurs entités), qui s’appelle Mansef, qui continue à racheter des studios et des tubes. Les 3 ont un peu chaud au cul, car l’industrie n’apprécie pas leur positionnement. Arrive l’allemand Fabien Thylmann qui lève des fonds et rachète Mansef qui devient Manwin. Les achats continuent, dont Youporn. Entre temps Thylmann a le fisc allemand au cul pour évasion fiscale, ça fait chier le board (équipe dirigeante), un type de chez Redtube rentre dans le capital en reprenant les parts de Thylmann. Manwin devient Mindgeek et continue à racheter à gauche à droite. Voilà le résumé le plus simple. Elsa Naude : Wow, okay. Donc c’est juste une énorme holding qui rachète à tour de bras tout ce qu’ils peuvent ? Stephen des Aulnois : En gros oui. Une holding de plus en plus grosse : 400-500 millions de $ les meilleures années. Y’a que le business de la cam où ils ont foiré,


et les boîtes dedans sont trop grosses pour être absorbées. ça serait même l’inverse qui pourrait se produire, mais ça n’arrivera pas, ce sont des business assez différents. Elsa Naude : Oui c’est ça, en gros ils rachètent tout, sauf ceux qui sont déjà assez gros et qui refusent, non ? Stephen des Aulnois : Oui, c’était déjà le cas en 2011.

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Les manigances et décisions marketing de l’empire MindGeek sont entièrement résumées dans un article très complet du New York Mag, paru en 201118. Et pour continuer leur histoire jusqu’en 2014, le site Le Tag Parfait prend méticuleusement le relai19. Les tubes sont aujourd’hui bien moins satisfaisants qu’ils ont pu l’être à leur tout début. Devenus une immense machine à profit, très peu d’attention est apportée à l’amélioration de l’expérience utilisateur, qui n’évolue que très lentement, si on la compare à la rapidité avec laquelle l’industrie porno s’adapte aux nouvelles technologies. Ces tubes sont saturés de vidéos « gonzo », genre pornographique que je détaillerai dans le chapitre Sous-Genres. Le contenu illégal se fait plus rare, les nouveautés des studios ne sont plus que des scènes de promotion très courtes. Trouver du contenu inédit et de bonne qualité relève d’une recherche minutieuse, rendue difficile par l’organisation de ces sites. Ce constat a d’ailleurs motivé l’ouverture de nombreux sites appelés des agrégateurs de contenu, qui sont des interfaces similaires aux tubes, mais ne font que réunir le contenu des autres tubes. Pour réellement faciliter la recherche pour le spectateur sont apparus des sites qui mêlent une partie rédactionnelle et une sélection de nouveautés avec des liens vers les vidéos en bonne qualité, comme la plateforme espagnole « Orgasmatrix » par exemple.

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L’article est disponible à cette adresse : http://nymag.com/news/ features/70985/

19 http://www.letagparfait.com/fr/2014/07/09/quel-avenir-pour-les-tubesporno/


Une des composantes qui donne au porno son aura de fantasme provient de l’esthétique des actrices, qui au-delà de leurs mensurations singulières, font l’objet d’un maquillage précis. 37

20 À moins de volontairement imiter l’esthétique d’une actrice porno, il y a très peu de chances de croiser une femme comme ça dans la rue, en sortant de chez soi. Une mode émerge, correspondant à une envie de réalisme de la part des spectateurs. Les canons esthétiques du porno glissent doucement vers des individus aux mensurations un peu moins grandiloquentes et un peu moins siliconés. Ils n’en restent pas moins des esthètes, autrefois recherchés sur les sites pornos par le tag « too sexy for porn », mais 20

Deux pornstars, Anikka Albrite et Melissa Murphy, avant et après maquillage.


l’accent est mis sur leur visage angélique et leur charme infaillible. Ils sont supposés représenter le fantasme d’une copine ou d’un copain à nous, qu’on serait trop timide pour aborder. 38

L’évolution de ces canons de beauté dans la grande industrie pornographique tente de suivre un effet de mode, entre la multiplication des vidéos amateurs et l’apparition récente des modèles des sites de freecam, le public a soif de réalité, de crédibilité. Les professionnels de l’industrie porno répondent en recrutant des nouvelles têtes comme James Deen ou Stoya (James Deen tourne pour la première fois une scène porno en 2004, il est aujourd’hui présent sur tous les fronts, jusqu’à être invité dans des séries porno gay). Ce choix des acteurs, de plus en plus « normaux », sous l’appellation « boy next door » et « girl next door » s’accompagne d’un glissement d’esprit du porn, pour tenter de conquérir un public plus large, et surtout féminin. Ils incarnent une ambiance, un bon esprit, à la cool, pendant professionnel du « fuckfriend » dans la vraie vie.

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Portraits de Stoya et James Deen, acteurs porno.


Un autre facteur très déterminant qui a poussé l’industrie pornographique à faire évoluer les acteurs hommes est l’augmentation du public féminin. Les réalisateurs partent du principe qu’un homme veut regarder une femme sublime faire l’amour avec un homme suffisamment passable pour ne pas y prêter attention, alors qu’une femme voudra regarder un très bel homme comme acteur principal de la scène. S’il y a bien une esthétique en revanche qui demeure, c’est celle de l’adolescence éternelle, d’une jeunesse presque trop proche de l’enfance pour pouvoir ignorer les statistiques. Sur les tubes, le tag le plus recherché à travers le monde à l’heure actuelle est « teen », littéralement « ado ». Malheureusement, avec l’expérience des tubes qui s’appauvrit de plus en plus, il devient difficile de trouver du contenu gratuit intéressant. On pourrait croire que ce constat dirigerait les utilisateurs vers les studios eux-mêmes ou des productions plus indépendantes s’ils se lassent de cette imagerie gonzo dont on a parlé jusqu’à maintenant. Mais en réalité les utilisateurs se tournent vers le téléchargement illégal, en p2p (le peer to peer est un système de téléchargement). De mon côté, soucieuse de mener ce mémoire dans les limites légales, je me suis refusée au maximum d’emprunter cette voie. C’est en décidant de passer par les chemins payants que j’ai pu découvrir une multitude de productions, réalisatrices, organisations, que je crois capables d’assurer le renouveau du porno. Je n’irais pas jusqu’à dire que mon expérience en tant que spectatrice a été satisfaisante, car sans payer je n’ai pas eu accès aux contenus complets, mais les « trailers », courts-métrages et autres « previews » gratuits que j’ai pu visionner m’ont permis de me rendre compte de la qualité de ces contenus. Ma génération qui a grandi en découvrant le porno illimité et gratuit à travers les tubes

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passe finalement à côté de la majeure partie du contenu porno digne de ce nom. 40

Le système d’abonnement au mois dans les studios connaît également un gros écueil : Internet promet une diversification sans fin, s’abonner à un studio revient à se fermer tellement de portes que l’offre n’a plus rien d’intéressant. Chaque studio a sa marque de fabrique, sa signature, et peu de studios proposent un catalogue réellement diversifié (autrement que par des tonnes de tags et de producteurs de gonzo).


UNE PRÉSENCE CHIFFRÉE J’ai eu beau tenter de multiplier et comparer mes sources, les statistiques chiffrées concernant le porno sont extrêmement changeantes, et l’ont manifestement toujours été. En 2004, Linda Williams écrivait dans son livre « Porn Studies » :

« Pour moi, la statistique la plus frappante est la suivante : Hollywood produit à peu près 400 films par an, alors que l’industrie pornographique en fait aujourd’hui entre 10 000 et 11 000 par an. Sept cents millions de vidéos ou DVD pornos sont loués chaque année. {...} Les revenus de l’industrie pornographique — incluant les magazines, les sites internet, le câble, les films d’hôtel, et les sex toys — totalisent entre 10 et 14 milliards de dollars chaque année. Ce chiffre, comme le souligne un critique du New York Times, Frank Rich, n’est plus seulement plus élevé que les revenus de l’industrie du cinéma ; il est plus élevé que les revenus du football, basketball et baseball professionnel réunis. Avec un chiffre pareil, continue Rich, la pornographie n’est plus un “sideshow”, mais est devenue “the main event”. » 22

22

Extrait du livre «Porn Studies» de Linda Williams traduit de l’anglais par mes soins, pages 1 et 2.

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Mais selon un article paru en 2001 sur le site de Forbes intitulé « How Big Is Porn? » 23, les chiffres avancés par Frank Rich, et repris ici par Linda Williams avaient été fortement exagérés. L’article stipule en effet que la thèse du chiffre d’affaires de 10 milliards de dollars repose sur une étude introuvable publiée par Forrester Research, qui en réalité aurait publié en 1998 un rapport sur l’industrie « pour adulte » en ligne, totalisant un revenu annuel entre 750 millions de dollars et 1 milliard. Mais là encore, ils mettent en doute ce résultat qui avait été précédé d’une étude par les mêmes auteurs évaluant ce chiffre à 150 millions de dollars. Cet article, si je l’ai bien compris, donne un aperçu du mystère qui entourait déjà l’industrie pornographique. 10 ans plus tard, il reste très hasardeux d’affirmer le moindre chiffre la concernant, ou d’établir des statistiques comparatives, tant en France où le cinéma porno échappe à la tutelle du CNC, que sur Internet où les sites pornographiques refusent souvent de dévoiler leurs chiffres d’affaires et leurs statistiques de trafic.

23

L’ article se trouve à l’adresse : http://www.forbes.com/2001/05/25/0524porn. html.


Elsa Naude : J’ai aussi quelques questions sur les chiffres que j’ai du mal à établir. En termes de revenus par an, en euros, on est sur combien pour l’ensemble de l’industrie porno ? Environ combien de films produits par an ? Quelle place dans les classements des sites les plus visités ? Et quelle proportion de sites porno sur la totalité des sites internet existants ? Stephen des Aulnois : « Depuis, le marché reste désespérément plat. Moins de 0,5 % de croissance par an depuis 2010, pas mieux à venir d’ici à 2020. Soit plus de dix ans de crise, estiment les analystes d’Ibis World, qui viennent de boucler une des rares études sur ce domaine. Les profits, eux, ont fondu, pour tomber à 81 millions de dollars (73,5 millions d’euros) aux États-Unis, le cœur du marché. Rapporté à des ventes de 3,3 milliards de dollars, cela représente une marge de 2,5 %. Positif, mais pas franchement sexy.» 24 Je retrouve pas l’étude, mais je valide les chiffres (si tu retrouves, je veux bien le lien). Je ne sais pas pour les films produits, mais je parlerais plus volontiers de scènes que de « films », un film c’est souvent 5 scènes à la suite. Les tubes porno sont souvent dans le top 50 des sites les plus visités, regarde sur alexa.com. 24

Article du Monde paru à cette adresse : http://www.lemonde.fr/ pixels/article/2015/04/10/le-porno-en-quete-d-une-nouvellevigueur_4613685_4408996.

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On dit que le porn c’est 13-15 % de la bande passante d’internet.

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Elsa Naude : Oui et sur l’article du Monde, je ne comprends pas ce que ça veut dire « Rapporté à des ventes de 3,3 milliards de dollars, cela représente une marge de 2,5 %. ». Stephen des Aulnois : La marge c’est le bénéfice enfin tu peux voir ça comme ça. Elsa Naude : Du coup l’industrie génère 2.5 % de bénéfices sur 3.3 milliards ? Stephen des Aulnois : Diff chiffre d’affaire (3,3 M$) sur Bénéfice (70 millions de tête), à peu près. C’est rapporté par produit, mais bon j’imagine que certains produits sont plus rentables, mais c’est clairement pas l’eldorado (je dirais pas ça de sexcam qui cartonne). Elsa Naude : Hum Je suis pas sûre de comprendre, le business ça me dépasse un peu, mais c’est pas grave je laisse ça à ceux qui savent.


Stephen des Aulnois : Important de comprendre le business dans le porn, c’est que ça. Elsa Naude : Haha, t’as pas tort. Le chiffre d’affaire c’est l’argent généré par cette industrie, et le bénéfice l’argent que ça rapporte à l’industrie ? Stephen des Aulnois : Oui Le chiffre d’affaire c’est ce que tu vends, le bénéfice c’est ce que tu gagnes après tous tes coûts (masse salariale, frais, charges, impots...). Exemple : je vends pour 2000 $ de vidéo. Mon CA est de 2000 $. La vidéo m’a couté 1500 $ en tout, le site 150 $, il me reste 350 $. 350 $ est mon bénéfice et tu peux calculer ma marge sur ce produit, c’est le pourcentage que ça me rapporte VRAIMENT par rapport au coût réel. Je schematise. Elsa Naude : Ok En fait j’essaie de faire un historique de l’industrie porno, et je me base sur des chiffres avancés par Linda Williams, qui parle de 10 à 14 milliards de dollars de revenus par an, en 2004. 10 ans plus tard on passe à 81 millions c’est bien ça ?

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Stephen des Aulnois : Non on passe à 3,3 milliards (méfie toi des chiffres, je dirais plutot 8-10 milliards vers 2004). 46

Elsa Naude : C’est bien mon problème, je ne sais pas du tout comment émettre des chiffres fiables. Et comme les études sérieuses sont payantes... Stephen des Aulnois : Tu auras beaucoup de mal dans cette industrie. Les sources les plus fiables : AVN et XBIZ.


Résumons la situation, au conditionnel : - Actuellement, le contenu pornographique occuperait environ un quinzième de la bande passante d’internet. - Selon le classement d’Alexa des 500 sites les plus consultés chaque jour dans le monde 25, à la 43e place se trouve Xvideos, suivi de Xhamster à la 65e place et de Pornhub à la 69e place (tous les trois sont des tubes pornographiques). - Le chiffre d’affaires de l’industrie porno représenterait aux États-Unis 3,3 milliards de dollars. - Dans le livre d’Erika Lust « Porno para mujeres » 26, elle estime à 14 000 films pour adultes produits et mis sur le marché chaque année, mais c’est sans compter sur toutes les vidéos, les scènes lancées sur Internet et non enregistrées. - Pour ce qui est du trafic sur les sites pornographiques, on estime à 20 millions par jour les visiteurs uniques, sur les tubes les plus fréquentés.

« [...] à l’heure des smartphones, il ne faut pas négliger un facteur que BuzzFeed rappelle : ces chiffres ne prennent pas en compte le trafic via les mobiles, qui

25

Ce classement est disponible à l’adresse : http://www.alexa.com/topsites/ global.

26

«Porno para mujeres», d’Erika Lust, paru en 2008, disponible en téléchargement gratuit sur son site, à l’adresse : http://erikalust.com/fr/books/ porno-pour-elles/.

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représenterait environ 15 % à 20 % des usagers par mois. » 27 48

Ces chiffres appellent à une considération réelle du genre pornographique, qui constitue un terrain d’études comportementales, sociales et politiques, qui mérite d’être considéré.

27

Extrait d’un article intitulé «Chiffres du porno : le plus gros secret d’Internet» à l’adresse : http://www.slate.fr/monde/72615/chiffres-porno-secret-internet.


ACCESSIBILITÉ Il me paraît probant de revenir à l’épisode historique de Pompéi que j’ai détaillé auparavant pour aborder la liberté d’accès aux images pornographiques à l’heure actuelle.

« La réaction “scientifique” immédiate a été de les soustraire secrètement aux yeux du public, pour en réserver les usages à une élite de savants, historiens de l’art, notables, exclusivement masculins, dans des salles privées du musée Borbonico. » 28 Si seuls les esprits savants étaient autorisés à regarder ces images, c’est parce qu’on leur attribuait l’intelligence et la maîtrise suffisante pour mettre de côté les éventuelles pulsions qu’elles pourraient déclencher, et se consacrer à leur analyse. La technologie a ensuite rendu de plus en plus difficile la séparation de ces images explicites de celles qui ne le sont pas. Le réseau construit par le biais d’Internet a fini par permettre une libre circulation de ces images, sans aucun contrôle sur l’identité et l’âge de la personne derrière son écran. L’accès à ces images réside en un clic, ou deux, si « disclaimer » il y a. Sur Internet, le filtrage se base sur la bonne foi du visiteur, qui a le devoir de se considérer apte ou pas à « entrer » sur un site. Ce procédé se résume à l’invention du « disclaimer », qui apparaît juste avant d’entrer sur le site. Le dis28

Extrait d’un article paru dans Libération en 2005 après la sortie du livre «Porn Studies» : http://next.liberation.fr/cinema/2005/02/23/porn-studiespremiers-jets_510649

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claimer est ce célèbre bouton plus ou moins exhaustif, qui apparaît avant d’accéder au contenu du site et grâce auquel le visiteur garantit être majeur(e). Aussi célèbre qu’inefficace il est souvent inexistant, tant cette hypocrisie est évidente. 50

L’abondance de la publicité et les recherches par motsclés et association d’images (sur des supports comme tumblr par exemple) aboutissent régulièrement à des images extrêmement sexualisées, qu’on le veuille ou non. Entre la pornographie qu’on recherche, celle qu’on subit plus ou moins, qui nous surprend, ou qu’on regarde sans voir, on est face à une surabondance de symboles, d’idées et d’images pornographiques. De ce constat résulte ma décision de me concentrer sur la diffusion de la pornographie via internet. Quelques rares sites pornographiques publient des rubriques de conseils pour aider les parents à contrôler le trafic internet de leurs enfants mineurs, mais le filtrage par mots-clés est rendu extrêmement difficile par les subtilités de langage, comme le souligne Marie Anne Paveau :

« [...] Plusieurs orthographes sont proposées pour le même mot, de manière à déjouer les procédés de masquage morphologique et lexical pratiqués par les scripteurs de contenus dangereux ou interdits. La pratique est courante sur le web, et le terme pronographie remplace parfois pornographie, alors que porn, graphié prOn, avec un O majuscule, permet de déjouer les filtrages. [...] Pour penis par exemple, on trouve peeenus, peeenusss, peenus, peinus, pen1s, penas, penus,


et penuus, dont on comprend qu’elles transcrivent des prononciations. » 29 Récemment plusieurs affaires de censure sur les réseaux sociaux ont été bruyamment relayées par les médias. Instagram essaie par exemple de réduire sur son réseau le nombre de photos d’hommes qui montrent la bosse formée dans leur pantalon par leurs organes génitaux. Autrefois répertoriées sous le hashtag « eggplant friday », en français « aubergine du vendredi », pour la corrélation formelle, ce hashtag a finalement été censuré, n’empêchant pas la prolifération de ces photos pour autant. Aujourd’hui par le biais d’Internet, chacun, toutes classes, religions, sexes, et âge confondus, est en mesure de regarder du contenu pornographique. On assiste à une banalisation du genre pornographique et de toute représentation sexuelle.

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Extrait du livre «Le Discours Pornographique» écrit par Marie Anne Paveau, page 90.

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GLISSEMENT DE STATUT POUR LE PORNO

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Si je parle de publicité, je ne peux pas éluder les troublantes similitudes entre la publicité de masse diffusée aujourd’hui (que ce soit dans la mode, l’alimentaire, à peu près tous les domaines), et les images pornographiques. De très nombreuses campagnes publicitaires reprennent les codes esthétiques du porno. Le sexe est devenu le meilleur prétexte à vendre tout et n’importe quoi, mais la sexualité qu’on nous fait miroiter ressemble en tous points aux standards pornographiques. Les publicitaires semblent chercher le meilleur moyen pour contourner la censure tout en en montrant le plus possible. Les médias ont largement participé à cette obscénité grandissante, obscénité comprise ici comme le fait de ne rien cacher. Le cadre moral, social et intellectuel s’est lentement déplacé, donnant accès à des images, à des corps et à leur mise en scène, rendant de plus en plus floue la frontière entre l’intime et le public.


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Photo tirée d’une campagne publicitaire de la marque de prêt-à-porter Sisley.

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Capture d’écran d’une vidéo sur Pornhub dans la catégorie « Blowjob », intitulée « Tall blonde performs in gloryhole », vidéo disponible à l’adresse : http://www.pornhub.com/view_video.php?viewkey=270999717.


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Photo tirée d’une campagne publicitaire de la marque de prêt-à-porter Sisley.

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Capture d’écran d’une vidéo sur Pornhub dans la catégorie « Blowjob », intitulée « Tall blonde performs in gloryhole », vidéo disponible à l’adresse : http://www.pornhub.com/view_video.php?viewkey=270999717.


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Campagne publicitaire de la marque de prêt-à-porter American Apparel.

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Capture d’écran d’une vidéo sur Pornhub sous la recherche « fake taxi », intitulée « Faketaxi nymphomaniac flight attendant can’t get enough cock », vidéo disponible à l’adresse : http://www.pornhub.com/view_video. php?viewkey=242440637.


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Et puis on commence à en parler, par exemple, sur le site des Inrocks, deux articles sur cinq dans la rubrique « les + lus » sont des articles qui concernent le porno. 36 Mais étrangement parler de porno n’implique pas nécessairement de parler de sexe ouvertement. Nous n’avons jamais autant sacralisé le sexe et le désir du sexe, mais en parler reste encore bien difficile. En terme de transgression, au sein même de l’expérience du spectateur de porno, il me semble voir apparaître un glissement similaire à celui qui s’opère vers l’espace public.Je reste encore prudente quant à la distinction entre le porno hardcore et softcore. Le terme softcore est visiblement employé dans le métier pour désigner les scènes simulées, sans pénétration, comme on peut les observer par exemple dans le film « Il n’y a pas de rapport sexuel » réalisé par Raphaël Siboni à partir de scènes « off » du réalisateur et acteur porno français HPG. Le terme hardcore désignerait donc en opposition les scènes non simulées, avec des pénétrations réelles et pour vedette l’éjaculation finale comme preuve de l’orgasme des acteurs masculins. Mais dans ce contexte, comment envisager l’organisation de la violence et du contenu extrême ? Y a-t-il du hardcore dans le hardcore ? Pour ma part, avant d’entreprendre mes recherches, j’assimilais le terme hardcore au contenu extrême. Me tenant plutôt éloignée de cette catégorie je manque cruellement d’expérience pour mieux la cerner. Je remarque en revanche une banalisation grandissante de certaines pratiques que je pense plutôt extrêmes,

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Au 20/05/15, sur la page d’accueil du site des Inrocks, dans la rubrique «Les + lus», les articles «Le porno féminin fait-il vraiment mouiller ?» totalise 39 786 vues, et «Pourquoi il faut arrêter de regarder du porno illégalement» en totalise 92 398, bien loin devant Game of Thrones avec environ 18 000 vues.


qui semblent migrer de catégorie. On ne sait plus vraiment sur quoi on va tomber même si on se considère dans une recherche sécurisée. Les titres des vidéos sont souvent là pour nous alerter du contenu, mais comme ces titres privilégient une approche la plus accrocheuse possible plutôt que descriptive, on ne sait jamais. Je précise que c’est volontairement que j’omets de citer ces pratiques dont je parle, car je préfèrerais pour la plupart ne jamais en avoir entendu parler. Cette banalisation d’un courant hard au sein de l’industrie pornographique me semble très préoccupante, car elle fait écho au phénomène de banalisation des images à travers le monde, que ce soit des scènes de torture, de crimes, de viols. Cette situation amène le spectateur à les déconsidérer comme étant du contenu extrême : si je vois de telles images alors que je suis dans la catégorie « normale » du porn, c’est que ce n’est pas si méchant. Un des problèmes de ce phénomène est qu’on se retrouve face à une grande méconnaissance de ces pratiques, et les dangers associés ou précautions nécessaires ne sont pas abordés.

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SOUS-GENRES

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gonzo / mainstream Je me dois d’abord d’insister sur une erreur commune. On a bien trop souvent tendance à réduire le genre pornographique au « gonzo », et ramener au porno tout entier des constats établis à partir du porno gonzo. Ce genre « gonzo » est, à tort, utilisé comme une référence absolue dans le porno, dû à son écrasante présence sur les tubes. Il devient d’ailleurs, de par son omniprésence, associé au terme « mainstream ». En dehors du contexte pornographique le terme gonzo s’applique à un style journalistique inventé par Hunter S. Thompson dans les années 60. Ce journalisme a la particularité d’adopter un point de vue interne, documentaire, dans lequel le journaliste infiltre l’environnement de son sujet pour mieux le traiter. Dans le porno il devient vidéo, et adopte également cette attitude, dans un genre plus improvisé par rapport aux films.

« [...] Le gonzo est un genre qui se débarrasse de la rigueur scénaristique, il se situe par opposition au porno scénarisé (featured film, en anglais) – bien que certains réalisateurs se revendiquent d’un gonzo scénarisé. » 37 Le début du gonzo est orchestré par John Stagliano, réalisateur, acteur et producteur américain, qui crée sa boîte de

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Extrait d’un article du lexique du site Le Tag Parfait, à l’adresse : http://www. letagparfait.com/fr/lexique/pov/.


production de films pour adultes Evil Angel Video en 1989. Il court-circuite la production de l’époque en imaginant des films qui vont droit au but, sans prétexte scénaristique, du porno pur et dur. Il adopte par ailleurs une technique qui s’apprête à révolutionner le cinéma pornographique, les prises de vue en caméra subjective, aussi appelées POV (Point Of View). Le succès est immédiat, permettant une identification optimisée pour le spectateur. Dans le contexte d’une vidéo pornographique, gonzo est donc le terme qui définit le caractère volontaire d’absence de scénario. Ces vidéos sont généralement de format assez court, entre 5 et 20 minutes, et mettent en scène l’acte sexuel sans préambule, sans prologue, suivant un ordre extrêmement normé et répétitif. Une scène typique commence par un plan sur l’actrice, qui effectue un léger strip-tease ou reste immobile pendant que la caméra nous dévoile ses mensurations. S’ensuit une longue scène de fellation, puis rapidement vient un enchaînement de positions sexuelles plus ou moins sophistiquées, voire acrobatiques, et enfin une éjaculation extra-utérine, réalisée sur le visage de l’actrice.

Une des caractéristiques majeures du gonzo est qu’il s’adresse quasiment exclusivement à un public masculin. Sur n’importe quel site proposant du contenu gonzo, les bannières et les images qui sont utilisées comme appâts sont exclusivement des corps de femmes.

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Sans surprise, ce sont les actrices qui sont mises en avant puisque la clientèle ciblée de ces sites est un public masculin hétérosexuel. Au moment de la naissance de ce genre, le public féminin du porno est plutôt timide. Les années passant, ce même public s’affirme et revendique même la place de protagoniste dans le milieu porno, en tant que réalisatrice par exemple, mais le gonzo persiste encore aujourd’hui comme le genre dominant sur les tubes. En terme d’image, c’est le genre qui met en scène le plus manifestement l’objectification de la femme, qui n’est plus qu’une sorte de trophée, objet de désir, sans personnalité. Cette place de la femme en tant qu’objet à désirer se vérifie très bien dans tout ce courant de porno mainstream gonzo.

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Cette photo apparaît en tant que « trailer » d’un film à venir prochainement des studios Elegant Angel , avec la légende « Juelz Ventura’s 1st Gangbang! ».

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Les acteurs de ce genre sont pour la plupart intégralement imberbes, hommes comme femmes. 62

Comme une des raisons de l’émergence de ce genre était l’obsession de son auteur, John Stagliano, pour le sexe anal, beaucoup d’actrices sont choisies pour leur postérieur imposant et rebondi, en contraste avec nombres d’actrices extrêmement filiformes, choisis pour leur morphologie si frêle qu’elles sont désignées par le tag « petite ». En dehors des quelques minutes d’effeuillage de début de scène, on assiste souvent à une performance de corps absolument nus, nus de vêtements, de poils, d’angles morts. Vêtements, lingerie et accessoires ne sont que très peu représentés dans le porno gonzo, qui privilégie une esthétique très crue. Pour ce qui est des plans, les acteurs sont tenus de « s’écarter » du champ pour permettre une vision totale, de la pénétration par exemple. Ils finissent très souvent par réaliser des positions sexuelles dont le seul contact se fait entre leurs organes génitaux respectifs, afin d’optimiser le filmage de l’action mécanique de pénétration. L’acteur homme est filmé le moins possible, sans voir son visage, pour pouvoir se concentrer sur son phallus, qui permettra au spectateur homme de mieux se projeter en tant qu’acteur de la scène.

« [...] quand l’homme jouit ça se passe dans son sexe, et il ne faut surtout pas qu’on voit son visage, car il s’agit de dépersonnaliser l’acteur, pour que son corps devienne un pur substitut du corps du spectateur. C’est pourquoi le POV est toujours placé


en plongée, avec la fille qui regarde la caméra. » 39 ... Et attend que l’acteur jouisse sur son visage. Cette pratique de l’éjaculation faciale est tellement systématique qu’elle a hérité du surnom de money-shot. Initialement cum-shot (jet de sperme), ce surnom de money-shot (jet d’argent) donne à voir l’aspect indispensable du geste, qui donne sa légitimité au film, et donc à l’argent qu’il est supposé rapporté. Dans le cas où l’éjaculation faciale est pratiquée par plusieurs hommes en même temps, le terme consacré est « bukkake », qui est initialement une spécialité pornographique japonaise. Dans les rares cas où l’éjaculation n’est pas faciale, elle reste systématiquement et nécessairement extra-utérine. Antonio Dominguez Leiva que je viens de citer a écrit un livre intitulé « Esthétique de l’éjaculation », qui s’intéresse à l’historique de cette pratique et en interroge la signification. Étrangement, si le genre de la vidéo gonzo naît pour briser les codes et les contraintes du film pornographique, et envisager un porno plus improvisé, il fait aujourd’hui partie des genres les plus codifiés.

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Extrait d’un entretien avec Antonio Dominguez Leiva sur Le Tag Parfait : www.letagparfait.com/fr/2013/02/19/entretien-antonio-dominguez-leiva/

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bdsm 64

« Le sigle BDSM désigne une forme d’échange contractuel utilisant la douleur, la contrainte, l’humiliation ou la mise en scène de divers fantasmes dans un but érogène. » 40 L’acronyme BDSM fait référence à Bondage et Discipline, Domination et Soumission, Sado-Masochisme. Cette catégorie possède tout un univers de pratiques, accessoires et règles, constituant quasiment une culture BDSM. Pour n’en citer que quelques-unes, on y retrouve la pratique de la fessée, du bondage, du menottage, etc. Une des pierres angulaires de ces pratiques est le rapport de force qui s’installe entre les partenaires, désignant un(e) dominant(e) et un(e) dominé(e), voire un(e) dominant(e) et plusieurs dominé(e) s. Le ou la soumis(e) peut également être désigné(e) comme un esclave sexuel. Dans le cas où la domination est exercée par une femme, les scènes associées sont classées sous le tag « femdom », ou female domination. Le studio anglais Kink se revendique de ce genre, sous la bannière : « Demystifying and celebrating alternative sexuality by providing the most kinky experiences. ». L’univers BDSM connaît aujourd’hui une forte notoriété, notamment due au phénomène planétaire «  50 nuances de Grey », le roman best-seller écrit par E. L. James. Je n’ai pas jugé indispensable de lire le livre, mais j’ai préféré observer son impact en visionnant le film dont il a été adapté. Mon premier choc est de constater qu’un film,

40 http://fr.wikipedia.org/wiki/Bondage_et_discipline,_domination_et_ soumission,_sado-masochisme


que je classerais pourtant dans les films à très gros budgets d’Hollywood, impliquant son lot de clichés, est entièrement centré autour du sexe. Si les scènes de sexe elles-mêmes ne présentent pas un caractère transgressif, la relation de dominant/soumis est finement examinée, scellée par un contrat écrit sur lequel s’accordent les protagonistes du film (le dominant est un homme d’affaires puissant et magnétique et la soumise est une étudiante en littérature un peu niaise). Lors de la négociation du contrat, ils en discutent les termes avec une aisance et une nonchalance déconcertantes. Quand la soumise exige que soient retirées du contrat les pratiques de fist anal et vaginal, on en vient à se demander : quand ont-elles été officiellement admises dans le champ d’une conversation ordinaire ? J’avoue avoir été très étonnée de voir mentionnées ces pratiques dans un film que je qualifierais de midinette. En effet, le film met en scène tous les clichés du coup de foudre et des personnages que la critique a parfois qualifiés d’« ectoplasmes » de par leur platitude.

amateur Le terme amateur désigne tout contenu qui n’est pas réalisé et produit par des professionnels. Mais au-delà de cette définition figée, les conditions actuelles de diffusion et de création de vidéos pornographiques rendent la distinction plus complexe à établir. Pour être créateur de contenu amateur, il suffit d’enregistrer une vidéo, à partir de n’importe quel appareil (un portable, une caméra, une webcam d’ordinateur, un appareil photo, etc), et d’avoir ensuite accès à une connexion internet le temps de mettre en ligne cette vidéo sur n’importe quel site hébergeur.

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Inspirés par le genre du gonzo où le caméraman devient acteur et les vidéos prennent un aspect plus documentaire et improvisé, les spectateurs finissent par devenir eux-mêmes les réalisateurs de leurs vidéos et fantasmes.

« Le porn amat » répond à une nouvelle demande : l’excitation qui découle d’une réalité sexuelle tangible. » 41 Je ne pourrais pas imaginer analyser ou décrire l’esthétique du porno amateur, car elle est aussi complexe et diverse qu’il y a de gens sur terre qui ont décidé un jour de se filmer pour en produire. En revanche, cette catégorie reste un grand changement dans la production pornographique, et est très profondément liée aux questionnements que j’explore à travers ce mémoire. Les vidéos qui se réfèrent à cette catégorie explorent au plus près la limite entre intime et public. Le fait que le public lui-même se saisisse du genre pornographique en en devenant le producteur direct permet l’expression sans limites de son fantasme d’exhibition. Il est par ailleurs devenu extrêmement simple de filmer n’importe quelle scène dans n’importe quel contexte, grâce à notre batterie complète d’outils technologiques toujours à portée de main. De la curiosité de se filmer « pour voir si on passe bien à l’écran », à l’audace de poster les images sur Internet, il n’y a qu’un pas, encore sacralisé par l’idée terrifiante que rien ne disparaît jamais d’Internet. Mais à voir la quantité de contenu amateur disponible en ligne, nombreux sont ceux qui décident de sauter le pas.

41

Extrait d’un article du lexique du site Le Tag Parfait, à l’adresse : http://www. letagparfait.com/fr/lexique/bang-bus/.


Le succès de ce genre tient de son caractère « fait-maison » avec son lot de curiosités et d’humour. Amateur est synonyme de spontanéité, et surtout, de la réalité du plaisir et des interactions sexuelles, rien n’est truqué. La maladresse participe évidemment de ce genre, redonnant à l’activité sexuelle une part d’humanité et d’authenticité.

42 En parallèle de plateformes de vente proposant uniquement du contenu amateur telles que Clip4Sale, il existe depuis quelques années un réseau grandissant de plateformes de ventes destinées à un public qui désire interagir directement avec les « créateurs de contenu pour adulte ». La plateforme ExtraLunchMoney, par exemple, regroupe différents types de médias : aussi bien des vidéos que des photos, des shows live, des « artworks », des « goods » (qui

42  Image extraite du tumblr « Indifferent cats to amateur porn » à l’adresse : http://indifferent-cats-in-amateur-porn.tumblr.com/.

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désignent des effets personnels de la vendeuse maculés de sécrétions corporelles quelles qu’elles soient). Cette plateforme possède également un système de vérification d’identité des vendeuses et performeuses (peu ou pas de modèles masculins présents sur le site) pour s’assurer qu’elles sont bien l’auteure de la mise en ligne, ainsi qu’un système de classification par ancienneté et fréquence d’activité sur le site. Le site se divise en deux grandes catégories  : - « Custom jobs » désigne une transaction à la demande, dans laquelle le vendeur propose un type de contenu et s’entend avec l’acheteur pour créer un produit « sur mesure ». - « Download Now » concerne tous les contenus mis en ligne par les vendeurs que les acheteurs peuvent acquérir et télécharger immédiatement. Dans le cas de la vente de ses culottes ou de toutes sortes d’objets qui ont pu appartenir à la vendeuse, le contexte dans lequel s’inscrit l’objet vendu importe plus que l’objet lui même, ce sont des fragments d’intimité que l’acheteur recherche.

pro-am Les studios et les professionnels envient aux vidéos amateurs tous les aspects que je viens de citer, et tentent de les recréer à travers des spécialités scénaristiques plus ou moins étudiées. Ces productions, basées sur l’imitation du genre amateur sont appelés « pro-am ». BangBus est le nom d’une série porno des studios BangBros, c’est un concept qui surfe sur la légende que der-


rière n’importe quelle fille se cache une actrice porno qui sommeille. Trois mecs dans un bus parcourent la ville et s’arrêtent quand ils repèrent une fille à leur goût, puis tentent de la convaincre de monter dans leur bus. Elle hésite toujours un peu pour ajouter du réalisme et de la crédibilité à la scène, puis finit par les rejoindre dans le bus et s’ensuit une scène de gonzo standard, sans filtres professionnels.

« Plus c’est gros, plus ça passe, et tout comme le tag #audition (NetVideoGirls, Pierre Woodman, Casting Couch…), le Bang Bus joue sur ce fantasme universel, qu’une relation sexuelle peut arriver à n’importe quel moment, suffit d’être malin et d’avoir de la tchatche – en plus du fait que derrière chaque fille de la rue, se cacherait une cochonne potentielle. » 43 On le retrouve également décliné sous le tag #casting, qui sous-entend un faux casting, pour un job de mannequin la plupart du temps, au cours duquel la candidate devra faire quelques compromis si elle espère avoir le poste (qui n’existe pas bien sûr).

« Backroom Casting Couch is a website about the real life interactions that occurs during adult modeling interviews. We film girls sucking, fucking, swallowing and taking it in the ass just to land a job. I would hire

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Extrait d’un article du lexique du site Le Tag Parfait, à l’adresse : http://www. letagparfait.com/fr/lexique/bang-bus/.

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them all, however I’m not a talent agent... and there is no modeling job. »44 70

Ce concept n’a jamais cessé d’attirer les spectateurs, en jouant sur le fait que même si on se doute que toutes ces filles, prétendument inconnues et choisies au hasard, sont des actrices, on veut bien y croire du moment que c’est bien fait. C’est cette appellation de « real life interactions » qui caractérise le pro-am. Les studios de production tenus par des professionnels tentent de recréer ces conditions de la « vraie vie » et essayent de nous en convaincre, bien que tout le monde soit conscient de la supercherie.

alt porn Ce terme sert à désigner la production indépendante de films pornographiques. Se retrouvent dans cette catégorie de nombreux projets et initiatives plus ou moins artistiques à petit budget. Le porno du collectif « FourChambers » 45 est difficilement classable, il correspond à une démarche artistique et présente un contenu très travaillé. Leurs vidéos mettent en place une esthétique très fine, une rythmique puissante, et permettent de retranscrire une certaine essence sexuelle, une réelle passion. Leur dernière vidéo en date intitulée 44

Texte de la bannière du site Backroom Casting Couch, à l’adresse : http:// backroomcastingcouch.com/.

45

Leurs productions sont disponibles sur leur site, à l’adresse : http:// afourchamberedheart.com/cinema/.


« Lurid, third interval » 46, dont je n’ai vu que la bande-annonce m’a beaucoup impressionnée. Quand certains 47 s’interrogent sur la capacité d’une scène de film à faire passer les émotions sexuelles réellement ressenties par ses acteurs, j’ai trouvé leurs scènes particulièrement habiles à les exprimer. Il y a une multitude de projets porno à l’heure actuelle sur Internet qui méritent d’être vus. S’ils sont majoritairement payants, j’ai personnellement apprécié de voir des images différentes, ne serait-ce que dans les bandes annonces, qui sont gratuites.

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La bande annonce dont je parle est disponible à l’adresse : http:// afourchamberedheart.com/cinema/lurid.

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Je fais référence ici à l’intervention d’Arthur H dans l’émission CSOJ intitulée «Le sexe est partout, faut il s’en réjouir?», à 8mn14.

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Capture d’écran extraite de la bande annonce de la vidéo « Lurid, third interval », par le collectif FourChambers.

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camming-webcam

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Les sites pornographiques de diffusion par webcam ont pris un grand essor ces cinq dernières années. Plusieurs modèles de sites existent, entre des modèles payants et des modèles gratuits. Un des plus gros sites payants est LiveJasmin (qu’on retrouve très souvent dans les pop up et les bannières de publicité sur les tubes). On trouve ensuite des sites comme MyFreeCam ou Chaturbate qui fonctionnent sur un système d’utilisation entièrement gratuit, avec une rémunération des modèles sur le modèle du pourboire, grâce à une monnaie virtuelle appelée le token. Les modèles peuvent être des modèles professionnels ou des particuliers qui se filment depuis chez eux ou ailleurs. Le 8 mars dernier a eu lieu la première cérémonie des « Live Cam Awards », afin de récompenser le meilleur site de webcam, les meilleur(e) s modèles, le meilleur studio. En février dernier est sorti sur internet le documentaire « Cam Girlz » de Sean Dunne, qui est en quelque sorte un pionnier, puisque c’est un des premiers documents nous permettant de passer de l’autre côté de la webcam, dans les foyers où se déroulent les shows des webcam girls. Très esthétisant, le film propose des images des performeuses chez elles, dans leur quotidien ou pendant les shows, avec leurs témoignages en voix off le plus souvent. Les shows par webcam sont bien différents des vidéos pornographiques. Le caractère « live » de la webcam nous empêche des sauts dans le temps et nous impose une patience qui peut amener à des surprises, ou à un ennui complet. Cet ennui cependant, peut faire glisser la nature des images auxquelles on assiste. Comme les performeuses nous l’expliquent dans le documentaire Cam Girlz évoqué plus haut, ce format de visionnage et l’architecture des


sites de freecam induisent une forme de fidélisation entre les modèles et leurs tippeurs, entre les performeurs (euses) et les spectateurs (rices). Cette fidélisation s’accompagne d’une certaine tendresse, permettant parfois de faire ressortir l’aspect amateur et humain de cette catégorie, et atténuer le caractère mercantile et industriel de ces transactions d’argent. La webcam reprend les mêmes spécifications que le contenu amateur, la frontière est toujours plus floue entre privé et public, entre intime et « exhibé ».

49 Mon approche vis-à-vis des shows via webcam me permet de souligner un phénomène très vicieux induit par notre société en ce moment. Notre situation actuelle est continuellement décrite comme une situation de crise, et en 49

Capture d’écran d’un show sur le site Chaturbate à l’adresse : https:// fr.chaturbate.com/.

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tant que citoyens (et je m’intéresse plus précisément à mon cas de jeune citoyenne), nous nous retrouvons dans une situation de précarité. Peu importe notre niveau d’études, notre débrouillardise et nos ambitions, rien ne nous assure une certaine stabilité au sortir de nos études, ou plus tard. Dans ce contexte apparaît une promesse, véhiculée par des documentaires comme celui que je citais plus haut, « Cam Girlz ». Mon expérience à l’égard de ce documentaire est bien spécifique, car il me servait d’iconographie et de clé de compréhension pour mener un projet et une réflexion artistique autour des sexshows via webcam. Prête à envisager toutes les idées, j’ai fini par me dire que le mieux pour bien comprendre serait sans doute de faire de la webcam moimême. Quand j’ai donc regardé ce film « Cam Girlz », il me servait de jauge pour évaluer les risques potentiels de cette pratique, puisqu’il montrait et donnait une voix aux performeuses elles-mêmes. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant qu’en plus d’avoir privilégié une esthétique des plus séduisantes, le film omettait toute considération envers le fait de gagner de l’argent pour des « services » sexuels, au profit d’un discours joyeux sur la prise de pouvoir par les femmes de leur sexualité et leur indépendance. Si certaines parlent concrètement du salaire que leur rapporte cette activité, cet aspect est complètement éludé quand il s’agit de raconter la profondeur des relations créées avec les tippers, qui sont les spectateurs qui les paient. En omettant l’aspect mercantile de leurs transactions et la mention du terme de prostitution, l’accent est mis sur les bienfaits de cette pratique sans prendre en compte les éventuels enjeux psychologiques qui lui sont associés.


femporn Le FemPorn est un raccourci pour Feminist Porn, un courant de réalisatrices féministes, qui pensent la pornographie pour les femmes et les placent au centre du plaisir et du scénario de leurs films.

« Quand t’es une meuf, soit t’arrives à construire tes fantasmes autour d’une image faite pour les hommes, soit tu trouves que le porn ça te convient pas vraiment. Dans le porn mainstream, la mise en scène et la prise de vue permettent de facilement s’identifier à l’acteur masculin, mais beaucoup moins aux actrices. Et en tant que meuf, si t’arrives pas à te projeter sur l’homme, ben ça devient vachement moins excitant. » 50 Ce discours et constat concernant la scène pornographique mainstream est partagé, et repris comme leitmotiv par de nombreuses personnes. En 2006 avait lieu le premier Feminist Porn Award Festival, imaginé et organisé par l’entreprise Good For Her 51, dont le but était de promouvoir et récompenser les pornographes soucieux de créer du contenu alternatif à l’offre du porno mainstream.

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Extrait d’une interview d’Ortie sur le site Le Tag Parfait, à l’adresse : http:// www.letagparfait.com/fr/2014/05/01/cest-quoi-ton-porn-ortie/.

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Good For Her est une entreprise canadienne de vente de contenu érotique, luttant pour une approche libre, décomplexée, et féministe de la sexualité et de la pornographie. Une attention particulière est accordée à leur clientèle féminine ou transgenre, offrant par exemple une tranche horaire durant laquelle l’accès à leur magasin leur est réservé.

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En réponse à la question polémique du mélange entre féminisme et pornographie, les organisatrices répondent :

« As porn star and performance artist Annie Sprinkle famously said, “The answer to bad porn isn’t no porn…it’s to try and make better porn!” Good For Her couldn’t agree more. We acknowledge that what one person finds “bad porn”, another may enjoy. We also believe that erotic fantasy is powerful, and that those who do not identify with the mainstream offerings deserve to put their dreams and desires on film, too. As feminists and sex-positive people, we want to showcase and honour those who are creating erotic media with a feminist sensibility that differs from what porn typically offers. Good For Her wants porn to be held to a high standard. We all deserve to see artistic expressions that celebrate the diversity of who we are in all our glory, and artists deserve to have their work recognized. For these reasons, and many more, we are honoured to be the presenter and founders of the Annual Good For Her Feminist Porn Awards. » 52

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« Comme le disait Annie Sprinkle, « la réponse à du mauvais porno n’est pas l’absence de porno, mais d’essayer d’en faire du meilleur ! ». Erika Lust, avec qui j’ai échangé par mail, est une réalisatrice suédoise de films pour adultes. Elle élabore ses films 52

Ce texte est extrait du site des Feminist Porn Awards, à l’adresse : http://www. feministpornawards.com/what-are-the-feminist-porn-awards/.


en imaginant une pornographie épanouissante, joyeuse, et libre, comme le sexe qu’on devrait présenter à nos enfants. Elle met en place des scénarios ludiques et une esthétique particulièrement travaillée. 77

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La tendance va vers du porno de plus en plus réel, de plus en plus proche de son public, Erika Lust a donc monté un projet de courts métrages basés sur des « confessions » des utilisateurs de son site. Elle justifie son engouement pour ce projet par le caractère profondément « actuel » des scènes et fantasmes racontés par les « utilisateurs ». Ces scénarios permettent également de déjouer ceux qui arguent que les hommes et les femmes ont des conceptions différentes du sexe, en se basant sur leurs envies et aventures, et en prouvant que les femmes ne sont en rien plus sages que les hommes.

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Image extraite du film «X Confessions Vol.1» d’Erika Lust, à 1h33mn35sec.


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Lucie Blush se définit comme une réalisatrice et performeuse féministe. Elle écrivait tout d’abord un blog « We love good sex » 54 grâce auquel elle publiait son avis et des recommandations pour des productions intelligentes et intéressantes dans le paysage pornographique. Son blog a gagné récemment un prix aux Feminist Porn Awards, et elle a maintenant un site appelé « Lucie makes porn » sur lequel elle regroupe tous ses films, photos et contenus érotiques, sous la bannière « Bringing the fun back into porn - Hot natural movies by Lucy Blush and Co » 55. Ces deux réalisatrices ne sont pas les seules à renouveler la scène pornographique, relayée par de nombreux festivals alternatifs, comme le PornFilmFest qui a lieu à Berlin par exemple.

« On doit presque se battre pour pouvoir donner à voir d’autres images de nos corps, de nos sexualités, sans se laisser imposer par l’industrie du porno commercial une image de la sexualité. » 56

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Son blog est visible à l’adresse : http://www.welovegoodsex.com/.

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Celui-ci est visible à l’adresse : http://luciemakesporn.com/.

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Extrait d’une prise de parole de Jochen Werner, curateur du PornFilmFest de Berlin, dans un numéro de l’émission «Tracks» diffusée par Arte.


ÉROTISATION DE LA VIOLENCE Je pars ici d’un des constats énoncés par Jean Kilbourne dans sa série documentaire « Killing Us Softly », sous la forme de quatre conférences revisitées à plusieurs années d’intervalles, et dans lesquelles elle opère une démonstration frappante des impacts de la publicité pour celui ou celle qui la regarde. Elle aborde notamment l’assignation de rôles systématiques pour la femme et pour l’homme. La femme est toujours dans une position de passivité et d’attente, alors qu’on assigne à l’homme un rôle actif et dynamique. Les messages et les codes corporels sur les publicités présentant des femmes tendent toujours à lui imposer le silence et l’effacement. Et parallèlement, quand l’homme intervient dans ces images, il est mis en scène comme un prédateur qu’on nous encourage à désirer. Les étreintes et situations majoritairement dépeintes dans la pub font preuve d’une grande violence envers la femme et installent un rapport de force très marqué. Comme je l’ai déjà mis en mots et en images précédemment, le passage entre la publicité et le porno n’est plus à prouver. Les deux domaines se répondent, et usent volontiers des mêmes codes et schémas sociaux. Mais l’effet érotisant, s’il n’est pas assumé dans la pub, est la principale composante du porno. Promouvoir une telle violence dans nos rapports humains, et dans nos rapports sexuels me paraît extrêmement déplacé et dangereux. Je pense d’ailleurs que ses dangers ne sont plus à montrer, dans une société où éclate sans cesse la polémique de la « culture du viol ».

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En dehors de la difficulté de recherche, quand on navigue sur des tubes porno, on a parfois la sensation de se faire forcer la main, ou plutôt le regard, vers une imagerie particulièrement violente. L’organisation de ces sites a pour particularité de multiplier les images, photos, gifs, et vidéos qui surgissent de toutes parts et auxquelles on ne peut pas échapper, même en utilisant des modules qui permettent de bloquer la publicité. L’utilisateur peut être soumis à des recommandations et publicités d’une grande violence, qui, de par leur omniprésence visuelle sur ces plateformes, voire leur agressivité (comme lors de la redirection forcée vers une page de publicité), peuvent devenir inconsciemment et involontairement des références visuelles associées à l’activité de se masturber. Et si je choisis maintenant de ne considérer que le contenu de la vidéo que j’ai choisi de regarder, mon expérience de spectatrice sur les tubes m’a souvent amenée vers des images mettant en scène une certaine violence envers l’actrice. Ce que je trouve étrange, c’est que je peux aussi trouver de la violence envers l’acteur, mais dans ce cas là, je dois chercher sous le tag « femdom », dans une catégorie dédiée. Femdom signifie Female Domination (ou Dominance) et correspond à une catégorie parente du BDSM dans laquelle une femme exerce de la domination sur un partenaire, homme, femme ou trans. Donc, en tant que spectatrice fille, j’identifie de la violence envers l’actrice dans la majorité du contenu porno hétéro qu’on trouve gratuitement. Attention toutefois, ce constat évoque de la violence « légère », je parle ici de la violence contenue dans certains gestes, comme la fellation par exemple, quasi systématiquement réalisée en « deepthroat », en gorge profonde. Si là encore il existe une catégorie « deepthroat », la quasi-totalité des scènes de fellation hors de cette catégorie met en scène cette pratique, dans laquelle l’acteur


appuie sur la tête de l’actrice pour aller plus profondément dans sa gorge lors de la fellation. Ce ressenti est le mien, car en tant que fille, et surtout en tant que personne ayant déjà pratiqué une fellation, j’identifie dans ces gestes une certaine violence, qui ne sera probablement pas ressentie par une personne n’ayant que « reçu » des fellations. Évidemment, dans mon constat, il faut aussi prendre en compte le consentement de l’actrice à tourner cette scène. Toutefois, la question du consentement est si floue, si difficile à cerner et aborder, et le devient encore plus dans le cadre d’une rémunération. On m’a rapporté qu’il existait un site regroupant des scènes dans lesquelles les actrices signaient un accord de consentement de viol. Je n’ai pas souhaité vérifier cette information, cependant, je n’ai aucun mal à la croire. Ce concept ne ferait que corroborer le fantasme d’une jeune fille abusée physiquement ou psychologiquement à des fins sexuelles, comme on le retrouve dans les films de faux casting par exemple, mentionnés dans la catégorie « pro-am ». Bien entendu, mon propos ici n’est surtout pas de réduire le porno à la violence envers les femmes, ou envers quiconque d’ailleurs. Je voudrais par ailleurs souligner que l’amalgame entre porno et avilissement de la femme serait facile, et est très souvent commis dans les médias ou les discussions. Mais pour autant, je défends ardemment le fait que les femmes peuvent, ou doivent, être actrices de leur sexualité, et faire le choix de travailler dans le porno peut en faire partie.

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MOTIVATION DU SPECTATEUR

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Comment expliquer cette irrésistible fascination qui m’anime depuis que j’ai découvert la pornographie sur Internet ? Pour parfaire ma définition et ma compréhension de la pornographie, j’ai entrepris de répertorier les motivations de ses spectateurs. J’ai donc posé la question autour de moi, aux hommes comme aux femmes, majoritairement issus de la même génération que la mienne. J’ai à cette occasion pu observer que la disparité de genre dans les spectateurs de porno, ou en tous cas les spectateurs qui s’assument, est toujours de mise. J’ai donc recueilli plus de témoignages masculins motivés à en regarder, et plus de témoignages féminins qui s’en désintéressent. En effet, après avoir collecté suffisamment de témoignages qui s’avouaient complètement désintéressés de la pornographie, il m’a semblé tout aussi intéressant de les répertorier. Après tout, comprendre ce qui peut être repoussant ou ennuyeux dans le porno permet aussi de mieux identifier ce qui peut nous y attirer. Comment définirais-tu ta motivation à regarder de la pornographie ?

« La pornographie se résume à un support de masturbation, ça me permet de jouir. Au-delà de l’habitude, c’est parfois la seule façon de me détendre ou de m’endormir. »


« C’est quelque chose de satisfaisant et drôle, pour se purger quoi. C’est pas un truc qu’on prévoit, souvent c’est déclenché par un facteur autre. Il y a aussi le facteur technologique, genre un nouvel ordinateur, on a envie de l’essayer. » « Il y a aussi des trucs sur lesquels je me branle, je pourrais pas les demander à ma meuf. Il y a quand même des pulsions masculines qui sont pas respectueuses. » « C’est un moyen de refocaliser la concentration aussi. Et puis on peut chercher l’extrême là-dedans, après c’est dangereux, on sent l’addiction, une fois que tu t’excites sur du hard tu cherches de plus en plus hard. » « Quand l’envie est trop présente, déclenchée par un stimulus quelconque, par exemple un bout de nichon dans un clip, il faut exulter par la jouissance pour pouvoir reprendre une vie normale. » « La gaule. » « Se faire du bien pour pas un sou. Avec une certaine addiction, le côté facile, décompression aussi. » « Ça réside assez peu dans la distraction, mais plutôt dans l’acte de me faire plaisir. Ce geste naît parfois dans la frustration dans ma vie sexuelle quotidienne, ou simplement

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dans l’envie de combler un désir soudain. »

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J’ai donc ensuite réitéré l’expérience en posant la question inverse. Comment définirais-tu ton désintérêt envers la pornographie ?

« Le peu de pornos que j’ai pu voir, ça m’a un peu dégoutée ces vieux plans moches, ces acteurs trop beaufs, ces histoires nulles etc. Aucune identification possible. Je pense qu’il y a des pornos indé qui n’ont pas ces défauts, mais après j’ai jamais senti le besoin d’être stimulée par des images pour être excitée, du coup, je me suis jamais trop penchée sur la question. » « Par curiosité j’ai déjà jeté un œil, mais en fait ça m’a carrément indifférée ! c’était comme regarder un dessin animé, je sais pas trop comment expliquer, ça ne m’a pas du tout excitée en fait, ça m’a pas repoussée non plus, mais ça me parait tellement en dehors de ma réalité à moi et de ma sexualité à moi, à aucun moment j’ai pu rapporter ça à mes sensations ou émotions personnelles. » « 5 minutes de plaisir pour 55 minutes de recherche ! »


J’ai aussi posé la question au spécialiste Stephen des Aulnois.

Elsa Naude : Qu’est-ce qui cristallise selon toi l’attraction pour le porno ? Stephen des Aulnois: Je serai bien incapable d’expliquer pourquoi des images porno excitent les gens physiquement. Mais par contre je sais que si j’en regarde je vais rapidement pouvoir arriver à ce que j’attends du porno : qu’il m’excite et me fasse jouir. Honnêtement je ne cherche pas plus qu’à me faire plaisir à travers un support assez efficace. Elsa Naude : Je me souviens dans une de nos conversations que tu as parlé d’un écart entre le « tag » qu’on utilise dans notre recherche de porno et les fantasmes qu’on a réellement. Pour illustrer cette idée, tu avais dit que regarder du porn sous le tag « inceste » ne voulait pas nécessairement dire qu’on voulait coucher avec sa mère. Peux-tu développer ? Stephen des Aulnois: Les tags ne sont qu’une indexation informatique des fantasmes. Ils sont pratiques pour trouver ce qu’on cherche, mais en soi ils ne désignent pas ce qu’on souhaite vraiment voir, ils n’expriment pas nos attentes derrière ces tags. Le tag « milf » par exemple, va nous montrer des actrices « matures », mais on n’en sait pas plus. Ce

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qui m’intéresse dans le porno, c’est savoir dans quel rapport je me situe. Est-ce que je cherche la transgression (les tags incest ou shemale par exemple), l’immersion (être dans l’image, comme dans un POV), des souvenirs (le tag teen si on est plus vieux), d’être rassuré, d’être au contraire en danger, si je me projette dans l’image ou si on contraire j’ai un rapport voyeur. Je trouve les tags comme ils sont assez limités. Qu’elle soit motivée par la recherche de plaisir ou par curiosité, la « quête » de pornographie peut s’avérer bien décevante face à l’offre omniprésente de porno dit « mainstream ». On se retrouve, la plupart du temps, face à des images très crues (c’est ce qu’on est venu chercher, me direzvous) dépourvues de toute sensibilité, sensibilité esthétique comme scénaristique. Alors, comment la froideur et le plaisir simulé d’acteurs siliconés peuvent-ils être un facteur d’excitation ? Je n’ai pas trouvé la réponse à cette question, mais je continue d’émettre des hypothèses à ce sujet. L’espace pornographique ne serait-il pas un lieu rendant possibles des émotions sexuelles impossibles à mettre en jeu dans la réalité ? Si on l’assimile à une projection fantasmatique, on admet alors que la pornographie nous permet d’éprouver une certaine violence, ou simplement certaines situations, qu’on s’interdirait de reproduire en vrai. Il me semble à travers ma propre expérience de spectatrice que la pornographie a un pouvoir libérateur qui s’articule autour de différentes catégories ou gestes qui nous excitent, propres à chacun. Si je me retrouve parfois devant une scène excitante malgré moi, réussir à m’avouer que cette excitation n’est


pas condamnable dans l’espace de la pornographie, mais le deviendrait dans l’espace réel me rendrait un grand service. On peut tout reprocher à la pornographie du moment qu’on ne réalise pas son caractère fictif. Je me place dans l’hypothèse que la pornographie que j’aborde ici se passe entre adultes consentants, et dans ce cadre uniquement. Ce caractère fictif est à entendre en matière de diversité de goûts. En effet, contrairement au scénario de cinéma dans lequel on pourra dire pour se rassurer que « non, l’acteur ne meurt pas pour de vrai », dans une scène BDSM par exemple, le dominé éprouvera une souffrance réelle. Toute la nuance réside dans le consentement des acteurs. En admettant que la sexualité soit aussi multiple que nous sommes nombreux sur Terre, la pornographie répond à une demande tout aussi multiple. Selon la théorie de Freud, plus un individu réprime ses pulsions sexuelles dans la sphère dite publique, plus elles resurgiront dans sa sphère privée. Cette théorie permet aussi de mieux comprendre pourquoi nous ne sommes pas tous égaux face à la pornographie, et comment elle peut passer de totalement inefficace et quasi invisible pour certains, jusqu’à devenir une addiction pour d’autres. On observe ainsi l’influence du contexte sociopolitique et religieux sur les habitudes des habitants et leur fréquence à regarder de la pornographie. Par exemple, selon une étude publiée par Springer Link 57, les états les plus conversateurs aux États-Unis sont ceux dans lesquels sont effectuées le plus de recherches internet à contenu pornographique ou sexuel. L’information a ensuite été relayée par Discover

57

Etude disponible à l’adresse : http://link.springer.com/article/10.1007/s10508014-0361-8?wt_mc=alerts.TOCjournals

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Magazine 58 qui fait le lien également avec la fréquentation des clubs de strip-tease. Selon les graphiques montrés dans cette étude, le lien entre la présence religieuse au sein de l’État et l’attraction des habitants vers des contenus de représentation sexuelle est évident.

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Article disponible à l’adresse : http://blogs.discovermagazine.com/dbrief/2014/12/30/religious-conservative-pornography/#.VPL0rOFBnJy.

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Image extraite d’une redirection publicitaire sur le site YouPorn.


HABITUDES DE CONSOMMATION Pour remettre la situation en perspective, il est important de se rappeler à quel point a augmenté au fil des ans notre prise de contrôle sur les images qu’on regarde. Je souligne cet aspect, car j’ai fait dernièrement l’expérience de l’absence de contrôle, lors d’une projection de courts-métrages pornographiques à laquelle je me suis rendue. J’ai réalisé à ce moment-là que l’expérience du spectateur est diamétralement différente quand il est dans une salle de projection ou bien chez lui. J’ai vu durant cette projection des images que je ne souhaitais pas voir, et ma seule alternative était de me cacher les yeux pour m’en préserver, à défaut de me lever et quitter la salle, en très petit comité et en présence de la réalisatrice, un peu délicat donc. Regarder du porno à l’heure actuelle est d’une simplicité et d’une efficacité redoutable (si tant est que l’offre corresponde à notre demande, ce qui n’est pas toujours le cas). Si par hasard une vidéo présente des images qui me gênent, je n’ai qu’à fermer l’onglet de mon navigateur et renouveler ma recherche. Si une scène m’ennuie, je peux zapper au moment qui m’intéresse et me repasser le moment voulu à volonté. En tant que spectateur on jouit d’une grande liberté de jonglage entre les vidéos, les genres et les pratiques, on compose notre propre film avec une grande efficacité, augmentant le degré de satisfaction recherché. J’avais également noté ce paramètre si important, le fait de pouvoir « zapper », lors d’une opération publicitaire des studios de Marc Dorcel, en février dernier. Ils avaient rendu

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tout leur catalogue accessible gratuitement, à la condition d’accepter le défi de regarder leur contenu en gardant les deux mains sur le clavier de notre ordinateur. L’idée était d’accepter la frustration de ne pas pouvoir se masturber pendant qu’on regardait un de leurs films, en nous forçant à garder nos deux mains sur différentes touches du clavier pour que le lecteur du film fonctionne. En réalité, il suffisait de changer d’onglet et de revenir dessus pour que le lecteur fonctionne sans la condition des touches du clavier enfoncées. En revanche, aucun moyen de zapper, aucune autre alternative que d’attendre. Et leur catalogue comportait surtout des films, avec un prologue, un peu de suspens, un scénario, tout l’inverse des vidéos qu’on trouve sur les tubes. En tant qu’habituée des tubes, cette opération marketing m’a permis de me rendre compte que la patience dans le visionnage de porno engendrait une frustration telle qu’elle se transformait en ennui. Peut-être aussi avais-je mal choisi le film dans leur catalogue ? Concrètement aujourd’hui, on a le choix entre l’offre gratuite des tubes, qui s’est beaucoup appauvrie depuis que le contrôle du contenu piraté a été renforcé, ou l’offre payante, celle des studios, celle de contenus amateurs, les shows webcam (en dehors des modèles gratuits, appelés freemium), etc. Les tubes génèrent toujours un tel trafic qu’il me paraît raisonnable de dire que la plupart des spectateurs du porno regardent du porno gratuitement. Pour ceux qui cherchent un peu plus loin, sont au courant des nouveautés des studios, ou cherchent un film en particulier, il y a toujours l’alternative de chercher ce contenu illégalement via des « torrents ».


Dans le cas de l’offre gratuite, sur les tubes donc, Stephen des Aulnois imagine un parallèle avec d’autres sites et réseaux sur lesquels les algorithmes de recommandation, qui sont utilisés pour nous proposer du contenu adapté à nos habitudes et nos affinités, permettent une navigation et une pertinence optimisée. Elsa Naude : Ensuite je voulais parler de la recommandation par algorithme. Ce serait pas appauvrissant qu’on nous montre uniquement ce qui peut nous intéresser ? On risque pas d’inhiber complètement notre curiosité ? Stephen des Aulnois : Tu parles dans un contexte porno ? Je trouve que les algo sont nuls sur les tubes. Le meilleur exemple c’est celui d’Amazon, qui va te faire des recommandations très intéressantes entre ce que tu consommes, regardes et les gens dans le même cas que toi. Ce que tu vois sur FB par exemple est mouliné autour de leur algo maison, google aussi, mais ce sont des algos très pointus, leur formule secrète. Dans le porn, on est à l’âge de pierre un peu, c’est des recommandations juste logiques. Tu mates des Teen, il va te proposer à côté plus de teen et cie. Elsa Naude : C’est de cette formule secrète dont tu parles quand tu parles du SIO ?

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Stephen des Aulnois : SEO ? 92

Elsa Naude : Oui Stephen des Aulnois : C’est un des algos de Google oui. Leur algo (et les 200 paramètres derrière) est un des secrets les mieux gardés. Tu peux d’ailleurs voir un des types en charge de ça expliquer ça à la télé, c’était sur Capital (M6) y’a 2-3 semaines je crois. Possible de voir en replay je pense. Elsa Naude : Dac, mais justement, je me demande si avoir les mêmes algos dans le porno ça va pas avoir tendance à nous enfermer dans une catégorie. Je crois que sur facebook et google il est trop tôt pour le ressentir, mais à terme ça risque d’appauvrir pas mal les informations qu’on reçoit non ? Stephen des Aulnois : C’est un risque oui, mais si c’est bien fait, ça peut être l’inverse. Ce que je reproche au porn c’est de faire des recommandations beaucoup trop basiques (car derrière y’a pas vraiment de business en fait). Alors qu’une analyse pertinente des tags et des intentions derrière peut amener une expérience beaucoup plus intéressante. Mais ça suppose aussi que les tubes soient


parfaits, ce qui est vraiment pas le cas pour plein de raisons. Elsa Naude : Personnellement j’avais l’habitude de regarder du porno uniquement sur les tubes (parce que c’est gratuit), et pour mon mémoire j’ai agrandi beaucoup ma recherche, et j’ai découvert beaucoup d’autres courants bien différents du porno mainstream. Sur les tubes on trouve uniquement du mainstream ? Ou on peut trouver du alternatif en cherchant un peu ? Stephen des Aulnois : On trouve ce que les gens envoient. Qui sont ces gens ? - le tube lui-même - des studios pour de la promo - du contenu piraté - du contenu homemade, mais c’est assez rare. Rien n’empêche des courants moins mainstream de se servir des tubes comme de support de com. Elsa Naude : Mais c’est pas le cas si ? Des gens comme FourChambers par exemple, ils apparaissent jamais sur les tubes si ? Stephen des Aulnois : http://www.pornhub.com/channels/ luciemakesporn Tout dépend de ta vision du business, si t’es

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ok pour y être... Y’a des gros studios qui n’y sont pas, ou des indé qui s’en servent pour renvoyer vers leur page Clips4Sale. Par exemple Lance Hart sur Xhamster. Les tubes sont un outil, tu en fais ce que tu veux (ou presque). Elsa Naude : Oui du coup ce que tu dis sur les algos pourrait amener à connaitre ces channels par exemple. J’ai jamais vu apparaitre sur youporn des trucs un peu indé. Stephen des Aulnois : Youporn n’est pas éditiorialisé sauf certains partenariats (la boite derrière possède une grosse partie du porn). Tu as accès à : un flux brut (les dernières vidéos) ou par popularité / audience. Si tu compares à xhamster tu remarqueras que les videos les plus populaires sont pas forcément les plus mainstream. Pourquoi tu vois moins d’indé : - la majorité des gens préfèrent le « mainstream » - les indés sont moins présents. Elsa Naude : Oui ça fait sens. Stephen des Aulnois : Moins présents par : éthique, incompréhension du modèle, moins présents dans le business global du porn


(statistiquement). Éthique = refus pour plusieurs raisons. Par exemple Dorcel n’est sur aucun tube alors qu’ils sont mainstream. C’est un choix de leur part de ne pas être présent sur ce qu’ils considèrent comme des « mafieux ».

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Même en envisageant d’aller vers du contenu payant, l’offre ne me paraît pas très compatible avec les habitudes acquises via les tubes. Les abonnements à des studios sont souvent hors de prix et leur catalogue est souvent constitué des « spécialités » du studio, pas toujours très diversifié. Quelques sites commencent à émerger, sur le même modèle que Spotify, ou Netflix, mais on retrouve le même problème de catalogue. L’offre n’est pas adaptée aux habitudes de visionnage : payer pour voir un film de 3h alors qu’on a l’habitude de regarder du porno « à la scène » n’est par exemple pas très approprié. Certains sites adoptent justement un paiement « à la scène » pour mieux s’aligner avec ces habitudes, mais l’initiative est encore rare avec un contenu limité. Il reste encore beaucoup à faire pour que le modèle industriel porno devienne envisageable de façon payante, et les consommateurs seront évidemment très difficiles à convaincre. L’industrie pornographique a besoin de renouveler son modèle économique dans la diffusion en ligne afin de mieux contenter l’utilisateur, son client. Au-delà du modèle économique choisi, psychologiquement, pour toute une génération qui a eu un accès illimité et gratuit à des contenus pornographiques, passer à du contenu payant prendra du temps.


TRAUMATISMES Je ne pouvais pas faire l’impasse dans ma recherche sur les (nombreux) discours qui tentent de prouver la destruction amenée par la pornographie. Que ce soit au travers des associations religieuses ou des associations féministes, ou encore par le biais d’études scientifiques et autres documentaires à sensations, nombreuses sont les tentatives d’interdire et supprimer la pornographie, identifiée comme la cause des maux de notre ère. J’aborde ces théories avec le recul qu’il me semble très important de leur accorder, car la plupart se basent sur de simples corrélations, mais se veulent comprises comme des preuves de cause à effet, entre le visionnage de pornographies et les symptômes invoqués. Au-delà de l’évident support masturbatoire, la pornographie glisse parfois vers une forme de substitution à la satisfaction sexuelle, jusqu’à devenir pour certains une addiction. YourBrainOnPorn 60 est un site qui répertorie de nombreuses études et témoignages concernant les effets de la consommation de la pornographie sur Internet. L’angle d’attaque du site est de démontrer tout ce qui s’améliore quand on arrête d’en consommer, plutôt que de tenter de prouver que les symptômes qui s’améliorent en étaient la conséquence en premier lieu. Dans la vidéo de présentation

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Site visible à l’adresse : http://yourbrainonporn.com/.

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de la démarche du site 61, les symptômes listés ne sont pas tous en rapport avec la vie sexuelle ou la libido. Sont également inclus le manque de concentration, la dépression, le manque de motivation, le manque de confiance en soi. Selon leur méthode d’abstinence de consommation de porno, il en résulte une vie meilleure à tous points de vue. Ils expliquent également que certains goûts sexuels, ressentis dans le choix des vidéos porno, ne sont finalement pas persistants dans la vie sexuelle, mais étaient « porn induced », induits par le porno. Tous ces effets s’appuient sur des récentes recherches scientifiques qui prouvent un lien entre la consommation de porno et le « système de récompense » qui agit dans le cerveau. Le système de récompense est responsable de nos désirs, de nos humeurs et de nos prises de décisions. Il agit sur tous les plans, tant sur le sexe que sur la nourriture, la prise de risque, la nouveauté, le jeu, ou dans nos liens sociaux. Ces études invoquent un impact négatif de la consommation de pornographie (via internet) sur le fonctionnement de cette partie du cerveau. Une autre étude, que j’ai vue relayée par de nombreux articles, démontre également les effets nocifs de la pornographie en ligne sur le cerveau, cette fois le visionnage de porno en ligne serait en lien direct avec la diminution de matière grise. L’argument majeur de ces études consiste à dire que le cerveau humain ne s’est pas suffisamment développé et adapté pour être préparé à un tel « afflux » de pornographie.

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vidéo de présentation présente sur Youtube à l’adresse : https://www.youtube. com/watch?v=7oFVOJf0TzY


Toujours sur le forum/site YourBrainOnPorn, un autre mal dont est blâmée la pornographie sur internet est un dysfonctionnement sexuel, un syndrome baptisé « PIED » (Porn Induced Erectile Dysfunction). Il se traduit par l’impuissance hors du contexte du visionnage de porno. Selon les témoignages du site, le problème ne se règle pas via une médication telle que le viagra, mais à l’aide d’une psychanalyse. Les médicaments agissent sur le corps, (afflux sanguin) alors que le PIED touche le cerveau. Difficile de ne pas voir dans ces théories une confusion dans les causes de ces symptômes et syndromes, il me semble impossible de prouver que seul le visionnage de pornographie est concerné. La plupart du temps les études montrent des résultats plus prononcés chez les spectateurs de porno, mais comment être sûrs que d’autres facteurs n’entrent pas en ligne de compte ? L’abstinence prônée sur le site YourBrainOnPorn comme une des solutions à ce syndrome est appelée le « rebooting », qui consiste à arrêter complètement le visionnage de pornographie. La durée du rebooting varie entre les personnes et le but est de se couper de tous stimulus « artificiels » pendant suffisamment longtemps pour se désintoxiquer et retrouver une vie sexuelle épanouissante. Une composante importante reste toutefois à souligner. Les stimulus d’excitation sexuelle utilisés dans le porno sont maximisés et correspondent rarement à la réalité. Il se peut donc que se retrouvant dans une situation de sexe dans la réalité, le cerveau n’identifie plus de stimulus et ne permet pas de ressentir d’excitation.

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Ces théories adoptent un discours très radical et s’appuient sur des sondages et des chiffres assez difficiles à croire, mais elles ont le mérite de soulever des questions intéressantes. 100

Je crois que le visionnage du porno tel qu’il est organisé et permis aujourd’hui induit une habitude qu’on ne réalise pas forcément. Je m’appuie sur ma propre expérience de spectatrice et sur plusieurs témoignages de mon entourage. Comme le porno met en place le maximum de stimulus à un niveau maximum d’efficacité, dans le cas, majoritaire, où il accompagne la masturbation, il peut finir par la conditionner. Et au-delà de ce constat, cette habitude est d’une telle facilité qu’on ne se rend compte de son caractère systématique que si on prend le temps de se poser la question. Est-on capable de se masturber sans autre support que sa propre imagination ? Pour en avoir fait l’essai, je peux affirmer sans grande surprise que comme dans toute activité, et je choisirai ici la métaphore du saut, abandonner un tremplin rend le saut plus difficile, et nécessite un certain entraînement, mais la satisfaction d’avoir sauté tout seul n’en est que plus grande. Et puis d’ailleurs, sauter avec ou sans tremplin sont deux choses bien différentes, et on peut aimer faire les deux. C’est simplement agréable de se rappeler que si notre tremplin venait à casser, on serait quand même capable de sauter.


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Image extraite du film «Cam Girlz».


UN AUTRE RAPPORT A SOI

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Le porno fait office depuis toujours de pionnier pour ce qui est des tendances corporelles, il a popularisé le piercing, le tatouage, et a donné naissance à certaines modifications comme les seins siliconés, ou l’épilation intégrale.

« On a vu une évolution dans le porno, je pense surtout à la vague aérobic dans les années 80. On a vu des corps très dessinés, très modelés, mais forcément qui dit corps musclé dit corps où les seins s’affaissent, puisque plus on est musclé, plus la graisse disparaît, moins on a de poitrine. Et donc on a vu apparaître à ce moment-là pour compenser ces corps musclés le silicone. » 63 En se plaçant comme média diffuseur de ces nouvelles formes de tendances le porno devient une sorte de prescripteur, et impose des standards. De par son extrême disponibilité aujourd’hui, il devient une forme de modèle, fait glisser doucement son influence esthétique sur l’ensemble de la société. La mode de l’épilation totale par exemple sort tout droit du porno, et est devenue très répandue. Pour ce qui est de la chirurgie plastique, entre botox, seins siliconés, labiaplasties, ce sont des pratiques qui sont devenues très courantes et banales.

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Extrait d’une prise de parole d’Ovidie dans le documentaire «à poil mais stylé» à 17mn20 : https://www.youtube.com/watch?v=FxnWpWeIgF0


« L’autre jour par exemple j’étais chez le coiffeur et il m’a dit : “Ah, on fait botox tous les samedis si ça te dit.”. C’était complètement surréaliste, ça ne serait jamais arrivé il y a 10 ans. Si ça continue, bientôt à Los Angeles on pourra se faire botoxer dans une station-service ! » 64 Une des conséquences de l’afflux d’images de corps normalisés est de finir par ne plus trouver le sien normal. J’ai moi-même beaucoup fait les frais de cette confusion, m’interdisant d’avoir des hanches, des poils, ou des bourrelets. Il apparait que je ne suis pas la seule dans ce cas-là. Garçons et filles se retrouvent confrontés à une vision du corps irréelle et standardisée selon les canons du porno et de la mode.

« Une étude publiée en 2005 par Bjog : An International Journal of Obstetrics and Gynecology a aussi conclu que la majorité des femmes n’admettaient pas que leur vagin puisse être “normal”. Devant de nombreuses images de vagins, refaits et naturels, chacune des femmes – âgées de 18 à 30 ans – notaient dans leur majorité que les sexes refaits étaient ceux qui leur paraissaient le plus “normal”. » 65 Le documentaire « Sexy Baby », réalisé en 2012 par Jill Bauer et Ronna Gradus, donne un aperçu des effets que peuvent avoir toutes ces images dans la vie de trois femmes 64

Extrait d’une prise de parole de Joanna Angel dans le documentaire «à poil mais stylé», à 20mn47 : https://www.youtube.com/watch?v=FxnWpWeIgF0

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Extrait d’un article sur Vice : http://www.vice.com/fr/read/on-a-demande-sixfrancaises-de-nous-parler-de-leur-vagin-29

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d’âges et de milieux différents. Winnipeg, 12 ans, observe au début du film qu’elle appartient à la première génération à traverser cet afflux perpétuel d’images hypersexualisées.

« Il n’y a pas de génération avant nous qui puisse nous guider, nous sommes les pionniers. » 66

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Si elle affirme de prime abord un discours très mûr et une prise de recul impressionnante pour son jeune âge face à ce problème, on la regarde s’y confronter péniblement tout au long de ce documentaire, à travers les réseaux sociaux par exemple. Son expérience de Facebook apparaît plutôt douloureuse, remettant sans cesse en question qui elle veut être et qui elle veut montrer. Le documentaire cristallise bien selon moi cette expérience de la découverte de son propre corps et de son potentiel de séduction, qui vient heurter la construction identitaire intellectuelle. En revanche, devoir quotidiennement décider ce qu’on montre de soi à travers Facebook à un si jeune âge n’a pas été mon cas, et j’ose à peine en imaginer la complexité. Cette construction tumultueuse entre en conflit permanent avec les corps qu’on voit partout et qui s’imposent plus ou moins inconsciemment dans notre développement. Winnipeg clôture le documentaire sur ces paroles :

« I think this is the same with every teenager, you’re going through so many changes, it’s so freaking confusing to figure out how you wanna portray yourself. There’s a lot of girls just exploiting themselves, putting themselves

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Ma traduction d’un extrait du documentaire «Sexy Baby», à 4min18, dans lequel la parole est donnée à Winnipeg, 12 ans.


out there to be judged by guys and other girls. But, at a certain point if you don’t want to become a prop in some guy’s life, you have to find a goal, and a path. And I do wanna change people’s lives, and I’m not gonna do that by being sexy. » 67 Il me semble que la génération féminine à laquelle j’appartiens a déjà connu une construction identitaire houleuse en regard des modèles hypersexualisés qu’ont pu être Britney Spears ou les Spice Girls par exemple. Mais l’escalade depuis les années 2000 n’en finit pas, atteignant des degrés de vulgarité faramineux. L’imagerie du clip met en scène des femmes toujours moins habillées, dans des poses et attitudes toujours plus aguicheuses. Les symboles de l’industrie du sexe, comme les codes du strip-tease par exemple, sont très à la mode. Les tenues des chanteuses sont souvent discrètement présentes pour mieux être enlevées ensuite, et relèvent souvent plus de la lingerie que d’habits à proprement parler. Les chorégraphies tiennent parfois lieu de simulacre de danses sexuelles, comme le fait de tirer sur sa propre queue de cheval pour faire basculer sa tête en arrière, ou de grimper sur un homme à moitié nue dans un parking de motel 68.

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Ma traduction d’un extrait du documentaire «Sexy Baby», à 1h22min40, dans lequel la parole est donnée à Winnipeg, 12 ans.

68

Je fais référence au clip «Change your life» de la chanteuse Iggy Azalea disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=rre0sFHlfBc.

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69 Mais au-delà de ces interprétations, qui peuvent sembler tirées par les cheveux et conduites par la morale, l’observation des plans suffit selon moi à prouver la vulgarisation et l’objectification du corps de la femme dans les clips actuels. Les plans de corps sans tête relèvent d’un problème que dénonce Jean Kilbourne dans un de ses films de la série « Killing Us Softly ». Selon elle, l’utilisation et la diffusion d’images montrant des morceaux de corps de femmes, sans leur tête, sans leur visage, est le plus fort degré de déshumanisation et d’objectification. La femme passe de l’état de sujet, à l’état d’objet. Ce processus permet et justifie la violence, puisqu’on ne parle plus d’un humain, mais d’un objet, ou d’un corps seulement. Si ces clips me choquent, et que je choisis de ne montrer que des interprètes féminines, c’est parce qu’elles 69

Capture d’écran du clip «Anaconda» de Nicki Minaj, totalisant au 24/05/15 un nombre de 460 333 281 vues à l’adresse : https://www.youtube.com/ watch?v=LDZX4ooRsWs.


se présentent elles-mêmes comme des corps objets, marchandises. Je trouve cette idée encore plus problématique que les clips de chanteurs masculins qui s’entourent d’une ribambelle de filles potiches pour prouver leur valeur. Cette culture de la femme-objet est d’autant plus intéressante à envisager dans le porno, que c’est le seul milieu professionnel dans lequel la femme est mieux payée que l’homme. L’industrie a longtemps eu à plaire à un public exclusivement masculin, et devait mettre en vedette l’objet de tous ses désirs.

« [...] sex and sexuality belong only to the young and beautiful. If you’re not young and perfect looking, you have no sexuality. And I think the ultimate impact of that is profoundly anti-erotic. Because it makes people feel less desirable. » 70 Le message de l’exclusivité sexuelle que possèdent les gens beaux, parfaits, jeunes, tend à faire disparaître toute confiance en soi chez le commun des mortels qui reçoit ce message. Impossible de se sentir désirable puisqu’on devrait pour cela ressembler à des mannequins retouchés numériquement. Cette quête de beauté qu’on nous apprend à entreprendre, dès notre plus jeune âge, chez les filles comme chez les garçons, se transforme vite en renoncement. Je me sens extrêmement hésitante sur les notions de féminité, de désir, d’estime de soi. Je constate par exemple qu’il m’a fallu très longtemps pour entrevoir la possibilité que je n’étais pas obligée de tout mettre en œuvre pour être la plus belle possible. Je me sens plus jolie si je me maquille,

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Extrait de «Killing Us Softly 4» de Jean Kilbourne, à 30mn.

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mais je peux décider de sortir dans la rue sans être plus jolie. Je peux décider de me sentir bien, même sans exploiter toutes les solutions pour me rendre belle. De la même manière, je pourrais porter une jupe plus courte pour être plus désirable, mais je peux aussi me contenter d’une plus longue. Si par le passé j’envisageais ces décisions en rapport avec la morale et la vulgarité, je ne vois aujourd’hui que deux possibilités, décider de porter la courte ou décider de porter la longue, comme si l’une et l’autre décision impliquaient les mêmes conséquences. Je suis perpétuellement étonnée (j’hésitais avec le terme « choquée », mais le sentiment s’est atténué avec le temps) de voir que certaines femmes évoluent dans la rue, en public, dans des tenues toujours plus courtes, plus provocantes, comme si plus rien ne limitait l’exhibition. J’ai conscience que ce discours peut paraître extrêmement conservateur, mais j’ose espérer qu’au vu du choix de mon sujet de mémoire et des opinions que j’y formule, je prouve le contraire. Je rentre tout juste d’un échange universitaire effectué au Brésil, à Rio de Janeiro, pendant un semestre. Ma relation à mon corps s’en trouve très transformée. Là-bas, l’influence de la température m’obligeait à me dévêtir, mais je remarque que de retour à Paris, je suis tentée de faire la même chose. Ici, en tant que fille, même si on a un peu froid, on se découvre, toujours plus. Sans doute le printemps est-il aussi de mise, mais cette idée m’interroge tout de même. Pour revenir à mon expérience du Brésil, j’avais la sensation d’une grande prise de liberté des femmes sur leurs corps, je les trouvais très décomplexées, elles forçaient mon admiration. En réalité, après en avoir discuté avec plusieurs Brésiliennes, elles m’ont confié qu’elles subissent une pres-


sion énorme pour rester féminines et sexy, et souffrent du dictat de la chirurgie esthétique. Pour aborder la chirurgie esthétique, je reviens au documentaire « Sexy Baby ». On ne peut évidemment pas en faire une généralité, mais beaucoup d’opérations de chirurgie plastique, comme la labiaplastie que choisit de faire Laura, 22 ans, sont motivées par le désir plus ou moins arbitraire de ressembler à une star du porno. Sans même aller jusqu’à vouloir être comme une star, car ici la célébrité n’est pas l’enjeu, mais juste être comme une des filles qu’on voit dans le porno. La standardisation qu’on voit dans le porno devient une pression telle qu’on en vient à regarder des vidéos juste pour vérifier si par hasard certaines actrices, enfin, certains sexes, ressembleraient à ce qu’on voit dans le miroir. La diffusion à outrance (dans le porno) de ces images, associée à la banalisation de la chirurgie plastique ces dernières années engendre un phénomène pervers. Après l’intervention réussie de Laura que je mentionnais plus haut, le chirurgien qui l’a opérée, spécialisé en « Female cosmetic genital surgery », lit un message qu’il a reçu d’une de ses patientes :

« “You have changed my life for ever. I will be endetted to you for ever. I just want you to know how thankful I am for clipping my wings. I love my new lips. On behalf of women I’ll never know, thank you for improving their lives.” -It sounds like I’ve cured cancer. » Cette scène donne à voir combien il est facile de regarder certains complexes comme une perspective insurmon-

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table, du moment qu’on peut s’en débarrasser. Du temps où c’était encore impossible, on vivait avec, ou au moins on tentait d’apprendre à vivre avec. 110

Même s’il est bien plus périlleux pour moi de me situer du point de vue masculin, je constate le même type de standardisation envers les hommes. La pression constante d’un idéal de virilité m’apparaît tout aussi dérangeante dans la construction identitaire masculine. Cette virilité absolue qui nous est démontrée que ce soit dans le milieu de la publicité, du clip, du porno, est le plus souvent associée à la violence. Je souhaite citer à nouveau Jean Kilbourne qui identifie ce problème et fait le lien avec les agressions, violences et viols envers les femmes à travers le monde. Sans forcément identifier des conséquences aussi extrêmes, il me semble que cette image de la virilité renvoie bien trop souvent à une brutalisation envers la femme, qui en tant qu’objet de désir adopte un rôle de passivité et de vulnérabilité. Je déplore par ailleurs de ne voir que des actions marketing, souvent indigestes et maladroites, pour prôner une image différente du corps de la femme. Ces actions sont par la même isolées, puisqu’elles ont pour but de faire le buzz, en se distinguant du paysage médiatique habituel. Je me suis toujours demandée pourquoi les mannequins dans les catalogues de lingerie, portant des culottes transparentes, ne laissaient entrevoir aucune tache sombre qui pourrait indiquer la présence de poils en dessous. Cette image m’a toujours marquée, symbolisant pour moi mon échec à être « comme tout le monde ». Évidemment, en grandissant, j’ai fini par admettre que non, j’étais bien normale, mais ce n’est pas pour autant que ma gêne envers ma pilosité m’a quittée.


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71 À ma connaissance, les rares campagnes de publicité qui revendiquent les poils pubiens pour les femmes ne font que renforcer leur caractère alternatif et « étrange ». À l’image d’American Apparel qui met en vitrine un mannequin en plastique avec une touffe de poils artificiels dépassant de sa culotte, le « bush » est devenu un attribut synonyme d’une prise de position pour la femme. Autant l’épilation, et surtout l’épilation totale, a pu paraître comme un choix drastique à ses débuts, autant l’effet inverse résulte de l’extrême mode qui en a suivi. Aujourd’hui arborer une toison pubienne naturelle est le résultat de la décision de ne pas s’en débarrasser. Je ne revendique en aucun cas l’une ou l’autre des options, mon idée au contraire est de privilégier la liberté totale de chacun. Mais je déplore simplement que ces choix soient si fortement influencés par le désir de ressembler à une norme.

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Image extraite d’une campagne publicitaire de la radio Le Mouv’.


Comment imaginer qu’on est somme toute normale quand on ne nous permet pas de voir d’autres filles comme nous ? 112

J’ai fini par déceler un phénomène assez pervers au fil de ma réflexion. J’ai abordé l’impact indéniable de la standardisation du corps dont chacun est « victime », du moment qu’il pose les yeux sur l’abondance publicitaire et médiatique de notre environnement quotidien. Cet impact tend vers une perpétuelle culpabilisation de soi et de son corps au regard de ces standards, qui comme je l’ai expliqué plus haut, sont inatteignables. Je crois que la conséquence perverse de se voir sans cesse dire à qui et à quoi on devrait ressembler nous pousse à aspirer de plus en plus à nous sentir désirés et rassurés coûte que coûte. On a besoin de se rassurer, et en voyant qu’à travers notre écran on peut nous trouver beaux, belles, et désirables, on finit par rendre cet écran indispensable à notre épanouissement. Le message si positif véhiculé par le documentaire « Cam Girlz » déjà évoqué précédemment repose avant tout sur ces témoignages de filles qui avaient besoin de prendre confiance en elles et de se trouver belles. Et la pratique du camming leur apporte cette sensation, puisque des tippeurs paient pour les regarder, ils leur prouvent leur valeur. Je n’ai cessé de me sentir confuse vis-à-vis de cette pratique. Se faire payer pour dévoiler son corps et exécuter des positions ou des pratiques sexuelles me semble relever du même procédé que la prostitution. Alors, comment définir la frontière et la distinction entre les deux ? Comment être sûrs que les dommages psychologiques causés par le camming ne seront pas d’autant plus blessants qu’ils ne sont jamais considérés comme ils le seraient dans le cas de la prostitution ?


Si je me suis gardée de faire l’essai de cette pratique, c’est que mon instinct me l’a déconseillé. J’ai senti qu’au travers de cette pratique se jouait trop de besoin de reconnaissance, et comment être sûre que je ne deviendrais pas accro à l’opinion des gens qui me regarderaient ? Je crois qu’être capable d’être totalement en possession de ses actes et décisions quand l’argent entre en ligne de compte relève d’une très grande force mentale. Et je suis loin de croire que tous les performeurs de camming possèdent cette force. Mais plus important encore, je sais comme il sera facile de sauter le pas et essayer d’en faire quand on met en avant les sommes impressionnantes d’argent de certains modèles. Pour donner une idée de la situation, de plus en plus d’actrices porno tentent leur chance en tant que modèle de webcam pour compléter leurs salaires et espérer décrocher le gros lot. Comment ne pas voir la vulnérabilité et le risque d’addiction rattachés à ce besoin permanent de reconnaissance ? Je reste très partagée à l’égard de ce documentaire. Il présente l’avantage de dédiaboliser le fait de se montrer nu à n’importe qui si on en a envie, et donne à voir une multitude de corps et de personnalités qui d’une manière ou d’une autre en retirent de la joie et de l’épanouissement, en plus de l’indépendance financière.

« Before I started being naked on the internet, I definitely had to come to a place of liking my body. Seeing myself from an outsider’s perspective, and not just like looking down at my body with my own eyes just really changed the way that I see myself. Witnessing other girls who do it, who don’t

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necessarily have society’s ideal body has made me feel like «wow, all these girls are so beautiful in their own way». » 72 114

Mais d’un autre côté, enchaîner des plans sexy aux lumières tamisées et au son de l’argent virtuel qui « dégouline » (comme le son du jackpot des machines à sous Américaines), ça semble un peu facile.

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Monologue extrait du film «Cam Girlz» à 9mn13.

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Image extraite du film «Cam Girlz».


UN AUTRE RAPPORT AU SEXE Je n’ai pas pu, comme je le souhaitais en commençant ce mémoire, réaliser une enquête tangible quant aux effets de la pornographie sur les habitudes sexuelles. J’ai par ailleurs pris conscience de la complexité d’une telle ambition, et de son caractère très délicat, tant la sexualité échappe à nombre de généralités. Je garde néanmoins la volonté de recueillir des témoignages lors de mes futurs projets, et souhaite aborder ici cette enquête dont je serais l’objet. Il y a quelques années j’ai fait l’expérience de rencontrer ce qu’on baptise communément « un plan cul régulier ». Parfaitement à l’aise avec l’idée d’une relation purement sexuelle, cette situation me séduisait sans retenue. Mon partenaire n’était malheureusement pas « un bon coup », et négligeait mon plaisir, sans retenue là encore, au profit du sien. J’aurais pu le congédier et ne plus jamais le revoir, me direz-vous. Au lieu de ça, et surtout faute de mieux, j’ai laissé faire, enfin, je me suis laissée faire. Loin de moi l’idée de me rendre victime de cette situation, et d’en appeler à la polémique de la culture du viol qui fait rage en ce moment. J’évoque simplement cette histoire pour donner à voir le recul qu’il m’a fallu ensuite pour réaliser que je me mettais entièrement à la disposition de mon partenaire, et que ce n’était pas comme ça que c’était censé marcher. Cette histoire n’est d’ailleurs que l’anecdote la plus parlante pour faire l’illustration de ma méprise, mais certainement pas la seule depuis que je suis sexuellement active. J’ai pendant très longtemps considéré que le plaisir de l’homme était primordial, et que je pouvais me dispenser

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du mien. À cette absurdité s’ajoutait ma quête absolue de l’orgasme, qui m’empêchait, toute concentrée que j’étais à le faire apparaître, de ressentir le moindre plaisir. 116

Si je raconte tout ça, c’est parce que j’ai au fond de moi la conviction que je ne suis pas, et que je n’ai pas été, la seule à me méprendre au sujet du sexe. Mon apprentissage n’en est encore qu’à ses débuts, mais j’aurais gagné du temps si on m’avait présenté dès le départ le sexe tel que je le vois aujourd’hui. Comme une chose joyeuse, ludique, drôle, exempte de toute codification et scénario établis, et surtout DONT ON PEUT PARLER. J’ai grandi dans un environnement athé et très libre de toute morale, et je n’identifie en aucun cas mes parents comme les éventuels responsables de ces méprises. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il faille chercher des responsables, mais plutôt envisager un autre discours vis-à-vis du sexe. Le problème du sexe comme prétexte de vente pour absolument tout et n’importe quoi n’est pas nouveau. Mais l’image du sexe que les médias renvoient est très préoccupante. Le passage de l’univers pornographique dans la sphère publique a radicalement changé les images qui nous sont données à voir. Il est admis aujourd’hui que le public est prêt à voir ces images, puisqu’il a accès à l’univers pornographique.

« At the same time that we allow our children to be sexualized, we refuse to educate them about sex. » 74 Là encore, Jean Kilbourne identifie un message négatif de la publicité. Le schéma actuel tend à identifier comme

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Extrait de «Killing Us Softly 4», à 28mn50.


une faiblesse les qualités « féminines » d’un homme, telles que la compassion, la sensibilité, la coopération.

« Human qualities, qualities that we all share, that we all need, that we all have the potential to develop, get divided up and polarized and labeled masculine and feminine. And then the feminine is consistently devalued, which causes women to devalue ourselves, and each other. And it causes men to devalue not only women, but also all those qualities that get labeled feminine by the culture. And by that I mean qualities like compassion, cooperation, empathy, intuition, sensitivity. » 75 La communication est également très déconsidérée de la part d’un homme, la seule communication qu’on nous vend se fait à distance, et correspond juste à un besoin primal de s’assurer que les autres pensent à nous. Comme l’aborde Serge Tisseron dans son livre « Virtuel, mon amour », notre peur de la séparation d’un être aimé se prolonge dans les nouveaux modes de communication à distance. Nous appelons souvent plus pour vérifier que l’autre pense bien à nous que pour se soucier de lui. Cette obsession d’être en permanence connecté au monde en est une bonne illustration, et nous pousse seulement à une plus grande individualisation. On désire être joignable pour se sentir aimé et repousser notre crainte de la solitude, mais on ne parle pas de relations profondes, basées sur une parole en vrai, face à face.

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Extrait de «Killing Us Softly 4», à 39mn40.

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Encourager ces modes de communication comporte un risque énorme de malentendu, mon expérience m’a prouvé à quel point il est important d’être face à face pour régler un problème et être témoin des réactions de son interlocuteur. Serge Tisseron aborde également que dans ce schéma de la peur de la séparation, nous entretenons un dialogue ininterrompu avec notre interlocuteur. De cette façon, on imagine souvent que l’autre sait tout de ce qu’on a dans la tête avant même de lui avoir dit, et cette situation implique un décalage inévitable avec notre interlocuteur. L’émergence des applications antisociales comme « Cloak » 76, qui géolocalise nos « non-amis » pour éviter de les croiser dans la rue, renforce cette sensation que je tente de décrire. Plutôt que de leur dire directement qu’on ne les apprécie pas autant qu’eux nous apprécient, on préfère tout simplement les éviter. L’évitement des conflits a toujours été dans mon humble expérience une sorte de bombe à retardement. Alors qu’à l’inverse la parole m’a toujours permis de trouver des solutions. Mais cette parole nécessite une « confrontation » réelle, et n’a aucun bienfait si elle est engagée par téléphone ou écrans interposés. En parallèle de mon questionnement, j’ai lu dernièrement un article qui débattait autour de la notion de la « culture du viol » 77, notion que j’ai évoquée à plusieurs reprises. Le manque de communication est tel qu’on en

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Information extraite d’un article paru sur le site des Inrocks à l’adresse suivante : http://www.lesinrocks.com/2014/03/22/actualite/cloak-appli-antisocialequi-te-dispense-de-mettre-des-vents-11490277/#pluslus-tab.

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Article sur le site de Madmoizelle, à l’adresse : http://www.madmoizelle.com/ culture-du-viol-consentement-zone-grise-293519


revient à la polémique autour du consentement. Dans le cas d’une relation sexuelle non désirée, si un des deux partenaires n’exprime pas son refus, il est alors impossible de prouver que le viol a bien eu lieu. Ce débat resurgit après de nombreux témoignages de femmes qui réalisent après coup qu’elles ont subi un viol parce qu’elles n’étaient pas consentantes. Je suis atterrée de devoir considérer la nécessité de l’existence de ce débat. Le registre du porno est également envisagé comme une activité solitaire et dégradante, en tant que support de masturbation. Je me demande quels seraient les effets d’encourager une utilisation de la pornographie comme une source de divertissement, ou d’inspiration, à partager à plusieurs. Cela permettrait peut-être au porno de sortir de l’image réductrice à laquelle il est associé, et encourager une production de meilleure qualité s’il était regardé avec un peu plus de considération. Il y a dans cette idée un constat qui ne s’applique pas qu’à la diffusion de pornographie, mais aux flux d’informations qu’on regarde à travers un écran. Je parle ici d’un écran personnel, toujours plus petit, adapté aux déplacements, toujours plus autonome en terme d’énergie, adressé à chacun à titre individuel. Cette interface encourage une individualisation à l’extrême, nos yeux rivés sur l’écran ne nous permettent pas d’interagir avec autrui. C’est dans ce cadre que je constate que l’individualisation du rapport à la pornographie constitue également un de ses écueils. Il me parait tout à fait nécessaire de rendre visible une éloge de la lenteur et de la patience à travers l’épais brouillard d’immédiateté que constituent les milliards d’informations qui perturbent notre vision au quotidien.

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De manière paradoxale dans notre société, on sacralise l’orgasme, mais sans invoquer la patience. À l’apprentissage de la patience devrait selon moi s’ajouter un effacement de la finalité, au profit de l’inachevé. Je m’explique. L’industrie pornographique est assimilée au marché de la finalité, où l’orgasme détermine la longueur de la scène et la légitimité. Dans mon jeune esprit tâtonnant, le sexe ne se résumait qu’à cette finalité, rendant impossible toute sensation de plaisir tant ma quête de l’orgasme obscurcissait mes sens. Il m’a fallu nombre d’années et d’expériences pour enfin réaliser combien le sexe ne se cantonne pas à un scénario rigide amenant tout droit, plus ou moins rapidement, à un orgasme. Si je ne blâme pas la pornographie pour cette méprise, je reconnais tout de même sa participation. Comme je l’ai déjà énoncé, le problème majeur selon moi réside dans l’absolue majorité des images de gonzo dans le paysage du porno gratuit en ligne. La patience peut aussi se comprendre comme le fait d’apprendre à aimer, apprendre à faire l’amour, et ne pas passer d’un partenaire à l’autre comme on change de chemise, ou comme on navigue sur Tinder. Tinder est une application de rencontre, utilisable sur iPhone et Android, qui consiste à faire son marché parmi les inscrits et éventuellement chatter avec eux. Le principe est radical, une photo apparaît à l’écran correspondant au profil d’un utilisateur, si la photo nous plaît, on la fait glisser vers la droite, si elle ne nous intéresse pas, on la fait glisser vers la gauche. Une fois qu’on a zappé suffisamment longtemps, l’application nous signale si on a des « match », c’est à dire des compatibilités, si une personne qu’on a fait glisser sur la droite a fait de même avec notre profil. Cette application est née en référence au réseau homosexuel GrindR, qui permet de rencontrer des hommes en fonction de leur géolocalisation.


Il me semble voir se dessiner une tendance à travers ces applications, une tendance à multiplier les expériences sexuelles et les partenaires. Si cette approche est totalement décomplexée dans la communauté homosexuelle, l’application hétéro utilise des détours de langage pour promouvoir les mêmes résultats. Évidemment, si on invente des applications pour faciliter les rencontres sexuelles, il faut envisager toutes les combinaisons possibles. C’est ainsi qu’on voit apparaître en février dernier l’application «3nder» destinée à faciliter des rencontres pour des plans à trois. Un des constats que je peux faire dans ma génération, c’est l’explosion des frontières entre les genres. Il me parait pour le moment très hasardeux d’émettre des hypothèses quant au pourquoi du comment, mais je ne peux pas ignorer ce phénomène. La bisexualité féminine est un sujet beaucoup moins tabou qu’elle a pu l’être, même si la bisexualité masculine comporte encore son lot d’interdits et de peurs. Si elle n’est pas encore assumée, le fantasme de cette bisexualité est bien présent.

« Si on prend des sites comme Xhamster, qui est le plus gros tube à l’heure actuelle, avec quasiment 20 millions de visiteurs uniques par jour, ce qui est colossal, c’est le 30e site du monde un truc comme ça, ya un endroit qui s’appelle les “Top Rated” de la semaine, c’est les vidéos les mieux notées, dans la partie hétérosexuelle, sur la quarantaine de vidéos, yen a à peu près 5 ou 6 avec des transsexuels, ya du contenu bisexuel, ya du contenu cocu (ce qu’on appelle “cuckold”), c’est extrêmement varié, on se rend compte

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que c’est pas hétéronormé, ou normé, du tout. » 78 122

L’innovation technologique permet de cerner au mieux la demande pour créer une offre, la plus proche possible de ce que recherche le demandeur. On voit donc fleurir toutes ces nouvelles applications, basées sur le modèle de GrindR, qui permettent de se mettre en contact avec des partenaires potentiels, en sautant l’étape de la rencontre. La toute dernière en date va encore plus loin dans l’immédiateté, elle s’appelle Happn, et permet d’entrer en contact via votre téléphone avec une personne que vous venez de croiser dans la rue. Imaginer aborder directement cette personne serait absurde et bien trop risqué. Il est plus sage d’éviter la gêne d’un possible refus, et de pouvoir se cacher derrière son écran. Aujourd’hui le contact est évité pour ne plus se retrouver dans l’embarras, on nous prémâche le travail de séduction pour ne pas ternir notre image dans des moments gênants. Résultat, 70 % de gens vivent seuls à Paris, en rêvant de l’autre, mais plus personne ne se sent capable de franchir le pas pour aborder quelqu’un et faire des rencontres. Derrière le fonctionnement de ces applications se cache un autre constat alarmant, qui relève de la mise en vitrine de soi, et d’une marchandisation du corps. Si on veut espérer obtenir des « match » sur Tinder, il faut bien choisir comment on se présente, comment on se vend, si notre photo n’est pas assez accrocheuse on prend le risque de

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Extrait d’une vidéo SMC Talk avec Stephen des Aulnois et EtienneArmand Amato : http://www.dailymotion.com/video/x1bcnfb_smc-talkspornographie-et-innovation-une-liaison-numerique-s3e1_tech?start=944


passer l’arme à gauche du téléphone. La valeur individuelle se ne réduit plus qu’à quelques photos de soi, supposées nous rendre attractifs. Sur Instagram le but est de tenir une sorte de journal de bord en photos de sa propre vie, et de totaliser un maximum d’abonnés. Ainsi, un compte, associé à une personne, devient une référence, un mouvement de mode, et sous couvert d’un accès à la célébrité, finit par transformer son détenteur en proie sexuelle.

79 J’identifie encore une fois la responsabilité de la publicité sur le seuil toujours plus mince à faire de son propre corps une marchandise.

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Capture d’écran du compte Instagram de Jen Selter.

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Ce qui autrefois s’entourait de mystère et que l’on souhaitait caché devient aujourd’hui un moyen de compléter son profil virtuel. Le fait de protéger et dissimuler une relation amoureuse ou sexuelle est devenu plus rare. Il existe maintenant des réseaux de représentation de soi, à travers les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter, Instagram, dans lesquels on exploite la sensation de contrôle sur sa propre image, en adéquation avec les règles de censure de ces réseaux. Puis intervient le cadre de la nudité et de la représentation de l’acte sexuel. Avec près de 170 000 utilisateurs inscrits, Uplust, autrefois appelé Pornostagram, est l’équivalent porno d’Instagram, avec le même système de vitrine et de « suivi » entre les utilisateurs. Cette plateforme comporte également un système de discussion instantanée comme sur Facebook, pour interagir en live avec d’autres utilisateurs et partager des avis artistiques sur la pratique de la photographie.

« C’est un site fantastique, s’exclame, admiratif, Grégory Dorcel, fils du fondateur et directeur général de Dorcel. Dans notre activité, il y a un Graal : le vrai contenu amateur. Le plus souvent, on fait passer pour des photos d’amateurs du travail de professionnels. Avec Uplust, on voit enfin des images prises par les utilisateurs eux-mêmes. Nous, on est incapables de faire ça… » 80

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Extrait d’un article sur Le Monde : http://www.lemonde.fr/ pixels/article/2015/04/10/le-porno-en-quete-d-une-nouvellevigueur_4613685_4408996.html.


[RÉ]ÉDUCATION SEXUELLE La pornographie n’orchestre pas de tabous, elle montre tout, puisqu’elle répond à une demande, elle n’entend pas les valeurs morales et les interdits. La pornographie ne répond pas à cette forme de codes puisqu’elle est une industrie. Dans cette logique, on demande, elle offre. Il existe même une légende urbaine appelée « La Règle 34 » selon laquelle « If it exists, there is porn of it. No exceptions. »81. Elle montre tout, tant que le profit est à la clé. Les valeurs d’éthique dans le porno sont très polémiques, et chacun en a sa propre idée. Comment dans ce contexte faire la part des choses entre une société entièrement orchestrée par des dictats moraux et des règles de conduite morales et le monde pornographique qui autorise tout, sans jugement? Comment imaginer qu’un regard vierge de toute prise de recul installe ses propres valeurs morales dans ce monde du porno qui ne condamne rien? En regardant cette grande banalisation de la pornographie, je me demande à quoi peut ressembler l’éveil sexuel d’un jeune garçon ou d’une jeune fille, à une époque où il/ elle a probablement accès à Internet sur son téléphone, et à un catalogue illimité de contenu pornographique à portée de clic. Avant même d’imaginer interroger cette génération quant à ses habitudes de consommation du porno, ce qui me saute aux yeux est l’absence d’évolution dans le langage des médias de masse à propos de la sexualité. Je ne vois nulle part des campagnes prônant le dialogue et la communica81

« Si ça existe, il y a du porno à ce sujet. Sans exceptions.»

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tion comme maître mot de toute relation. Je ne vois nulle part des mémos pour bien nous signaler que tous ces corps sublimes et inhumains (puisque photoshopés) ne sont pas supposés être compris comme des modèles, puisqu’on ne pourra que se faire du mal à tenter de les imiter, puisqu’ils sont hors de portée. Et bien entendu je n’ai jamais vu ou entendu, autrement que par la bouche de mes amis, que la pornographie n’est pas le reflet du sexe. Si les sites porno semblent aujourd’hui accessibles à quiconque possède une connexion internet, on peut imaginer que ses spectateurs les découvriront de plus en plus jeunes. Mais il est important de noter aussi que si l’éveil sexuel a changé, on n’observe pour le moment pas de changement dans l’âge des premières relations sexuelles. Une partie du public de la pornographie est animée par la curiosité, comme j’ai pu l’être aussi, au début. La curiosité de comprendre « comment ça marche », « à quoi ça ressemble », ou « quel effet ça fait ». Il est évident que chacun choisira son chemin, des bandes dessinées cachées sur l’étagère la plus haute dans le salon, en passant par la scène « hot » d’un téléfilm ou l’ordinateur de la salle à manger quand on est seul à la maison. Ces références d’éveil sexuel sont finalement un peu datées puisqu’elles correspondent à mon adolescence, mais je me prends à espérer qu’elles peuvent encore être d’actualité. En admettant qu’elles ne le soient plus, en revanche, on imagine quel peut être l’accès à la pornographie en ligne, compte tenu des équipements individuels comme des smartphones, tablettes ou autres ordinateurs portables, détenus dès le plus jeune âge.


Dans une émission de Ce Soir Ou Jamais consacrée à l’omniprésence du sexe 82, Serge Tisseron remet en perspective les dangers de la pornographie chez les jeunes, craints par les adultes. Il fait remarquer que finalement, les images qu’ils voient dans le porno correspondent en tous points aux images diffusées dans tout autre domaine. Il y a en effet une ère du fictif, des images truquées, retouchées, sans qu’il n’y ait plus besoin de le souligner. Alors bien que le porno s’appuie sur ces images fictives et truquées lui aussi, les jeunes bénéficient d’une « éducation à l’image » suffisante pour leur permettre de prendre le recul nécessaire vis-à-vis de ces images et de leur impact en tant que modèle de vérité.

« Le meilleur remède pour que les jeunes prennent du recul par rapport à ces images, c’est une éducation à l’image globalement. [...] Beaucoup d’images sont trafiquées, le numérique permet de tout changer, et donc c’est cette éducation-là qui permet aux jeunes de comprendre que les images de porno qu’ils voient, c’est du théâtre, c’est de la mise en scène, ça n’est pas la vraie vie. Et ça il faut leur expliquer. [...] Beaucoup de parents aujourd’hui ne pensent plus que les jeunes aient encore besoin d’éducation sexuelle, si on pense l’éducation sexuelle comme l’explication de la sexualité, les jeunes n’en ont plus besoin, ils ont bien raison. En revanche, ils ont bien besoin qu’on leur explique que les images qu’ils trouvent dans les médias ou sur internet ne sont pas des images de la sexualité. »

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L’émission est disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/ watch?v=QJBAyZY1LnU.

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Si les médias de masse refusent de changer leur parole, que ce soit dans l’hypersexualisation de la femme (et de la fille) ou dans la propagation d’une virilité normée chez les garçons, il me paraît urgent de se saisir de cette parole, à notre échelle. Certains l’ont déjà compris et mis en application, par exemple les groupes de paroles de garçons WiseGuyz 83 aux États Unis proposent un programme de discussion libre dans les écoles. Imaginer un contexte permettant cet échange de paroles est primordial. Dans le cas de ce programme, le constat de départ était le suivant : alors que le taux de grossesses adolescentes non désirées est en baisse depuis une dizaine d’années, le taux de MST ne cesse d’augmenter. Il est peut-être temps de permettre aux jeunes garçons de considérer l’éducation sexuelle dans un contexte exclusivement masculin. En effet ces sujets requièrent d’être abordés avec sérieux, et un cercle de garçons a cet avantage de ne pas se sentir jugé ou moqué par des filles présentes. Bien plus simplement, certaines questions ne concernent que les garçons, et ce contexte masculin leur permettra d’oser poser des questions ou aborder ces sujets sans avoir peur de créer de la gêne dans l’assemblée mixte. Ce programme donne à ces jeunes garçons l’opportunité d’échanger autour de sujets fondamentaux tels que le respect des femmes, ou des « Healthy relationships ». Si on peut se questionner sur la nécessité d’une éducation sexuelle aujourd’hui au vu de la quantité d’images

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Expérience découverte sur cet article : https://medium.com/bright/sex-edthat-turns-boys-into-men-ede65ca6e263 Le programme de WiseGuyz est présenté sur le site : http://www. calgarysexualhealth.ca/programs-workshops/wiseguyz/


sexualisées disponibles, il reste indispensable d’éduquer à cette notion de mise en scène et de fiction qu’on a démontrée ici. C’est sur cette idée que je souhaite insister ici, puisque j’ai moi-même senti le manque de cette parole. Bien sûr je savais que « le porno n’a rien à voir avec le sexe ». Mais enfin, le porno montre des relations sexuelles, donc en quoi est-ce si différent ? Je crois que bénéficier d’une discussion libre et ouverte sur les innombrables différences de fond et de forme entre pornographie et sexualité permettrait une conscience et un apprentissage plus doux. Au Danemark, il semble que ce constat ait été fait de longue date et mis en application dans certaines écoles 84. Le programme d’éducation sexuelle a été complété par des discussions autour de la pornographie. Le professeur Christian Graugaard l’aborde en ces termes :

« En parler pour éviter la confusion. La pornographie et même la littérature érotique sont d’excellents véhicules pour mener une discussion critique sur les différences entre la fiction et la réalité et sur le traitement par les médias commerciaux de la sexualité, des genres et des corps. » Il me semble indispensable de faire évoluer notre approche de l’éducation sexuelle, à l’image d’initiatives comme celles que je viens de citer. Il existe d’ailleurs sur Internet de nombreuses initiatives similaires pour permettre à quiconque aurait une question de trouver un inter84

Cette information s’appuie sur l’article «L’école danoise introduit le porno» paru sur Libération à cette adresse : http://www.liberation.fr/ vous/2015/05/14/l-ecole-danoise-introduit-le-porno_1309533

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locuteur intelligent et actuel pour lui apporter des réponses. Parmi ces sites je souhaite citer la chaîne YouTube de Laci Green 85, qui aborde n’importe quel sujet avec une aisance et un humour déconcertants, et bienvenus. Une autre belle découverte pour moi dans l’élaboration de ce mémoire a été le blog de l’illustratrice Erika Moen intitulé « Oh Joy Sex Toy », dans lequel elle présente ses avis sur une multitude de sex toys et les agrémente de nombreux conseils et astuces. Une dernière observation me semble nécessaire, bien que je n’en connaisse pas toutes les données.

« Ce qui existe à l’état d’excès est symptomatique de l’existence d’un défaut. Il y a aussi toute une population, qu’on peut socialement et sociologiquement situer, qui ne peut connaître de vie sexuelle qu’à travers ce qu’elle voit dans la pornographie et par l’écran. Aujourd’hui la pornographie prend en charge une population, généralement d’hommes, qui n’a pas la possibilité de vivre un acte sexuel réel. Il faut rappeler que si la pornographie a perduré jusqu’à aujourd’hui, c’est bien parce qu’elle répond à une demande sociale très forte, en dehors des clivages moraux qu’on peut y voir. » 86

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Toutes ses vidéos sont disponibles à cette adresse : https://www.youtube.com/ user/lacigreen

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Extrait d’une prise de parole de Kaoutar Harchi dans l’émission «Ce Soir Ou Jamais», disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/ watch?v=QJBAyZY1LnU..


Cette considération donne à réfléchir aux effets de ces images si elles ne bénéficient pas d’une comparaison avec la réalité. 131


MON POINT DE VUE

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La pornographie relève de la fiction. Repartons de ce postulat, en gardant bien à l’esprit que montrer une relation sexuelle revient à un acte « réel » : une pénétration dans le porno est une pénétration, qui a lieu pour de vrai. Surgit l’avènement du style gonzo, qui s’émancipe de tout scénario pour permettre l’extrême efficacité d’une scène de sexe qui n’a besoin d’aucun prétexte pour avoir lieu. Puisque la pornographie tient à la représentation réelle d’une pratique sexuelle, sans un filtre scénaristique, qu’est-ce qui la différencie encore de la réalité sexuelle ? Je n’ai pas trouvé la réponse à cette question qui reste fondamentale, permettant les émotions les plus partagées envers le genre pornographique. Mais je crois qu’une des clés de réponse tient au caractère absolument systématique des images pornographiques. Ce dont je souhaitais traiter dans ce mémoire se rapporte à l’invasion sur Internet d’images pornographiques systématiques, calibrées, normalisées, à peine différentes les unes des autres. Bien sûr il existe une multitude d’autres images, mais elles requièrent d’être recherchées. Celles auxquelles on a accès sont d’une nature bien spécifique. Je crois aussi qu’une de mes conclusions dans ce mémoire tient à faire une différenciation, entre la nature des images pornographiques, et le sens qu’elles véhiculent. J’entends par là qu’il apparaît aujourd’hui tout à fait banal de montrer une relation sexuelle, ou sa suggestion. En revanche comment on la montre, et dans quelle proportion cette image peut devenir un standard me préoccupe beaucoup plus.


Les commentaires qu’on peut lire sur les tubes pornographiques, dont le modèle est le même que sur YouTube ou Dailymotion (les vidéos sont notées et commentées), sont souvent très positifs et bien plus tolérants et heureux que ce qu’on peut lire sur le reste de la sphère Internet. Alors qu’on observe que l’accès à une parole libre déchaîne souvent une grande haine de la part des internautes, il n’en est rien sur les sites pornographiques. Il serait peut-être temps d’adopter un regard et une attitude un peu plus décontractés à l’encontre du contenu pornographique et de l’envisager avec la même tolérance que le font ses utilisateurs.

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CONCLUSION

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À la question, « et toi, tu le fais sur quoi ton mémoire ? », je réponds d’un air un peu provocateur : « sur la pornographie ». Parfois mon interlocuteur réplique : « oh j’aurais pas pu, je m’y connais pas assez. » et sous-entend par là qu’il ne visionne sûrement pas assez de porno pour se risquer à en parler. Même si c’était mon cas, j’ai découvert que c’était loin d’être suffisant pour espérer voir clair dans l’univers pornographique. Les intuitions qui m’ont menée à choisir ce sujet se sont mues en réflexions nourries, elles n’ont pas toujours abouti à des réponses et de nombreuses questions restent en suspens. La découverte d’un sujet difficile et ayant fait l’objet de peu de recherches ouvre des portes, et mérite désormais de nouvelles investigations plus approfondies. Les développements de la pornographie permettent qu’on pose sur ce monde un regard dégagé des carcans moraux traditionnels. Je crois à la possibilité d’une diversité d’images. Je crois à notre pouvoir individuel et collectif de s’emparer de ces images, de les diffuser et de les transgresser.

« Des instruments de contrôle d’internet sont en train d’être mis en place (p.ex. lois Acta, Sopa, Pipa, et consorts…), non pas pour en éjecter les déjections culturelles qui y pullulent (comme par exemple la pornographie la plus extrême que le Système


tolère voire encourage puisqu’elle fait partie de ces libertés destinées à distraire le consocitoyens), mais bien en tant qu’instrument de contrôle de la Toile. » 87 Si je ne peux m’empêcher de trouver du vrai dans des textes comme celui dont est tiré l’extrait ci-dessus, je crois en effet qu’on peut assimiler la pornographie à une forme de divertissement de masse. Orchestrée par une industrie avide de profit, elle reflète, dans sa bulle encore teintée de morale et de tabou, l’industrie cinématographique d’aujourd’hui. Les plus grosses transactions budgétaires donnent vie à des productions sans essence destinées à distraire qui voudra bien la regarder. Bien qu’on assimile l’Art du cinéma tout entier à une forme de divertissement, au même titre que le théâtre, les arts vivants, et tant d’autres, ce sont encore aujourd’hui des instruments de pensées et de valeurs capables de transmettre des messages. Le monde de la pornographie mérite peut-être la même considération. Il y a d’ailleurs bien longtemps que des individus passionnés se sont saisis de ce constat pour tenter de construire et diffuser d’autres messages et esthétiques que ceux qu’on lui associe. Il est très confortable d’envisager la pornographie comme une sorte de « déjection culturelle ». Mais la qualifier comme telle revient à renier les raisons de son invention en premier lieu. Elle raisonnait autrefois comme une célébration de valeurs suprêmes, celle de la vie, de la sexualité, de la fertilité. La majorité écrasante de contenu porno, qui a

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Extrait d’un essai intitulé «Pourquoi notre Hyper-Titanic va couler 3/8», présent à cette adresse : http://lesakerfrancophone.net/essai-pourquoi-notrehyper-titanic-va-couler-38/

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su devenir sa référence exclusive, reproduit maintenant des schémas normatifs et complexes. 136

Dans la période charnière que nous traversons, où nos sociétés cherchent à s’inventer de nouvelles valeurs, où se trouve la pornographie aujourd’hui ? Est-elle le contenu étiqueté « pour adulte » qu’on tente encore tant bien que mal de cacher, ou dans les imitations évidentes de ce contenu, admises et assumées dans l’espace public ? Si sa banalisation est perçue comme un problème, comment cela se traduit-il exactement ? Est-ce de rendre ces images publiques, ou de ne rendre publiques que les suggestions des images qu’on tente de cacher ? Les suggérer aussi fort et de manière aussi répétée finit par sonner comme une invitation pour celui qui connaît ce à quoi elles font référence. Et pour celui qui ne connaît pas, quand l’occasion se présentera ou que la curiosité se fera trop pressante, l’approche de ces images n’en sera que plus biaisée. Comment saisir le caractère fictif des images pornographiques quand on y fait référence en permanence, à travers la publicité notamment, en l’appelant « sexe » ? Puisqu’on a coutume de dire que le « sexe » fait vendre quand on les décrit, c’est bien que ces images imitatrices qu’on voit dans l’espace public entretiennent elles aussi l’illusion qu’elles symbolisent le sexe, et la sexualité. Notre société entretient une confusion à l’égard de ces valeurs et de leur caractère privé, se doit-il d’être privé par obéissance à un jugement moral, ou pour protéger les enfants, mais les protéger de quoi ? Entre intime et public, on assiste à un besoin de se montrer au monde pour contrer l’idéal de corps, de sexualité qu’on se voit imposer. Les images de soi qu’on considérait destinées à son propre usage, privé, avec ses propres


partenaires sexuels, deviennent aujourd’hui diffusées sur Internet. Cet exhibitionnisme ne pourrait exister sans les avancées technologiques liées à Internet qui ont permis aux consommateurs de porno de devenir leurs propres producteurs et créateurs de contenus amateurs. La pornographie n’est finalement que la mise en scène des rapports humains sexuels entre des partenaires, et met donc en scène des rapports sociaux qui témoignent comme dans la vie de déséquilibres, de dominations, de rapports de force, tels que notre société les construit. La pornographie bouscule des codes moraux déjà fragilisés. Elle est peut-être l’étape qui permettra de nous affranchir des tabous et interdits qui abîment nos rapports humains?

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LEXIQUE BDSM : Bondage et Discipline, Domination et Soumission, Sado-Masochisme. Le BDSM installe un rapport de dominant/soumis et va parfois jusqu’à la notion d’esclave sexuel (le) et de torture. BGBM : Acronyme de Beau Gosse Bien Membré. Boy next door/Girl next door : incarnation parfaite du fantasme de proximité, ce qualificatif sous-entend une grande beauté, mais un style finalement suffisamment passe-partout pour croire à un(e) de nos proches. Camming : faire un show via une webcam. Disclaimer : « bouton » ou avertissement écrit qui apparaît à l’entrée d’un site au contenu pour adultes, afin de mettre en garde le visiteur en fonction de son âge, et lui permettre de décider de continuer sur ce site ou d’en sortir. DMCA : acronyme de Digital Millenium Copyright Act, apparaît par exemple sur certains shows via webcam pour signifier que les images qu’on regarde ne sont pas libres de droits et qu’il est interdit de les enregistrer et/ou les rediffuser. Downloader : télécharger un contenu, quel qu’il soit (vidéo, image, texte) sur un site ou une plateforme, quelle qu’elle soit. Le contenu provient d’Internet, vers l’utilisateur. Freemium: se dit d’un site dont le modèle économique repose sur la gratuité.

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Fuckfriend : statut qu’on donne à un ami avec lequel on couche occasionnellement. À ne pas confondre avec un « plan cul », qu’on ne voit que dans un cadre sexuel. 140

IRL : In Real Life, acronyme qui permet de distinguer ce qui se passe sur Internet de ce qui se passe en dehors. IRL désigne le dehors. NSFW : acronyme pour Not Safe For Work, permet d’avertir le lecteur ou spectateur qu’il ou elle s’apprête à visionner du contenu considéré comme inapproprié dans un contexte professionnel standard. Performeur/Performeuse : actrice.

synonyme

d’acteur/

Porn Studies : « C’est à la fois une discipline universitaire, c’est-à-dire un ensemble de recherches et de programmes universitaires, mais c’est aussi un mouvement militant. » 88 POV : acronyme de Point Of View, désigne un plan tourné à la première personne, en caméra subjective, comme si le spectateur devenait l’acteur principal de la scène. Tag : Ce mot correspond au terme « étiquette » en français, il fait office de mot-clé dans le porno, permettant une recherche encore plus précise au sein de chaque catégorie. Tippeur : personne qui paie sur les sites de webcam gratuits.

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Extrait d’une interview de François Ronan Dubois dans un article du Nouvel Observateur : http://rue89.nouvelobs.com/rue69/2014/05/31/porn-studiesporno-cest-truc-serieux-ca-setudie-meme-252567


Token : monnaie virtuelle utilisée sur des sites de Camming tels que Chaturbate ou MyFreeCam. TTBM : Acronyme de Très Très Bien Membré. Tube : Un « tube » est un site internet dont le statut d’hébergeur induit que les utilisateurs du site ajoutent des vidéos, les propriétaires du site n’éditent pas eux-mêmes les vidéos. YouTube en est un des exemples les plus connus, et dans le champ pornographique figurent YouPorn, Pornhub ou Xhamster, entre autres. Uploader : mettre en ligne un contenu, quel qu’il soit (vidéo, image, texte) sur un site ou une plateforme, quelle qu’elle soit. Le contenu provient de l’utilisateur, vers Internet.

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BIBLIOGRAPHIE Marie-Anne Paveau, Le Discours Pornographique, La Musardine, 2014. Serge Tisseron, Virtuel, mon amour _ Penser, aimer, souffrir, à l’ère des nouvelles technologies, Albin Michel, 2008. Géraldine Levasseur, Ados : la fin de l’innocence, Enquête sur une sexualité à la dérive, Max Milo Editions, 2009. Georges Bataille, L’érotisme, Les Éditions de Minuit, 1957. Le Tag Parfait.com. Libération.fr, rubrique «Sexe et Genre». Jean Kilbourne, Killing Us Soflty, 1979, 1987, 1999, 2010. Channel 4, Pornography : The secret history of civilisation, 1999. Sean Dunne, CamGirlz, 2015. Raphaël Siboni, Il n’y a pas de rapport sexuel, 2012. Abdellatif Kechiche, La Vie d’Adèle, 2013. Steve Mc Queen, Shame, 2011. Sam Taylor-Johnson, 50 shades of Grey, 2015. Jake Kasdan, Sex Tape, 2014. Lars Von Trier, Nymphomaniac, 2013.

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CE MÉMOIRE A ÉTÉ IMPRIMÉ

En mai 2015, À Crosne, Sur du papier Fedrigoni Arko Print Milk 85gr, Et Composé en Warnock et ITC Baskerville.


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