Les Flammes de l'Immolé - chapitre 2

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Alan Spade

Les Flammes de l’Immolé

Chapitre deux

Editions Emmanuel Guillot



CHAPITRE DEUX

VENTS CONTRAIRES Les ultimes clameurs de combat s’élevaient dans la plaine jonchée de cadavres. Ceux longilignes des grisepeaux, recouverts d’armures de roseaux matelassées ou de plaques de coquillage, souvent noircis, fumants, aux formes anguleuses et au crâne lisse, étaient en nombre largement supérieur aux dépouilles de leurs ennemis caparaçonnés d’ambreroche. Ici, un bras de malian détaché du tronc agrippait encore un javelot. Là, un monticule de corps désarticulés baignait dans une mare mauve. Kerengar, dieu de la terre, n’avait pu boire tout le sang des enfants de la déesse Malia. Le père des krongos, témoin muet de la tragédie, avait vu l’Hortal et son armée rencontrer leur destin au seuil de la Porte des Canyons de Panjurûb. Leurs vainqueurs, êtres de feu à la forme fluctuante, nylevs dont l’âme avait été dévorée par Valshhyk, arpentaient la plaine en ordre dispersé. L’essentiel des forces victorieuses, cependant, se composait de guerriers, hevelens ou malians caparaçonnés du souple métal couleur vermeil et doré. Le visage le plus souvent dissimulé derrière un casque, ils brandissaient des glaives ou des masses d’armes, à la lame ou aux pointes d’ambreroche. D’autres équipés de lance retournaient les corps au sol. Lorsqu’ils percevaient un mouvement, ils ne prenaient pas de risques, transperçant un buste ou une gorge. Il y avait parmi eux quelques créatures ne mesurant pas plus de cinq pieds portant la bure, la tête encapuchonnée – des shamans pourpres, capables d’invoquer le feu. Plusieurs donnaient des ordres aux guer-

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CHAPITRE DEUX riers chargés de rassembler les quelques centaines de prisonniers. Et bien sûr, il y avait le valnys. Le monstre avait poussé un rugissement à faire trembler la Création en se ruant sur l’algam touché par une série de déflagrations. Comme de nombreux combattants en ce sombre jour, le fils de Shalgam avait fini empalé sur les crocs dentelant la poitrine du favori de Valsshyk. La montagne de lave en mouvement avait été prise d’un frémissement en se repaissant du sang et de l’âme sacrés. Elle s’était ensuite éloignée en ondoyant des tentacules, jusqu’à se réduire à une silhouette à l’horizon. Xuven plissa ses triples narines sous l’effluve âcre de chairs déjà en décomposition mêlé à l’odeur de brûlé. Le souffle d’Aoles mugissait dans les Canyons, mais ici, dans la semi-pénombre de l’intérieur de la Porte, le vent l’effleurait à peine. Le corridor enclavé dans la pierre était étroit et oppressant. Les sentinelles ne devaient guère user leur pantalon sur les bancs à proximité des meurtrières. Les hevelens préféraient sans nul doute rester debout, le nez collé aux interstices, aspirant l’air en provenance des steppes. En temps normal, les vastes étendues couvertes de lichens au-delà de la roche épaisse devaient offrir l’illusion de la liberté. Il fit un pas de côté. A sa gauche, le gaillard trapu dont les globes ne cessaient de rouler dans leurs orbites se leva. Il ajusta son arc sur son épaule et se mit à son tour à contempler le spectacle de désolation. Xuven lissa machinalement sa barbe poivre et sel. Le sort des prisonniers avait de quoi faire frémir. D’après les récits des anciens, ils seraient probablement conduits au bord de la Grande Déchirure. Livrés aux flammes de l’Immolé, ils deviendraient des nylevs et iraient grossir les rangs de l’armée de Valshhyk. Quels outrages subirait leur âme une fois soumise à la corruption ? Le visage fermé, il songea au destin du compagnon d’exil de Lominan, Mital, penché au-dessus du gouffre. Il n’avait pas assisté directement à son calvaire, cette fameuse nuit, mais le hurlement déchirant du malheureux lui était parvenu, dans le lointain. De tout temps, « vaincre ou périr » avait été le cri de guerre des ennemis du Destructeur. Ce n’était pas sans raison. « Ils… ils arrivent ! ILS ARRIVENT ! » L’archer avait tourné son regard fou vers Xuven. Le même cri fut repris en écho tout au long des

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VENTS CONTRAIRES postes d’observation, la même fièvre s’empara des défenseurs. Xuven posa une main sur l’épaule de son compagnon. Ce faisant, il le repoussa doucement. Un coup d’œil au travers de la meurtrière lui permit d’évaluer la nature exacte du danger. Encadrés par des guerriers en armure miroitante, des shamans pourpres s’avançaient, formant une ligne implacable. Il s’adressa au traqueur d’une voix maîtrisée. « Aoles est avec nous, aujourd’hui. Ne bouge pas d’ici. » Le défenseur de la Porte examina, les yeux écarquillés, le maître du vent aux cheveux coiffés en arrière et noués d’une cordelette, à qui l’Indomptable Traqueur leur avait commandé d’obéir. Puis s’inclina avec déférence. Xuven demeura tel un bloc de granit. Un observateur attentif, cependant, aurait remarqué le léger assouplissement de ses traits et la lueur de satisfaction dans ses iris gris. Parmi les autres sentinelles, personne ne semblait vouloir déserter son poste pour le moment. Son arrivée spectaculaire et celle de ses compagnons suspendus aux serres d’algams avait déclenché la ferveur des troupes. La nouvelle s’était répandue aussi vite que le vent. A peine avaient-ils commencé à se frayer un passage parmi les guerriers que l’Aguerri connu sous le nom d’Indomptable Traqueur, Tchulen Poindivoire, déboulait du poste de garde pour déterminer la cause de l’agitation. De taille similaire à Xuven – quatre pieds et demi – il aurait pu être confondu avec l’un de ses hevelens, n’était l’orgueilleux manteau de fourrure de nidepoux à poils blancs dont il était vêtu, et, accrochée à ses larges épaules, la cape brodée de son emblème. A la vue de la livrée ocre des majestueux fils de Shalgam survolant les lieux, son ébahissement avait été grand. Désarçonné, il ne s’était pas inquiété de l’absence du Thaumaturge, Eloan Aenes, parmi les shamans. Plus surprenant encore, il avait accédé à la requête de Xuven sans poser de question. De la part du Traqueur, une concession d’une telle ampleur était alarmante. Celui qui portait le nom de Protecteur des hevelens n’aurait pas accepté de céder le commandement des défenseurs de la Porte à un shaman, s’il ne s’était senti dépassé par la situation.

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CHAPITRE DEUX En découvrant le cauchemardesque chaos de l’autre côté, Xuven avait compris. Ses estimations les plus pessimistes avaient été en deçà de la réalité. Il pivota. « Jalguen et les autres ! tonna-t-il. En position devant les meurtrières ! Préparez vos Poings de vent. » Son vieux compagnon, condisciple de Stenlen Milempas en une vie antérieure, acquiesça avant de relayer l’ordre. Xuven était resté un moment abasourdi, désarmé devant l’ampleur de la menace. Peut-être avait-ce été le regard de Tchulen Poindivoire posé sur lui qui l’avait forcé à réagir. Ses yeux de prédateur vous fixaient sans ciller – difficile de ne pas se sentir gêné sous l’examen. En tous les cas, Xuven avait fini par se ressaisir, parvenant enfin à se détacher de la vision d’horreur – certains des malians tombés sous les coups de leurs ennemis étaient si jeunes ! Il se devait d’assumer le rôle que lui avait attribué Aoles, dieu du vent et du destin. L’Aguerri Tchulen avait maintes fois échoué à garantir la sécurité des voyageurs dans les Steppes, au point que Sélénice Milempas le soupçonnait d’être corrompu. Le moment était venu de préparer à son attention une petite démonstration. L’une de celles que Tchulen n’oublierait pas de sitôt. Il avait rassemblé les sept shamans pour leur délivrer des consignes. Son plan ne pourrait avoir de chance de succès qu’avec l’appui de nouveaux maîtres du vent transportés par des algams. Nul ne devrait commettre de folie dans le feu de l’action. Et malheur à eux si lui, Xuven, n’avait pas anticipé avec justesse les actions de l’ennemi. Il plissa les yeux. Les malians – tous des isolés – se distinguaient des hevelens par leur taille et leur finesse. Quels qu’ils fussent, les guerriers ne seraient pas faciles à abattre – tirer entre les jointures des armures à cette distance était une véritable gageure. Les pourpres, quant à eux, ne portaient que leur bure de chanvreline. Ceux-là ne doutaient pas de leur invulnérabilité. Son bougre de tanneur lui manquait en cet instant crucial. Au cours des lunes où tous deux avaient chassé le gibier dans les Steppes ou éliminé les bêtes rendues démentes par les émanations de la Grande Déchirure, il s’était habitué à s’appuyer sur l’habileté du garçon avec

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VENTS CONTRAIRES un arc. Sauf terrible erreur de sa part, Pelmen devait chevaucher son algam en ce moment même. Il y avait bien eu une brève passe d’armes entre son groupe et les pourpres, mais à sa connaissance, le seul Cavalier ayant chu de sa monture en plein vol avait manié la lance peu avant sa fin brutale. Ce ne pouvait donc être son neveu. Il se demandait encore pourquoi deux des Cavaliers avaient convaincu leur algam de s’emparer de malians au mépris de tous les ordres. La discrétion était leur osselet maître. Sans cette décision irréfléchie, ils seraient passés inaperçus et auraient pu entreprendre leur périple sans avoir à déplorer de perte. Les détails sur les armures apparaissaient peu à peu. Elles formaient un amas disparate, coniques, triangulaires ou tout en longueur, composées d’ensembles de plaques ou bien d’une seule pièce, lisses ou pourvues de pointes effilées. Certaines étaient teintées de sang mauve par endroits. Les invocateurs du feu du Destructeur véhiculaient une aura de terreur plus intense encore. Les prunelles de ces pourpres luisaient d’une folie haineuse. Leurs balancements d’épaules, ondulations reptiliennes, avaient quelque chose d’hypnotique. Xuven contrôla méthodiquement sa respiration tout en agrippant son noueux. Il fallait que les défenseurs de la Porte gardent leur sang-froid et s’en tiennent à ses directives. L’Aguerri Tchulen Poindivoire restait en retrait, en simple observateur. Les serviteurs de Valshhyk étaient à présent à portée de tir. A mesure que ces derniers continuaient à avancer, Xuven se prit à douter. Et s’il s’était trompé ? Ce serait à lui de donner l’ordre, dans ce cas. Le combat prendrait une tournure bien différente, plus hasardeuse encore. Le moment décisif était proche, très proche… Shamans pourpres et guerriers s’immobilisèrent d’un même ensemble. Les premiers joignirent leurs mains, qui se mirent à trembler. Leurs faces tuméfiées ou en partie brûlées exprimèrent une intense douleur au moment où le feu prit naissance devant leurs paumes. Les boules d’énergie ardente enflèrent. Comme un seul hevelen, les pourpres les libérèrent en direction de la Porte. Xuven pointa son noueux, se concentrant sur l’une d’elles. Elles étaient trop nombreuses pour leur petit groupe – la roche devrait résister, ou ils périraient tous.

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CHAPITRE DEUX Ses ennemis avaient une nouvelle fois agi avec une parfaite simultanéité, levant ses derniers doutes. Sinistan possédait bel et bien la Pierre de Terenxar. L’artefact avait l’étonnant pouvoir de fédérer plusieurs esprits sous le commandement d’un seul. Grâce à la Pierre, l’élu de Valshhyk était déjà parvenu à coordonner les tirs de ses shamans de manière à toucher l’un des algams, jusque là insaisissable. « Halneven », murmura-t-il entre ses dents. La baguette en bois de cilamen vibra comme si elle allait éclater, puis l’air au-delà de la meurtrière se troubla. Au bout de quelques instants, la légère distorsion, signature du Poing de Vent, disparut. Les sphères écarlates grandirent. Xuven se prépara à l’impact en agrippant la roche. Sa première bataille en tant que Grand Thaumaturge avait de fortes chances d’être la dernière. La boule qu’il avait visée cessa de grossir. D’autres refluèrent également. Distances et perspectives s’avéraient difficiles à évaluer, mais en comptant les secondes, il acquit la certitude que « sa » boule de feu aurait déjà dû l’atteindre. Alors, le monde s’écroula. La série d’explosions fracassantes se répercuta sans fin le long de la Porte, faisant trembler l’enceinte. L’archer à côté de Xuven se plaquait les mains sur les globes, et luimême se bouchait les oreilles. Les corps entraient en résonance avec la roche, vibraient comme s’ils allaient éclater. Puis le silence se fit, brièvement. Les détonations suivantes furent plus distantes. Sous les yeux de Xuven, d’immenses gerbes de feu dispersèrent guerriers et shamans. S’il n’avait été à ce point assourdi, il aurait perçu les raclements des armures traînées sur plusieurs encablures ou le tumulte des corps retombant au sol comme des pierres. Les explosions avaient soulevé de larges nuages orangés qui s’amalgamaient peu à peu. Les tripes nouées, il vérifia que ses compagnons les plus proches fussent bien indemnes avant de s’assurer de l’état des lieux. Malgré l’odeur plus forte de poussière, les murs ne paraissaient pas avoir souffert. La Porte avait été édifiée par les krongos précisément pour résister à ce type d’assaut. L’Indomptable Traqueur ne pouvait réprimer les tremblements qui l’agitaient de pied en cap. Toujours adossé à la paroi, l’Aguerri se mit

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VENTS CONTRAIRES à progresser de biais en direction de l’escalier menant vers la sortie, à la manière d’un tilscore. Il ne s’interrompit à aucun moment malgré le regard froid de Xuven. Ce dernier se détourna, le visage fermé, pour prendre à voix haute des nouvelles de Jalguen et des autres. Il fut bientôt rassuré – aucun blessé parmi les défenseurs. Il revint alors vers la meurtrière, écartant d’autorité l’archer. Sous l’effet de tourbillons de vent, la poussière avait commencé à se dissiper. De nombreux corps disloqués étaient éparpillés dans la plaine. Quelques-uns, des cadavres de pourpres. Tous les guerriers de la première vague n’étaient pas morts, cependant. Certains se relevaient, ramassaient une massue ou un glaive d’ambreroche. La plupart avaient perdu leur casque. Ils se mirent en marche. On ne lisait dans leurs yeux qu’une ferveur exaltée, une fièvre de sang. A l’arrière-plan, le gros des forces de Valshhyk s’était à l’inverse rassemblé à une distance respectable. Personne ne faisait mine de s’avancer de ce côté. « Ça va être à toi », dit Xuven. Le guerrier avait le regard fixe, sa poitrine se soulevait et s’abaissait rapidement. « Hé ! » Il lui secoua l’épaule. L’intéressé frémit de tout son corps. « Tu dois le faire, articula-t-il en rivant son regard de silex dans le sien. Pour Aoles. Pour ton peuple. Allez ! » Et d’empoigner l’archer et de le placer devant la meurtrière. Ce dernier ne resta pas longtemps en position. Son visage se décomposa et il se tourna vers le maître des lieux, implorant. « Fais-le, gronda Xuven en le menaçant de son noueux. Ou tu t’occupes d’eux, ou bien c’est moi qui m’occuperai de toi. Vise la tête. » Il se retint de crisper la mâchoire. L’autre ne devait voir que sa détermination. L’hevelen prit une inspiration sifflante et se résolut enfin à s’emparer de l’une des épines de son carquois. Comme il encochait, Xuven se plaça derrière lui et pointa son bâton de cilamen. L’archer libéra son trait. Transpercé de part en part au niveau de la joue, le guerrier le plus proche, un grand escogriffe bardé d’ambreroche s’effondra, tué net. Le défenseur se tourna vers Xuven, ébahi. Sur un signe du maître des shamans, il encocha de nouveau, avec beaucoup plus d’empressement cette fois.

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CHAPITRE DEUX Deux assaillants supplémentaires tombèrent. Xuven eut la satisfaction de ne pas les voir se relever. En ayant recours à Aoles pour accélérer la course des épines, il maximisait leur impact. Même un trait qui s’écrasait contre un os du crâne avait de fortes chances d’assommer à défaut de tuer. Le danger s’était éloigné de ce côté. Au pas de course, Xuven procéda à une inspection des meurtrières de part et d’autre de la Porte, énorme sphère de granit. En passant auprès des traqueurs et shamans, il murmurait des paroles d’encouragement à chacun. Ses compagnons appliquaient ses consignes à la lettre, se postant derrière chaque tireur pour rendre les épines plus vives et plus létales. Le vieux Greguen lui-même, en charge de la muraille nord, avait interrompu ses sempiternels grommellements. Une lueur fauve brillait dans son regard. Après avoir eu recours à Aoles, le vieillard aux membres aussi tordus que son noueux écartait sans ménagement l’archer pour se précipiter vers sa meurtrière comme un jeune hevelen. Tous les tirs ne trouvaient pas leur cible, et pourtant les ennemis tombaient les uns après les autres. Nombreux étaient ceux qui boitaient ou se vidaient peu à peu de leur sang, déjà mortellement touchés par les explosions et ne semblant pas en avoir conscience. Qu’ils fussent au seuil de la mort ou encore valides, les serviteurs de Valshhyk ne cherchaient pas à se protéger et avançaient d’un pas mécanique. De retour dans le corridor de la muraille sud, Xuven repéra deux guerriers en particulier. Demeurés indemnes, ils marquaient à peine un temps d’arrêt lorsque les traits venaient se briser sur leur carapace de vermeille et d’or. Il décida d’intervenir. Sous l’effet du Courant glacé d’Aoles, le casque du premier des deux s’envola, puis les mouvements du soldat se ralentirent. Xuven s’effaça pour permettre à l’archer de faire son office. Galvanisés par son exemple, les shamans l’imitaient. Bientôt, des exclamations de joie saluèrent les tirs réussis, tranchant avec la chape de terreur qui s’était abattue sur les défenseurs. Xuven était l’un des seuls à demeurer silencieux. Surplombant la plaine d’une vingtaine de pieds, les meurtrières creusées dans l’épaisseur de la roche n’autorisaient pas une vue d’ensemble du champ de bataille. Des ennemis

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VENTS CONTRAIRES pouvaient échapper aux regards. Un guerrier serait sans doute incapable d’endommager la base de la muraille des krongos, mais un pourpre… Tenant son noueux à la verticale, Xuven fit appel au signe d’Aoles. Aussitôt les courants d’air affluèrent, et avec eux, les odeurs. Ambreroche, chairs d’hevelens brûlées, fragrances douceâtres de malians à l’agonie, effluves piquants du sang... Plusieurs de ses compagnons le dévisagèrent, et les clameurs se turent dans le corridor. Aucun des ennemis proches ne leur avait échappé. Les défenseurs de la Porte étaient bel et bien sortis victorieux de leur toute première épreuve. « Jalguen Perçivoire, je fais de toi le Haut Frère du Vent, déclarat-il après avoir annoncé la bonne nouvelle. Je te laisse le commandement pour le moment. » Une nomination à l’emporte-pièce, commandée par les circonstances. Une manière, aussi, de rendre à Jalg la cruche de son linguilis – le Haut Frère du Vent était le premier conseiller du Thaumaturge et n’obéissait à personne d’autre. Xuven se promit d’officialiser la chose à la première occasion. Si l’occasion lui en était donnée. L’hevelen à qui il devait son titre tourna vers lui ses sourcils broussailleux et acquiesça. Nul ne remit en cause sa décision, mais plus d’un afficha un air inquiet ou déconcerté en le voyant s’avancer vers la sortie d’un pas résolu. Jalg saurait les guider en son absence. Ce n’était pas comme si leur Aguerri laissait ses frères du vent livrés à eux-mêmes à l’approche du danger… Xuven se mordit la lèvre. C’était justement en raison de son rang qu’il ne pouvait rester. Les Aguerris ne combattaient pas en première ligne, la plupart du temps. Leur sens tactique devait les rendre capables de modifier le cours d’une bataille. En théorie. Ses compagnons le comprendraient, du moins fallait-il l’espérer. Les guerriers se pressaient devant l’embrasure au bas des marches, humant l’air dans sa direction, agités et inquiets. Il les écarta sans un mot. Tchulen Poindivoire se tenait parmi ses hevelens. Apparemment remis de ses émotions, il affichait un air martial. Sa chevelure abondante frémissait au gré du vent, ne parvenant à masquer entièrement ses oreilles décollées. Quasiment dépourvue de cou, sa tête était solidement accrochée au reste du corps, ce qui ren-

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CHAPITRE DEUX forçait l’impression de fermeté et de vigueur suggérée par épaules, torse et membres. De fait, l’hevelen était épais et musclé. « La première vague a été repoussée, annonça Xuven à la cantonade. Les pourpres ont mordu la poussière. » Un silence éberlué accueillit ces paroles. Les vétérans au visage rude, sculpté par le vent des Canyons ou celui des Steppes, étaient indécis. Les traqueurs plus jeunes et moins burinés s’avéraient nombreux à afficher leur scepticisme. Xuven demeura quelques instants immobile. Puis il pivota vers un hevelen de haute taille, arborant une tignasse rousse. L’individu venait de dévaler les marches après s’être glissé à l’intérieur du poste de garde. Il hocha la tête pour confirmer. « Aoles est grand ! » s’exclama l’un des guerriers. Tchulen Poindivoire se tourna dans sa direction avec irritation, mais le cri fut repris par d’autres. Bientôt, le corridor de la Porte des Canyons résonna des vivats et acclamations. Des doigts se pointèrent vers les cieux, et plus d’un crâne s’inclina révérencieusement au passage de l’un des nouveaux algams. Ces derniers recouvraient de leur ombre les traqueurs avant de regagner avec virtuosité de l’altitude. Une fois de plus, Xuven se garda de montrer sa satisfaction. Même avec l’aide des fils de Shalgam et des shamans supplémentaires déposés sur les lieux, la bataille était loin d’être terminée. Il s’avança vers les maîtres du vent fraîchement arrivés pour les compter. Les huit premiers allèrent sur ses ordres se poster derrière des meurtrières de chaque côté de la Porte. Les autres s’avéraient plus nombreux qu’il ne l’avait escompté, ce dont il remercia Aoles. Il s’approcha d’eux pour leur communiquer ses instructions. Jalguen s’agita derrière sa meurtrière. Evasée aux extrémités supérieure et inférieure, celle-ci était l’une des rares de la Porte à offrir une vue en plongée aussi bien qu’en hauteur. Sur les flancs, en revanche, le champ de vision se révélait aussi frustrant qu’ailleurs – l’œil se heurtait aux parois. Perchés à une vingtaine de pieds comme ils l’étaient, seul le Signe d’Aoles pouvait donner l’assurance que rien ne bougeait. Jalguen n’invoquait cependant le pouvoir du dieu du vent qu’avec parcimonie. A en juger par les centaines de silhouettes hostiles se regroupant hors de portée d’épine, la bataille risquait

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VENTS CONTRAIRES d’être longue et rude. Nombreux étaient les halos écarlates des nylevs dans cette armée hétéroclite. L’effluve de nouveaux venus émergeant dans l’escalier de l’étroit corridor le fit se redresser. Parmi les shamans arrivés en renfort, Nuylen, Akleren et Huxjen n’étaient pas de ceux qu’il attendait. Tous trois proches du précédent Thaumaturge, Eloan Aenes, ils s’étaient fait un malin plaisir de se dresser contre ses avis à chaque conseil de la Confrérie. Jalguen leur fit signe de gagner leur poste aux côtés des archers esseulés. Ces derniers se chargeraient de leur communiquer les récents événements. Pour sa part, il n’entendait pas leur signifier sa nomination en tant que Haut Frère du Vent. L’heure n’était pas aux petites revanches personnelles, aussi savoureuses pussent-elles être. Ce sacré briscard de Xuven avait sans doute cru lui jouer un bon tour en l’élevant à cette dignité. Il ne se doutait pas à quel point la position avait fait l’objet d’intrigues et de bassesses. Eloan n’avait pas hésité à se servir du titre pour manipuler les shamans les plus puissants, les honorant puis les destituant selon son bon plaisir, s’amusant à provoquer haines et rancœurs. En réalité, sous son règne, le véritable Haut Frère du Vent n’avait été autre qu’Isiven Aenes, le propre frère du Thaumaturge. Jalguen ne se sentait quant à lui pas l’âme d’un pantin. L’officialisation de sa charge serait un message fort pour les maîtres intrigants comme Nuylen, Huxjen ou Akleren. « Maî… maître ! fit l’archer au corps râblé qui l’avait relayé derrière la meurtrière. Là… là ! » Jalguen se précipita, bousculant le traqueur au passage. Les rangs ennemis s’étaient ouverts, livrant passage à quelque chose de bien plus haut que les plus grands des malians. Malgré la distance, la teinte rouge sombre de sa carapace était bien reconnaissable. S’il n’avait fallu que cela, les ondoiements caractéristiques de sa reptation le distinguaient entre tous. Le valnys approchait. Entouré d’une vingtaine de silhouettes ardentes lui arrivant à peine à la taille, il s’était détaché de la masse de membres grêles brandissant des armes de silex ou d’ambreroche. Il s’avançait, le buste fièrement dressé, ses tentacules s’agitant sous lui. « Par les tripes de Cilamon », marmonna Jalguen. Il se tourna vers le traqueur. Comme les autres

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CHAPITRE DEUX défenseurs – et Jalguen lui-même – l’archer avait contemplé à distance les ravages causés dans les rangs ennemis par l’envoyé de Valshhyk. Lui aussi devait se douter que si une créature pouvait faire basculer le sort de cette bataille, c’était bien le valnys. « Va chercher Xuv… le Grand Thaumaturge et préviens-le. Vite ! » L’archer hocha la tête. Il vida les lieux avec un empressement qui ne devait pas venir de sa seule volonté d’exécuter les ordres. « Les autres ! gronda Jalguen. Il est capable de lancer deux boules de feu simultanément. Je veux deux shamans pour chacune de ses mains. Même chose que tout à l’heure, vous projetez le Poing de Vent sur les boules pour les détourner ou les repousser. Ne vous occupez pas des nylevs ! Ils ne sont pas de taille à nous atteindre. » Il n’était pas sûr de croire en ses propres paroles. Les monstres essaieraient de faire fondre la roche de la Porte. Peut-être même tenteraient-ils de l’escalader… Qui pouvait dire de quoi étaient capables les créatures de feu ? On n’en avait pas combattu depuis des siècles… Il s’efforça de chasser ses doutes. Commander impliquait de faire des choix, et jusqu’à présent, la tactique de Xuven s’était révélée payante. Le valnys était le plus puissant de leurs ennemis, il importait donc de contrer ses attaques en priorité. Aussi simple que cela. Ignorant le sombre pressentiment qui lui oppressait la poitrine, le nouveau Haut Frère du Vent s’élança le long du corridor en direction de la muraille Nord. Là, il répéta, haletant, ses instructions à Greguen. Lorsqu’il revint à son poste quelques instants plus tard, les yeux de braise du démon de lave apparaissaient plus nettement. Sur le pourtour des épaules, des interstices laissaient entrevoir un éclat ardent. Les crocs sur son torse reflétaient la lumière d’Astar. Jalguen abaissa le regard. Véritables flammes vivantes, les nylevs avaient entamé autour du monstre une gigue infernale. Ils semblaient se réjouir par avance d’un festin dont ils allaient se repaître. Sur leur passage, les lichens de la steppe noircissaient, transformés en cendres avant même d’avoir pu s’embraser. Devant le spectacle démentiel, devant les prunelles incandescentes du valnys, ravagées de folie meurtrière, la certitude de la défaite pointait, la vanité de toute résistance se faisait évidence. L’un des shamans aux côtés de Jalguen le considérait avec inquié-

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VENTS CONTRAIRES tude. Il fit effort sur lui-même pour redresser les épaules. « Tenezvous prêt ! tonna-t-il. Ne vous laissez pas intimider ! Ayez foi en Aoles ! En restant unis, nous les repousserons ! » Le valnys avait désormais franchi la limite où les pourpres avaient libéré leur magie ravageuse. Il devait bien faire quatorze pieds de haut, et ne faisait pas mine de ralentir. Ses tentacules – un foyer en mouvement – glissaient inexorablement sous lui. Il progressait moins vite qu’un nidepoux bondissant, mais à plus vive allure qu’un hevelen à la course. Jalguen crispa les mains sur le rebord de la meurtrière. Devait-il encore le laisser approcher ? Il maudit intérieurement Xuven de les avoir abandonnés en lui confiant l’écrasante responsabilité. Il lui semblait l’avoir fait rechercher une éternité plus tôt. Qu’est-ce qui pouvait bien le retenir ? Le démon poussa soudain un grondement à éclater la roche. Jalguen tressaillit. Lorsque ses battements de cœur se furent un peu calmés, il détailla le valnys avec acuité. Il y avait eu de la douleur dans ce cri. Le monstre s’était enfin immobilisé et levait la tête vers le ciel. Jalguen vit alors s’abattre par l’arrière un éclair fauve. Un rostre se planta dans le crâne abject. L’algam agita ses vastes ailes et parvint à retirer son appendice effilé à temps pour échapper au battoir géant du démon. Un deuxième puis un troisième algam, eux aussi sans Cavalier, fondirent à leur tour sur la cible. Deux rostres supplémentaires s’enfoncèrent au sommet du crâne. Pris au dépourvu par les trajectoires croisées, le valnys brassa l’air avec frénésie. Déjà, les enfants de Shalgam reprenaient de l’altitude. Ils sortirent du champ de vision de Jalguen. Le colosse de lave ne demeura pas longtemps impuissant. Il fit apparaître de longues lanières de feu dans ses mains, et commença à les faire tournoyer. Des craquements secs accompagnaient chaque mouvement, comme si l’air eût voulu protester contre la torture infligée. En un instant, Jalguen prit sa décision. Il se tourna vers ses frères du vent. « Que les archers se préparent à tirer ! ordonna-t-il. Les autres ! Derrière eux ! Vous allez accélérer les flèches ! Abattez-moi ce monstre ! » Aucun des archers ne réagit. Ils semblaient pétrifiés de terreur, ou

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CHAPITRE DEUX bien sur le point de s’enfuir. Il y eut alors comme un coup de tonnerre, puis un second. A chaque fois, le valnys tressaillit. Jalguen reconnut l’impact de Poings de Vent en provenance de la façade nord. Greguen avait donc résolu d’outrepasser ses ordres, à moins que certains de ses shamans n’aient pris sur eux de le faire. Le valnys, cependant, accorda à peine un regard aux importuns avant de relever le menton. Des explosions retentirent en hauteur. Les pourpres survivants s’étaient décidés à protéger leur allié. Jalguen eut beau scruter les cieux, il n’aperçut aucun algam touché. Cela ne voulait évidemment pas dire grand-chose, étant donné l’étroitesse de sa meurtrière. Les défenseurs de la Porte se ressaisirent eux aussi. Les premières flèches filèrent vers le monstre. Elles s’enflammaient à son contact, mais leur impact lui fit exhaler un grondement. Jalguen n’y tint plus, et visant la tête, libéra à son tour une formule. « Halneven ! » De nouveau touché, le monstre eut un mouvement de recul. D’autres traits encore se fichèrent sur sa carapace, en provenance de la muraille nord. Le valnys poussa un grognement guttural. Ses fouets claquèrent en direction des meurtrières, puis l’abomination reprit ses reptations. Le sang de Jalguen se glaça. « Continuez ! vociféra-t-il. Mais cette fois, visez les tentacules ! Les tentacules ! » Les archers lui obéirent, et les shamans derrière eux firent une nouvelle fois appel au pouvoir d’Aoles pour accélérer les épines. Si la plupart des projectiles manquèrent leur cible, ceux qui l’atteignirent le ralentirent à peine. Les parties du monstre touchées étaient agitées de soubresauts et bientôt, beaucoup trop tôt, les glissements inexorables reprenaient. La sueur coulait sur le front de Jalguen, s’accumulait le long de ses épais sourcils et dégoulinait sur ses joues sans qu’il en eût conscience. « Par tous les crottins de nidepoux ! hurla-t-il. Utilisez le Courant glacé d’Aoles ! Nous devons unir nos forces pour l’arrêter ! Maintenant ! » Joignant le geste à la parole, il prononça la formule en tendant son noueux. Les autres maîtres du vent ne tardèrent pas à l’imiter. Presque aussitôt, les lanières enflammées disparurent des mains du valnys.

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VENTS CONTRAIRES Il n’y avait pas de quoi crier victoire, toutefois. En dépit des courants à chaque seconde plus puissants, le monstre avançait toujours. Son odeur de braises, de cendre et de mort se faisait plus forte. Il parvint irrésistiblement au pied des murailles. Les exclamations terrifiées des shamans et traqueurs retentirent dans le corridor. La plupart ne voyaient plus le démon, ne bénéficiant pas comme le Haut Frère du Vent d’une meurtrière évasée vers le bas. C’était inutile. Les indescriptibles effluves de brûlures jamais refermées, les effluves de la folie se répandaient. « Un archer ici ! ordonna Jalguen. Les autres, recul… » Une flamme s’engouffra dans l’une des meurtrières, et l’un des tireurs, hevelen au large front et aux solides épaules, qui n’avait pourtant pas attendu l’ordre pour se reculer, se transforma instantanément en torche vivante. Son hurlement fut atroce mais ne dura pas. Le gaillard fondit littéralement sous les yeux effarés de ses compagnons. La vapeur de son sang se diffusa le long du plafond, et une odeur de brûlé à vous retourner les entrailles se répandit. Jalguen capta alors du coin de l’œil un mouvement en contrebas. Le valnys venait de jeter quelque chose. Cloué sur place, glacé d’horreur, il contempla l’endroit où s’élevaient encore quelques flammèches dans le corridor, là où s’était tenu l’archer. En provenance de la meurtrière, une forme écarlate, d’abord comprimée, mince et ténue, puis plus épaisse, se fraya un chemin. D’où il se trouvait, Jalguen pouvait sentir la chaleur qui s’en dégageait. Les craquements de l’air martyrisé se firent entendre avec une force accrue tandis que les langues de feu se déployaient. « Un nylev ! » Son cri s’était bloqué dans sa gorge, transformé en un lamentable couinement. Il leva son noueux en tremblant, ne se faisant aucune illusion. Ses frères et lui n’en avaient plus pour longtemps. L’algam s’était d’abord éloigné de la Porte. Il avait survolé une zone semée de pitons rocheux, avant de reprendre la direction approximative de l’entrée des Canyons. Le long de l’un des Monts Infranchissables, le prodigieux oiseau avait enfin trouvé son courant ascendant. Enserrant de ses bras la taille de la Cavalière du fils de Shalgam, Xuven ne pouvait qu’admirer l’habileté de leur compa-

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CHAPITRE DEUX gnon. Celui-ci anticipait la moindre saute de vent, battant des ailes chaque fois que nécessaire, y mettant juste la vigueur appropriée. Il s’inclinait avec grâce pour tirer le meilleur parti des rafales les plus puissantes. En contrebas, l’on entrapercevait parfois certains des autres Cavaliers et shamans sur le dos des algams. Ils passaient si près des pentes vertigineuses ! Par moments, on pouvait avoir l’impression que les oiseaux y rebondissaient. L’air était glacé à cette altitude, mais Xuven n’en avait cure. Là, sur le dos du fils de Shalgam, le froid et la peur du vide le cédaient au sentiment de ne plus faire qu’un avec Aoles. L’expérience surpassait tout ce qu’il avait pu vivre jusque là. Il redevenait successivement l’enfant se lovant dans les bras d’un père tout puissant et ce père lui-même, pour lequel rien n’était impossible. Il était le maître du destin, et sa charge de Grand Thaumaturge, auparavant écrasante, lui semblait aussi légère que les plumes de l’algam. Le plan lui avait pourtant paru désespéré, au moment où il l’avait formulé devant les autres. En l’écoutant parler, les anciens fidèles d’Eloan n’avaient d’ailleurs pas caché leur incrédulité. Il s’était donc raccroché à son intuition. La bataille ne pourrait connaître une issue favorable s’ils se contentaient de défendre la Porte. C’était ce qu’attendait l’ennemi. Les serviteurs de haut rang de Valshhyk ne s’en tiendraient pas à quelques boules de feu tirées par les pourpres. Le valnys interviendrait. « Nul ici ne connaît l’étendue de ses pouvoirs », avait déclaré Xuven aux shamans. La plupart venaient à peine d’arriver en croyant avoir à se battre contre des malians. Leur peau cuivrée avait pour certains acquis une teinte verdâtre lorsqu’il leur avait fait état de la situation. Quelques-uns n’avaient cependant pas ajouté foi à ses paroles et l’avaient contraint à prendre son mal en patience le temps de se faire confirmer ses dires par les traqueurs. « Il est l’un des quatre serviteurs les plus redoutables de Valshhyk, avait-il rappelé. Cette sombre journée n’est pas encore terminée, et il a déjà consumé l’âme d’un des fils de Shalgam et vaincu les magiciens malanites les plus doués dans leur art. » Les frères du vent l’avaient contemplé avec terreur. Xuven se souvenait avoir vu une lueur de colère traverser le regard d’algams perchés les ailes repliées, en retrait. « Si une fois

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VENTS CONTRAIRES encore, nos alliés acceptent de nous aider, avait-il poursuivi avec un geste du bras dans la direction des imposants oiseaux, nous aurons moyen de leur permettre d’exercer leur vengeance. Je vous préviens, c’est un recours extrême. Seuls les plus accomplis parmi les nôtres, les plus déterminés devront m’accompagner. » Xuven se frotta la barbe contre sa pelisse de nidepoux. Du givre s’en détacha. Il ne sentait plus ses oreilles, pourtant soigneusement graissées, à l’instar de toutes les parties à l’air libre de son corps. Le vent mugissait, sifflait ou rugissait tour à tour. Les contreforts rocheux se noyaient par endroits dans des brumes verdâtres. Mieux valait ne pas se demander comment l’algam et sa Cavalière pouvaient être sûrs de ne pas se heurter à une quelconque saillie surgie à l’improviste du brouillard. Le vert manteau de la neige apparut tout à coup sous les ailes du grand oiseau. D’abord abrupte, la pente du glacier s’adoucit vers le sommet. Un épais nuage paraissait vouloir frôler la montagne, à quelques centaines de coudées à peine. Comme l’algam entamait sa descente, Xuven revit la Porte et ses alentours. Une silhouette venait de se séparer du corps des forces de Valshhyk – il n’eut pas le temps d’en apercevoir davantage, car ils se posèrent. Xuven glissa au sol. Ses bottes s’enfoncèrent dans la neige. L’algam et sa Cavalière s’élancèrent aussitôt, le laissant seul. Il demeura figé un bref instant. Il avait des difficultés à faire pénétrer l’air glacial dans sa poitrine. Ce domaine était l’un de ceux où nul hevelen n’avait jamais mis les pieds. Peut-être était-il réservé aux dieux. Xuven fit quelques pas en haletant dans les bourrasques cinglantes. Ses narines palpitantes ne lui renvoyaient que l’odeur du froid, de la roche et de la glace. Il s’agenouilla et enfila ses moufles au contact du sol. Il avança ainsi, comme un animal, dans la neige durcie en profondeur. Aussi vite qu’il le pouvait, il se rapprocha du bord de la falaise. Là, il agrippa de ses doigts gourds la crête surmontant le précipice, et pria pour que l’une des rafales ne l’entraîne pas dans une chute mortelle. Ce n’était pas tant les milliers de pieds le séparant de la steppe qui l’effrayaient, mais plutôt le sentiment d’avoir fait intrusion en un lieu trop sauvage et grandiose pour que la vie y fût permise.

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CHAPITRE DEUX La silhouette détachée du gros des troupes et se dirigeant vers la Porte était comme il l’avait redouté celle du valnys – ses ondulations ne pouvaient tromper, même à cette distance. L’escortaient une poignée d’étincelles rougeoyantes à peine visibles. Des nylevs, sans aucun doute. Xuven plissa les paupières. Réduite par l’éloignement, la Porte n’était plus si imposante. Elle paraissait avoir bien résisté aux différentes attaques. Certains pans étaient certes noircis, mais la structure elle-même avait à peine été entamée, à ce qu’il pouvait en juger. Il en allait de même pour les murailles de part et d’autre. Celles-ci se prolongeaient jusqu’à se fondre dans les montagnes, si bien que l’on ne pouvait distinguer ce qui était naturel de ce qui avait été aménagé par les krongos. Un battement d’ailes le fit se retourner. Un à un, les algams se posaient puis repartaient aussitôt. Les autres shamans ne tardèrent pas à le rejoindre, le dos courbé et se tenant par la ceinture. Il ne les connaissait pas tous, mais parmi eux il y avait Slakan, ses cheveux bouclés plus grisonnants que jamais, et Mielunen, dont l’écharpe en laine de linguilis devait au bas mot tripler le volume de son cou de galcyne. Le nuage épais en surplomb de la Porte des Canyons masquait la montagne à l’extrémité opposée, où devaient se trouver les cinq derniers maîtres du vent, si aucun n’avait chuté. Mielunen se pencha vers l’oreille de Xuven. « Vous aviez raison, maître. Aoles est avec nous. Le père des hevelens nous a envoyé un nuage. » Xuven acquiesça, le visage sombre. Il força la voix pour couvrir le mugissement du vent. « Il est suffisamment long, mais le vent le pousse assez vite. Le temps nous est compté. » Il les fixa tour à tour. « Rappelez-vous. Il nous faut des courants chauds et humides. Deftyen et les autres s’occuperont des courants secs et froids. – Comment saurons-nous si le second groupe est bien en place ? Nous ne pouvons pas les voir ! » La voix aigrelette appartenait à l’un des blancs-becs que Xuven ne connaissait pas. « Nous le saurons, bougonna-t-il, si le sortilège réussit. » Il dirigea son regard vers la steppe. Le valnys n’avait pas interrompu son avancée. Le démon paraissait bien décidé à rejoindre le bas de la Porte. « Allons-y, à présent ! tonna-t-il. C’est le moment de vérifier

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VENTS CONTRAIRES si Aoles est vraiment avec nous. » Etait-ce l’altitude ? Le déferlement du vent ? Ou bien l’exaltation de l’instant ? En tendant son noueux en direction du nuage, Xuven sentit au travers de sa moufle le bois de cilamen chargé d’un pouvoir bien supérieur à tout ce qu’il avait pu contenir jusque là. Il entama l’incantation sacrée. Son ancien maître Stenlen Milempas lui avait fait promettre de ne l’utiliser qu’en ultime recours – le moment était venu. Les autres l’accompagnèrent, brandissant aussi leur noueux, le visage ravagé par l’angoisse, les yeux brillant d’une folle étincelle. Ils étaient douze en tout, six de chaque côté. Un shaman isolé n’avait aucune chance de réussir à façonner les courants nécessaires. Les rafales giflant le faîte de la montagne se firent plus nombreuses et violentes. Xuven crut que ses pieds allaient se détacher du sol. Le sortilège ressemblait au Signe d’Aoles en ce qu’il permettait d’identifier dans un premier temps la nature des courants, et de les trier. Mais le vent leur parvenait avec dix fois plus de puissance ! Xuven sentait son visage déformé par l’invincible flux, ses cheveux et son manteau tirés en arrière. Il s’agrippait de la main gauche tout en continuant à brandir son noueux. Il devait laisser passer les courants froids et secs pour s’approprier ceux humides et chauds, les condenser, puis les rejeter avec plus de force en direction du nuage. Ses yeux pleuraient, c’était à peine s’il réussissait à distinguer l’objectif. La colonne d’air déchirait le nuage. Des éclairs illuminèrent brièvement celui-ci. Le son du tonnerre vibra, tout juste perceptible dans le mugissement ininterrompu. Durant d’interminables instants, Xuven ne rencontra cependant aucune résistance. Il jeta un regard désespéré vers le seuil de la Porte, où le démon se tenait à présent. L’armée de Valshhyk s’était rapprochée à sa suite, profitant de ce que l’attention des défenseurs fut focalisée sur le valnys. Au moment où il l’appelait de ses vœux avec le plus de ferveur, il le sentit. Le contact. Les courants accumulés par lui et ses frères venaient enfin se heurter à d’autres. Les éclairs se déchaînèrent à l’intérieur du nuage, et une trombe d’eau glacée s’abattit sur les shamans. Les vents rugissaient, grondaient férocement. Arrachée de la montagne, la neige tourbillonnait. C’était miracle si Xuven et son groupe n’avaient encore été projetés dans l’abîme. Lui et les autres

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CHAPITRE DEUX continuaient à tendre leur noueux malgré tout. Il le fallait. Sinon, le vortex en cours de formation leur échapperait et irait à coup sûr dévaster les rangs des leurs. La tornade naissait en effet, prenait volume et consistance. Elle se déroula jusqu’au sol. Les flammes vivantes autour du valnys furent subitement aspirées à la verticale. Certains de ces nylevs s’étirèrent démesurément, leur bouche déformée d’un ultime cri d’agonie. D’autres se résorbèrent presque aussitôt, et leurs restes consumés s’enroulèrent le long de la colonne d’air. Le démon majeur, quant à lui, tenait bon. Xuven prit peur en entrapercevant sa silhouette, les jambes fléchies à la base de la tornade. Ils ne pourraient plus maintenir celle-ci au même endroit bien longtemps. Ils allaient devoir libérer l’immense colonne d’air, monstre rugissant, sous peine de ne plus la contrôler et de la laisser répandre à son gré dévastation et chaos. Et soudain, la fantastique carcasse s’éleva. Un instant avant que Xuven ne communique l’ultime impulsion pour éloigner la tornade, le valnys fut soulevé, bras écartés et tête rejetée en arrière. Xuven dut cesser de s’agripper pour tenir son noueux à deux mains et commander aux vents de se déplacer. Les autres shamans suivirent le mouvement. Le colosse de lave disparaissait et réapparaissait, tournoyant toujours plus haut. Puis, son corps se désolidarisa de la gigantesque trompe. Il fit une chute de plusieurs centaines de pieds dans la steppe, et le sol se craquela autour du point d’impact. Etendu de tout son long, le valnys demeura immobile. La colonne tourbillonnante poursuivait son chemin, hors de contrôle. Sinistan avait commis une erreur en ordonnant à son armée de rallier la Porte. Cadavres, guerriers vivants en armure, shamans et nylevs sur le passage de la tornade furent emportés, aspirés par elle. Les autres étaient projetés, balayés. On aurait dit un doigt géant se promenant dans un jeu de quilles. Sur le sommet de la montagne où se tenaient Xuven et ses compagnons, le vent était presque tombé, comme épuisé de tant d’efforts. Plusieurs des shamans gémissaient ou haletaient, le teint si blême qu’on pouvait croire tout le sang retiré de leur corps. Dans la plaine, la tornade poursuivit inlassablement son œuvre de destruction avant de perdre de sa force, et de se muer en ultimes bourrasques furieuses. Puis, le calme s’y installa à son tour.


Livre et ebook complets disponibles sur le site : http://emlguillot.free.fr/ Et chez les distributeurs en ligne : Amazon - La Fnac/Kobo - Chapitre.com (juin 2013)


La grande traque avait commencé, et les hevelens étaient le gibier. Quand se conclurait-elle ? Et comment ? Impossible de le prédire. L’armée de Malia vaincue, les forces de la Destruction font le siège de la Porte des Canyons et se répandent dans les Steppes Venteuses. Pour chaque enfant du vent ou de l’eau capturé et précipité dans la Grande Déchirure, c’est un nylev, un être de feu qui naît. Pelmen, Laneth, Lominan et Elisan-Finella doivent convaincre les krongos de se joindre à leur lutte désespérée. Mais les êtres de pierre ne sont qu’une poignée, et plus rien n’entrave Valshhyk, l’Immolé… Les Flammes de l’Immolé est le troisième et dernier tome du cycle d’Ardalia, roman de science-fantasy.

Prix : 24 euros ISBN : 979-10-90571-19-8 Version ebook : 4,49 €


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