Conquérir l'espace

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Emmanuel Espinasse

Conquérir l’espace Bande dessinée et tridimensionnalité


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Conquérir l’espace


École Européenne Supérieure de l’image d’Angoulême Mémoire de DNSEP, option Art, mention Bande dessinée 2014-2015


Conquérir l’espace Bande dessinée et tridimensionnalité

Emmanuel Espinasse


U

ne envie d’espace, de s’échapper de la

dessinée, qui s’inscrit dans celui, plus vaste et peut-être

case, de confrontation au monde ; une

plus profondément labouré, de l’art contemporain.

envie de raconter, mais à échelle 1 ; une

envie de bande dessinée à taille humaine. L’envie s’est

Je ne crois pas avoir fait de BD, enfant. Bien

installée, assez lentement pour qu’il me soit impossible

sûr, mes lectures – avides – dans ce domaine ont im-

qui tient de l’obsession, un filtre à travers lequel tout

nation, mais mes influences se révélaient surtout par

d’en discerner l’origine, jusqu’à devenir quelque chose

prégné ma façon de dessiner et alimenté mon imagi-

prend un sens et une dimension nouvelle. Petit à petit,

les stigmates qu’elles laissaient (bulles, thématiques,

c’est devenu une angoisse : voir se formuler ce genre

personnages) plutôt que par de réelles tentatives de

d’évidence, c’était réaliser qu’il allait falloir s’y confron-

m’approprier les structures du récit séquentiel tel qu’il

ter, intellectuellement et plastiquement. Et c’est là que

est habituellement reconnu, sous forme de planches

l’écriture et la recherche trouvent leur place. Ce mé-

ou de succession de cases. Cependant, j’ai de vives

moire me permet de remettre à plus tard la concrétisa-

réminiscences d’autres formes de récits, que j’appel-

tion d’une image entraperçue, qui a toutes les chances

lerais aujourd’hui bandes dessinées. Réalisés à quatre

de s’évanouir une fois le pinceau trempé dans l’encre.

mains avec mon ami L., ces parcours en dessin étaient le pendant graphique des jeux d’extérieur au cours desquels la cour de récréation devenait un terrain semé

Après réflexion, il me semble que cette nécessité

d’embûches virtuelles, seulement franchissables par la

de faire de la bande dessinée dans l’espace me vient de

réalisation d’exploits physiques tout aussi imaginaires.

deux paysages : le premier, c’est celui du souvenir et de

Sur la surface du papier, nous tracions une ligne, à la

l’intime ; le second, c’est le champ actuel de la bande

fois celle de représentation du sol et celle du sens de 6


lecture de l’histoire, sur laquelle évoluaient nos avatars

Depuis quelques dizaines d’années, le médium s’est vu

récit). Nous dessinions et nous racontions l’histoire à

son inscription dans le champ artistique, ainsi que de

(nous étions invariablement les seuls protagonistes du

l’objet d’une controverse, encore d’actualité, quant à

quatre mains, en improvisant les épreuves que nous

profondes mutations dans ses pratiques ; tout cela a

devions surmonter – fossés, pièges et obstacles en tous

conduit à brouiller les frontières de la bande dessinée,

genres – à mesure que nous découvrions et construi-

confrontée à de nouveaux modes d’existence, de nou-

sions ensemble l’espace de la feuille. Ces exercices

velles problématiques. En parallèle se sont multipliées

laissent entrevoir de multiples contraintes à exploiter

les études analytiques et sémiologiques cherchant à

au sein d’une pratique “adulte” de la bande dessinée :

en proposer différentes définitions, comme si, face aux

improvisation collaborative, narration orale, récit inte-

inquiétudes que font planer ces bouleversements, il fal-

ractif. Pour lors, c’est la multiplicité de notre implica-

lait essentialiser la bande dessinée, instaurer des cadres

tion dans l’exercice qui me fascine – nous étions simul-

normatifs permettant de la manipuler et de l’appréhen-

tanément narrateurs, dessinateurs, acteurs et lecteurs de

der. Toutes essentielles et passionnantes que soient ces

ces histoires – ainsi que la conception de l’espace qu’il

études, il en va du rôle de l’artiste, selon moi, de pro-

implique. Cette envie de concevoir une narration tri-

poser des pratiques singulières, d’exploiter et de trans-

dimensionnelle, un récit à expérimenter physiquement

former les codes de son médium, de l’abâtardir plus

par l’exploration de l’espace, elle viendrait de là.

encore et d’affirmer : “ça, c’est de la bande dessinée”. C’est cette affirmation que les artistes de la bande

Évidemment, le contexte contemporain de la

dessinée n’ont eu de cesse d’exprimer depuis la fin du XXème siècle, par leurs productions plastiques et théo-

bande dessinée m’incite à revisiter ces expériences

riques. En s’emparant de nouvelles formes plastiques,

enfantines sur le plan de la proposition artistique. 7


de nouveaux objets et thématiques, et de nouveaux

d’avant-gardes pour désigner ces nouvelles pratiques,

lectifs, maison d’éditions, etc. – ont permis de l’ériger

tir l’écriture de soi, le journalisme, l’abstraction, à sortir

publics, les acteurs de la bande dessinée – auteurs, col-

ces “doubles”. Ainsi, les artistes ont commencé à inves-

comme médium, et non plus seulement comme genre

du strict cadre éditorial, etc. Certaines structures émer-

: la bande dessinée n’est pas une sous-littérature pour

gent autour de production de discours auto-réflexifs

enfant, elle ne se limite pas au récit d’aventures. Au

(je pense notamment à l’OUvroir de BAnde dessinée

contraire, c’est un langage, un outils discursif, qui se

POtentielle), c’est-à-dire de pratiques prenant comme

démarque par sa pluralité, sa complexité et sa capacité

objet le langage même de la bande dessinée.

à se réinventer. Ces différentes mutations se sont cris-

tallisées autour de structures comme l’Association, fon-

La démocratisation de l’informatique dans les

dée en 1990, qui s’est vue le lieu de regroupement d’une

années 90 a également permis l’avènement d’impor-

la place concédée jusqu’alors à la bande dessinée dans

esthétique, mais aussi structurel. Des auteurs comme

génération d’auteurs particulièrement concernée par

tantes mutations pour la bande dessinée, au niveau

le champ de la culture. Il s’agissait pour eux, comme

l’américain Scott Mc Cloud se sont très vite emparés

pour les générations actuelles et futures, de définir leurs

des outils numériques pour expérimenter sur le langage

propres conditions d’existence, sans avoir à se confor-

même de la bande dessinée, en développant de nou-

mer à des codes et des formats complètement étrangers

veaux dispositifs et de nouvelles mécaniques de lecture,

à leurs pratiques. Jean-Christophe Menu, co-fondateur

impossibles sur les supports papier. Ce large mouve-

de l’Association et rédacteur d’une thèse sur la bande

ment d’appropriation de l’environnement virtuel me

1

dessinée dont il sera maintes fois question ici, parle

semble être révélateur de la capacité des artistes de la bande dessinée à sortir des cadres établis, à remettre en

(1) Jean-Christophe Menu, La bande dessinée et son double, l’Association, 2011 8


question les évidences associées à leur médium. Avec

l’espace, avec Supports/Surfaces, et même comme un

qui est lui aussi le lieu de nombreuses expérimenta-

ou des artistes comme Lucio Fontana (fondateur du

l’informatique vient naturellement la question du web,

objet sculptural, avec le mouvement Shaped Canvas,

tions du fait des innombrables possibilités techniques

Spatialisme). Il en va de même pour la bande dessinée.

qu’il apporte : hypertextualité, architectures en arbores-

Il me semble que la tridimensionnalité fait partie des

cences, transmédialité sont autant de moyens pour les

nouvelles frontières que s’apprête, et commence déjà, à

2

auteurs d’explorer et d’investir l’espace d’internet.

franchir la bande dessinée.

Alors, à ceux que l’idée d’une bande dessinée

En réalité, cette transition a débuté dans un cer-

spatiale rendrait sceptiques, je répondrais que la bande

tain sens il y a une quarantaine d’années, avec l’appa-

d’existence, qu’elle n’était pas attachée à un objet, mais

dessinée. Cette introduction dans le milieu muséal

dessinée a déjà prouvé qu’elle n’avait pas une forme

rition et la multiplication des expositions de bande

que, comme toute forme artistique, elle tendait à mul-

fait évidemment partie intégrante de la question qui

tiplier ses conditions d’existence. Aujourd’hui, il est

m’intéresse dans ce mémoire, aussi j’y consacrerai un

communément admis que la peinture ne se limite pas

premier chapitre. Cependant, je suis convaincu que la

un objet biplan, emprisonné dans les limites du cadre.

bande dessinée a dû sacrifier une partie de son essence

Elle s’est redéfinie comme une matière inscrite dans

pour entrer dans le musée, puisqu’elle y a pénétré avant tout en tant qu’objet culturel, au détriment de certaines

de ses propriétés qui en font une forme artistique et un

(2) Hypertextualité : système de navigation par liens hypertextes

langage en soi. De fait, confronter la bande dessinée à la

Architectures en arborescences : formes d’organisation de site web à ramifications multiples

spatialité soulève de nombreuses problématiques dans

Transmédialité : phénomène culturel qui tend à la mixité des médias (vidéo, son, image, etc.) et aux passages des uns aux autres au sein d’un même projet. 9


les mécaniques même de sa réception. Peut-on concilier lecture et espace ? C’est la question sur laquelle je

me pencherai dans un second chapitre. Pour clore ma réflexion, j’aimerais étudier les caractéristiques intrin-

sèques de la bande dessinée qui la relient à la notion d’espace, en m’appuyant sur un certain nombre de dispositifs d’artistes.

10


Exposer la bande dessinĂŠe

I


musée dès la fin des années 60, comme pour souligner

1. L’exposition : un nouvel espace pour la bande dessinée

le fait que la bande dessinée ne doit pas simplement

être vécue en tant que prétexte à l’expression artistique, mais bien en tant qu’elle est elle-même génératrice d’œuvres d’art ; que ses créateurs sont des artistes, au même titre que ceux qui ont “utilisé” leurs œuvres.

J

’ai évoqué la controverse dont a été victime

L’exposition Bande dessinée et Figuration narra-

la bande dessinée par rapport à sa légitimité

tive, communément reconnue comme le premier projet

Aujourd’hui, les termes de 9 Art ou d’Art séquentiel

cette posture lorsqu’elle s’installe au Musée des Arts

à revendiquer le statut de forme artistique.

institutionnel d’exposition de la bande dessinée, adopte

e

se sont largement répandus, mais ils recouvrent un lent

décoratifs en 1967. L’objectif revendiqué par ses com-

cheminement vers la reconnaissance de la bande dessi-

missaires, Pierre Couperie et Claude Moliterni (tous

née, et occultent un débat encore d’actualité : la bande

deux membres de la SOCERLID1) est de déciller les

dessinée doit-elle être considérée comme un art mineur

yeux de leurs contemporains, et de faire accepter la

ou majeur ? Je pense que son profond ancrage dans la

production internationale de bande dessinée comme

culture populaire a largement favorisé l’émergence de

phénomène artistique et culturel majeur du XXème

ces questions. C’est d’ailleurs en réponse au détourne-

siècle. Je reviendrai sur les différentes problématiques

ment de l’esthétique des comics par les artistes du Pop

qu’initie Bande dessinée et Figuration Narrative, mais

art qu’un discours revendicatif s’est élevé parmi les acteurs de la bande dessinée. Les planches entrent au

(1) La Société civile d’étude et de recherche des littératures dessinées est fondée en 1964 et se consacre à l’étude et à la reconnaissance de la bande dessinée en France. Elle est dissoute en 1977. 12


pour l’heure, désignons-la comme précurseur de l’en-

la bande dessinée sous forme d’expositions, alors qu’elle

trée de la bande dessinée dans l’espace muséal. Depuis,

est encore largement aujourd’hui associée à l’objet livre.

les manifestations du même type se sont multipliées, en partie encouragées et accueillies par le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême

2. Enjeux de l’exposition

dont Claude Moliterni fait partie des fondateurs en 1974. On assiste aujourd’hui à de nombreuses exposi-

tions de bande dessinée dans de prestigieuses institu-

tions d’art contemporain (MOMA, Centre Pompidou, Arts décoratifs, etc.) en parallèle desquelles se déve-

loppent un grand nombre d’entreprises beaucoup plus

confidentielles, organisées par les artistes eux-mêmes,

U

ou par des structures éditoriales indépendantes. Je ne

m’attarderai pas sur la place qu’a pris la bande dessinée dans le marché de l’art, qui témoigne elle aussi d’une forme de reconnaissance de la bande dessinée sur la

ne exposition répond toujours à un certain nombre d’enjeux, d’objectifs formu-

lés par ces différents acteurs : institutions,

commanditaires, commissaires et artistes placent tous

scène artistique. Cependant, j’aimerais revenir sur les

différents espoirs dans son élaboration, espoirs qui

enjeux de ces expositions, les raisons multiples qui ont

peuvent sensiblement diverger d’une entité à l’autre.

poussé – et continuent de le faire – les musées, gale-

Ces enjeux auront des conséquences tangibles sur

l’expérience du visiteur, et sur la répercussion média-

ries, et autres bibliothèques municipales, mais aussi les

tique et critique de l’événement, puisqu’ils donnent

maisons d’édition, et les auteurs eux-mêmes, à montrer

13


invariablement corps à une lecture des objets exposés.

narratifs à l’œuvre dans les planches et les cases, et en

but des commissaires était de promouvoir le médium

eux comme les “chefs d’œuvre” de la bande dessinée.

On l’a vu avec Bande dessinée et Figuration narrative : le

recentrant son attention vers les productions jugées par

comme forme artistique. Or il est intéressant ici de

noter à quel point s’en écartait la politique de la direc-

Si les préoccupations de Couperie et Moliterni

tion des Arts décoratifs : le projet initialement conçu

en 1967, et leurs choix curatoriaux et scénographiques,

le 9 art, et il leur a fallu abandonner certaines salles

étonnant de retrouver ces mêmes préoccupations à

par Couperie et Moliterni était uniquement centré sur

répondent à une nécessité culturelle de l’époque, il est

e

du musée au profit des peintres de la figuration narra-

l’heure actuelle, lorsque des institutions muséales se

tive pour pouvoir investir les cimaises du musée. Les

chargent de “faire une culture” de la bande dessinée au

peintres de la figuration narrative, parmi lesquels on

visiteur, en retraçant son histoire au fil des planches.

retrouve des artistes comme Jan Voss, Valerio Adami,

Ce genre de propositions contribue, à mon sens, à défi-

Öyvind Falhström ou encore Hervé Télémaque,

nir la bande dessinée comme un objet culturel, et non

puisent leur esthétique dans la bande dessinée, mais

pas comme une pratique artistique. Par objet cultu-

ne la pratiquent en aucun cas. Dès lors, c’est une toute

rel, j’entends ici une forme de divertissement, régie

autre proposition qui est énoncée, la peinture étant pré-

par des logiques de production et de consommation.

sente comme validation d’une autre forme d’expression,

Évidemment, la bande dessinée est un objet culturel,

impropre, seule, à occuper l’espace de la galerie. L’autre

mais elle n’est pas que ça. Mon opinion est que le mu-

mission que se fixent les commissaires est à portée

sée est un espace qui peut et doit accueillir objets cultu-

didactique, puisqu’ils estiment qu’il faut à ce moment

rels et objets artistiques, sans circonscrire des pratiques

aiguiser l’œil du visiteur, en explicitant les mécanismes

ambivalentes à l’une ou l’autre de ces appartenances. 14


Vue de l’exposition Hervé Télémaque, Centre Pompidou, 2015 (Crédits photo : Dominique Hasselmann) 15


On est en droit de se demander si cette pratique

ludiques, à Paris, véhicule une conception relativement

institutions, ou si elle n’est que la séquelle d’une mau-

de la bande dessinée en les plaçant péremptoirement

constitue délibérément un message assumé par les

réductrice des pratiques de l’animation, du jeu vidéo ou

vaise habitude muséographique. Toujours est-il que

sous le signe du divertissement.

les musées, à mon sens, ont tout intérêt à “inviter” la

bande dessinée plutôt que de se l’approprier. Ce fai-

J’ai beaucoup parlé des raisons qui poussaient

sant, ils énoncent clairement une délimitation entre le

certaines grandes institutions à exposer la bande des-

que représentent les bandes. Du point de vue extérieur,

faire, et je n’ai pas non plus évoqué le point de vue des

contenu de leurs collections et les objets extrinsèques

sinée, mais elles ne sont évidemment pas les seules à le

les musées donnent une voix à ce qui est encore consi-

artistes, qui sont, somme toute, les premiers concernés.

déré comme un art populaire : source de curiosité pour

Évidemment, l’exposition tient souvent un rôle promo-

les uns, objet familier pour les autres, la bande dessi-

tionnel (sans que ce mot sous-entende un quelconque

née attire. Elle permet surtout de faire circuler l’image

jugement de valeur), elle accompagne et participe à

d’un musée plus proche du grand public, à l’inverse du

la médiatisation d’une publication. À cette dimen-

mouvement de méfiance vis-à-vis de l’art contempo-

sion s’ajoute aussi une volonté de montrer le créateur

rain, jugé trop hermétique. Cependant, la bande dessi-

derrière l’œuvre (une formule que l’on retrouve dans

née garde toujours un statut “d’étrangère”, et rares sont

nombre d’expositions de bande dessinée) : en rendant

les musées à compter des bandes dans leurs collections.

publique une démarche, un processus, c’est un por-

Cette réticence des institutions à investir dans le mé-

trait de l’artiste comme travailleur qui est dressé, qui

dium montre bien leur crainte d’entacher leur image. À

participe à le désigner comme véritable membre de la

l’inverse, un établissement comme le Musée des Arts 16

société, et à abolir la figure éculée de l’artiste auréolé 16


de mystère vivant à l’écart de ses contemporains. Dans

bande dessinée, et plus particulièrement à des ouvrages

l’univers d’un auteur à l’espace tridimensionnel, et

Contre la Bande Dessinée, de Jochen Gerner (un mani-

d’autres cas encore, l’objectif peut être celui d’étendre

comme Plates-Bandes, de Jean-Christophe Menu ou

je m’arrêterai dans la partie suivante sur ce point, qui

feste uniquement composé de citations et de dessins !).

épouse plus spécifiquement les contours de mon sujet.

J’identifie comme manifeste l’exposition OuBaPo, installée à la galerie Anne Barrault en 2003, parce qu’elle

Enfin, l’un des enjeux de l’exposition de bande

réunit explicitement un corpus de bandes dessinées

dessinée qui me semble tout particulièrement dignes

pensées pour l’espace d’exposition, et propose alors

d’intérêt, est celui de l’exposition-manifeste. Dans la

une nouvelle voie pour la pratique, en opposition à un

continuité d’un phénomène récurrent de l’histoire de

constat sur la réalité du milieu éditorial qui domine la

l’art, ces expositions démontrent un positionnement

littérature dessinée. Le dernier enjeu pour l’exposition

avant-gardiste chez leurs auteurs, une volonté d’expri-

de bande dessinée est donc la production de discours

mer un discours radical à travers les œuvres et les écrits

sur son propre statut et sur sa place dans la société et le

qui les accompagnent. Cette prise de position au sein

monde de l’art.

même de la pratique me fascine et je pense que cela démontre autant mon envie de changement pour la

bande dessinée que ma naïveté de jeune dessinateur. La bande dessinée a eu ses manifestes, sans qu’ils se

soient expressément nommés comme tels : je pense à

la collection Éprouvette de l’Association, qui a été la

matrice d’un grand nombre de textes théoriques sur la 17


Jochen Gerner, Contre la bande dessinÊe, L’Association, 2008


Étienne Lécroart, quant à lui, signe une bande dessinée

3. L’exposition comme déterritorialisation de la bande dessinée

qui s’étend dans l’espace de la galerie, les cases se succé-

dant au sol, sur les murs, en suspension au plafond, etc. On le voit, les artistes énoncent une série de statements à travers les pièces exposées. Tout d’abord, ils revendiquent la capacité de la bande dessinée à se déployer

dans un espace d’exposition sans avoir recours aux mo-

dèles de la planche, ou même, suivant les artistes, du

P

dessin : ils se défont des outils imposés par la pratique

majoritaire pour mettre en place un contexte de créati-

oursuivons sur OuBaPo. Elle rassemble

vité et d’expérimentation affranchie. Ensuite, ils situent

François Ayroles, Anne Baraou, Jochen

la bande dessinée au sein de l’art contemporain en la

Gerner, Killoffer, Etienne Lécroart, Jean-

métissant avec d’autres formes d’expression qui lui sont

Christophe Menu et Lewis Trondheim : des auteurs

étrangères : sculpture, installation, ready-made, et même

qui ont participé à une transformation de la bande des-

composition musicale pour Patrice Killofer, qui élabore

sinée, notamment par l’inclusion de contraintes dans la

“une musique sous contrainte en guise de partition pour

création, dans la lignée des littératures potentielles. Les

ses 676 apparitions”2, une bande dessinée qu’il publie en

œuvres exposées lors d’OuBaPo sont donc des exemplaires uniques, en trois dimensions : Lewis Trondheim

2002. Cet “effrangement des arts”, pour reprendre l’ex-

réalise des strips à partir de figurines des schtroumpfs

pression de Theodor Wiesengrund-Adorno*, me paraît

fondues ; Jean-Christophe Menu produit une bande

indissociable de la naissance d’une contemporanéité

dessinée ready-made à partir d’objets manufacturés ;

(2) Patrice Killofer, 676 apparitions de Killofer, l’Association, 2002 19


Patrice Killofer, Nuages, Dimensions non renseignĂŠes, 2010


dans l’art, au sens où il favorise l’émergence de pra-

L’ensemble de ces processus par lesquels les ar-

tiques émancipées des questions de formats et de dis-

tistes de OuBaPo ont amené la bande dessinée là où elle

vraie prise de risque pour les membres de l’Oubapo, qui

peuvent à mon avis être regroupés sous la dénomination

tinctions immobilistes entre les genres. C’est aussi une

n’était pas et l’ont fait se mouvoir vers un devenir-autre,

entretiennent tous un rapport privilégié, voire exclusif,

de déterritorialisation, que j’emprunte à Gilles Deleuze

avec l’objet livre. Enfin, comme je l’ai déjà dit, le col-

et Félix Guattari. Je n’ai jamais eu l’occasion d’étudier

lectif d’auteurs se positionne dans le cours de l’histoire

en détail la pensée de ces auteurs, mais Deleuze repré-

de l’art, comme l’atteste par exemple l’appropriation

sente pour moi une présence familière depuis mon ado-

du geste duchampien par Jean-Christophe Menu. Or,

lescence, ayant été “initié” à la philosophie avec l’Abécé-

j’ai l’impression, peut-être à tort, que le milieu de la

daire. Je me souviens avoir été interpellé et troublé par

bande dessinée s’est longtemps caractérisée par un re-

les notions de territoires et de sortie du territoire qu’il

fus, ou du moins un affranchissement, de la course de

évoque. J’ai appris depuis que ce concept philosophique

l’Art. La bande dessinée a tracé sa propre histoire. Elle

de déterritorialisation recouvre aussi des horizons poli-

commente volontiers, sans nécessairement s’impliquer

tiques et artistiques. La déterritorialisation s’accom-

(bien sûr, les contre-exemples sont nombreux, mais je

pagne d’une reterritorialisation, ce n’est pas un mouve-

ne crois pas qu’ils reflètent la globalité du médium).

ment vers l’émancipation absolue ou l’abstraction. Elle

De la même manière, il y a peu, à ma connaissance, de

désigne le passage d’une façon d’exister à une autre,

tentatives théoriques de définition de la bande dessinée

sans métamorphose de l’objet déterritorialisé mais en le

comme partie intégrante de l’histoire des arts – et pas

resituant dans un agencement différent, dans lequel il

simplement comme source d’inspiration ou d’influence

doit trouver sa place et sa nouvelle manière d’être. C’est

pour les artistes.

un moyen d’”échapper à une aliénation, à des processus 21


de subjectivation précis”3, et donc une échappatoire à la

On ne tarit pas d’éloges sur les “univers” des

pensée dominante. C’est ce qui est à l’œuvre lorsque la

auteurs, sur leur faculté à inventer ou recréer des

et tout particulièrement dans OuBaPo.

qui favorise la formation de lectorats fidèles à certaines

bande dessinée se déplace vers le cadre de l’exposition,

mondes imaginaires. C’est cette plus-value à l’histoire

séries, désireux de découvrir plus en avant les logiques esthétiques, géographiques ou mythologiques de ces

J’aimerais revenir maintenant sur un autre

nouveaux espaces. Aujourd’hui, le développement des

modèle d’exposition, celui de l’extension de l’univers

récits transmédia accentue les regroupements de fans

de bande dessinée en trois dimensions. Il s’agit, pour

autour des multiples facettes médiatiques d’un même

généraliser, de parcours regroupant planches originales,

univers : bande dessinée, roman, jeu vidéo, cinéma, etc. L’exposition s’inscrit parmi ces médias, dans le sens où

décors de cases reconstitués, scénographies mettant

elle peut mettre en scène des projections physiques des

en scène l’ambiance des planches, personnages repro-

lieux et personnages du récit, par exemple. L’effet sur

duits grandeur nature, etc. Je pense que ce modèle-ci

le spectateur est garanti : il peut à loisir “entrer” dans

n’offre pas de nouveau territoire pour la bande dessinée. Je m’en explique en avançant qu’il commet l’amal-

la bande dessinée pour y retrouver, d’une manière sen-

game entre la bande dessinée et son contenu narratif ou

sible, l’univers qu’il aime tant. C’est là que réside l’amalgame : ce n’est pas la bande dessinée, dans ses particu-

esthétique.

larités narratives et formelles, qui est reproduite, mais un ensemble de signes internes qui ont pour mission (et je citerai ici Pierre-Laurent Daurès) “de se substi-

tuer aux dessins des planches de bande dessinée pour

(3) Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie, Les Éditions de Minuit, 1972, p162. 22


déclencher les mêmes processus imaginatifs”4. J’avance

ne rentre pas dans une perspective productrice de

pour la bande dessinée parce qu’elles évacuent l’œuvre

qu’une exposition “classique” d’originaux.

que ces expositions n’offrent pas un nouveau territoire

bande dessinée dans l’espace, tout du moins pas plus

originale, qui n’est alors plus qu’un référent visuel, sans

produire elles-mêmes de nouvelles œuvres : le statut des objets exposés n’est pas loin du produit dérivé.

Je ne cherche pas à discréditer le fruit du tra-

vail de certains auteurs qui ont pu participer à ce genre

d’expositions. Le travail de scénographie du dessinateur François Schuiten, entres autres, a fait date avec

Le Musée des Ombres, exposition présentant son travail

en collaboration avec Benoît Peeters autour de la série Les Cités obscures. Autour des planches accrochées au

mur, le dessinateur et son scénographe, Oliver Corbex, avaient recréé les impressionnants espaces poussiéreux

et chaotiques des albums. Mais la réussite esthétique de telles manifestations est selon moi annexe, puisqu’elle (4) Pierre-Laurent Daurès, Enjeux et stratégies de l’exposition de bande dessinée, mémoire présenté sous la direction de Lambert Barthélémy (Université de Poitiers) et de Thierry Groensteen (EESI), 2011 23



Lire dans l’espace

II


rapport au monde et aux autres ? En d’autres termes,

1. Contradiction initiale

pourquoi la bande dessinée abandonnerait-elle un contexte qui assure l’immersion dans la lecture et donc sa meilleure réception ? Autre question : qu’a-t-elle à gagner en étant confrontée à l’espace ? Je me dois de

traiter ces interrogations de front, elles sont cruciales dans la formulation de mon exposé.

J

Certes, la lecture de longs contenus syn-

’ai parlé en introduction de l’évidence selon laquelle m’est apparue cette idée de bande

taxiques est malaisée dans l’espace tridimensionnel.

ment accentuée avec la découverte d’artistes et de textes

souvent la forme la plus concise possible, elle doit

L’information, quand elle est affichée in situ, prend

dessinée dans l’espace. Elle s’est progressive-

être immédiatement lisible : pictogrammes, slogans

qui ont traité cette même problématique, me confir-

et logotypes rythment notre environnement urbain et

mant dans ma conviction que l’espace constitue bien

constituent un mode de communication de l’urgence.

une des formes que s’apprête à faire siennes la bande

À l’inverse, dès qu’il est besoin de plus de quelques

dessinée. Cependant, cette conviction toute personnelle

peut susciter l’incompréhension au premier abord. Elle

dizaines de mots pour colporter un message écrit, le recours à l’imprimé et à la forme livresque est quasi-

soulève des questions parfaitement valides : pourquoi

faire de la bande dessinée dans l’espace alors que la

ment systématique. L’exemple des textes informatifs af-

lecture se pratique communément – pour d’évidentes

fichés au mur des musées est significatif : ils requièrent

raisons de confort – dans un contexte d’isolement par

toujours une forme de patience pour être lus (s’ils sont 26


lus), et on trépigne quasiment en les parcourant, tout

limites de la case1. Le mouvement de compréhension

Une première remarque d’abord : l’œil est bien plus en-

viens de l’écrire, mais infiniment plus haché. Toujours

impatients que nous sommes de commencer la visite.

du texte n’est donc peut-être pas continu, comme je

clin à s’attarder sur une image que sur un bloc de texte,

est-il qu’une phrase s’expérimente dans sa linéarité, en

et l’appréhension d’une image semble spontanée et ful-

partant d’un début pour aboutir à une fin, alors qu’une

gurante par rapport au déchiffrement du langage écrit.

image (ou une case) peut être perçue dans sa globalité et son instantanéité.

Et s’il est ici bien question de lecture, celle de

la bande dessinée ne repose pas sur les mêmes méca-

Je m’éloigne légèrement ici de mon propos pour

nismes que le texte écrit : elle se fait par mises en rap-

mieux exprimer l’idée que la lecture de bande dessinée

vante au sein de séquences, tandis que l’écriture requiert

temps de déchiffrement, et donc de plaisir, que la lec-

port, ou comparaisons successives d’une case à la sui-

dans l’espace ne soulève pas les mêmes problèmes de

un mouvement beaucoup plus constant dans sa com-

ture d’un texte. On me répondra que la bande dessinée

préhension. Les tentatives d’analyses sémiologiques de

fait elle-même recours au texte, et donc à une méta-

la bande dessinée ont cherché à déterminer les unités

lecture : bien que l’élément textuel ne soit pas néces-

indivisibles dont la somme composerait une bande

sairement constitutif du médium, je ne peux pas sans

dessinée, tout comme on peut trouver dans le signe

malhonnêteté le mettre de côté pour n’inclure que la

ou la lettre un point-limite à partir duquel articuler

bande dessinée muette dans ma réflexion. Car il est

le langage. Harry Morgan montre bien l’absurdité de

évident que la bande dessinée ne peut pas telle quelle

telles entreprises lorsqu’elles s’aventurent au-delà des

intégrer la troisième dimension, les artistes doivent (1) Harry Morgan, Les Principes des littératures dessinées, Éditions de l’an 2, 2003. 27


opérer une forme d’adaptation du médium et imaginer

Bande Dessinée les mots “Grotte de Lascaux” pour

avant cette notion de dispositif, qui est cruciale dans ce

aucun doute une préfiguration de la bande dessinée

de nouveaux dispositifs de lecture (j’aborderai plus en

susciter une certaine moquerie” 2. S’ils constituent sans

mémoire).

moderne, ce n’est pas sous cet angle que j’aimerais étu-

dier ces formes de narration archaïques, mais en tant

M’est avis que la frilosité que l’on peut avoir au

que dispositifs de lecture. Je prendrai donc l’exemple

premier abord face à l’idée d’une narration spatialisée

de la civilisation Égyptienne, qui me paraît vivement

vient de la place qu’a pris le livre dans notre civilisation

à propos pour trois raisons. D’abord, les hiéroglyphes

depuis l’invention de l’imprimerie, et par la direction

se démarquent dans leur multiplicité fonctionnelle : ils

qu’a pris la société capitaliste vers une transmission

regroupent des idéogrammes déchiffrés comme pic-

instantanée de l’information. Cependant, l’exemple

togrammes figuratifs et d’autres ayant la fonction de

de civilisations plus reculées met en lumière des pra-

phonogrammes, c’est-à-dire de signes retranscrivant un son. Cette ambivalence rappelle le phénomène de

tiques de lecture différentes. On évoque souvent la

Tapisserie de Bayeux, la Colonne Trajane ou les basreliefs de l’Égypte antique comme des ancêtres du 9

méta-lecture de la bande dessinée, qui fait appel au

texte et à l’image. De plus, l’Égypte pharaonique fait

e

art, des proto-bandes dessinées. Comme l’écrit si bien

partie des cultures ayant simultanément fait usage de

Jean-Christophe Menu, les défenseurs de la bande

supports “papier” (plus exactement, de volumens en

dessinée ont abusé de ces exemples archaïques “jusqu’à

feuilles de papyrus), et de supports architecturaux (les

constituer un cliché de “réflexe de légitimation” ; cli-

murs des temples ornés de hiéroglyphes). Cette plu-

ché qui a pu rapidement, par contradiction, être tour-

ralité me semble couper court à ce qui peut sembler

né en dérision. Il a bientôt suffi de lire au sujet de la

(2) Jean-Christophe Menu, La bande dessinée et son double, l’Association, 2011, p.379 28


une contradiction : lecture papier et lecture “murale”

active chez le spectateur un mouvement d’exploration,

cet exemple permet de souligner le système de double

globalité. L’objet face à lui, ou autour de lui, n’est plus

peuvent coexister au sein d’une même société. Enfin,

parce qu’il ne peut la manipuler et l’embrasser dans sa

rapport statisme/mobilité entre le lecteur et son objet :

seulement un écrin à la projection : le lecteur est partie

le volumen se transporte mais se lit immobile ; le bas-

prenante de l’œuvre, il évolue en son sein et doit l’ap-

relief, par essence inamovible, se parcourt avec le corps.

privoiser de tout son corps. Le potentiel poétique d’une telle pratique me semble extrêmement fort.

C’est à mon avis dans ce double que la bande

dessinée a quelque chose à “gagner” lors de sa trans-

Certaines œuvres de Lucio Fontana m’ont fait

position à l’espace. Le métissage du médium avec des

expérimenter le sentiment que j’essaye de décrire.

l’environnement ou d’autres encore à inventer, permet

des principaux représentants, son œuvre tend à abolir les

formes artistiques comme l’installation, la sculpture,

Inscrite dans le mouvement Spatialiste, dont il est l’un

de replacer le corps au centre de la lecture, cette der-

distinctions entre les genres artistiques et à réaffirmer la

nière s’éprouvant de manière sensible, physique, voire

primauté de la matière (picturale, spatiale, temporelle)

musculaire. Je reprends à mon compte ces mots d’El

et du mouvement dans la création : “La matière, la cou-

Lissitzky : “[L’]espace [n’est] pas ce que l’on regarde par

leur et le son en mouvement sont les phénomènes dont

le trou de la serrure, pas ce que l’on voit par la porte

le développement simultané fait partie intégrante du

ouverte. L’espace n’est pas seulement là pour les yeux, ce

nouvel art. La couleur, se développant en volume dans

n’est pas un tableau : on veut vivre dedans.”. La bande

l’espace, adopte successivement différentes formes. [...]

dessinée dans l’espace n’est donc plus seulement une

Une substance plastique mobile permet la construc-

lucarne dans laquelle le lecteur peut s’engouffrer, elle

tion de formes volumineuses et changeantes. Disposées 29


dans l’espace, elles fonctionnent en synchronie, compo-

son centre névralgique, la fente, un des leitmotivs de

Ambienti Spaziali au Musée d’Art Moderne de Paris en

lorsqu’il entre dans Ambiente Spaziale.

sant des images dynamiques” . Ainsi, j’ai découvert les

l’œuvre de Fontana dont le spectateur est à la recherche

3

juillet 2014, constructions spatiales qui se vivent autant

qu’elles se contemplent. La première, Ambiente Spaziale a luce nera, est une pièce éclairée à la lumière noire au

2. Lecture d’œuvres

plafond de laquelle est suspendue une sculpture que je

ne saurais décrire autrement qu’en répétant les mots de Fontana retranscrits ci-dessus. La seconde que je voudrais citer ici, est l’Ambiente Spaziale présentée à

la Documenta 4 de Kassel, en 1968. Cette petite salle, reproduite au MAM, se présente comme un labyrinthe

L

immaculé éclairé par une lumière blanche diffuse, et

aboutit, après une courte déambulation, sur une fente centrale, pratiquée à même la paroi. Cette œuvre, outre

’un des mécanismes cruciaux de la bande dessinée est le temps de lecture : le lecteur

opère un certain nombre de choix quand

les similitudes intéressantes qu’elle entretient avec le

il progresse d’une case à l’autre, choisissant ou non

par l’usage qu’elle faisait de l’espace : son exploration

lité de revenir en arrière dans la lecture, ou de sauter

minimalisme, m’avait particulièrement impressionné

de s’attarder sur telle ou telle case, ayant la possibi-

est constitutive de l’œuvre, tout en étant également

des passages entiers. Or, comme on l’a déjà évoqué

un outil de mise en exergue et de temporisation de

dans la partie précédente, cette temporalité de la lec-

ture peut devenir problématique lors du passage en

(3) Lucio Fontana, Manifesto blanco, 1947 30


Lucio Fontana, Ambiente Spaziale 1949, dimensions variables (CrĂŠdits photo : daniel J. Thawley)

a luce nera,


trois dimensions. Nous ne nous comportons pas de la

qu’il engendre. Or j’ai la conviction que la contempla-

planche de bande dessinée : ces médiums impliquent

rapport au contexte, qui amène à un lieu singulier et

même manière devant un tableau, une sculpture ou une

tion appelle une forme de détachement complet par

différentes attitudes dans leur réception par le specta-

solitaire. Peut-on alors parler de contemplation, lorsque

teur. Face à une “œuvre”, nous avons tendance à adop-

cet instant suspendu intervient, non pas vis-à-vis d’un

ter la temporalité de la contemplation.

objet particulier, mais au sein d’un flux, d’un mouvement ?

Évidemment, il ne s’agit que de l’un des proces-

sus opérant au sein d’une exposition. Mais cela soulève

Lecture et contemplation semblent être deux

une question intéressante qui, je le crois, se trouve au

notions inconciliables. Nombreux sont les auteurs de

bande dessinée ? Certes, la puissance plastique ou le

des images qui se lisent, en opposition à d’autres, qui

cœur de notre problématique : peut-on contempler une

bande dessinée à souligner l’importance de produire

rythme de certaines séquences nous poussent à adopter

se regarderaient. Benoît Peeters théorise justement

une attitude “contemplative” : le temps se dilate, lais-

cette constatation empirique en opposant le fonction-

sant libre cours à une exploration flottante de l’image,

nement de la case à celui du cadre4. Selon lui, la case

qui subjugue. Cependant, la mécanique même de la

est une “image en déséquilibre”, tiraillée entre son désir

un avant et un après, la case – ou la planche – n’étant

global de la planche d’autre part. Entité (plastique et

lecture impose l’idée du mouvement. Il y aura toujours

d’autonomie d’une part, et son inscription dans l’espace

que le fragment d’une temporalité plus large, globali-

narrative) à part entière, elle est lue à l’aune du contenu des cases adjacentes. Au contraire, le cadre procède du

sante. L’œil s’arrête, mais le cerveau garde en mémoire

l’espace narratif parcouru et les prolongements futurs

(4) Benoît Peeter, Lire la bande dessinée, Flammarion, 2003 32


mouvement inverse : les limites de la toile constituent

stéréotypes. J’ai facilement tendance à la décrire

entre le tableau et son environnement. Ainsi, le cadre

l’adoration face à l’idole-art. Mais je pense pas qu’il

une rupture dans la réalité, une “solution de continuité”

comme un instant de grâce, un moment proche de

autorise l’arrêt prolongé, tandis que la case appelle le

faille s’en tenir à cette approche. Et surtout cela ne

mouvement, le passage. Si je m’arrête sur cette distinc-

correspond pas aux divers sentiments que peut m’ins-

tion, c’est parce qu’elle est au cœur des enjeux de ma

pirer une œuvre. Je ne m’oublie pas face à une œuvre,

réflexion. L’exposition Bande dessinée et Figuration nar-

au contraire : c’est moi tout entier qui entre en effer-

rative en est le parfait exemple. Si c’est bien en insistant

vescence (ou moi tout entier qui s’emmerde, c’est selon).

sur les “techniques narratives” du médium que Couperie

Je ne me sens pas transcendé par une œuvre, mais plu-

et Moliterni souhaitaient opérer la reconnaissance de

tôt activé. Je pense, j’analyse, je ressens, je... Et dans le

la bande dessinée, ils évacuèrent d’emblée l’une de ses

cadre d’une exposition, cet état ne se limite pas à l’objet

caractéristiques majeures, en exposant non pas des

singulier, mais peut très bien s’étendre à un parcours,

planches, mais des cases, prélevées de leur contexte

les œuvres faisant sens les unes avec les autres dans

et agrandies pour la cimaise. Or la case, extraite de la

l’espace et le temps. De là, on peut très bien concevoir

planche, n’en est plus une. On reconnaît les stigmates

l’exposition comme une séquence, fonctionnant sur des

de l’objet culturel dont elle provient mais sans en garder

mécaniques proches de celles d’une bande dessinée :

l’essence : elle se lit comme on peut “lire” un tableau.

une succession de signifiants dans l’espace, ponctuée

Elle redevient cadre, objet de contemplation.

d’ellipses, et dont le temps de “lecture” n’est défini que par le visiteur. Jochen Gerner semble arriver à la même

Cependant, je sens que cette conception de

conclusion lors d’un entretien, publié sur le site du9.

la contemplation est trop limitée, trop sclérosée de

org, qu’il accorde à Pierre-Laurent Daurès en 2010 : 33


“Si l’on considère deux dessins disposés l’un à côté de

portant sur la même analyse. Avec la volonté d’aborder

dessinée, une succession de dessins exposés sur les murs

CAPC a confié la scénographie et le commissariat de

l’autre comme une première forme basique de bande

l’exposition comme une gigantesque bande dessinée, le

d’une galerie ne constitueront pas forcément une bande

sa collection à Julie Maroh, auteure de l’album Le Bleu

dessinée mais formeront un ensemble : chaque dessin

est une couleur chaude. Ouverte au public de mars 2014

communiquera avec les autres. Il y aura une histoire

à janvier 2015, Procession se présente donc comme un

mentale, une certaine forme d’édition qui se construira.

récit séquentiel dont chaque case serait en réalité une

Chaque exposition imprime une série de visuels dans la

œuvre. L’exposition compte des pièces extrêmement

tête de chaque spectateur. Il s’agit d’une micro-édition

variées, tant du point de vue formel – peintures, des-

mentale, invisible mais pourtant bien réelle. Comme

sins, sculptures, installations, vidéos se suivant sans dis-

pour la construction d’un livre, exposer invite à pen-

crimination – que du point de vue des tendances artis-

ser à la disposition des images, des textes les uns par

tiques représentées, puisque se succèdent des créateurs

rapport aux autres. L’artiste découpe, écrit un récit et

aussi différents qu’Annette Messager et Hervé di Rosa.

maquette l’espace.” La contemplation, me semble-t-il,

De fait, le visiteur est confronté à plusieurs difficultés

peut désigner un phénomène d’immersion et d’excita-

quant à la “lecture” de l’exposition. Face à des œuvres

tion (intellectuelle, sensorielle, etc.) face à un agence-

aussi singulières, il doit faire l’effort de “désapprendre”

ment, et, comme le souligne Gerner, de manipulation

et d’entretenir avec elles un rapport vierge, afin de

mentale de cet agencement.

permettre une lecture instrumentalisée de l’œuvre, au sein d’une séquence, et non plus au sein du paysage de

Très récemment, le musée d’Art contemporain de

l’histoire de l’art. Bien que déroutant, le processus me

Bordeaux s’est vu le réceptacle d’une expérimentation

semble particulièrement riche pour la vie de l’œuvre, 34


Vues de l’exposition Procession, CAPC de Bordeaux, 2014


et traduit une approche lucide de l’acte curatorial :

à produire de la bande dessinée dans l’espace. Tout au

question à chaque exposition, elle est constamment

nombre de dessins, produits tantôt par elle-même,

une œuvre est continuellement redéfinie et remise en

long du parcours, Julie Maroh a disposé un certain

en devenir autre. La seconde difficulté rencontrée par

tantôt par l’illustratrice Maya Mihindou, invitée pour

le visiteur provient du caractère hautement hétéro-

l’occasion. Ces dessins, directement apposés aux murs

clite du corpus sélectionné par Julie Maroh. En effet,

du musée ou encadrés, commentent, accompagnent,

le récit de bande dessinée se construit invariablement

et parfois détournent les œuvres exposées. S’y ajoutent

autour d’une constance graphique, qui assure la cohé-

également des éléments textuels, phrases, citations,

rence de l’univers narratif. Si, évidemment, cette “règle”

ou série de mots dessinés ou sérigraphiés au mur.

universelle s’est mainte fois vue contredite par certaines

Ensemble, textes et dessins sont le ciment conçu par les

bandes dessinées, elle reste essentiellement ancrée dans

commissaires pour faire de l’exposition une structure

notre appréhension du genre.

logique, un récit. De fait, ils fonctionnent sur le mode

de l’encart narratif au sein d’une bande dessinée, un

Ainsi, Procession invite le visiteur a reconsidérer

texte extrait du flux des images, censé éclairer le lecteur

ses habitudes de lecture de l’exposition et de la bande

sur le déroulement du récit, là où la case en elle-même

dessinée, et à abandonner les rapports spécifiques qu’il

s’en trouve incapable. Dans Procession, ce procédé me

entretient avec ces deux pratiques culturelles pour

fait l’effet d’une béquille inapte à opérer la jonction

mieux les envisager ensemble, selon un dispositif qu’il

entre les œuvres. Si les annotations graphiques et tex-

doit lui-même concevoir. C’est sur ce dernier point, ce-

tuelles de Julie Maroh et Maya Mihindou nous livrent

lui du dispositif, que j’aimerais maintenant m’attarder,

certaines clés quant à la sélection des œuvres, gravitant

en tant qu’il participe selon moi à l’échec de Procession

autour du thème du conflit, elles ne permettent pas 36


d’appréhender les écarts entre les œuvres comme des

à se revendiquer l’égale des deux. Or la question qui

liens d’une pièce à l’autre et à les réunir au sein d’une

et du lecteur, celui qui observe et celui qui déchiffre,

ellipses pleines de sens : le visiteur peine à créer des

m’occupe ici est celle de réunir les figures du spectateur

séquence plus large. Je pense que c’est ici l’inexpérience

au sein d’un même espace. Qu’elle soit textuée ou atex-

de Maroh et Mihindou dans l’activité de commissaire,

tuée, la bande dessinée se lit et se regarde, mais comme

et la complexité de la tâche, qui expliquent la difficulté

on l’a vu précédemment, sa mise en espace repose la

à “lire l’exposition”.

question du lecteur-spectateur. Il me semble que cer-

tains artistes ont su dépasser ce schisme, jusqu’à abolir la frontière entre l’écriture et le dessin, tant la fluidité

dont ils font montre à aller de l’un à l’autre passe pour

3. Au-delà de la dichotomie Art-Littérature

une instantanéité.

Je pense d’abord à Jochen Gerner, auteur, dessi-

nateur et plasticien membre de l’Oubapo, qui se trouve

parfaitement à la lisière de la bande dessinée et de l’art contemporain, entre le livre et la galerie. Il a développé

L

depuis une quinzaine d’années un répertoire de formes

a bande dessinée tient sa richesse du rap-

relevant du pictogramme, évolution logique d’une syn-

port bâtard qu’elle entretient avec l’Art et

thèse toujours plus accrue du dessin. Sa conception de

la Littérature. C’est peut-être aussi l’une

la narration a suivi le même mouvement : une utilisa-

des raisons qui la rendent inapte, aux yeux de certains,

tion de plus en plus poussée de la contrainte l’a mené à 37


adopter des logiques de récit particulièrement radicales

clivage lecteur/spectateur dans l’espace – de la page ou

tions. Si le dessin de Gerner frôle la géométrie, celui-ci

ramenés à une forme fondamentale, et le lecteur doit

et innovantes, sous forme d’inventaires et d’accumula-

de l’exposition – est tangible. L’écriture et le dessin sont

est néanmoins un artiste d’une grande plasticité. Il a en

réviser ses acquis, réévaluer le rapport texte-image selon

effet entamé depuis le début des années 2000 un travail

de nouveaux mécanismes. On progresse ainsi dans la

sur le recouvrement à l’encre noir, comme dans TNT

narration au fil des pictogrammes et des suites de mots,

en Amérique, l’un de ses travaux ayant eu le plus d’écho

repères colorés dans la nuit noire de l’encre. Par asso-

dans le milieu de la bande dessinée : le dessinateur avait

ciations, le lecteur retrouve les logiques du récit, mais la

recouvert de couches d’encre de Chine les planches de

forme qu’emprunte ce dernier est si inédite que dessins

vieilles éditions de l’épisode bien connu des aventures

et texte sont ensemble vecteurs de sens et d’esthétisme :

de Tintin, ne laissant en défonce que certains mots

ils deviennent une seule et même matière.

sélectionnés avec soin, et des pictogrammes de son cru (pistolets, immeubles, couteaux, voitures), comme “dé-

Je pense aussi à Abdelkader Benchamma, un ar-

coupés” dans la couleur des imprimés. Cet exercice a

tiste français reconnu dans le milieu du dessin contem-

initiale de l’œuvre détournée, et à plusieurs expositions,

tiques à la bande dessinée, mais lui se tourne plutôt vers

donné lieu à un livre reprenant le format et l’imposition

porain. Il emprunte également certaines formes plas-

car Jochen Gerner ne conçoit pas l’un sans l’autre.

le potentiel abstrait du médium : Benchamma déve-

Dans l’ensemble de son travail, il conçoit deux dispo-

loppe un vocabulaire graphique de l’explosion, de la

sitifs, éditorial et plastique, deux espaces de réception,

fumée, de la vitesse et de la chaleur dans son dessin, qui

le livre et la galerie, et ce à partir d’une même produc-

n’est pas sans rappeler la beauté de la bande dessinée

tion. Avec TNT en Amérique le processus d’abolition du

militaire américaine des années 60, que Jochen Gerner 38


Jochen Gerner, TNT L’Ampoule, 2002

en Amérique,


reprend lui aussi à son compte avec Abstraction (1941-

avec la littérature. Le livre Random que le dessina-

delkader Benchamma vient de leur grande matérialité,

teur de bandes dessinées – jette une nouvelle lumière

1968). La puissance et la virtuosité des œuvres d’Ab-

teur publie en octobre 2014 chez l’Association – édi-

l’artiste réussissant à évoquer la matière – organique,

sur l’ensemble de sa production. Dans Random, il y a

gazeuse, minérale – avec une grand sobriété technique.

clairement une volonté de séquence, chaque dessin ré-

Les markers noirs et les fusains semblent véritablement

pondant au précédent selon des logiques de métamor-

modeler et distordre la matière, plus qu’ils ne la des-

phoses, croissances, décompositions, etc. Benchamma

sinent. Le dessinateur investit les murs de la galerie et

parle lui-même de narration pour parler de ses travaux

l’espace du papier, mais en adoptant des formes d’ac-

hors du livre : “C’est assez intéressant pour moi de

crochages rigoureuses, avec Dark Matter par exemple,

penser le médium du dessin comme un autre médium,

à la galerie du Jour Agnès B, en 2011. Son rapport à

comme une écriture au départ. C’était mon idée avec

la littérature est sous-jacent, elle est au cœur de ses

des dessins qui étaient faits très rapidement sans es-

influences et de sa démarche de travail. Benchamma

quisse et qui étaient guidés par une histoire, un scéna-

parle du geste du dessin comme une écriture, un lan-

rio”. La narration ici, est celle de la transformation de

gage exprimé graphiquement plutôt que textuellement.

la matière, et d’une certaine façon, on ‘lit” les étapes de

Il revendique également l’influence de Burroughs et

cette transformation en parcourant l’espace de la galerie

Gysin, dont il transpose la technique du cut-up à l’ex-

ou du livre.

pression graphique, recréant à travers ses déflagrations

le chaos des compositions littéraires des auteurs de la

J’aimerais clore ce chapitre avec Raymond

Beat Generation. Cependant, c’est aussi à la lecture de

Pettibon. Ses dessins et ses textes sont réunis dans

l’œuvre de Benchamma que transparaît sa proximité

un même geste, les deux semblent affluer également, 40


Abdelkader Benchamma, Dark Matter, Galerie du Jour Agnès B, 2011 41


avec la même force et dans les mêmes proportions : ils

parce que le graphisme de l’artiste trouve son influence

aiguisé posé sur la société. Écriture et dessin font plus

lactères qu’il utilise parfois pour faire s’exprimer ses

sont l’expression d’une seule énergie, d’un seul regard

dans le comics américain, pas plus en raison des phy-

que se compléter, ils forment ensemble une matière

personnages, mais parce qu’il a recours à une forme de

unique. Les installations de l’artiste américain reflètent

séquentialité, une séquentialité organique, non-linéaire

particulièrement bien ce que j’essaye d’exprimer. Les

et anachronique. On pourrait même dire une narration

“conglomérats” de dessins accrochés, les phrases peintes

politique, philosophique, ironique, ayant pour objet la

à même le mur, les gigantesques figures dessinées sur

culture américaine.

les cimaises : tout nous vient ensemble, comme une

fresque où lettres et images ne forment plus qu’un seul et même discours. Et il n’est pas question d’appréhen-

der ces installations à une distance égale, comme des surfaces planes : les jeux d’échelle entre les formats

accrochés et les signes muraux nous incitent à des

mouvements de rapprochements et d’éloignements

successifs, qui insufflent une profondeur aux œuvres. J’ai le sentiment que les fresques de Pettibon consti-

tuent aussi bien son oeuvre artistique que littéraire. Et face à elles, il n’est plus question de choisir : on lit et

on regarde simultanément. J’irai plus loin en affirmant qu’elles forment un genre de bande dessinée. Non pas

42


Raymond Pettibon, Sans titre, Contemporary Fine Arts Galerie GMBH, Berlin, 2008



SpatialitĂŠs de la bande dessinĂŠe

III


“assimilée” par l’art contemporain et l’espace d’expo-

1. Enfantement de dispositifs

sition : le cinéma. Bande dessinée et cinéma entretiennent trop de parenté dans leur forme, leur histoire et leur caractère hybride, pour que je puisse ignorer le 7e

art dans ma réflexion. La vidéo et le film ont progres-

L

sivement proliféré, depuis les années 60, dans des pra-

a découverte et l’analyse des propositions

tiques artistiques comme l’installation, jusqu’à mettre

artistiques que je rattache à la question de

en cause la forme initiale du cinéma, celui de la salle de projection. C’est à travers la pensée de Raymond

mise en espace, et dont j’ai déjà exposé cer-

Bellour que j’aimerais étudier ce phénomène. Écrivain,

tains exemples, me poussent à la conclusion suivante

: pour opérer sa déterritorialisation, la bande dessinée

essayiste, critique et théoricien du cinéma, Bellour a

doit s’armer de dispositifs nouveaux, qui lui permet-

observé et commenté cette mutation du cinéma vers

l’installation. C’est dans La Querelle des dispositifs qu’il

tront d’investir l’espace sans y perdre ses qualités intrin-

regroupe le fruit de ses réflexions, en 2012. Il nous en

sèques. Par dispositifs, j’entends à la fois des dispositifs

avait présenté le propos lors d’une intervention aux

discursifs, c’est-à-dire l’expression pratique ou théo-

Beaux-Arts d’Angoulême, peu après sa publication.

rique d’une réflexion sur le processus de spatialisation, et des dispositifs techniques, scénographiques et plas-

La querelle, c’est le dialogue qu’opèrent les artistes

tiques, qui découlent des premiers.

avec le cinéma, lorsqu’ils le déplacent de son contexte

de visionnement vers un autre cadre de réception.

La question du dispositif a été posée à propos

Pour Bellour, le cinéma comme on l’entend tradition-

d’une autre forme d’expression artistique ayant été

nellement se définit par son dispositif : la projection, 46


publique ou privée, d’un film dans son entièreté devant

un contexte de réception donné. Pour être plus clair, le

d’admettre sous la dénomination “cinéma” l’ensemble

du livre est à la bande dessinée.

un groupe de spectateurs en position assise. Il refuse

cinéma serait à l’image en mouvement ce que la forme

des installations ayant recours au film, et qui mettent en jeu des expériences sensiblement différentes pour le

À la suite de Raymond Bellour, je place donc la

spectateur. Selon lui, chaque artiste enfante un nouveau

notion de dispositifs au centre de la création d’instal-

on le voit, pourrait formuler la limite de ma réflexion

tout à fait efficaces, doivent à mon avis exploiter les

dispositif lorsqu’il conçoit une installation. Ce discours,

lations de bandes dessinées. Ces dispositifs, pour être

: le passage à la spatialité, aussi riche qu’il puisse être,

spécificités du médium et tirer parti des potentialités

constituerait pour la bande dessinée une frontière à

spatiales de la bande dessinée.

partir de laquelle elle cesserait d’exister au profit d’un autre médium. Cette perspective ne me semble pas mettre en échec ce mémoire, mais éventuellement re-

2. Architecture

définir son propos : ma recherche ne serait plus celle

de la bande dessinée dans l’espace, mais celle d’un art nouveau, encore dépourvu de nom. Mais je n’en suis pas

I

persuadé. Le propos de Bellour s’appuie sur la convic-

tion, que je partage avec lui, que le cinéma est avant tout un dispositif, et qu’il ne doit pas être confondu

l y a une architecture de la bande dessinée. La

narration s’appuie sur des constructions, des agencements dans l’espace. C’est particulière-

ment frappant au sein d’une planche : les cases sont

avec le langage cinématographique. Or selon moi, la bande dessinée est un langage, et ne peut être réduite à

autant de briques qui composent l’édifice de la page. 47


En allant plus loin, on peut relever plusieurs caracté-

est divisée en de multiples objets qui ont chacun une

mier lieu, il y a la problématique de la circulation entre

une fonction de contact (avec les cases adjacentes),

ristiques architecturales de la bande dessinée. En pre-

fonction propre (l’action, ou l’instant de narration),

les cases. L’œil doit pouvoir se mouvoir avec aisance au

et une fonction d’ensemble (ils définissent la physio-

sein des séquences, dans un sens de lecture défini par

nomie de la page). Ces rapports complexes entre les

l’auteur. Il en va de mécanismes bien plus complexes

cases définissent l’”état” de l’espace parcouru par l’œil :

que la simple juxtaposition de dessins les uns à côtés

fragile, solide, informe, sinueux. Dans ses 676 appari-

des autres : par le contenu et la forme des cases , les

tions de Killoffer, le dessinateur, qui donne son nom à

lignes de force créées par leur juxtaposition, l’utilisation

l’album, multiplie les expérimentations sur le rapport

de la couleur, la présence et les dimensions des blancs

tout/partie, et supprime l’encadrement des cases pour

intericoniques , l’auteur compose un espace dans lequel

laisser place à des espaces mouvants et instables, rejoi-

1

gnant par là la viscosité de sa narration. Enfin, il y a

le lecteur évolue selon une certaine trajectoire. Hergé

aussi ce qu’on appelle communément les structures du

fait figure de maître par sa technicité dans la construc-

récit (dans le cas d’une bande dessinée figurative et

tion de séquences. D’autres auteurs exploitent de ma-

nière extrêmement poussée le potentiel structurel de

narrative), c’est-à-dire l’ensemble des mécanismes et

la planche, parmi lesquels Chris Ware, dont certaines

des logiques qui régissent un scénario.

planches sont de véritables réseaux fourmillants de cheminements possibles et complémentaires. Ware nous

amène à une seconde problématique, celle du rapport

Envisager ces processus architecturaux en

entre le tout et la partie. La planche de bande dessinée

trois dimensions ouvre un nombre infini de possibi-

lités d’expérimentations en terme de dispositifs (ou,

(1) Blanc intericonique : synonyme de goutière, espace ou ligne séparant les cases. 48


Chris Ware, Building Pantheon Books, 2012

Stories,


pour être plus précis, un nombre régi par la formule

en employant la forme du bon mot, de la scénette ab-

de ce mémoire l’exposition OuBaPo, et la proposition

outil extrêmement performant pour inciter le lecteur à

de passage de l’aire au volume). J’ai évoqué au début

surde, du gag. L’humour, comme il le démontre, est un

qu’Étienne Lécroart avait développée pour l’occasion.

prendre du recul sur le dispositif, à le reconsidérer dans

Faute de documentation iconographique, je me réfère

sa complexité et non plus comme un banal format.

à la description qu’en fait Jean-Christophe Menu dans La Bande dessinée et son double : “Lécroart mit au point une bande dessinée qui utilisait la topographie de la

Parmi les expérimentations sur la dimension

galerie : les cases passaient d’un mur à l’autre, mon-

structurelle de la bande dessinée, j’aimerais aussi évo-

suspendues au plafond ou traversaient le sol, élaborant

en 2010 et présentée au festival BDFil de Lausanne et

taient ou descendaient la pente d’un escalier, étaient

quer l’exposition 10x10, conçue par les éditions Atrabile

des intrigues parallèles relatives à ces différents empla-

à la biennale d’Art Contemporain du Havre (sous-ti-

cements (une bande dessinée à lire en situation donc,

trée Bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène

et quasiment impossible à transposer en une version

de l’égalité). Elle regroupait un grand nombre d’auteurs

imprimée)”. Aussi frustrante que puisse être l’absence

ayant publié au sein de la maison d’édition indépen-

de documentation de l’intervention, elle stimule l’ima-

dante, autour d’une contrainte : chacun se voyait oc-

gination et invite à rêver sur ces “intrigues”, humoris-

troyer un carré de 10x10 Post-It pour réaliser une

tiques à n’en point douter. L’intelligence et l’inventivité

bande dessinée. Les artistes se sont donc emparé des

de Lécroart passent en effet presque systématiquement

Post-It comme autant de cases de bande dessinée, en

par l’humour : oubapien par excellence, il exploite et

imaginant de multiples utilisations de l’espace parti-

déconstruit tour à tour les codes de la bande dessinée

tionné qui leur était accordé. Certains jouèrent sur le 50


caractère modulaire du Post-It, comme Wazem qui

dessinateurs avaient ensemble détourné la contrainte

itérations d’un même personnage. D’autres s’appro-

plusieurs Post-It collés de manière désordonnée les

composa un dialogue aléatoire et absurde entre deux

du carré de 10x10, en formant leurs cases à partir de

prièrent la matérialité plastique du support : Manuele

uns sur les autres, et en les disséminant dans la galerie,

Fiore par exemple, avec sa série de portraits féminins

parfois même en les collant sur les créations de leurs

réalisés en différentes techniques, le papier se gondo-

condisciples. Ce parti-pris m’interpelle sur plusieurs

lant, se craquant ou se racornissant suivant la liquidité

points. Pour commencer, Ruppert et Mulot avaient

du médium. D’autres encore, comme Frédérik Peeters,

incorporé à leur proposition une caractéristique élé-

profitèrent de l’occasion pour développer des types de

mentaire du Post-It, son adhésivité, comme un vecteur

narration particulièrement inventives : sa bande dessi-

de parasitage de l’exposition collective. Ensuite, ils of-

née exploitait les combinaisons possibles entre vertica-

fraient au visiteur une forme de lecture inédite, contex-

lité et horizontalité de la lecture des cases, profitant de

tualisée dans l’espace – le forçant parfois à se baisser

l’absence de recul du spectateur pour le “piéger” au sein

pour déchiffrer la case à même le sol – mais aussi dans

des séquences (je renvoie ici à l’étude qu’en fait Pierre-

le processus d’exposition : il ne pouvait progresser dans

Laurent Daurès dans son mémoire ). Enfin, l’une des

la narration que par bribes, les autres œuvres interrom-

2

participations se démarquait dans son utilisation de

pant le fil logique de la lecture. Enfin, et c’est sur ce

l’espace, non plus seulement du mur, mais de l’expo-

dernier point que j’aimerais insister, Ruppert et Mulot

sition : celle de Ruppert et Mulot, dont j’aurai l’occa-

introduisaient alors le jeu et l’interactivité dans la lec-

sion de recontextualiser le travail par la suite. Les deux

ture tridimensionnelle. Le lecteur-spectateur se fait

aussi enquêteur lorsqu’il doit inspecter les recoins de l’espace pour trouver la “case d’après”. Cette conception

(2) Pierre-Laurent Daurès, Enjeux et stratégies de l’exposition de bande dessinée, mémoire présenté sous la direction de Lambert Barthélémy (Université de Poitiers) et de Thierry Groensteen (EESI), 2011 51


Florent Ruppert & J茅r么me mulot, 10x10, extrait, 2010


ludique de la lecture me semble être tout à fait perti-

lus. Parallèlement, ils se livrent à de nombreuses expé-

tialité, et rejoint par là aussi la démarche d’Étienne

cinématographiques primitives (phénakistiscopes, zoo-

nente parmi les dispositifs que rend possibles la spa-

rimentations concernant l’animation, les techniques

Lécroart dans OuBaPo.

tropes, etc.), mais aussi les potentialités narratives offertes par la bande dessinée numérique ; ils regroupent

ce travail sur leur site internet, succursale.org. Leur pro-

3. Théâtralité

duction étant extrêmement riche en termes de quantité et de diversité, je n’irai donc pas plus loin dans l’énu-

P

mération, pour m’intéresser à la dimension théâtrale de leur pratique.

oursuivons avec Ruppert et Mulot. Ce duo

de dessinateurs poursuit depuis les années

Le théâtre est une forme à laquelle la bande

2000 une collaboration qui a pris de mul-

dessinée doit énormément. Comme l’expose Thierry

tiples formes. Partageant simultanément les rôles de

Smolderen dans Naissances de la bande dessinée3, les

scénariste et de dessinateur, ils se sont démarqués dans

prémices de la bande dessinée moderne se sont notam-

le milieu de la bande dessinée indépendante avec des

ment appuyés sur la forme scénique de la pantomime

publications comme Panier de Singe, en 2006, ou Le

de l’Angleterre du XIXe siècle. Premier théoricien du

Royaume, en 2011, chez l’Association. Leur particu-

médium et considéré par beaucoup comme l’inven-

larité est de jouer avec le format du livre et d’inciter

teur de la bande dessinée, Rodolphe Topffër (il est

à la manipulation de l’objet par le lecteur. Ils ont ainsi

conçu des récits d’auto-fiction à plier, découper, à regarder en louchant, ou à photocopier pour pouvoir être

(3) Thierry Smolderen, Naissance de la bande dessinée, De William Hogarth à Winsor McCay, Les Impressions Nouvelles, 2009 53


lui-même dramaturge) met en pratique, au sein de ses

une joute dessinée : chaque auteur se voit donc invité à

l’expressivité du personnage théâtral. Ainsi, on retrouve

En résultent une série de scénettes humoristiques et

“littératures en estampes”, des réflexions sur le jeu et

faire s’affronter son avatar contre ceux de ses confrères.

dans son œuvre des principes établis par Johann Jakob

divisées en poules de match. Le duo réitère l’expérience

Engel en 1795 dans son essai Idées sur le geste et l’action

avec Maison close, un récit bien plus ambitieux, réalisé

théâtrale, et par le pendant graphique de cet ouvrage,

en 2007, à l’occasion du Festival de la bande dessinée

Practical illustrations of Rhetorical Gestures and Action,

d’Angoulême. Les contraintes de l’écriture collective

de Henry Siddon. De nombreuses autres configura-

et de l’auto-représentation sont toujours de mise, mais

tions que la bande dessinée a adoptées au cours de son

couplées à une inscription dans un espace défini par les

histoire renvoient à l’art théâtral : récurrence des plans

deux organisateurs : ils dessinent à l’avance une suite

fixes, des cadrages de personnages en pied, importance

de vues des différentes pièces d’un bordel, que les des-

du dialogue...

sinateurs et les dessinatrices doivent habiter de leurs

personnages, respectivement clients et prostituées.

Ces configurations sont abondamment exploi-

L’histoire se réfère ostensiblement au genre du boule-

tées dans les bandes dessinées de Ruppert et Mulot.

vard. Le rôle de metteurs en scène de Ruppert et Mulot

De plus, s’ajoute à leurs casquettes de dessinateurs

me semble parfaitement illustré par ces deux exemples.

et d’auteurs celle de metteurs en scène. Dans leur

Leur travail n’est pas ici scénaristique, il définit un

Championnat de bras de fer, ils invitent 16 dessinateurs,

cadre aux artistes-interprètes dans lequel ces derniers

parmi lesquels on retrouve de nombreuses figures de

se laissent aller à un jeu d’improvisation graphique et

la bande dessinée contemporaine (Lewis Trondheim,

narrative. Le caractère performanciel de ces proposi-

Patrice Killofer, Olivier Schrauwen, etc.), à participer à

tions me frappe. 54


Henry Siddon, Practical illustrations of Rhetorical Gestures and Action, 1822

Rodolphe Topffër, Les Amours de monsieur Vieux Bois, 1837

Figure 1 : «Dévotion» Figure 2 : «Abattement» Figure 3 : «Suspiçion.»

Case 1 : «Troisième rencontre. Déclaration, soupirs, espoirs.» Case 2 : «L’Objet aimé s’éloigne...» Case 3 : «Soupçons naissants.»


Le livre et le numérique ne sont pas les seuls es-

des positions inhabituelles – couchée notamment, pour

recherches sur la théâtralité. Anciens étudiants des

objets – on peut lire par exemple “le visiteur est invité à

paces dans lesquels Ruppert et Mulot ont déployé leurs

lire une case en anamorphose – , à manipuler certains

Beaux-Arts de Dijon, ils ont aussi investi l’exposition

faire des avions en papier” –, et même à prendre part aux

comme territoire d’expérimentations. Parmi celles-ci,

installations. En effet, celles-ci se présentent comme

La visite des lycéens entre particulièrement en résonance

des cases à taille humaine : devant un fond blanc est

avec mon propos. Elle est présentée au Pavillon Blanc

disposée une chaise, qui appelle un visiteur à s’asseoir,

de Colomiers en novembre 2013. Formellement, elle

et au-dessus de laquelle plane la menace d’un marteau

se présente comme une suite de dessins accrochés aux

démesuré, fixé au mur, dont un autre visiteur est censé

murs, d’animations projetées et d’installations. La dé-

s’emparer, le tout censé simuler une scène de meurtre.

marche de l’exposition est de proposer un récit de bande

Ruppert et Mulot créent une série de dispositifs qui

dessinée dont chaque objet exposé constituerait une

redéfinissent le visiteur comme personnage. Ce geste

case, les murs du White cube prenant le rôle de blancs

me semble extrêmement fort et innovant. L’exposition

inter-iconiques. Ce n’est pas sans rappeler Procession

a déjà abondamment été conceptualisée comme un

que j’ai évoqué au chapitre précédent, à une différence

espace où le visiteur est une force agissante, notam-

notable toutefois : les pièces sont toutes produites par

ment par des artistes d’avant-garde, comme Lissitzky

les mêmes artistes, dont on reconnaît le vocabulaire

ou Frédérik Keisler, qui ont conçu des parcours scé-

graphique au fil du parcours, permettant d’appréhender

nographiques basés sur l’interaction. Cependant, il n’y

le récit de manière plus instinctive. De plus, La visite

a plus seulement ici interaction, mais bien immersion

des Lycéens fait appel à une grande part d’investisse-

des visiteurs dans une narration spatiale, grâce à la

ment de la part du spectateur : il est amené à prendre

figure du personnage, chère aux deux dessinateurs. Le 56


Florent Ruppert et Jérôme Mulot, La visite des lycéens, 2013, (Crédits photo : Yann Gachet)


spectateur fait donc la bande dessinée, en même temps

n’entre pas nécessairement dans une définition globale

à l’histoire de l’art que détournent Ruppert et Mulot

rait de fait toute la bande dessinée muette. Toutefois

qu’il la vit et qu’il la lit. Outre les références multiples

du médium (en tous les cas, pas la mienne) qui exclu-

(ils évoquent évidemment Joseph Kosuth comme point

l’écriture et le dialogue jouent un rôle prédominant

de départ de certaines installations), ils s’appuient aussi

dans la production globale du 9e art, et prennent des

sur une histoire de la scénographie. “L’organisme d’une

formes si variées d’une production à l’autre que je ne

exposition bien conçue inclut la mobilité, la conviction,

m’essaierai pas à un recensement de leurs potentialités.

l’interpénétration et l’intersection, les mouvements de

Pourtant la tentation est grande de relever les artistes

l’individu. Le plan et la direction du visiteur ne doivent

qui m’ont le plus touché dans leur utilisation du style

faire qu’un”. La visite des lycéens illustre avec beaucoup

écrit. Le travail de Martin Vaughn-James dans La

d’inventivité ces mots d’ordre d’Herbert Bayer, artiste

Cage4 m’a beaucoup marqué par exemple. S’inscrivant

et théoricien du Bauhaus.

dans la continuité du Nouveau roman, cet auteur ques-

tionne et supprime la figure du personnage dans l’his-

toire en images en question. La Cage est une déambulation labyrinthique au sein d’un espace en mouvement

4. Oralité

perpétuel, indéfini et surréaliste. La force du dessin de

Vaughn-James trouve son écho dans la profonde poésie

L

des textes qui l’accompagnent et le rythment. Le lecteur est d’autant plus troublé dans son exploration que

a question du théâtre et de la performance nous amène à étudier une autre particula-

le texte semble parfois prendre une complète liberté

rité de la bande dessinée, son oralité. Elle

(4) Martin Vaughn-James, La Cage, Les Impressions Nouvelles, 2006 58


par rapport à l’image : le mouvement poétique prend le

tapissaient les parois d’un des boxes, éclairé à la lumière

à la lecture en est démultiplié. J’ai déjà également parlé

d’animations au praxinoscope, etc. Jochen Gerner,

dessus sur une vision cohérente de la narration, et l’effet

bleue ; le travail de Jason était retranscrit sous forme

de Jochen Gerner, qui, lui, emploie une forme parcel-

quant à lui, faisait l’objet d’une installation sonore, une

laire d’écriture, dans TNT en Amérique, ou une forme

lecture des idées reçues collectées dans Contre la bande

de glanage, avec Contre la bande dessinée, où il inven-

dessinée. L’image, ici, n’était pas à même de traduire le

torie un très grand nombre de citations et de propos

sentiment provoqué par l’accumulation des citations.

relatifs à la bande dessinée, avec l’intention ironique de

Le dispositif le montre bien : paradoxalement, le son

souligner l’absurdité et la stérilité du discours ambiant

peut dans certains cas être le meilleur moyen d’appré-

tenu sur l’art séquentiel dans notre société.

hender la bande dessinée. De surcroît, il pose une ques-

tion intéressante : la bande dessinée peut-elle être lue

Philippe Dupuy a réalisé un dispositif qui repose

(ou déclamée) ?

sur l’oralité de l’écriture de Contre la bande dessinée. Présentée au festival Pulp en mars 2014, dans les lo-

La littérature appelle à la lecture à voix haute

caux de la Ferme du Buisson, centre d’art de Marne-la-

parce qu’elle est elle-même une extension de l’oralité.

tulée Ceci n’est pas une bande dessinée, une suite de boxes

concepts, à les faire exister. Cette performativité du

Vallée, cette installation faisait partie d’une série inti-

Dire et écrire ont en commun la capacité à activer des

dédiés individuellement à la présentation d’un auteur

langage écrit et parlé est au centre du travail de Thomas

de la scène indépendante. L’intention était de mon-

Clerc, écrivain et performer français. Il a réalisé de

trer autrement la bande dessinée : ainsi, des réductions

nombreuses “lectures performées”, manifestations pen-

des planches de L’ascension du Haut Mal de David B

dant lesquelles il active, par la parole, par le mouvement 59


du corps, et par le jeu, des textes qu’il écrit ou choisit

Je pense que la bande dessinée peut se métisser aussi

est apparent dans les performances de Thomas Clerc,

définition initiale. Le dispositif de Bande dessinée à voix

chez d’autres auteurs, comme Édouard Levé. L’humour

avec le spectacle vivant, quitte à brouiller encore plus sa

et favorise l’immersion dans une pensée intellectuelle

haute active des œuvres, mais active-t-il le langage de

de la littérature. L’idée de Performance par exemple,

la bande dessinée ? Toujours est-il qu’il ouvre des pers-

m’a beaucoup plu pour sa simplicité : l’auteur y “lit” un

pectives d’approfondissements de la pratique.

de ses articles sur la performance paru dans la presse

artistique, en articulant les mots sans les prononcer ; le seul mot lu à voix haute est “performance”. Thomas

5. Mouvement

Clerc me permet d’aborder les tentatives de lecture de bande dessinée sur scène. Plusieurs de ces lectures se sont produites à la Maison de la Poésie de Paris : leurs

L

auteurs faisaient le pari de lire, mais aussi de mimer, de décrire, et donc de performer, des extraits de leurs al-

bums sans avoir recours à l’image. Je n’ai jamais eu l’oc-

a bande dessinée, puisqu’elle manipule l’es-

pace et le temps, renvoie au mouvement. Elle entretient souvent un rapport ambiva-

casion d’assister à l’une des représentations de Bande

lent avec lui, entre attraction et répulsion. Lorsqu’elle

par ce genre de manifestations m’interpellent au plus

de l’animation, néanmoins la juxtaposition de l’en-

dessinée à voix haute, mais les problématiques abordées

décompose le mouvement, la séquence n’est pas loin

haut point. Car mettre en espace la bande dessinée

semble des images d’un film d’animation ne peut être

appelée une bande dessinée. Par ailleurs, on rapproche

équivaut à replacer le corps dans le processus de lecture,

souvent le 9e art du 7e, et on parle de découpages

mais aussi au sein même de l’œuvre et de la création. 60


cinématographiques pour certaines bandes particuliè-

par la propension de la bande dessinée à s’approprier

tion du cadrage. Moins volontiers mentionnées sont

faire communiquer : c’est ce qu’il appelle l’hybridation

rement dynamiques et spectaculaires dans leur utilisa-

les modes de représentation et à les détourner, les

les “dettes” du cinéma envers la bande dessinée, celle-ci

ironique.

ayant précédé et accompagné son émergence. Thierry

Smolderen5 décrit de façon passionnante le dialogue

Aujourd’hui encore, les auteurs continuent d’as-

de la bande dessinée avec l’évolution technique de la

similer les progrès technologiques, l’informatique en

premières séries de décompositions du mouvement

a ouvert la voie à de nouvelles manières d’aborder le

photographie et du cinématographe. L’impact des

étant la démonstration la plus évidente. Le numérique

d’Eadweard Muybridge et d’Étienne-Jules Marey est

mouvement dans la bande dessinée. Notamment par la réconciliation au sein d’un même espace de la narration

énorme sur les pratiques du dessin de presse et de la

séquentielle et de l’animation. Mais aussi dans sa capa-

bande dessinée. Elles sont abondamment commentées par les dessinateurs, et ont des conséquences considé-

cité à faciliter l’exploitation de nouveaux mouvements

rables sur la construction de leurs histoires. En outre,

de lecture. Avec 3”, Marc-Antoine Mathieu utilise le

la bande dessinée s’empare des avancées technologiques

mouvement du zoom pour développer son intrigue, la

de la chronophotographie, du cinéma naissant et du

narration suivant les multiples réfractions et réflexions

phonographe pour prophétiser le cinéma parlant : elle

d’un rayon de lumière dans l’espace. La technique du

est le premier média à intégrer l’image en mouvement

scroll, c’est-à-dire du défilement vertical ou horizontal,

et le son. Thierry Smolderen explique le phénomène

a abondamment été expérimentée dans la bande dessinée numérique, réalisant une utopie narrative que

Scott Mc Cloud désigne par le terme d’Infinite Canvas.

(5) Thierry Smolderen, Naissance de la bande dessinée, De William Hogarth à Winsor McCay, Les Impressions Nouvelles, 2009 61


D’autres mouvements de lectures moins facilement en-

un désir de faire entrer la bande dessinée en friction

peut évoquer les formes de bandes dessinées s’appuyant

initie de nombreuses performances de dessin, le plus

clines à la catégorisation sont apparus. Entre autres, on

avec d’autres pratiques contemporaines. Il réalise et

sur l’exploration de l’espace, celui de l’écran, mais aussi

souvent en lien avec la musique : on peut relever, entre

celui d’internet, la lecture se faisant par “sauts” entre

autres, The Exploding Graphic Inevitable Show, une per-

différents territoires virtuels, grâce à l’utilisation de

formance de 4h où il invite 6 dessinateurs à expérimen-

liens hypertextes.

ter différentes formes de dessin live sur fond de mu-

sique rock ; sa collaboration avec Rodolphe Burger (en

Philippe Dupuy fait partie des artistes ayant ex-

duo avec Charles Berberian) sous forme de concerts

ploité les spécificités, de mouvement notamment, de la

dessinés ; ou encore Memories from The Missing Room,

bande dessinée numérique dans le cadre d’une exposi-

un spectacle réunissant ses dessins réalisés et projetés

tion. Il est bien connu du grand public par sa collabora-

en direct, le théâtre de Marc Lainé, et la musique live

tion avec Charles Berberian, avec qui il signe de nom-

du groupe de folk Moriarty. Si Philippe Dupuy pour-

breux albums (dont ils étaient tous deux dessinateurs et

suit sa production graphique et éditoriale, celle-ci se

scénaristes) pendant plus de 25 ans, période au cours

colore de ses nouvelles ambitions. Il participe notam-

de laquelle leur travail évolue progressivement de la

ment à la revue numérique de bande dessinée Professeur

production mainstream vers une bande dessinée d’auteur.

Cyclope, pour laquelle il réalise Une histoire de l’art, série

Parallèlement, ils développent un travail indépendant

d’épisodes dédiés à un ou des artistes contemporains.

jusqu’à suspendre leur collaboration livresque dans les

Enfin, sa résidence d’artiste à la Ferme du Buisson lui

années 2000. Dupuy se tourne alors vers l’art contem-

donne l’occasion de concevoir un certain nombre d’ins-

porain, et affiche de manière de plus en plus marquée

tallations. Il avait déjà construit en 2009 sa Machine à 62


Philippe Dupuy, «Une Histoire de l’Art» (extrait), Professeur Cyclope, n°12, 2014


dessiner des sons6, dont le titre m’exempte d’une descrip-

bande dessinée. Il réalise une autre installation dans le

tement dans le champ du mouvement, puisqu’elle fait

trer différents travaux publiés dans la revue Professeur

tion. En 2011, il conçoit Loops, qui nous replace direc-

cadre du festival : L’œil du cyclope. Le projet est de mon-

appel à l’animation. Avec pour thématique la boucle,

Cyclope. Pour ce faire, Dupuy conçoit un parcours

l’installation se compose “de trois praxinoscopes (ma-

immersif et interactif. En déambulant, le visiteur ren-

chines produisant des boucles de dessins animés d’une

contre une suite d’écrans encastrés dans la cloison. Sous

seconde), d’un carrousel d’ombres et d’un plateau

chaque écran, un objet à manipuler : un renard empail-

d’anamorphoses tournant”. L’artiste se penche ici sur la

lé à caresser, des tampons encreurs à tamponner, une

problématique du renouvellement (politique, culturel,

clé à tourner dans une serrure, ouvrir un réfrigirateur.

social, écologique, etc.) en ayant recours à la machine,

Chaque action entraîne une progression dans le récit

symbole du mouvement incessant et répétitif dans

à l’écran. Ainsi, le spectateur est amené à reconsidérer

notre société capitaliste. Cependant la bande dessinée

son rapport aux objets de la bande dessinée (tablettes,

ne me semble pas au cœur de ces expérimentations.

ordinateurs, livre). Le geste de tourner une page ou

d’interagir avec un écran fait partie de notre quotidien,

C’est au terme de sa résidence d’artiste, que

il n’est plus chargé de signification. Le dispositif de

Dupuy est convié, par Arte et le centre d’art de Marne-

L’œil du cyclope replace la question du corps et de son

la-Vallée, à superviser le festival de bande dessinée Pulp

mouvement au centre de la lecture. L’une des installa-

dont j’ai déjà évoqué l’installation Ceci n’est pas une

tions, un vélo d’appartement dont la course déclenchait un scrolling vertical de la bande dessinée à l’écran, exi-

geait même un effort physique de la part du lecteur. Il

(6) On peut relever l’insistance de Dupuy à expliciter ses influences artistiques : The Exploding Graphic Inevitable Show renvoit aux Exploding Plastic Inevitable, évènements organisés par Andy Warhol réunissant musique livre, vidéo et performance ; La machine à dessiner des sons, quant à elle, rappelle les Machines à dessiner de Jean Tinguely.

y avait d’autres dispositifs à l’œuvre dans l’exposition, et 64


j’aimerais maintenant aborder celui que je juge le plus

les pages juxtaposées les uns sous les autres (récréant

intéressant du point de vue formel et conceptuel.

ainsi la continuité verticale de la publication numé-

rique). Si l’on peut croire à un bandeau ininterrompu,

Il s’agit de l’installation que Philippe Dupuy

les pages sont néanmoins indépendantes, puisqu’au “re-

a réalisée pour exposer son Histoire de l’Art. Dans la

tour” des dessins, sous le tapis, elles pendent les unes à

revue Professeur Cyclope, ces histoires se présentent

la suite des autres. Formellement, cette précision a son

sous la forme de longs défilés verticaux dans lesquels

importance, puisque la monumentalité et la stabilité de

le personnage de Dupuy lui-même discourt au milieu

l’installation trouvent leur contrepartie dans la finesse

des œuvres qui l’habitent. Dans l’espace de l’écran, les

de ces feuilles, fragiles et ondulantes. C’est aussi une

œuvres s’étirent, prennent des proportions démesurées

belle manière de retrouver la séquentialité de la bande

et s’accumulent. Elles forment un paysage. C’est ce pay-

dessinée, qui semble, en superficie seulement, laisser

sage que l’avatar du dessinateur parcourt – c’est lui qui

ici place à un continuum narratif, destiné à se répéter

les habite, en fin de compte. Ces traversées sont l’occa-

inlassablement. En cherchant à reproduire le procédé

sion pour lui de dialoguer avec les artistes, qu’il anime

de scrolling, Philippe Dupuy invente un dispositif iné-

par le dessin, sur leurs créations et leur philosophie de

dit de bande dessinée. Parce qu’ici, le mouvement des

l’art. Le trait sobre et gracieux de Dupuy délivre alors

planches est indépendant de sa volonté, ou plutôt il

une vision subjective de l’histoire de l’art contempo-

continue sans lui. Comme si l’artiste voulait nous rap-

rain, où les concepts et les personnalités des artistes

peler que l’Art continuera toujours d’évoluer et de se

priment sur la chronologie. Pour l’exposition, Dupuy

mouvoir, à la périphérie de notre vision ou même caché,

imagine une machine, encore une fois : c’est un long

invisible. Ainsi, le lecteur doit composer avec la vitesse

tapis roulant de 14 mètres de long, sur lequel défilent

du rouleau : ou bien le suivre pour déchiffrer, stationner 65


Philippe Dupuy, Une Histoire de l’Art, 14x0,5m, 2014, (Crédits photo : Jorge Fidel Alvarez)


sur place pour le voir défiler, ou encore reculer pour

d’une résurgence des antiques dispositifs de narration

embrasse ici celui de la lecture. Il y a aussi une forme

la tapisserie de Bayeux et des emakimono… On peut

avancer dans l’histoire. Le mouvement de la marche

par l’image, un procédé cousin de la colonne Trajan, de

d’interactivité, mais beaucoup plus ténue, comme dans

multiplier avec délices les hypothèses sur cet étrange

un livre finalement. Il faut manipuler l’objet ou plutôt

objet de bande dessinée, toutes mettent en jeu sa pro-

l’apprivoiser. Ce qui fascine ici, c’est l’impression de

blématique inscription dans une époque ; c’est le bel

redécouvrir la lecture sous un jour nouveau. J’arrive ici

anachronisme de la machine de Philippe Dupuy, qui

aux mêmes conclusions que Pierre-Laurent Daurès

permet au regard blasé de revoir enfin ce qu’il n’a pour-

dans un billet publié sur du9.org. Aussi je le laisserai

tant cessé d’avoir sous les yeux : la magie de la bande

clore ce paragraphe :

dessinée.”

“Peut-être s’agit-il du stade primitif d’une bande

Le geste de Philippe Dupuy me semble cris-

dessinée pour l’écran ? Les images sont archaïquement

talliser tous les enjeux d’une démarche que j’ai essayé

son corps, marcher et se pencher pour lire ce blog

son installation le corps, l’espace et le mouvement pour

tracées à l’encre sur du papier, et il faut mobiliser tout

de cerner tout au long de ce mémoire. Il réunit dans

d’avant l’ordinateur. Ou bien peut-être sommes-nous

proposer une expérience de lecture. Son dispositif té-

face à l’invention d’un dispositif de lecture, un appa-

moigne d’une réflexion fertile sur la bande dessinée et

reil proposant toutes ses pages simultanément à plu-

son inscription dans la création contemporaine. Il fait

sieurs lecteurs, une machine à lire tout droit sortie d’un

partie des artistes qui ont su, selon moi, offrir un nou-

monde rétro-futuriste, un engin qui aurait pu figurer

veau territoire à la bande dessinée, et qui me poussent à

dans les Cités obscures. Il se peut enfin qu’il s’agisse

l’exploration de nouveaux espaces. 67



En relisant ce mémoire, je m’aperçois qu’il trahit

et représenté par des figures majeures. Une révolution,

lecteur, exploration de l’espace, narration vécue phy-

est-il mal choisi, ou anachronique. Dans un long en-

certains leitmotivs relatifs à mon propre travail : corps

ça ne se fait pas tout seul. Et peut-être même le terme

siquement, mais aussi une volonté de transformer la

tretien accordé à Henri Landré1, Philippe Dupuy

pratique et le regard sur la bande dessinée. Ces thèmes

parle de son impatience à voir se transformer ce que

récurrents dans l’écriture forment une sorte d’annonce

beaucoup d’artistes de la bande dessinée ressentent

des expérimentations que j’aimerais déployer au sein

comme une situation intermédiaire, précarisée par les

du diplôme de fin d’études. La rédaction m’a permis

discours majoritaires et l’immobilisme des institutions

de matérialiser et d’articuler mes réflexions concer-

éditoriales, culturelles et politiques. Mais peut-être la

nant l’espace ; mieux, elle en a vu émerger de nouvelles,

beauté de certains gestes artistiques tient-elle à leur

inspirées par mes recherches ou induites par le mou-

déséquilibre et à leur inadéquation dans une époque ?

vement de l’écriture. Le cadre du mémoire m’a donné

Qu’adviendra-t-il lorsque la bande dessinée sera insti-

l’occasion de m’extérioriser, dans le sens de l’expression

tutionnalisée comme une pratique artistique contemporaine au même titre que l’installation, la peinture ou

des circonvolutions intérieures de la pensée, mais aus-

la performance ? Ne court-on pas le risque de déflo-

si et surtout, dans le sens où j’ai pu m’y oublier. Les

rer la fraîcheur de certaines pratiques ? Cette défiance,

découvertes que j’ai faites pendant ces derniers mois

on la retrouve dans toute pensée contestataire. Elle a

ont recadré certaines intuitions artistiques, certaines envies, au sein d’un phénomène plus large et infiniment

ses limites, lorsqu’à trop vouloir tendre vers une forme

riche. Dès lors, la question n’est plus pour moi celle

d’autarcie, elle réprime le geste de la création, ou nie la

réalité historique en cherchant à aller contre elle. Ces

d’une tentative de révolution du médium, mais de la continuation d’un mouvement contextualisé, délimité

(1) Henri Landré, émission Esperluette du mardi 4 mars 2014, Jet FM 69


réflexions, on le voit, n’ont pas tout à fait leur place dans

à reconsidérer l’objet même de la bande dessinée, en

problématiques plastiques et conceptuelles que j’ai pu

j’ai tenté de formuler une définition moins figée du

ce mémoire, mais elles découlent naturellement des

revenant à l’étude de ses qualités élémentaires. De là,

aborder. Elles occultent cependant l’une des facettes

médium, plus ouverte à l’hybridation des genres et des

de mon champ de questionnement : faire de la bande

pratiques, un point de départ -déterminé a posteriori-

dessinée dans l’espace équivaut à transformer la bande

pour l’avènement de pratiques précurseurs dont j’ai

dessinée, mais aussi à transformer l’espace. Et si cette

exposé certains exemples. Et si l’espace tridimension-

mutation peut évidemment sous-tendre des préoccu-

nel a constitué le point névralgique de ma réflexion,

pations politiques, elle opère fondamentalement sur

peut-être ce mémoire cherche-t-il plus largement à

la sensibilité. Changer une manière d’appréhender

cerner une forme de création émergente, qui ne soit pas

l’espace, c’est changer une façon d’exister, ne serait-ce

contrainte de se revendiquer ou non de la bande des-

que le temps d’une œuvre, d’une exposition. C’est là

sinée pour pouvoir être perçue et appréciée, mais qui

que réside le potentiel poétique de la projection de la

l’embrasse, tout simplement, sans autre considération

bande dessinée dans la tridimensionnalité. Au delà de

que celle de son pouvoir signifiant et sensible.

la problématique de l’espace, ce mémoire a constitué

pour moi une occasion de dresser un portait subjectif de la bande dessinée contemporaine, et d’ébaucher un

scénario, parmi tant d’autres, de son évolution future. Énoncer un constat sur certaines tendances actuelles de l’accrochage de la bande dessinée m’a amené à re-

mettre en question les pratiques majoritaires, et surtout 70



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Je tiens à remercier Henri Lemahieu pour nos longs échanges et pour ses relectures attentives, Johanna Schipper, Régis Pinault, Guy Limone et Jacques Lafon pour leurs encouragements et leur suivi, Aurélie Magar pour son érudition, sa disponibilité et sa gentillesse, Geoffrey Grimal pour la bonne bouffe et pour les stats, l’ensemble de la promotion 2014/2015 des cinquièmes années de DNSEP pour leur amitié, Aude Wiard pour son aide et sa présence, et Claire et Jean-Philippe Espinasse pour leur soutien et leurs multiples corrections.


Achevé d’imprimer à l’atelier édition de l’EESI

d’Angoulême en mars 2015 par Emmanuel Espinasse sous l’oeil bienveillant de Robin Poma, grand gourou des Adorateurs du Soleil


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“L’espace n’est pas ce que l’on regarde par le trou de la serrure, pas ce que l’on voit par la porte ouverte. L’espace n’est pas seulement là pour les yeux, ce n’est pas un tableau : on veut vivre dedans.” El Lissitzky

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