Texte d’orientations Caraïbes renaissante initiative Juillet 2017 Emmanuel, Fabrice, Serge, Max1,
écoute des flux, dérèglements et transitions L’écoute des flux, des dérèglements et transitions est le manifeste d’une sorte de tectonique de la relation à l’œuvre qui invite ceux qui se reconnaissent dans le cheminement proposé par ce texte miroir à dire urbi et orbi que nous voulons entreprendre autre chose. Chaque contribution des sans État, chaque pensée archipélique en réplique à l’ordre de la mondialisation construit ce projet des gens d’un Nouveau Monde, celui de faire éclore de nouveaux territoires de paix... Une utopie réaliste que forme l’expression naissante de la pensée des sans État. Passons des discours funèbres (qui entourent le déplacement du monde) à la renaissante initiative ; dissipons l’oraison pour ouvrir le chemin d’horizons. (Janbé mach lorézon Pou ouvè chimen lorizon)
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« Derrière tout savoir, à l’arrière-plan de toute connaissance, ce qui est en jeu, c’est une lutte de pouvoir ». Michel FOUCAULT « Toute pensée archipélique est pensée du tremblement, de la non-présomption, mais aussi de l’ouverture et du partage. Elle n’exige pas qu’on définisse d’abord des fédérations d’États, des ordres administratifs et institutionnels, elle commence partout son travail d’emmêlement, sans se mêler de poser des préalables. » Édouard GLISSANT
Celle que l’on n’attendait pas… Pas de vagues… c’est en ces termes convenu et impératif que l’on pourrait lire ou interpréter les consignes que se transmettent les préfets de la république sous nos horizons. Gouverneurs du milieu, ils ont été. Juges de paix civil et social, ils ont à administrer un mouvement de fonds dans un exercice d’équilibrisme stressant ; le retrait sur la pointe des pieds d’un État qui ne peut plus être providence. En reflux, l’illusion de la décentralisation. Et puis est venu le temps des tournes en rond où se concentrent les déchirements fratricides. Au point qu’une lame de fond, celle que l’on n’attendait pas, a atteint son paroxysme en inversant de manière brusque la courbe démographique.
1 Les auteurs remercient vivement Rabab, pour leur relecture, ainsi que tous les autres intervenants qui ont contribué à la mise en forme et à la
présentation finale de ce texte, trop nombreux pour être cités ici.
2 Pourquoi partent-ils tous ? s’interrogent les anciens dans un pays dominé par le déni. Résultat, une société immobile, une société en régression démographique, une société qui doute. Mais fautil vraiment dans ces conditions juguler la fuite de nos jeunes ? Il serait urgent d’élaborer non pas un énième plan quinquennal de développement post électoral, mais un projet de société collaboratif qui s’attaque aux vraies causes de la mise entre parenthèses de notre émancipation. Mais avons-nous vraiment envie de rendre attractifs nos territoires ? On nous annonce maintenant une autre vague : celle des transitions indispensables. De quelles transitions parlent-ils ? Celles des banquiers bien sûr qui doctement se penchent au chevet des économies ultramarines, d’outre-mer ou ultrapériphériques. Ou bien celles des sans État, c'est-àdire le grondement des printemps de ceux qui veulent se raccorder au monde pour l’apprivoiser (et non le dominer) ou pour mieux vivre. Les transitions qui nous concernent chercheraient plutôt à savoir comment, en dépassement de la logique de l’avoir, consommer le monde dans une économie du partage ; comment, en dépassement de la topique de l’un-indivisible, œuvrer à l’autonomie équitable des territoires ; comment, en dépassement de la pulsion des egos, faire s’épanouir la multi appartenance et la multi citoyenneté.
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Des transitions indispensables : lesquelles ? Alors que nous cherchons dans des idées nouvelles un moyen de se sauver, de sortir de l’immobilisme désespérant qui enveloppe ici de façon sournoise tout désir d’entreprendre, nous sommes encore contraints à une relecture de nos trajectoires. Déracinés, nomades forcés, par soumission ou nécessité, avons-nous oublié que nous sommes nous aussi des descendants d’un terrible voyage vers l’inconnu ? Au temps de nos premières libertés,
l’accès au progrès et l’amélioration de la santé reproductive étaient le commun départ des stratégies de survie qui fondent nos aptitudes d’aujourd’hui. Puis vinrent l’exode rural et l’illusion des retours à la case départ. De nos jours encore, l’émigration choisie qui pille les ressources humaines en provoquant la fuite des cerveaux des territoires affaiblis. Autant de déplacements orchestrés et soumis à des tentations répétées de génocides par substitutions. Bien après, tous ces voyages se poursuivent dans l’errance des diasporas. Les migrants paient toujours d’un lourd tribu leur tentative pour sortir de l’indigne, la recherche et l’accès au mieux vivre. Tous ces allers venus donnent du sens aux transitions qui nous affectent. Une mémoire commune et vivace d’ambitions en souffrances. Mais avonsnous finalement connu une autre trajectoire historique que la transition ? * L’essence des diasporas ce qui reste du rejet, de l’intégration et des résistances des différentes migrations à la dilution, est une force résultante imprévisible, inexploitée sur le plan économique. Cette force invisible occupe des territoires flottants. Elle projette des doubles de sociétés qui ont d’abord une tentation binationale, mais dont la raison d’être devient autonome et communautariste en quelques générations selon qu’elle aura été exposée avec plus ou moins de réussite au rejet ou aux rouages de l’intégration. Ainsi pourrait succinctement se décrire la naissance de nations sans état. Et l’époque actuelle qui voit l’émergence de ces territoires flottants n’est pas moins sournoise qu’avant. Elle répète autrement les mêmes vanités, crée autant d’illusions de liberté. L’inventaire des avoirs inclassables, du génie des lieux fragiles et éphémères dont se sont dotés les migrants, de la parole insoumise à l’ordre des langues, n’est une priorité pour personne. Combien de terres sacrées seront détruites avant que ces nations s’épanouissent ? * Emportés par le mouvement, par le déplacement, les migrants ne sont pas préoccupés par la dispari-
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3 tion des patrimoines de diversité qu’ils véhiculent... Alors que nous courons tous un risque d’errance absurde dans l’abîme des réseaux sociaux si nous ne fondons pas une autre politique de la relation, intense et capable de maintenir toujours plus de diversité. Ce risque devient critique si nous ne faisons pas de l’espace numérique un degré supplémentaire de liberté, de relation choisie, un espace de multi citoyenneté responsable. Dans leur effort désordonné de mise en relation, les diasporas renseignent. Les flux (éducation, normes, commerce, langages) d’énergies relationnelles que ces microsociétés réussissent à dompter confirment tout à la fois la remarquable constance des lois d’échelle et l’importance des nouvelles chaînes de « vivre ensemble » à partir de lieux multiples d’existence et d’appartenance. Et par la réalité multipolaire des formations de ces citoyennetés, se déploie une toile qui décloisonne les tribus de tous continents en reliant un plus grand nombre de leur histoire, plus en profondeur par la privatisation des relations. Même si le déplacement du monde ne concerne que 3 % de la population mondiale.
* Par la contrainte due à l’éloignement et à l’exclusif économique, nos territoires périphériques ont produit des insularités qui ont elles aussi révélé un souffle impertinent de résistance. Leurs forces invisibles ont trouvé par hasard comment habiter le monde, se dilater, se disperser sans se déliter ou disparaître. Ces périphéries demeurent toutefois des petits mondes à qui l’on demande d’être aussi performant que des civilisations millénaires ; alors qu’elles ne sont pour l’heure que des territoires aimants, encore flous que nous avons peur d’habiter parce qu’elles n’ont pas de frontières, de dis-
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Pour la plupart des théories de l’apprentissage comme pour l’observateur ordinaire, ce qu’on appelle apprentissage ne peut se faire qu’en accomplissant une action et en faisant l’expérience de ses conséquences. Albert BANDURA ne rejette cette évidence, mais il observe avec pertinence que cette vision très consensuelle ne recouvre pas toute la réalité de l’apprentissage. Pour lui, ces apprentissages par expérience directe surviennent en fait le plus souvent sur une base vicariante, c’est à dire en observant le comportement des autres et les conséquences qui en résultent pour eux. Le fait de pouvoir apprendre par observation rend en effet les individus capables d’acquérir des comportements ou des savoir-faire sans avoir à les élaborer graduellement
tances. Ce sont des lieux d’expériences vicariantes2dont les logiques de formation reformulent les manières du « vivre ensemble ». Des territoires en mouvement qui redéfinissent la notion même de voisinage. Partout des accélérateurs, embrayeurs et propulseurs nouveaux composent les lieux de transitions que nous vivons et qui dirigent la mutation des rapports sociaux. Cette métamorphose des manières de vivre ensemble est la résultante d’une autre réalité qui noue ensemble la dilution des rapports sociaux de proximité, la dématérialisation des rapports humains, l’interdépendance et la faculté constante et féconde de passer d’un monde à l’autre. Imaginez alors ces territoires entrer en résistance parce que leur histoire a développé un sentiment de défiance à l’encontre de l’égalité : parce qu’ils pressentent que l’obligation d’autonomie qui attend chaque insularité devrait d’abord être une cause fédérale pour se protéger mutuellement du déficit d’échelle. À ce stade des transitions, la logique de rupture est bien obsolète. Anesthésiés, les douleurs de nos histoires ne sont plus des mobiles ni motifs à la rébellion ou à une lutte pour l’émancipation. Maintenant, nos peuples oscillent entre besoin de reconnaissance et l’envie de se diluer dans la démesure des métropoles. C’est pourtant en résistance qu’ils imaginent tout le temps une autre manière d’être, de murir et d’échanger. Ils cherchent une commune manière de rythmer et de dire le monde. Ils promènent inconsciemment leur néguentropie3 quotidienne souvent à fleur de peau, inconsciemment, partout où la diversité est menacée jusque dans des voisinages des plus insignifiants. Ils se préparent à relier la dispersion des diasporas pour charger d’énergies émotionnelles la transformation des micro-économies.
par un processus d’essais et d’erreurs affirme BANDURA, qui se démarque ainsi des thèses habituellement béhavioristes des Anglo-saxons. Pour BANDURA, l’expérience vicariante, c’est-à-dire l’opportunité de pouvoir observer un individu similaire à soi-même exécuter une activité donnée, constitue une source d’information importante influençant la perception d’auto-efficacité.
La néguentropie est utilisée en systémique comme synonyme de la force de cohésion. Norbert Wiener la décrit comme une traduction physique de l’information. 3
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4 Nous aurions voulu pouvoir déjouer avec eux le désordre mental que cette manière d’être engendre, dépasser l’angoisse que crée le changement accéléré des vivres ensemble, des régressions sociales face au désengagement d’État. Mais l’horizon des petits pays et de tous les territoires flottants s’est déplacé. Il couvre maintenant des nations sans état.
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Feuille de routes possibles On s’est aperçu que l’histoire des migrants n’est pas linéaire. Elle est d’ailleurs le point de départ de nouvelles complexités. Déjà, l’hybridation des cultures a une mémoire commune où se mêlent des sentiments complexes sur le rôle et la pratique de l’oubli. Et, ce commun, nuée d’histoires individuelles, est une résultante active supplémentaire. Ce cheminement laisse des traces qui convergent vers des territoires poreux à la fois lieux de l’oubli, lieux logistiques de nouveaux départs, lieux sources des transitions. Et, au milieu de ces trajectoires, des débats sur la réconciliation, la réparation, l’égalitarisme s’abiment en incantations. Des conciliabules qui ralentissent le cours des raccordements à plus d’humanité. Pendant ce temps le déplacement du monde, ce mouvement continu de mise en relation entre toute chose, se poursuit en volant notre jeunesse, notre joie parce que, lorsque le génie des lieux est méprisé, il n’y a plus d’horizon à imaginer. Oui, le champ du possible, notre espace à vivre, devient une constellation d’insularités qui se regroupe en village mondial d’intérêts. Toute société née des déplacements humains sur la planète est la résultante d’une hybridation des chocs du monde qui engendre des organismes génétiquement modifiés. Le corps social n’a pas échappé à cette évolution. * Les « sociétés orchidée » qui naissent de ce phénomène sont représentatives de nos trajectoires. Elles ont peut-être besoin de peu de choses pour survivre et créer des pluriels uniques. Car l’orchi-
dée est, par essence, un organisme génétiquement modifié. Sa beauté dépend du regard que les hommes posent sur elle. Nous aurions intérêt à nous attacher à la formation du regard, à sa présente métamorphose. L’abord de la nature et ses lieux, de nos liens avec le monde, de notre vision de l’avenir, mais aussi l’éducation du regard, tout se métamorphose. * Les transitions indispensables ne peuvent être celles décidées par le regard des autres. Soyons maîtres des ordres du jour. Faisons-en sorte de ne pas être exclus de l’essentiel des transitions dont font partie les luttes contre la pauvreté et le changement climatique, chez nous, à nos frontières comme de par le monde. Certes. Mais l’issue des chamboulements en cours dépendra de la mise en cohérence de nos comportements, des projets de relations, et pas seulement de nos indépendances de penser dans ce monde définitivement ouvert. À la réalité étendue et augmentée de nouvelles dimensions s’imposent un repositionnement collectif. Ce même espace commun partout — l’aplat des paysages —, cette même beauté pour tous, est occupé par l’agressivité des flux et la densité des ondes insaisissables qui le traversent au quotidien… Trop de flux bousculent peut-être les petits intérêts, déboussolent les gouvernances des territoires périphériques qui attendent encore les solutions venues des mondes anciens. Se crée ainsi une amertume de la mondialisation. Il y a une incapacité pour l’instant à localiser les retombées de ces flux et en retenir suffisamment de richesses dans le procès d’exploitation de nos lieux pour réduire les écarts de pauvreté. Tous ces flux à prendre en compte, toutes ces transformations sont chargées de dérèglements et de fragilités qui ajoutent à la complexité des mises en relation. N’allons pas opposer inutilement projet de société et dérèglements. L’important est de proposer une pensée du tremblement, celle qui organise une société de l’ouverture et du partage en désignant clairement la prochaine barbarie à combattre : l’intelligence artificielle si elle n’est pas régulée par l’hybridation des natures.
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5 La production d’un nouveau souffle politique pourrait ainsi se construire autour de la transmission de la mémoire des transitions humaines — c’est-à-dire le recueil, l’adaptation et la diffusion des technologies qui ont concouru à l’appropriation et à l’adaptation des « vivre ensemble » durant le parcours des diasporas. Nous aurions là aussi en effet grand intérêt à relier la dispersion de ces diasporas afin de maîtriser le phénomène de vicariance dans la transformation des micro-économies, en accumulant les initiatives entrepreneuriales, en renversant les termes d’appartenance. * On se plaint de l’usure de la modernité, on renvoie sur l’autre les responsabilités du vieillissement de nos paysages. On se connecte à l’artificiel des relations et on s’en remet à l’intelligence des plateformes d’informations et de services sans discernement critique. Il est absurde de projeter sur l’extérieur ou sur l’autre la cause de nos problèmes. Le risque d’embrasement est là où l’on vit du passé, où le besoin de reconnaissance des territoires flottants est écorché vif, là où prospère l’exclusion. Proposons un intervalle de confiance le temps de produire ce nouveau souffle politique. * Rappelons les stigmates de l’héritage des en allers en diasporas. De surcroît, ce que l’on appelle économie ouverte fait que se développe une société à mémoire courte avec une volatilité particulière des capitaux et des patrimoines dormants notamment les capitaux en déshérence et le patrimoine immatériel des collectivités locales. S’est installée dans nos territoires une société de l’immobilisme lorsque le patrimoine dormant ou en déshérence est devenu supérieur au patrimoine actif, qu’y a été encouragé l’intérêt, la rémunération, le détournement feignant le dos de l’oubli plutôt que parier sur l’audace et les retombées liées au dynamisme de l’activité. La déshérence c’est lorsque le patrimoine dormant habite de façon plus persistante toutes les dimensions des paysages. Ruraux et urbains. C’est l’expression d’une perte de confiance en soi et dans l’avenir.
Réparer, réactiver nos vielles routes, se rendre mobile à partir de l’écoute des flux, des dérèglements et des transitions qui affectent nos sociétés. Puis mettre en perspective nos énergies relationnelles en faisant des choix au risque de se tromper.
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EXPOSÉS AUX MUTATIONS S’il est vrai que les « Lazarets » ont disparu, que les mis à l’écart seraient plus humainement traité, qu’on ait voulu nous rassurer, nous les sans État, en postulant que nous n’étions plus ces damnés de la terre, il demeure que l’atomisation de nos relations avec le monde est remarquable. Des flux contraires mêlant désobéissances civiles et identités inabouties, besoins de reconnaissance et émancipations avortées, cristallisations sur des inessentiels et fulgurances incalculables, affolent toutes les boussoles et certitudes de ceux qui prétendent posséder ces territoires hors frontières. On ne sait pas en particulier où vont mener les dérèglements des sociétés insulaires cintrées et orphelines, arrogantes et enflées de certitudes. On a longtemps pensé que ce type de société née de l’hybridation génétique et culturelle, de chocs et de rencontres civilisationnelles terribles, disposerait tout compte fait d’un confortable potentiel de survie, mais surtout, au plus profond d’elle-même, d’envies insatiables de libertés et de conquêtes à partir de territoires et d’écosystèmes perclus d’exceptions. Mais, avec le changement climatique un peu plus versatile ces temps-ci, de vieilles peurs ont resurgi. Les cieux contrariés de nos inconsciences menacent. Pourtant ces chers microclimats divers et insaisissables ont toujours délimité les horizons de survie et de libertés, changeant d’un coup les notions de temps, limitant de manière aléatoire les façons de vivre l’environnement, de vivre l’attachement à la terre. Leurs excès ne sont pas si nouveaux ; et les gens d’ici savent faire avec tel stress environnemental qu’ils connaissent bien ou telle précarité qu’ils n’associent pas nécessairement à la pauvreté. C’était aussi, pour tous, une façon de vivre avec le génie de sa terre.
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6 * Depuis, parce qu’ils sont encore les plus exposés aux conséquences des phénomènes climatiques et parce que l’occurrence des désastres est de plus en plus élevée, les plus pauvres décrochent partout. Ils n’en peuvent plus de tant d’efforts pour survivre à chaque perturbation climatique, pour reconstruire et tenter une énième fois avec les générations futures de sortir de l’indigne et de la précarité. Ces laissés pour compte ne se sentent pas vraiment concernés par une époque où la multiplication des facteurs de risques s’accompagne d’une forme d’accélération du temps. Ils ne distinguent pas ces lieux où « les hommes détruisent bien plus et bien plus vite leurs écosystèmes, les sols, les forêts, l’eau et les poissons que la terre ne peut les régénérer »4. Ils se laissent porter au gré des flux du mal-être, par l’opportunisme des dérèglements, la peur de l’audace, l’exploitation irresponsable de leur bien commun, l’aveuglement du court terme. * Mais la précarité et la pauvreté, quelle que soit la puissance de leurs ressorts, ne peuvent seules justifier ces actions destructrices sur l’environnement ni légitimer la perte de contrôle sur la gestion de la biodiversité ce bien commun si précieux . Le grand mal de notre histoire contemporaine est moins l’ignorance des plus pauvres et la fracture du savoir (qui se creuse et maintient la pauvreté), que l’accumulation trop parcellaire du capital naturel disponible et des connaissances qui y sont liées du fait de l’érosion naturelle des biodiversités de chaque territoire dont nous n’avons finalement pris conscience que très récemment. * Malgré tout, l’espérance de vie augmente. Et si elle s’allonge ici aussi au-delà de l’attendu, c’est
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Claude TENDIL — l’assurance au service de l’environnement — in Risques. Les cahiers de l’assurance n° 64 5 Auquel il faudrait rajouter la notion de capital d’usage qui fait référence aux ressources créées à partir de la pratique, des us et coutumes qui deviennent constitutifs du patrimoine immatériel et font corps pour créer une identité
bien l’efficacité de certains termes du progrès social et technologique qui l’a permis. Certes la précarité aussi augmente. Certains prédicateurs des circuits courts pensent qu’il suffit d’organiser et d’entretenir par le biais du progrès technique le capital naturel disponible pour se nourrir et se soigner sur une durée déterminée. Cela voudrait dire sous nos latitudes retrouver les gestes pratiqués en jardin créole : élaborer, adapter, tenter l’hybridation, puis veiller à ce que le paysage devienne le reflet de la liberté. Ce recentrage écologiste demeure insuffisant pour déjouer la précarité si dans le même temps on ne se préoccupe pas de la transmission du capital naturel5aux générations futures. Et, il le sera encore moins si on n’établit pas une corrélation entre l’augmentation de l’espérance de vie et l’intensité du besoin de préservation des biodiversités ; une corrélation entre la réduction de la pauvreté et l’aménagement de biosphères nutritives ou soignantes. Il aurait fallu disperser ces dernières le plus équitablement possible, quitte à créer de nouveaux territoires hors frontières, hors sols. * Prenons bien toute la mesure de la précarité de ces mutations vers un nouvel état d’équilibre entre densité de population et écosystèmes. « Les petits mondes insulaires » dont nous faisons tous partie, n’ont jamais été autant agressés par la pollution des écosystèmes qui génère des pathologies aux prévalences anachroniques6, donnant souvent lieu à la révélation de corrélations extraordinaires à l’annonce d’une santé encore plus fragile et orpheline. Paradoxalement, les tentatives « d’ouverture » de ces petits mondes provoquent un autre type de confinement la mise à l’écart des migrants qui se nourrit de la fracture du savoir entre centre et périphérie ? Il y a alors ce geste réflexe de défense que constitue le repli sur soi, le temps d’un intervalle de défiance, et qui tente de se justifier par l’envie de fouiller l’antan et le désir d’exploiter le génie des lieux.
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(chlordécone et une possible corrélation avec le cancer de la prostate, etc.),
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7 Dans un souffle venant de l’intérieur de ses déracinements, l’insularité a raisonné en termes d’urgence : s’approprier les racines… d’abord africaines, puis celles d’appartenance au tout monde pour apprendre le contournement. Il y avait la volonté de relier toutes les mémoires composites de l’insularité ou des exils, exprimant ainsi le besoin d’une écosociété, le besoin d’inventer une nouvelle relation. Cependant, l’insularité a dû faire face à l’accélération du temps reliant le progrès technologique, social et économique à des pratiques de production sans scrupule. Elle a encore du mal à reconnaître le risque de la croissance ou de la décroissance, car la rencontre d’un coup avec le reste du monde a induit une intensification des risques bien plus stressante que celle des phénomènes extrêmes, en tout cas bien plus invasive. Le choix d’un « refuge » dans des écosociétés dont l’intention est de se fonder sur la diversité, sur la décroissance et l’assimilation d’une politique de survie peut s’expliquer par le diagnostic d’un corps social malade de son évolution artificielle. On peut décliner quelques symptômes : l’épuisement du progrès social, des indignations refoulées, l’inconsidération des politiques, la griserie temporaire des libertés octroyées, la fracture du savoir, les habilitations promises, et l’exil des jeunes qui ne supportent plus au nom du mimétisme, les horizons bouchés et autres sortes d’humiliations… Au nom du contrôle des pandémies, de l’effet contagieux des révolutions de printemps, du délaissement de la notion de voisinage, de nouvelles frontières et pas seulement imaginaires ont été érigés. Alors le vivre ensemble s’est complexifié en même temps que devaient se renforcer les interdépendances. Et la complexité de vivre à la périphérie s’exprimant par l’extrême porosité aux modèles de consommation, le vieillissement d’une communauté qui se croyait jeune à vie, le mal-être à fleur de peau, la peur de l’autre... * Mais en voulant s’épargner l’anxiété des frontières, cette insularité s’est appauvrie ; elle s’est privée d’une « culture de négociation », cet apprentissage collectif permettant de considérer les enjeux d’une société du savoir ou de la connaissance, autrement que par le rattrapage.
L’égalité qui avait été réclamée au nom d’un « raccordement à plus d’humanité » s’est transmuée politiquement en traitement accéléré des écarts de développement avec l’occident créant ainsi une société instable du fait d’un convulsif besoin de consommation. Le raccordement brut à grande vitesse a liquidé les espaces creux de l’insularité ne laissant pas de temps à la transmission des savoirs, à leur réinterprétation, aux rencontres, à la connaissance des formes de pensée autres. Cet apprentissage à marche forcée, à coups de progrès social sans économie d’échelle, provoque toujours des dérèglements, des écarts d’intégration, des court-circuit générationnels, du mal-être. Et la société instable qui en découle est inévitablement poussée à la pseudo-performance : faire démonstration de ses capacités d’innovation. Alors, en mutation, elle grossit, enfle et se décompresse sans direction, moralité ou humanité particulière. Cette mutation est animée d’une rivalité mimétique féroce ; elle a décrédibilisé toutes traditions, savoir-faire et confiance en soi. Et maintenant, cette « mutation dirigée » est elle-même en crise parce qu’il n’y a plus grand monde avec qui rivaliser. Les métropoles centres se sont dérobées. Elles doivent s’occuper de leur propre survie. C’est un incident de parcours. Et, ces espaces creux deviennent mafieux par désenchantement. Les enjeux sont donc considérables, tant sur un plan du traitement du stress environnemental que sur celui encore plus complexe de la reproduction sociale. * Et si l’urgence était finalement de couvrir les risques qui découlent des concentrations démographiques et de se concentrer sur les technologies destinées à la réparation des lieux-ressources pour nourrir et soigner le plus grand nombre ? Et si on devait travailler tout simplement à la prévoyance du capital naturel et de ses savoirs (le capital d’usage) afin d’en sécuriser la transmission ? Une politique de survie s’impose. Elle répond à l’obligation de former des interdépendances ; la première étant la mise en réseau des banques de biodiversité et de mémoires à partir de la connaissance des lieux et de la maîtrise de leur résilience
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8 catastrophe après catastrophe. Intégrer l’intensification des phénomènes extrêmes implique une reformulation de l’assurabilité du vivant. L’enjeu de notre époque est d’entreprendre la transformation en intelligence de tous les stocks uniques ou rares d’espèces du vivant et créer des nuages de mémoires (des « clouds » patrimoines de l’humanité) recensant la mise en relation de tous les génies des lieux remarquables ou insignifiants. Il s’agit de couvrir le risque d’effacement de nos connaissances liées aux transitions primitives. * Aussi la lutte contre l’exclusion du savoir7est selon nous le socle du manifeste ouvert pour l’autonomie, ce qui signifie que nous devons assumer les trajectoires composites de notre formation insulaire, reconstituer des flux de connaissance, intérioriser l’essentiel des mutations en mouvement, prendre en charge tous les dérèglements possibles de nos lieux de vie et de nos voisinages, pour établir une cohérence dans l’échange choisi entre territoires. C’est pourquoi le cri des archipels nous est si précieux. Il qualifie ainsi notre aspiration au mieux-être : « Faire de chaque territoire un poumon sain de la Terre, une tache bleue persistante dans le gris d’alentour, jusqu’à ce que le bleu gagne partout8. » Il désigne l’espérance dans le génie des lieux de chaque territoire, qu’il fût imaginaire, réel ou émergent.
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SUR L’ISSUE DU RATTRAPAGE
privilégié des indices de développement humain lié à son ultra périphéricité. Pourtant aujourd’hui, nous devons encore partir d’un point d’extrême indifférence, de l’insouciance des prédicateurs écologiques à bout de souffle, d’une menace de dilution des efforts d’un progrès social inéquitablement acquis, de l’insignifiance des pouvoirs locaux résultant des inconsistances du transfert de compétences des centres vers la périphérie. Résultat, la pauvreté des pays périphériques est plus épandue. * Ainsi, il nous faut rappeler un fort besoin d’éducation supplémentaire et de services lié à la transmission des connaissances et des savoirs sur le fonctionnement d’une République et sur les termes de la Démocratie. Face au dérèglement de nos processus d’éducation et de transmission des savoirs, il faut reformuler l’équilibre des temps, refonder la confiance et les repères. On se souviendra également qu’ici plus qu’ailleurs, la santé et le développement des populations en déplacement (migrants) font souvent l’objet de remarques sur certains aspects comportementaux spécifiques tels que la violence et la délinquance. Ce comportement est critiqué, parfois même criminalisé, sans que le contexte en soit bien explicité. Les nouvelles générations sont de plus en plus fortement préoccupées par la relation intergénérationnelle dans la reproduction sociale. La « télé-réalité » ou le monde livré à domicile se substitue au lien intergénérationnel pour guider les modes de vie. Par extension, il serait possible d’interpréter les causes de la grande mortalité des entreprises de services en recherchant les manquements dans le process de transmission des entreprises.
L’État et les collectivités locales ont ainsi joué un rôle essentiel en accompagnant, voire en accélérant la modernisation des sociétés périphériques de l’occident. L’Europe pointe souvent le caractère
* Comment établir, à l’intérieur de cet espace intergénérationnel et intercommunautaire, les nouveaux termes du progrès social, du mieux vivre ou du mieux-être concourant à l’autonomie des territoires ? Dans le cycle long du progrès social que nous avons connu, on est passé de la peur de ne pas pouvoir consommer à la peur de « consommer sans en participer ». C’est le lieu commun où se
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Nous sommes partis d’un point d’extrême sousdéveloppement, avec le progrès social comme seule raison commune en réponse à l’exode et à l’amélioration de la santé reproductive.
Qui est la fabrique des largages au nom des temps à gagner et des bénéfices quotidiens d’une intelligence artificielle de substitution
Citation inspirée du texte d’Édouard Glissant le cri texte inaugural de la conférence 36 heures pour la caraïbes (1998)
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9 développe la peur du décrochage, d’une nouvelle distance avec le reste du monde. La détermination à fouiller la question identitaire a contribué au processus continu de formation du corps social ; il n’est toutefois pas suffisant pour assurer le ressourcement. Nos sociétés sont paradoxales : de moins en moins malades, mais de plus en plus en situation de malêtre ; des sociétés où le corps social ne peut plus se reproduire de manière linéaire. Et dans son mal-être actuel, ce corps social est dans l’autolimitation. Il a atteint une limite de développement. Il a besoin d’une métamorphose à laquelle la transformation statutaire ne répond pas… * La question du statut n’a désormais plus de sens si elle ne permet pas de concilier le déplacement du monde, de reformuler la cohérence des territoires, de casser la logique des millefeuilles, cette superposition des projections institutionnelles d’un temps passé, mais surtout venu d’ailleurs. Il s’agit de traiter de la question statutaire de manière vivante, agile et flexible, de reconnaitre l’existence des territoires flottants, de traiter de leur beauté, de rassembler des réalités et des liens hors frontières paroissiales ou communales. Un statut qui redessine les périmètres non plus seulement sur leur caractère limitrophe, mais aussi en fonction des affinités et des connectivités possibles faisant du partage la règle de la libre télé administration. La question du statut peut, si elle traite des conditions d’autonomie, être le cadre de traitement des transitions auxquelles nous devrons faire face. La pensée du tremblement permet de considérer de manière plus systémique les effets collatéraux à toutes réformes ponctuelles. La suppression de la taxe d’habitation communale par exemple ne peut s’envisager sans la suppression de certaines collectivités tout en préservant l’identité et l’intégrité des territoires dans leur trajectoire. Cela signifie également changer les règles de représentativité des territoires à l’occasion de cette nouvelle composition de paysage (fusion ou/et regroupement d’institutions) pour donner une légitimité plus grande plus forte aux représentants des chambres basses et hautes.
Rendre compte du traitement réservé au bien commun et des mesures attachées aux transitions, être en mesure de réunir régulièrement nos propres congrès ou ronde de DOHA, selon nos propres ordres du jour, sans assises décidées dans d’autres bords, toutes ces attitudes indiqueront l’issue du rattrapage mental. C’est aussi lorsque nous serons en mesure de nous exonérer des contraintes supposées et des règles d’un autre âge tels que l’exclusif commercial, lorsque nous serons capables de mettre en œuvre les transversalités possibles entre les différents secteurs de l’économie en réinjectant les surplus acquis par des rentes de situation ou sur des fonds dormants (les réserves des Comités d’entreprise + le CICE de la grande distribution) que nous initierons une auto-efficacité de la redistribution des richesses. Il s’agit de créer des passerelles pour choquer le décloisonnement des branches sectorielles de l’économie, des intuitions frugales qui engendrent un impact global grâce à l’audace non pas des simplifications sauvages, mais des raccourcis, des chemins de traverse.
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CONSOMMER LE MONDE La grande majorité des faits de violence, tourne ici autour de l’appropriation de la marchandise ou de l’objet signe. Comme si on ne pouvait vivre ou supporter les rails de l’existence que versé dans ce vertige éphémère, mais sans cesse régénéré de la marchandise consommé, de l’objet signe approprié ou étalé. À mesure en effet que notre environnement naturel s’appauvrit, à mesure que le chômage se renforce, à mesure que notre terre s’empoisonne et que notre forêt se dépérit, que se dévitalisent nos cours d’eau et nos mers, consommer devenait la seule manière d’exprimer son existence, de manifester sa présence au monde. Mais, ce que nous consommons c’est d’abord de la marchandise importée, ce qui implique un délaissement de ce que l’homme d’ici avait tissé. Se déploie dès lors une mise entre parenthèses, voire un reniement de nos traces, de nos repères, de
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10 nos symboles, de nos savoir-faire, de notre héritage pluriel et de nos valeurs : tout ce qui densifiait une communauté....
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Avaler ! Tous les médias du monde à l’écran, sans recul, sans esprit critique. Engloutir ! la culture de l’autre sans filtre et sans restitution persuadée par ailleurs qu’ils n’ont rien à nous apprendre. Voilà au quotidien les manières de vivre qui nous sont offertes. Et puis un jour le système a atteint sa déraison et nous voilà placés du côté de l’engraissement. Mais la graisse9n’est « ni de l’âme, ni du corps, ni de la chair, ni de l’esprit ; c’est ce que fabrique le corps fatigué » (J. Baudrillard).
APOSTASIE DU QUOTIDIEN
L’emballement pour la marchandise ou l’objet signe a créé l’illusion d’une société de l’abondance, du disponible à tout prix jusqu’à rendre possible une privatisation de la consommation et des loisirs. D’où le caractère diffus et parcellaire des revendications du corps social, la difficulté de faire pays et de mobiliser la violence… Pour soigner la dépression profonde qui a atteint les sociétés en état d’accélération et d’hyper connectivité, le citoyen doit quitter la logique de l’avoir pour passer à celle du mieux-être ensemble… sortir de la pensée unique pour une intelligence collective. La problématique de la gestion du temps pour les entreprises et pour le citoyen dans leur rapport avec l’espace, c’est-à-dire l’apprentissage de nouveaux rythmes scolaires et de travail, devrait être au cœur d’un projet de société adapté d’autant que l’accès au monde virtuel augmente aussi le temps disponible. Internet pourrait être au cœur d’une dynamique de retournement, d’autonomie, d’une réconciliation avec nous-mêmes et d’un nouveau mode de consommer qui changent les échelles de temps, de mise en relation et les pratiques de production.
La réalité du terrain, c’est d’abord l’errance et l’éphémère. Quotidiennement des morceaux de vie, de culture bipolaire voudraient nous confiner dans le présent d’un monde sans avenir. Ce n’est pas seulement de marginalité dont il s’agit dans cette prise avec un quotidien multipolaire, mais bien l’affirmation de mondes parallèles, de temporalités qui cohabitent dans un même stress qui s’inventent de nouveaux codes et soulignent une perte des repères dans l’urbanité. L’inconstance du corps social, l’éphémère de la relation, l’instabilité des échanges soulignent le caractère vulnérable10 d’une société. Autrefois défini par une logique du vivre ensemble, une quête du progrès social au sein d’un territoire, le champ social aujourd’hui se retrouve maintenant de plus en plus modelé par une problématique de la survie11 alimentée par les menaces multiples qui pèsent sur la relation, sur la notion même du voisinage. L’écoute de cette réalité relativise le discours dominant sur le développement durable qui ignore, ici comme ailleurs, l’ensemble très vaste des laissés pour compte, leur barrant la route du progrès et les livrant de ce fait aux prédicateurs qui leur enseignent les voies incertaines du renoncement. Nouvel hygiénisme collectif, le développement durable déboucherait sur une plus grande responsabilité citoyenne déculpabilisant le citoyen grâce à un discours lénifiant sur ce qui finalement demeure la conservation des acquis. Il y a donc fragmentation de la citoyenneté, ce qui commande simplement l’urgence de réenseigner le discernement, le jugement critique sans être inutilement vindicatif, de mettre en garde contre une opinion qui se bornerait à une croyance pas-
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Nous avons eu pendant longtemps les pathologies de pays riche (obésité et problèmes cardiovasculaires).
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Louis —Félix OZIER-LAFONTAINE la Société vulnérable Marc ABELES Politique de la survie
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11 sive, qu’elle soit favorable ou défavorable au discours dominant, sur le besoin de pouvoirs supplémentaires au nom du développement durable. Il existe un autre point de départ selon nous : le moment autonomie et la multi appartenance citoyenne. Et notre intention stratégique est de placer le projet d’éducation à l’autonomie au centre de tout projet de société. L’hypothèse que sous-tend cette proposition est la suivante : le recueil des itinéraires de la souffrance et de la quête de ce mode de rapport au monde, est un préalable analytique pour soigner le corps social par la parole. Disposer de « maison de la parole et des mémoires orales » c’est être en mesure de saisir et d’observer les raisons et modalités des dysfonctionnements, de suivre la généalogie du processus de marginalisation lors du basculement de notre société dans la postmodernité. Et s’intéresser à la souffrance qui naît de ce malêtre, c’est reconnaître la nécessité d’adopter une vision autre des rapports sociaux, moins économiciste, moins productiviste. Ce qui nous guette, c’est l’appauvrissement de la relation, la disparition du voisinage, la dilution de l’autre, la désespérance d’avoir un jour une société solidaire. Dans ce même processus de tâtonnement pour dégager un nouvel horizon, l’extension indéfinie de la logique marchande à toutes les sphères de notre existence ne doit pas cacher, selon Gilles Lipovetsky12, notre quête d’un bonheur irréductible aux biens matériels. * Certes les métropoles nous préfèrent dépressifs, ce qui était pour elles un excellent moyen de contrôler la situation sans que nous ayons la force de nous opposer. Nous pourrions même nous interroger sur l’état qui semble prévaloir chez nos gouvernants : tenir à un mal-être semble valoir mieux que d’espérer deux bonheurs. Cet état d’esprit exprime un besoin de sécurité, une peur du changement. On Gilles LIPOVETSKY Partout la tendance au dérèglement de soi accompagne la culture de libre disposition des individus livrés au vertige d’eux-mêmes dans le supermarché contemporain des modes de vie. Ce qui se joue sur la scène contemporaine de la consommation c’est autant Narcisse libéré que Narcisse enchainé 13 Martine Massacrier — La peur du changement : principale résistance au bonheur.
continue de se sentir terrorisé à la simple idée de perdre ce parent/métropole Providence. On continue d’obéir à des ordres qui depuis longtemps ne nous concernent plus (commerce, exclusif commercial), mais qui empêchent d’ouvrir l’économie et de casser l’ordre établi et bousculer les hiérarchies. Notre inconscient continue de se soumettre alors que notre conscient hurle l’inutilité de toutes ces applications dirigées. Il nous faudra comprendre à quel point il est difficile d’être objectif avec soi-même et cesser de percevoir la réalité au travers de prismes déformants (réforme institutionnelle, revendication syndicale, dérogation permanente…). Parce qu’entreprendre une démarche de changement13, c’est d’abord chercher à savoir ce que nous avons refoulé dans notre inconscient ; c’est-à-dire ramener à la conscience la cause de cette mélancolie noire qui est née de la guerre ouverte entre autonomie et indépendance, deux bonheurs supposés. * À ces difficultés s’ajoutent l’impuissance et la fatigue développées par les dispositifs sociaux d’insertion. Tout se passe comme si des démarches de réactivation comme celle du contrat social se transformaient en chemin de croix de l’exclusion alors que ceux qui vivent dans l’informel sont autrement plus nombreux. « Or quand le contrat n’implique plus un engagement réciproque, celui de l’ensemble du corps social d’offrir une place d’insertion, celui du cocontractant de faire un effort pour parvenir à tenir cette place, mais que le contrat se réduit à une injonction paradoxale à atteindre ce que la société n’est pas en mesure d’offrir, un emploi pour tous ceux qui veulent travailler, un logement pour tous ceux qui acceptent de le payer selon leur capacité, un effort de formation adaptée aux capacités et aux besoins des usagers, il devient un instrument d’éviction plus que d’insertion”14.
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Évelyne BAILLERGEAU, « L’inclusion sociale en pratique. Intervention sociale et jeunes marginalisés en Europe » », Sociétés et jeunesses en difficulté, Numéro hors-série | 2010, le 16 mars,
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12 Paradoxalement, le système informel se réfugie dans la centralité des femmes qui crée une soupape de décompression et d’espoir. Cet espace flou de pouvoir qu’elles possèdent sur la vie quotidienne est un lieu du contournement et ce sont les jeunes ayant le moins de possibilités de choix, de formation, de métier, de mode de vie qui, pour échapper à l’errance, s’exercent à la polyvalence des métiers. Envisager un processus de réduction massive de la marginalité devra conduire à changer des pratiques sociales et esquisser les nouvelles frontières du champ et des lieux d’insertion sociale face au renforcement inévitable des réseaux sociaux. L’oralité prend aussi sa place sur les réseaux sociaux et le consommateur commente, dénonce voire analyse des situations où, de fait, dans l’anonymat du petit écran, tout un chacun devient un grand penseur. Cette prise de parole incessante réduit l’action à l’utopie culpabilisée tant la faute est plus médiatisée que l’opportunité.
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DU RENOUVELLEMENT DES TERMES DE L’ÉCHANGE Choisissons une voie d’émancipation singulière. Recherchons un souffle venu d’en bas : cultiver son jardin mondial… Les puissances de l’Ancien Monde avaient d’abord jugulé les flux de transferts de technologies, le plus sûr moyen de maintenir des peuples en état de dépendance des marchés de consommation. Puis, elles nous ont laissés opposer traditions et technologies, en nous faisant croire à l’économie d’échelle. Tout ce que nous avions le droit de posséder devait venir des métropoles, de l’État providence du bien public ; amnésie, mal-être, irresponsabilité collective s’en sont suivis.
Les échanges commerciaux traditionnels entre voisins ont été marginalisés et l’arrogance (la fracture de l’avoir) envers eux normalisée. De tout cela, qu’avons-nous en héritage ? Un système économique à bout de souffle, des distorsions sociales suite au rattrapage trop rapide, beaucoup de dénis sur les inégalités, sans oublier l’indifférence des métropoles qui maintenant veulent se protéger de nos exodes. Ce que nous cherchons n’est pas une explication au réduit des indépendances, mais une réponse à l’immobilisme du moment, dans nos sociétés. Les puissances anciennes veulent ériger des murs, renégocier des voisinages. * Et, nous avons cru voir dans ce désordre qui se nourrit de sociétés immobiles l’annonce d’autonomie possible. Mais nous avons bien compris que la crise induite par l’impuissance d’inspiration des territoires périphériques annonce une réorganisation des blocs régionaux ; elle dispose de nouvelles indépendances dépassant les géographiques conventionnelles pour former une myriade de petits mondes autonomes à haute capacité d’échanges. Cette dispersion est déjà une autre réalité nécessaire. Et pour satisfaire les attentes multi habitantes, nous nous sommes mis à chercher un lieu de parole, d’expression, plus soucieuse des rythmes et des temporalités spécifiques aux usages et aux imaginaires qui pourrait commuter des mémoires inanimées en mémoires vives. Ensuite il aurait fallu s’appuyer sur d’autres valeurs que la seule recherche d’égalité des territoires (au détriment de l’intégration régionale), sur d’autres engagements comme la confiance et l’assurance réciproque, sur un dispositif efficace qui renforce la solidarité en subordonnant les opérations de développement aux valeurs d’équité et de fraternité. Mais nous perdons en ce moment un temps précieux en refusant d’admettre que l’apathie politique n’a pas de place en démocratie. Elle véhicule de terribles doutes sur le rapport au temps ; elle
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13 est ignorante de l’histoire et ne confère que très peu de valeur au pouvoir de transformer le réel. Produire de la diversité redevient une priorité : chercher à y insuffler une intelligence de la relation pour mieux s’adapter au monde est une des conditions à la réalisation de cette priorité. Parallèlement, comment établir les nouveaux termes du progrès, du mieux vivre ou du mieux-être ? Comment reprendre l’initiative ? Comment prendre l’initiative économique ? Ainsi, penser innovation comme moteur de développement économique, notamment pour une croissance verte, signifie valoriser les atouts et les produits du territoire, mais aussi le savoir et la connaissance issue de l’expérience vécue des phénomènes extrêmes. Cette croissance verte pourrait reposer sur l’exploitation de certaines plantes15 de l’archipel caraïbe dont il a été démontré scientifiquement qu’elles soient actives, par exemple, contre des mycoses ou des dermatoses, là où les plantes européennes sont inefficaces. D’autres permettent d’atténuer les souffrances de personnes atteintes de maladies qui sont propres au milieu, comme la drépanocytose, la dengue ou le paludisme. Pourtant, seules 19 plantes (citronnelle, gingembre, jujubier, orthosiphon...) — qui s’apparentent davantage à des épices et à des aromates — sont inscrites dans la Pharmacopée française16. Il y a un capital naturel disponible pour le développement d’une industrie pharmaceutique pour peu que l’on se donne les moyens d’une véritable politique de Recherche Développement. * Comment par l’innovation fonder une nouvelle pratique de la production dans les services, secteur devenu essentiel pour créer plus de cohésion sociale, de solidarité et de mieux vivre ? Alors que le stress environnemental vient ajouter à la pénibilité et aux souffrances de l’emploi… Alors que l’évolution vers des emplois verts devient une 15
Pharmacopée caribéenne, publiée en 1999, née du travail d’une équipe de 200 chercheurs de la Caraïbe avec le Dr Henry JOSEPH (groupe TRAMIL) sur la classification des usages de 625 plantes de la région
priorité qui accroit la complexité des pratiques de production. Alors que l’intensification des phénomènes extrêmes implique une prise en compte nouvelle de l’assurabilité du vivant et des conditions de travail… Dans ces conditions, pour dégager de l’autonomie, il ne faut pas opposer la prolifération de liens virtuels adaptés à l’augmentation des réseaux sociaux, aux besoins de reformulation des liens de voisinage et de solidarité. Il ne faut pas non plus opposer à la démarche de création de liens virtuels adaptés à l’augmentation des réseaux sociaux, la possibilité concrète de recréer des clusters, des îlots de voisinage en pensant autrement l’habitat et la prise en charge éco communautaire des solidarités à l’échelle des quartiers. Redécouvrir les services comme domaine puis comme concept signifie, être à l’écoute des transformations de la société à travers les nouvelles pratiques [de miniaturisation] de production à l’échelle insulaire. La miniaturisation des productions et la mise en relation possible de tous les lieux du monde grâce aux technologies confèrent de nouvelles libertés à l’insularité que l’on avait indument complexée. Le basculement des économies insulaires (vases clos et ouverts à la fois) vers les services demeure un impératif ; elles représentent déjà plus de 50 % de l’emploi du fait des bouleversements du système social. Une telle transformation s’accompagne d’une révolution logistique qui est désespérément absente des politiques publiques. Et la forte mortalité des entreprises17 est symptomatique d’un secteur en pleine vitesse, en plein changement mais qui manque cruellement de fonds d’investissement et de ressources pour la recherche-développement. *
même époque naissait la Pharmacopée française. Depuis, il ne s’est rien passé… nous explique Henry JOSEPH. 17 Voir étude SEMAVIL sur les zones d’activités Serge Domi, Fabrice Birota, Max Tanic 2005
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Il peut être rappelé qu’« en 1794, il a été interdit aux Noirs de vendre des plantes, car les colons avaient peur d’être empoisonnés. À cette
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14 Le premier sens donné à la densification de l’économie de services serait la recherche de l’autosuffisance alimentaire par l’extraction de nos biodiversités, quitte à changer le mode de production, les habitudes alimentaires et à exporter vers des marchés de niches. Compte tenu des micromarchés concernés, il s’agira de travailler au recyclage des activités industrielles par la miniaturisation des moyens de production avec des appareils productifs plus souples, réversibles et adaptables. Le secteur public des collectivités locales devra par le biais d’une politique publique interventionniste s’impliquer dans l’industrialisation des biodiversités pour faire de l’extraction une source de création de valeur. La seconde priorité à confier au renouvellement de l’économie de services est la prise en charge « mondialitaire » des populations fragilisées en valorisant le rôle des femmes dans l’éducation à l’autonomie. Le renouvellement des termes d’échanges concerne également l’organisation du partage systématique sur le plan international de savoir-faire en gestion de catastrophes, gestion des risques, expertise en toxicologie environnementale et éco toxicologie, addictologie, maladies tropicales, allergies tropicales et la gestion sociale des populations fragilisées.
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POUR UNE POLITIQUE DE RELATION CHOISIE Un processus d’émergence se joue maintenant dans la conscience archipélique : la nécessité confuse, mais communément ressentie d’un autre rapport collectif à nous-mêmes. Émergence de l’impérieuse nécessité d’articuler le sens présent de nos actes au devenir de nos enfants, seule manière peut-être de les préserver de l’anéantissement collectif qui nous menace.
Émergence d’une conscience qui s’inquiète des lendemains subséquents du chômage endémique, de la précarité, de l’atomisation sociale, de la violence... autant d’incertitudes qui vont en grandissant. La montée continue et sensible de l’abstention vient du fait qu’une classe politique « déphasée » met en priorité la question institutionnelle au moment où la communauté, ressentant pour sa part la stagnation du “progrès social”, sollicite une mise en perspective de son développement et une nouvelle répartition des richesses. La revendication évoquée d’un changement de statut comme remède à tous les maux, solution à tous les problèmes, est manifestement interprétée comme une nouvelle ruse ou une nouvelle impasse. Le caractère éruptif des révoltes sociales ainsi que leur vitesse d’élargissement sont révélateurs de la transversalité et de la profondeur du malaise, mais aussi de l’intense besoin d’expression sur la scène publique de tous ceux qui se sentent habités par un mal-être commun. C’est que, par-delà les revendications sporadiques et conformistes, la population exprime à la fois son désarroi, sa révolte et son profond désir de voir notre société se reconstruire autour de priorités et de valeurs nouvelles. Désarroi, vis-à-vis de notre grande dépendance en tant que consommateur massif et passif. Révolte, contre un système de prix et de répartition de la valeur qui est opaque, profiteur, voire cynique. Désir, de sortir de ce rôle de citoyen spectateur infantilisé et irresponsable dans lequel tous les pouvoirs politiques, économiques et peut-être bientôt écologiques souhaiteraient le voir confiné. Cette crise sociale est portée par les frustrations collectives de consciences contrariées. Elle est pathologique, c’est-à-dire portée par des besoins à la fois transversaux et catégoriels, par des impératifs immédiats face à des exigences à plus long terme, par des motivations sociales, à la fois économiques et existentielles, par des valeurs plurielles et généreuses, mais parfois singulièrement xénophobes, par des référents schizophrènes mêlant l’Europe et la Caraïbe.
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15 Comment se commuter en peuple responsable et assumé dans sa diversité ? Comment dépasser ce mal-être et participer à ce combat mondialisé : la mise en place d’un nouveau système de valeurs ? Comment relayer et faire fructifier ce désir collectif de vivre autrement ? Ce qui est encore du domaine de l’utopie pourrait alors devenir le prolongement certain d’une réalité encore fragile : offrir à toutes les composantes ethniques de notre pays, d’origine européenne, africaine, indienne, syro-libanaise, chinoise, le fonctionnement d’une société apaisée respectueuse et fière de toutes ses différences et résolument tournée vers le futur. Ce désir de vivre ensemble a besoin de nouveaux mécanismes de construction sociale dans l’incalculable du développement humain, cet espace d’expression invisible fait tout à la fois de contournements, de transmission intergénérationnelle et d’émergences. Cet espace invisible recueille pour l’instant le malêtre résultant de l’hybridation de cultures, du reclassement des classes moyennes, et de l’abondance bon marché du savoir (base d’une société de la connaissance). Paradoxalement, ce sont ces ressources inépuisables qui constituent les nouveaux indicateurs communs de la métamorphose en cours. C’est parce que reste impensable pour nos communautés de reconnaître l’humiliation qu’elles subissent dans leur propre société que la culture du paraître, la culture de la peur s’y perpétuent18, que la fracture du savoir y est encore supportable. C’est pour toutes ces raisons que l’être ensemble de ceux qui ont été déplacés (nous sommes tous des « terres rapportées »), revendique désespérément une politique de la relation, que leur intention est bien celle d’une écosociété. De ce souffle venu d’en bas, il se dit que nous devrions mainte-
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Le principe immanence Philippe GRUCA in Entropia n° 8 2010
nant assumer sereinement notre histoire, notre culture, notre multi appartenance, le choix de nos relations avec le monde. Par quelle rupture, par quel traitement devonsnous passer ? Voilà l’incontournable et fondamentale interrogation. Il s’agit de provoquer une déliaison19entre écosociété et espace d’épanouissement humain, pour prévenir tout repli sur soi, et maintenir cette infinité du désirable dans la découverte des autres et la projeter sur le monde à l’entour, le plus loin, le plus longtemps possible. Notre trajectoire est portée par une Puissance que nous ignorions : celle des flux de la multi citoyenneté et de la multi-appartenance. Déchiffrons-là, identifions-là, « raccordons là aux autres Puissances » … Traiter des dérèglements signifie faire partie d’une communauté de partage des connaissances. C’est aussi s’inscrire à toutes les plateformes collaboratives possibles, avoir la force de réactiver de nos systèmes économique, technique, politique, agricole ou énergétique tout ce qui concerne en priorité l’autonomie des lieux de vie. La méthode que sous-tend une telle politique de la relation repose sur l’audace et la culture de la greffe (de l’hybridation) pour se développer en tant que simples boutures du monde. Simples, mais avec tous les imprévisibles de l’humanité.
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DU CŒUR DES PLATEFORMES Choisissons une voie d’émancipation atypique : injectons de l’intelligence émotionnelle en toute chose… Le travail indépendant est en pleine expansion et offre d’importantes opportunités de création et de redistribution de la richesse. Des communautés d’indépendants se regroupent autour d’espaces
De GAUJELAC V. et LEONETTI I. T., La lutte des places, insertion et désinsertion, DESCLEE de BROUWER, 1994 19
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16 de « co-travail » allant du plus bas au plus haut niveau d’expertise. Ils utilisent le biais des plateformes afin de répondre à des missions à travers le monde entier sur des thématiques variées : design, production de contenu, développement logiciel, saisie de données, traduction, webmarketing, etc. Au contact de cette nouvelle réalité du travail, des plateformes se sont multipliées dans les territoires fragmentés afin de fluidifier les mises en relation sur des secteurs plus traditionnels. L’expertise locale sur la construction, la cuisine, la mécanique de pointe et la santé s’exporte sans fuite des cerveaux. L’économie du partage aussi s’est développée et permet aux particuliers de gagner un revenu supplémentaire conséquent, en accueillant des touristes, en louant leur voiture, en proposant des activités et des services à une clientèle tant touristique que locale. Mais elle permet aussi de réduire leurs dépenses en bénéficiant de ressources partagées, allant de l’alimentaire (jardins partagés) jusqu’aux services. Les revenus ainsi collectés assurent un dividende social en retombée de cette microéconomie en pleine expansion. Le développement de l’économie digital crée des opportunités d’emplois salariés durables avec de nouveaux métiers ultra-qualifiés. La recherche d’espaces de travail partagé à coûts abordables offrant : flexibilité, accompagnement de qualité, exposition internationale et accès aux financements, est une nouvelle émancipation du travail. Les entreprises dites classiques font leur mue et parient sur le Data Mining qui prédit un relai de croissance multiplié par 620. De fait, elles ont une autre approche de l’emploi. Elles recrutent des ressources plus qualifiées issues de formation parallèle au système universitaire et développées à l’échelle régionale dans des structures de coopération avec leur voisinage ou le reste du monde. Parallèlement, les filières traditionnelles de formation sont souvent déconnectées de la nouvelle donne économique et peinent à placer et à séduire les générations millennales (Y et Z). Les en-
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Du rattrapage à la transformation : le numérique, une chance pour la France — Roland Berger — 2014
treprises innovantes locales se retrouvent obligées de recruter ailleurs pour continuer leur croissance ou se délocalisent. Les entreprises des territoires périphériques ne peuvent plus faire face au coût de travail fixé par les économies du centre, la progression du salaire annuel moyen est très faible et les effectifs diminuent. Au niveau macro-économique, la masse salariale du secteur public contribue de moins en moins à la croissance de ce type de territoire ; l’économie21 informelle continue de prospérer et le travail « précaire » s’institutionnalise. De plus en plus nombreux sont donc ceux qui poursuivent leurs études à l’étranger ou évoluent, de plus en plus tôt, vers des horizons éphémères aggravant la fracture sociale et le déséquilibre de la pyramide des âges. Le déclin des formations classiques des Universités repliées sur elle-même se confirme et les cursus technologiques disparaissent. Il y a maintenant une inadéquation. Le cheminement vers un coût marginal des produits et la maturation des idées jusqu’à leur aboutissement dans une économie du partage dépendent tout autant de la création d’accélérateurs que des conditions d’exercice de l’économie numérique (Formation, ateliers, conférences, séminaires...). Notre projet consiste en priorité à pratiquer la politique des petits pas en travaillant les plateformes numériques au cœur. Il s’agit de diriger le socle commun des connaissances et de compétences en généralisant l’open data et l’accès aux informations de marché disponible (études sectorielles, études prospectives, données géomatiques, etc.) vers l’intelligence émotionnelle et relationnelle que les territoires pourront choisir en toute liberté. C’est en ayant la possibilité de lever l’impôt sur le digital, en créant les dispositifs économiques et fiscaux favorisant l’émergence régionale du numérique, que les territoires périphériques pourront
21 Source : Insee, enquête emploi — Avril 2011
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17 obtenir le degré de liberté essentielle qu’est le choix de la relation. Nous devrons immédiatement affronter une autre réalité. Avec quels centres du monde pourronsnous échanger des connaissances, pourrons nous créer des voisinages d’un nouveau type, pourronsnous commercer ? C’est du traitement de ce degré de liberté essentielle que l’économie numérique peut opportunément nous procurer que va dépendre l’acquisition d’une véritable autonomie. * À l’horizon de la prochaine génération, la zone Amérique Latine-Caraïbe représentera le 3e PIB mondial après les États-Unis et l’Asie22. Mais parallèlement, le recul des dotations d’État, des transferts sociaux et la marginalisation de solutions alternatives conduit à avoir ¼ de la population senior sous le seuil de pauvreté. Les dispositifs de résorption de l’habitat insalubre ne fonctionnant plus faute d’apport personnel, les besoins vitaux sont partiellement assurés et la maltraitance financière, sociale et familiale augmente. Nos aînés se retrouvent stigmatisés limitant leur contribution à l’effort productif commun. L’inadéquation entre l’offre et la demande s’accroit sans qu’on ne puisse tenter d’inverser la courbe des mauvaises décisions. Certains secteurs se sont transformés pour s’adapter à la demande, mais manquent encore cruellement de données sur les besoins de ce nouveau bassin d’emploi. Malgré une autoformation qui se développe avec une élite locale, deux-points zéro, animant des webinars (séminaire à distance) à travers le monde, nos sociétés insulaires globalement dépassées créent pour l’instant des « chômeurs à fort potentiel ». Elles incitent surtout toute une jeunesse à l’exil.
Ce faisant, les acteurs locaux de e-commerces arrivent à proposer une qualité de produit et de service équivalente aux acteurs internationaux et sont les nouveaux moteurs à l’export de l’économie locale. Ils permettent de soutenir de nombreuses filières traditionnelles : Rhum, artisanat, industries culturelles, gastronomie... Et nombre de vies sont sauvées en territoires isolés ou étrangers frontaliers par le développement de l’offre de soins à distance. Si le monde insulaire au carrefour des cultures a forgé une histoire et un ADN fragile qui se gonflent d’un apport continu de modes et de tendances de tout horizon, l’économie parallèle qui en découle a sclérosé le paysage politique. Et la valeur travail s’est dépréciée par mimétisme forcé du centre, et faute d’avoir pu démontrer par l’exemple aux nouvelles générations qu’il existe de vraies alternatives. Le Carnaval, la yole ronde, la vannerie et autres sont ainsi rentrés au patrimoine immatériel mondial. Tout comme nos massifs montagneux peuvent être à l’inventaire de l’UNESCO et dorénavant Ukrainiens et Taïwanais souhaitent découvrir des pratiques culturelles dont ils ont eu l’écho par la diffusion de l’industrie culturelle et créative locale. Mais les moyens de mutualisation, de maillage, de complémentarité et de différenciation des territoires ne participent pas encore à la sauvegarde de nos patrimoines immatériels ni à la consolidation de notre bien commun.
Certes, les plateformes de services permettent à toutes sortes d’entreprises de sous-traiter leurs activités à l’étranger. Les professions libérales notamment exportent leurs compétences à travers la région sur des plateformes spécialisées développant la structuration de nombreuses activités à l’export.
22 Latin America and Caribbean 2030: Future scenarios — IDB 2014
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LA FABRIQUE À ENTREPRENDRE Au-delà du diagnostic, des discours sur une société immobile et des idées visant un mieux vivre, nous sommes en train de chercher une fabrique opérationnelle de la relation ; une fabrique du futur à dimension humaine. Le territoire insulaire est terre d’expérimentations, à la croisée des cultures et du monde, forte de ses connaissances en technologies Open Source et Open Data. Toutefois l’inertie de ces territoires périphériques est troublante. Capables de fulgurances et d’innovations frugales remarquables, ils manquent aux insularités héritage de la fragmentation des territoires une capabilité à mutualiser leurs efforts, à échanger leur recherche, à faire corps, à élaborer la cohérence d’un projet de territoire et à se mettre en mouvement de manière collective. Leur manque la capacité collective de négocier, de revendiquer, de traiter de l’essentiel. Créer conditions pour déjouer la fragmentation des relations de nos territoires avec nous-mêmes et avec de nouveaux territoires, constitue aujourd’hui un impératif. L’objectif étant le développement de l’entrepreneuriat à travers la transition numérique du monde. À une plus grande échelle, la privatisation de la relation bien au-delà des frontières territoriales pourrait remettre en cause l’être ensemble d’une société. Au-delà de ce que l’on possède, apprendre à mieux être constitue une composante absolue de toute fabrique à entreprendre. L’idée de fabrique à entreprendre vient d’une vieille maison : la Caisse des Dépôts. Elle est restée pour 23
Voir rapport du sénat sur la TTF de 2012 (taxe transaction financière) 24 Les PME n’obtiennent que 30 % des marchés publics en valeur alors qu’elles représentent 99 % des entreprises et plus de 48 % de l’emploi salarié (vérifier moyenne nationale)
l’instant dans l’anonymat alors qu’elle mériterait une large appropriation. Elle a pour objectif de proposer un parcours créatif en mutualisant les moyens existants sur les territoires et en proposant une réponse dynamique au bénéfice des entrepreneurs. Cette fabrique doit pouvoir se réaliser hors portée des politiques publiques qui n’arrivent pas à suivre ou à anticiper les mouvements de multi appartenance. La désertion des entrepreneurs est inquiétante. Ils maîtrisent les principes de résidence et d’extraterritorialité23 et s’adaptent au négoce de citoyenneté lorsque cela est nécessaire pour protéger l’investissement de toute une vie. La transition territoriale telle qu’elle a été envisagée peut-être inefficace, illisible dans la vie quotidienne. C’est une complexité qui n’est pas perçue dans l’économie réelle, parce qu’elle est éloignée des réalités et parce qu’il n’y a pas de retombées de la richesse des flux traversants, que cette transition territoriale sous-tend. * Notre projet est-il de reconstruire à partir de la beauté des paysages ? Pas seulement. Proposons-nous pour cette mission d’extracteurs d’essences. Choisissons d’être pacotilleurs d’intelligence émotionnelle. Une mission qui consiste à injecter de l’imprévisible ou du relationnel choisi dans l’artificiel des liens et le fonctionnel des plateformes. Cherchons parallèlement à rendre un territoire attractif pour les capitaux étrangers en cultivant un jardin mondial. L’invite d’investisseurs étrangers sur la base de la beauté des paysages n’est pas une idée nouvelle. Elle pourrait être renouvelée. Car nos collectivités souffrent d’un manque de vision stratégique24 pour dynamiser et mieux répartir les richesses. Cette invite doit être accompagnée d’une sorte de CLBA [COLLECTIVITÉ LOCALE BUSINESS ACT], le Small Business Act] 25 d’une collectivité stratège économique qui vise à 25
Voir le commerce des promesses (livre de Pierre Noël Gi-
raud 2009)
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19 promouvoir les TPE/PME locales en leur facilitant l’accès à la commande publique du territoire étendu à sa zone d’influence internationale. Nous visons plus directement la mise en œuvre d’un « Entrepreneur transition ACT », créateur des emplois de transitions pour acquérir le savoirfaire de miniaturisation des systèmes de production L’opérationnalité de ce dispositif passera par un meilleur accès à l’information sur le type de transition territoriale à choisir, une simplification des procédures de mise en relation avec les marchés internationaux, l’octroi d’avance pour répondre aux problèmes de trésorerie et plus généralement l’organisation des portages financiers grâce à la création d’une banque agile, une banque de la transition. Parallèlement, il y a ce besoin d’une réforme de la valeur locative des bases fiscales pour une contribution plus équilibrée et incitative des collectivités locales et une gestion plus dynamique des patrimoines selon les valorisations ou les extractions possibles. Dans l’immédiat, pour éviter un autre largage et relancer la fracture du savoir, nous proposons le partage de la TVA manne fiscale de l’État favorisant le principe d’adhésion des réseaux (dans leur totalité) à l’impôt. Il s’agit de créer une taxe sur les flux financiers et d’informations26 quel que soit le lieu où la transaction est réalisée (flux acheteur ou vendeur) et de l’affecter aux transitions.
Le montant des dépôts bancaires et des assurances vie collectées dans les DOM est abyssal au regard des besoins pour le fonctionnement d’une économie solidaire. Il s’agit de dégager de ces dépôts en délocalisation permanente un montant suffisant pour traiter le vieillissement du territoire (l’entretien et la modernisation des équipements éducatifs et de santé), lutter contre la pauvreté (recherche d’une tolérance zéro de l’indigne) et garantir la gratuité de l’accès à la connaissance et la réduction de la fracture du savoir en financement des programmes locaux de recherche-développement. C’est tout le sens que l’on devrait donner à une ronde des collectivités stratèges qui pourrait prendre la forme d’une conférence annuelle sur la déshérence des territoires impliquant au premier chef les banques de l’espace public (LAPOSTE, CDC, AFD). On pourrait d’ailleurs proposé que La POSTE, banque née de la mobilité et des flux de portage d’informations, soit le pilote de ce méta dispositif dont l’objectif est bien une fabrique à entreprendre à partir du prélèvement d’immobilisme sur les capitaux dormants y compris publics pour les réinjecter dans l’économie.
Cette taxe devrait s’ajouter aux retombées des taxes27 Chirac et carbone au bénéfice des lieux impactés par le tourisme. Comment avoir une imposition satisfaisante des flux provenant des transactions numériques ? Pour que cela ne devienne pas un frein à l’économie digitale ? Combien de temps nos banques vont - elles réussir grâce à la confusion sur le principe du lieu d’émission, du lieu de dépôt, du lieu de résidence, à échapper à une éco taxe de la mobilité des flux financiers et de la mobilité bancaire ?
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Taxe de transaction financière. En effet, l’économie colla-
borative conduit à des activités économiques qui ne sont pas déclarées et qui ne sont pas imposées à l’impôt sur le revenu. En matière de TVA et de sites d’e-commerce, les plateformes souvent basées hors des frontières ne déclarent pas ces flux et échappent au paiement de la TVA.
Les contributions réglées par les entreprises profitant d’une destination devraient être en priorité affectées au bénéfice de la destination avec une péréquation en fonction des réserves patrimoine de l’humanité ou de biosphère. 27
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