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Vache, industrie du vivant et sur-animalitĂŠ


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Vache, industrie du vivant et sur-animalitĂŠ Emmanuelle Poirier



COW PROD Vache, industrie du vivant et sur-animalité Emmanuelle Poirier Mémoire réalisé pour l’obtention du D.N.S.E.P. Design grade Master Ecole supérieure des Beaux-arts d’Angers Novembre 2013



Sommaire



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Avant-propos

69

Introduction

74 77 85 93 105 113

122

127 135 147 161 169

De l’animal sacré à l’animal utilisé Vache et rituels : puissance mythologique Vache et image collective : jeu des représentations Vache et culture française : une fierté agricole Bœuf Bourguignon, tartare et pot-au-feu... vs Big Mac Tout est sous contrôle

La maîtrise du vivant : la quête du sur-animal Rien ne se perd, tout se transforme : une matière reproductible L’animal machine La grande faucheuse mécanique Holsteinisation du troupeau Quand les poules auront des dents... nous mangerons de la vache enragée


176

De pair... manger et caresser

181 Carnivores et végétariens 191 La science, l’éleveur et le mangeur 201 Caresser, manger et utiliser

209

Conclusion

217

Bibliographie

227

Iconographie




Avant-propos



Elle a toujours aimé la viande, et particulièrement la viande rouge. Elle a toujours connu le rôti de bœuf, le pot-au-feu et le bœuf bourguignon, ces plats dits “de tradition” fortement ancrés dans la gastronomie française, servis le dimanche lors des repas de famille et accompagnés des légumes du jardin et d’une bonne bouteille d’Anjou rouge apportée par Tonton. Elle a grandi dans une famille où bien manger est essentiel. Elle se souvient également, plus petite, du bifteck préparé par mamie tous les mardis midi, cuit à feu vif dans la poêle héritée de l’arrière grand-mère. Elle a également été baignée dans l’industrie de la chaussure. Ses grands-parents et arrière-grands-parents ont manipulé le cuir pendant des dizaines d’années. Ils lui ont fait profiter de leur expérience avec la matière. Elle n’a pas directement fait le rapprochement entre la matière d’une chaussure et l’animal. Mais, petit à petit, elle a appris à aimer ce matériau issu de la vache, dont la texture change radicalement selon la race du bovin utilisée. Elle aime les vaches. L’animal. Elle a souvent eu l’habitude d’accompagner son père à la ferme de son cousin certains week-ends pendant les périodes de vêlage. C’est encore pour elle l’occasion d’accéder à un milieu qui l’intrigue et l’amuse. Les pique-niques organisés avec la famille ont aussi forgé ses comportements alimentaires face à la viande et également face à l’animal vivant. Tous les ans, depuis plus de vingt ans, au mois d’août, ils se réunissent à la ferme autour d’un barbecue où grillent palerons, côtes de bœuf et rumstecks. Ces repas gargantuesques sont rythmés par le travail à la ferme et se terminent par le rassemblement des vaches vers la stabulation et la traite. Les cousins vont voir les veaux dans leur box et leur donnent la tétée au biberon. Ils se regroupent ensuite à la citerne et viennent s’approvisionner en lait chaud tout juste sorti du pis. Lors des “au revoir”, le rituel familial se termine par la distribution de divers morceaux de viande, débités quelques semaines auparavant sur une des vaches du troupeau et mis sous vide dans des sachets plastiques. Pour l’ensemble de sa famille, ce système est un moyen économique et rassurant de

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consommer une viande rouge de grande qualité dont l’origine est clairement connue. Pour le moment, elle est étudiante. Elle se permet très rarement d’acheter de la viande de bœuf de bonne qualité, que ce soit chez le boucher ou au supermarché, avant tout pour des raisons économiques. Ses habitudes alimentaires ont donc été contraintes de s’adapter à son budget. Pour autant, il lui arrive encore souvent de commander son plat préféré au restaurant et de prendre le temps de déguster un tartare de bœuf­frites ou un carpaccio. Elle aime la viande. Elle aime les vaches. Elle est carnivore. Il lui semble que cela peut ne pas être incompatible.

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« Tout au début de la Genèse, il est écrit que Dieu a créé l’homme pour qu’il règne sur les oiseaux, les poissons et le bétail. Bien entendu, la Genèse a été composée par un homme et pas par un cheval. Il n’est pas du tout certain que Dieu ait vraiment voulu que l’homme règne sur les autres créatures. Il est plus probable que l’homme ait inventé Dieu pour sanctifier le pouvoir qu’il a usurpé sur la vache et le cheval. Oui, avoir le droit de tuer un cerf ou une vache, c’est la seule chose sur laquelle l’humanité toute entière soit fraternellement d’accord, même pendant les guerres les plus sanglantes. […] Donc, elle poursuit son chemin avec ses génisses qui se frottent les flancs l’une contre l’autre, et elle se dit que ce sont des bêtes sympathiques. Paisibles, sans malice, parfois d’une gaieté puérile : on croirait de grosses dames dans la cinquantaine qui feraient semblant d’avoir quatorze ans. Il n’est rien de plus touchant que des vaches qui jouent. Tereza les regarde avec tendresse et se dit (c’est une idée qui lui revient irrésistiblement depuis deux ans) que l’humanité vit en parasite de la vache comme le ténia vit en parasite de l’homme : elle s’est collée à leur pis comme une sangsue. L’homme est un parasite de la vache, c’est sans doute la définition qu’un non-homme pourrait donner de l’homme dans la zoologie. » Milan KUNDERA, L’insoutenable légèreté de l’être trad. François Kérel, Paris : Éditions Gallimard, 1987, pp.416-418.

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Introduction



Nous sommes en 2010. On compte 64 613 000 habitants sur le territoire français que nous partageons avec 19 620 947 bovins. Notre production laitière bovine atteint 22 694 458 000 litres de lait et nous en consommons 70 litres par habitant, soit une consommation globale de 4 522 910 000 litres. Nous produisons 1 479 300 000 kilos de viande rouge bovine et nous en consommons seulement 160 723 000 kilos1. Alors que l’on recense aujourd’hui 2 % de végétariens au sein de la population, la majorité des Français reste encore grande consommatrice de viande bovine avec 82,8 kg par an et par habitant en 2011. Mais la vache est-elle toujours un symbole en France ? Car le travail effectué en amont qui permet de transformer l’animal en bifteck reste invisible aux yeux des consommateurs et a, de ce fait, considérablement fait évoluer notre vision de ladite vache. Résultat : l’animal est beaucoup mieux connu sous forme de pavé bien conditionné et cellophané, en barquette dans notre rayon de supermarché. Nous essayerons donc de comprendre comment et pourquoi cette “invisibilité” s’est mise en place et comment notre vision de l’animal s’est petit à petit transformée sous les effets d’une industrie qui continue à modifier et adapter le vivant à ses propres règles. L’idée même de manger de la vache est d’ailleurs peu ancrée dans la tête des consommateurs. Bien entendu, en boucherie, il est plus facile de vendre la vache sous l’appellation “bœuf ”. Ce terme masculin efface les aspects émotifs que nous accordons à la vache. Animal mythologique, nourricier, encore symbole de fécondité et de fertilité dans certains pays, producteur de lait, la vache renvoie au côté maternel. Sans l’étiquette 1. www.insee.fr.

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bœuf, il serait beaucoup plus difficile d’accepter les conditions réelles d’élevage et d’abattage et encore moins l’idée de manger... et le veau... et sa mère. Un animal tel que la vache peut aussi être l’exemple qui permet de comprendre la domestication du vivant et son industrialisation massive. La vache est un animal qui, ayant été “rationalisé” - nous verrons commenta subi de nombreuses interventions afin de “devenir” un “sur-animal” : elle est aujourd’hui une véritable machine biologique de production constituée d’organes de fabrication. Ce n’est plus l’industrie agricole qui doit s’adapter à l’animal mais l’animal qui, une fois transformé, se conditionne en rapport à l’industrie agroalimentaire. La maîtrise des diverses “composantes” de cet animal, permise par les techniques de fécondation, d’alimentation et de structures d’élevage participe de l’amélioration et de la purification des races et confère désormais à la vache un nouveau statut que nous tenterons de définir.

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Cette “amélioration” du vivant a pourtant laissé place, depuis quelques dizaines d’années, à la panique des consommateurs de viande bovine. La production et l’utilisation de farines d’origine animale données aux bovins, pourtant classés dans la catégorie des herbivores, ont accéléré l’apparition de maladies dans le bétail. En 1996, les médias annoncent l’arrivée de la maladie de la vache folle qui provoque une peur générale irrationnelle, envenimée par la dramatisation des faits réels. L’utilisation de la matière vivante des animaux fait très souvent débat, essentiellement pour des questions éthiques, et nous nous demanderons donc s’il existe une limite dans la production, la diffusion et l’utilisation du “matériau animal”. En effet, le vivant est principalement élevé pour satisfaire un besoin alimentaire mais il est également manipulé pour ses autres qualités. L’animal lui-même, son cuir, sa fourrure et les divers matériaux qui le composent sont aujourd’hui couramment utilisés dans divers domaines et notamment celui de l’art et du design. Quels peuvent être les enjeux de cette utilisation ? Et surtout pourquoi ? Pour sublimer le vivant ? Dénoncer les pratiques industrielles ? Critiquer ? Rendre visibles les modifications de l’animal que l’industrie cherche depuis très longtemps à dissimuler ? Nous tenterons de comprendre les différences qui peuvent exister dans l’utilisation de ce matériau, selon que l’on se place du côté de l’artiste ou du designer.


Le cuir naturel, par exemple, a longtemps été exploité par l’homme puisqu’il était un des seuls matériaux souples à sa disposition et constitue encore une grande partie de nos produits de consommation. Sûrement parce que ce « matériau de l’unique »2 dépend de la vie de l’animal, de sa taille,… et lui confère alors un gage de qualité et une certaine noblesse, noblesse renforcée par des techniques anciennes et artisa­ nales, des méthodes savantes indispensables pour pouvoir le manipuler et le transformer. Le cuir se manipule, s’use mais appelle aussi à la sensualité. Ce matériau du toucher et du contact nous est familièrement associé puisqu’il est finalement comme nous : il respire, se contracte, se plie et vit. Mais les frontières entre la matière naturelle et synthétique devien­nent floues à tel point qu’aujourd’hui, nous pouvons facilement les confondre : le cuir peut être imprimé, tanné, travaillé pour masquer son aspect brut et l’éloigner de son origine animale, tandis que l’industrie s’efforce de l’imiter par des matières plastiques ou textiles. Si l’on considère aujourd’hui que le vivant est une “machine” à produire de la matière, il est également un élément de recherche, un support, aussi bien pour l’artiste que pour le designer et permet d’annoncer des scenarii fictifs, critiques qui tendent à envisager autrement nos relations avec les animaux. L’exposition “Les androïdes rêvent-ils de cochons électriques ?”3, présentée en 2013 à la biennale de Saint-Étienne, révèle ce nouveau champ de recherche qui questionne le designer sur le par­ tage du territoire entre l’homme et l’animal, les relations que l’on entretient avec le vivant,... Nous tenterons de mettre en avant l’évolution de notre vision de l’animal puisque, désormais, les divers statuts qui lui sont accordés interagissent sur notre façon de voir le vivant. Ils déterminent des changements et donc de nouveaux comportements à adopter, de nouveaux enjeux pour l’industrie, le producteur, le vendeur mais aussi pour l’artiste, le designer et les consommateurs. Finalement, pris au piège entre industrie et être vivant, l’homme peut-il toujours apprécier un animal à caresser tout en désirant l’utiliser et le manger ?

2. KULA, Daniel, TERNAUX, Elodie, Materiology Amsterdam : Frame Publishers, 2009, pp.32-38. 3. Les androïdes rêvent-ils de cochons électriques ?, exposition, Cité du design, Saint-Étienne, mars 2013.

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De l’an sacré à l’ani utilisé


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Vache et rituels : puissance mythologique



La domestication a permis une proximité entre l’espèce humaine et l’espèce animale. Il y a encore quelques années, dans les fermes des campagnes françaises, les animaux d’élevage faisaient partie de la vie intime de la famille de l’éleveur en partageant son lieu d’habitation. À travers les vaches, il est facile de percevoir les changements de ces relations qu’entretient l’homme avec une autre espèce. Ce rapport à l’animal a évolué puisqu’aujourd’hui, la bête est avant tout une marchandise. Mais la vache a tout de même un statut premier, celui d’être un mammifère, et l’homme a souvent valorisé sa qualité d’être vivant. Du fait de sa constitution qui la rapproche de l’être humain, la vache, animal nourricier, a longtemps été considérée comme un véritable symbole de fécondité qui faisait d’elle un être intouchable. Loin d’être élevée pour être mangée, elle est au contraire préservée puisqu’elle fournit le lait, une des substances au pouvoir purifiant, nécessaire à divers rituels religieux. Les représentations de la vache mais aussi du taureau ont largement été exploitées et cela dès l’Antiquité : la vache et le taureau sont alors utilisés pour former les iconographies des divinités égyptiennes et grecques. Dans la mythologie égyptienne, Hap est un des premiers animaux sacrés, vénéré comme un dieu. De son nom grec Apis, ce taureau serait apparu par la fécondation d’une vache idéelle et d’un rayon de lune. Symbole de pouvoir, de fertilité et de force physique4, les égyptiens ont magnifié la bête pour en augmenter ses capacités physiques afin que les rois se considèrent et soient vus comme lui. Diverses représentations 4. NICOLINO, Fabrice, Bidoche : l’industrie de la viande menace le monde Paris : Éditions les Liens qui libèrent, 2009, pp.366-367.

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de ce taureau mythologique ont été utilisées mais l’on retiendra surtout l’image d’une tête de taureau surmontée d’un disque solaire entre ses cornes. Cette même image est associée à une des déesses les plus populaires en Égypte, Hator, et utilise une tête de vache à la place de celle du taureau. Déesse de l’amour, de la beauté, de la maternité, Hator est admirée et vénérée par les femmes qui aspirent à devenir comme elle, épouse, mère et amante. Cette adoration pour l’animal est également présente dans la Bible lors de l’Exode du peuple hébreu de l’Égypte : pour donner forme à un dieu qui pourrait les guider vers la “terre promise”, Aaron crée un veau formé en fondant l’or du peuple. Ce veau d’or, qui imite la forme du dieu Hap, est alors vénéré par le peuple hébreux. Dans la mythologie grecque, Io, une des maîtresses de Zeus, est changée en une belle et innocente génisse blanche pour échapper à Héra, femme de Zeus. Mieux connue sous le nom d’Isis en Égypte, elle réussit à fuir Héra et à atteindre ce pays. Zeus lui rend alors sa forme première de femme pour lui donner un fils, Épaphos. 80

La puissance iconique de cet animal permet aux hommes à cette époque d’atteindre un certain idéal : force et puissance, épouse parfaite et fertile, autant de qualités qui ont forgé la symbolique de la vache. Cette symbolique est encore omniprésente en Inde, par exemple, et l’on peut aisément marcher dans les rues aux côtés de vaches. Mais celles-ci, contrairement aux apparences, n’errent pas dans la rue, elles appartiennent à une famille particulière et rentrent à leur domicile respectif chaque soir. Il n’est pas rare de voir dans la rue des vendeurs d’herbe fraîche que les touristes achètent pour nourrir les bêtes. Ce phénomène de zoolâtrie* est très présent dans ce pays qui voit les vaches comme des “mères universelles” capables de produire du lait et de le donner à tous. Ces vaches sacrées, appelées Gao Mata5, sont, dans la religion hindoue, les animaux à l’origine de l’univers et de tous les sacrifices offerts aux dieux : Kamadhenu, une vache céleste qui contenait tous les dieux, serait même sortie de l’océan pour fournir du lait en abondance à toute l’humanité. Ce culte voué à l’animal vivant se combine aussi avec les rituels ef­fectués sur l’animal prêt à mourir. La coutume de l’abattage dans certains pays où l’on pratique la religion juive ou bien encore musulmane est basée sur 5. Mère vache ou vache-mère, en hindi.


le rite casher (juif) ou sur le rite halal (musulman) et n’a rien à voir avec l’abattage industriel que l’on connaît actuellement, même si, désormais, des dispositifs industriels sont mis au point pour permettre l’abattage rituel des bovins. La tradition halal préconise aux musulmans de ne pas manger le cadavre de l’animal. La bête doit donc être égorgée consciente. Ce rituel est avant tout une manière de purifier l’animal à sa mort par une saignée sans anesthésie ni étourdissement : en égorgeant un jeune veau, une vache ou un taureau, un musulman doit couper la carotide et les jugulaires en prononçant des paroles sacrées pour que l’âme, représentée par le sang, soit soulagée puisqu’éliminée du corps de la bête. Bien qu’il soit perçu par les défenseurs de la cause animale comme un rituel de souffrance, pour ces cultures, il s’effectue au contraire par compassion envers ces “créatures de Dieu” et pour le bien-être des animaux afin de leur apporter une meilleure vie après la mort. En 447, le concile catholique de Tolède vise à propager la religion chrétienne dans toute l’Europe. Parmi les religions concurrentes au christianisme, le mithraïsme ne cesse de se développer. Cette religion indo-persane se propage aux IIe et IIIe siècles en Méditerranée et notamment dans tout l’Empire romain. La religion chrétienne, qui voit en elle un culte basé sur des mystères, cherche à l’éradiquer par tous les moyens. L’image du taureau, symbole de pouvoir et de fertilité présent dans le mithraïsme, est réutilisée par les chrétiens qui animalisent le diable : il serait un mélange de taureau, muni d’oreilles d’âne, aux sabots fendus… Cette diffusion de l’incarnation du diable dans un corps de taureau finira par faire disparaitre la religion au profit du christianisme.6 L’image du bovin, vache ou taureau, prend alors un nouveau tournant. Il n’est plus l’animal choyé par toute une civilisation. Ce changement de statut est également dû aux premières manipulations humaines sur son milieu naturel et donc sur ces animaux. La création de l’agriculture, il y a maintenant plus de 10 000 ans, a effacé cette symbolique de l’animal adulé au profit d’un être domesticable et exploitable par l’homme. Mais la symbolique de la vache sacrée reste malgré tout ancrée dans notre culture. D’ailleurs, lorsque l’on entre aujourd’hui dans une boucherie, il nous est impossible de croiser le mot “vache” inscrit sur les étiquettes de l’étal. À la place, on préfère dénommer la viande “bœuf ”, 6. http://www.universalis.fr

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terme qui fait référence à un être vivant masculin, sans doute considéré comme beaucoup moins sensible et qui, de ce fait, élimine notre part de culpabilité lorsque nous consommons de la viande. C’est aussi le cas pour les différents morceaux proposés par le boucher : viande “à bouillir”, “à rôtir”, “à griller”, etc. Autant de termes qui définissent plutôt des « destinations culinaires »7 que la véritable substance vivante, les parties anatomiques de l’animal. Pourtant, c’est bien ce que les carnivores consomment… du bœuf, certes, mais aussi des vaches, des génisses et leur progéniture. La puissance mythologique de la vache a permis à l’homme d’intégrer l’animal comme un système de représentation du vivant. Aujourd’hui ces codes et ces images empruntés à la mythologie ont été modifiés. Cependant, divers domaines, que ce soit la publicité, l’art, etc., créent aujourd’hui de nouvelles images et de nouveaux symboles qui utilisent l’animal dans le but de conserver un patrimoine collectif d’images et de fonds communs à tous. 82

7. VIALLES, Noélie, "La viande ou la bête" in Terrain, n°10, 1988, p.88.




Vache et image collective : jeu des reprĂŠsentations



L’image de la vache symbolique présente dans la mythologie est aujourd’hui démythifiée puisque l’homme aujourd’hui ne cherche plus à lui ressembler mais plutôt à la dominer et à l’exploiter, comme nous le verrons. Pour autant, la vache reste présente dans notre univers collectif par le biais d’images circulant dans les médias, par la publicité, l’art, etc. Pour André Micoud, « la prolifération des vaches en images est à comprendre comme un effet de la technicisation de l’industrie laitière »8 puisque ces images ont souvent pour but de valoriser l’industrie agroalimentaire et faire acheter un produit au consommateur tout en conservant un système symbolique. Ces nouvelles représentations de la vache, et plus généralement des animaux, créent aujourd’hui un répertoire de symboles qui entretiennent des images collectives connues de toute une population. Dans un premier temps, ce répertoire d’images est bien sûr alimenté par la publicité des grandes enseignes industrielles qui cherchent à valoriser des produits de qualité issus de la “nature”. Ces iconographies tendent à représenter la vache ordinaire, destinée à la consommation, qui serait le modèle standardisé de toutes les vaches, comme si toutes les races de vaches pouvaient se retrouver en une seule. Bien qu’elles entretiennent la perte de la diversité animale en créant l’image d’une vache unique et idéale à la production, ces images, qui se retrouvent sur les packagings, se veulent tout d’abord au service de la technique, de la science et de l’industrie agroalimentaire. Mais bien qu’elles ne sauvent pas les races rustiques, elles se veulent rassurantes pour le consommateur et permettent d’assurer une certaine confiance entre l’acheteur 8. MICOUD, André, "Ces bonnes vaches aux yeux si doux" in Communications, n°74, 2003, p.229.

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et le producteur. À l’heure actuelle, les grandes enseignes industrielles veulent réconcilier l’homme avec les produits de grande consommation et c’est par le biais de l’image animale qu’elles réussissent à prouver la qualité de leurs productions : produits frais, traçabilité,… La vache qui rit est sans doute l’exemple le plus flagrant d’une marque créée en 19219 qui exporte désormais son fromage dans plus de 120 pays par le biais d’une vache humoristique sur son packaging. Plus récemment, la marque française Les 2 vaches propose « de vachement bons produits laitiers biologiques »10 en utilisant la caricature de la nature et des animaux de la ferme.

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Dans ce système d’images, on voit également apparaître des images nostalgiques d’animaux, basées sur l’être vivant, qui mettent en avant la bête comme nous la connaissons tous : broutant dans les prés ou gambadant dans la forêt, un animal qui a sûrement peuplé nos souvenirs d’enfance lors de nos séjours à la campagne. En conservant la forme originelle de l’animal, ces représentations tendent à éliminer toute forme de domestication, de contrôle et surtout d’industrialisation que l’homme a fait subir à l’animal depuis des dizaines d’années, pour n’en garder que la représentation d’un animal attendrissant. Tout ceci nous rappelle notre proximité avec la bête, notre attachement envers elle lors de nos visites à la ferme ainsi que la qualité d’un produit “vrai” non transformé. Quand il arrive qu’elle revalorise des races rustiques oubliées du consommateur dans le paysage français, l’industrie se déculpabilise de toute manipulation scientifique animale, et finalement, comme le dit André Micoud : « la mise en valeur de la diversité est comme un contrepoint à ce que tout le monde sait : du fait de la spécialisation issue de la génétique »11. En suscitant nos souvenirs, les images nostalgiques invitent l’acheteur à consommer un produit qui pourrait être identique à la nourriture que nous connaissions chez nos grand-mères. Elles relancent les productions traditionnelles pour sauver la multitude de races existantes et entretenir la diversité naturelle des êtres vivants. Le consommateur a aujourd’hui envie de retrouver un animal dont l’intervention humaine a été moins artificialisante : les animaux d’élevage sont bien sûr devenus des machines à produire, et c’est que nous tenterons de mettre en avant, mais ce sont avant tout 9. http://www.lavachequirit.com/histoire.html ����������������������������� . http://www.les2vaches.com/ ������������������ . MICOUD, André, op.cit., p.229.


des êtres vivants qui entretiennent nos paysages par leur présence. En 1959, La vache et le prisonnier12, où l’on peut voir Fernandel voyager avec sa vache Marguerite tenue en laisse et son seau de lait, reprend ces codes. C’est aussi par le biais d’un voyage que le photographe d’origine tchèque Frantisek Zvardon décide de représenter la vache en 1992. L’animal réalisé en carton-pâte s’installe alors dans toutes les capitales européennes, hors des campagnes pour mieux familiariser le public urbain avec le monde de la campagne. On peut également citer l’exemple de la vache Milka qui, malgré sa couleur mauve « représente, mieux que tout autre animal, le monde et le lait alpins » selon la marque13. La vache figure au beau milieu des montagnes, comme si toutes les vaches laitières pouvaient profiter d’un tel paysage et brouter tranquillement toute la journée afin de produire le meilleur lait. L’abondance de ces images nostalgiques ou de l’animal standard a suscité l’apparition de nouvelles iconographies, en réaction au système de production mis en place par l’industrie et à l’utilisation de milliers d’animaux pour la consommation. Face à ces images standardisées et à cet engouement pour “l’animal idéal”, Andy Warhol crée en 1966 Cow Wallpaper, des papiers peints sérigraphiés à l’effigie de centaines de têtes de vaches. Devant la consommation en masse de produits industrialisés et afin de contrer le phénomène publicitaire où l’animal est perçu comme un être modélisé et d’en faire perdre alors tout son sens, Warhol efface l’aspect cliché de ces images en vendant ses papiers peints uniquement aux musées. Un peu plus tard, en 1970, le groupe anglais Pink Floyd demande au photographe Storm Thorgerson de réaliser sa pochette d’album Atom Heart Mother. Suivant la volonté du groupe de quelque chose de simple, le photographe décide alors de se rendre dans la campagne anglaise afin de photographier la première chose qu’il voit : la pochette représente Lulubelle III au beau milieu d’un pré, une Prim’Holstein comme il est possible d’en voir dans toutes campagnes. Cette image, aussi ordinaire que possible, visait à surprendre les fans de l’époque pour rendre la musique de Pink Floyd encore plus psychédélique. Pour la promotion de leur album, le groupe décidera même d’amener une dizaine de vaches en plein centre de Londres.14 12. La vache et le prisonnier, Henri VERNEUIL, 1959, 119min. ����������������������������������������������������������������������������� . http://www.milka.fr/accueil/d%C3%A9couvrir/l-historique-de-milka/la-vachemilka ������������������������������������� . http://mediatheque.cite-musique.fr

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Bien que l’image de la vache puisse être réinterprétée autrement aujourd’hui, il est évident que les médias intègrent l’image de la campagne pour revendiquer un patrimoine collectif. L’agriculture a toujours été un secteur prolifique en France : 53,2% de la surface totale de notre métropole est occupée par l’agriculture, voire jusqu’à 75% dans certaines régions, que ce soit pour l’élevage ou la culture. En 2008, l’activité agricole en France employait 770 000 personnes (industries alimentaires comprises) et représentait 3,5% du PIB, soit 66,8 milliards d’euros15. Il est donc important de faire connaître le secteur primaire à la population et ce par divers moyens, que ce soit par des manifestations annuelles ou encore par la valorisation de certains métiers liés au monde agricole, pour être encore compétitifs face à une forte concurrence internationale.

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����������������������������������������������������� . http://fr.wikipedia.org/wiki/Agriculture_en_France




Vache et culture française : une fiertÊ agricole


« Et l’on voyait une forme de progrès dans la soudaine touristification d’un coin de campagne à l’abandon » Benoît DUTEURTRE, A propos des vaches, Paris : éditions Les Belles Lettres, 2000, p.189.


Fiers d’être agriculteurs, fiers de travailler la terre, fiers d’être bouchers, fiers de nourrir la population, fiers de produire de la qualité, fiers d’être acteurs d’un territoire. La France cherche aujourd’hui à valoriser le patrimoine, la tradition et les produits régionaux, notamment en utilisant la campagne et ses animaux par des images mais aussi en créant et conservant des manifestations telles que le salon de l’agriculture et les concours d’animaux tout ceci dans le but de redorer les couleurs de l’agriculture et de l’élevage en France. Ces rendez-vous annuels sont également l’occasion pour la scène politique d’entrer en relation avec les éleveurs, le monde de la terre, et les visiteurs, ruraux mais aussi citadins. Prenons l’exemple du concours général agricole mis en place sous le Second empire ou les comices contés par Flaubert dans Madame Bovary. Ce rendez-vous était l’occasion de contempler une France prospère et moderne économiquement et industriellement. Rebaptisé “Salon de l’agriculture” par le Général de Gaulle dans les années 1960 et installé porte de Versailles à Paris, il comptabilise chaque année plus de 700 000 visiteurs depuis sa création. Certains viennent par curiosité. Vaches, cochons, chèvres et brebis à Paris, cela vaut évidemment le détour ! D’autres sont là en tant que véritables connaisseurs. Éleveurs, bouchers, restaurateurs. Ce rassemblement d’acteurs du patrimoine français est l’occasion de se côtoyer, de partager ensemble des savoir-faire et de les transmettre au public. Mais depuis sa création, c’est aussi le rendez-vous incontournable des présidents de notre chère République et un moment clef de leur quinquennat. La campagne, quoi de mieux pour partir en campagne… Toute

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la presse et les médias sont là, profitons-en ! C’est le moment pour ces hommes de décision de renouer avec la terre et la ruralité et de comprendre le travail des agriculteurs : discuter sur la PAC* et également sur la hausse des prix tout en montrant leur côté «bon vivant» et leur attachement au monde rural. Georges Pompidou, originaire du Cantal, y était relativement à son aise. Mais c’est Jacques Chirac qui se sent vraiment chez lui lors de ce salon. Amoureux de la terre et du bétail, grand amateur de charcuterie, fromages et ballons de vin rouge, ce fut le moment pour lui d’honorer les produits du terroir et c’est sans doute le président le plus emblématique de cet événement qui n’hésitait pas une seconde à venir fièrement “tâter le cul des vaches”, trinquer avec le viticulteur du bordelais et discuter viande rouge avec l’éleveur de Charolaises. Le corrézien le dit lui même, il apprécie beaucoup plus “le pain, le pâté et le saucisson, que les limitations de vitesse”. Quoi de plus normal pour un ancien ministre de l’Agriculture. Prenant sa relève, c’est Nicolas Sarkozy qui s’y colle, avec un succès différent cette fois... En 2008, le président arbore fièrement son costume de chef de l’État dans les allées du salon. Une sortie mémorable qui se conclura par le désormais célèbre “Casse toi pauv’ con !”, en réponse à un visiteur qui refusait de lui serrer la main. Le buzz médiatique permit d’alimenter les débats politiques. En 2012, François Hollande s’adonne à un marathon au sein du salon. Deux mois avant les élections du premier tour, il passera plus de dix heures dans les allées (dégustation, discussion, lavage d’une Prim’holstein,…) dans le but de renouer avec le style chiraquien et prouver son implication pour le monde agricole. La mise en place de ce salon est aussi un moyen de défendre et rassurer les éleveurs et les consommateurs sur une concurrence accrue en cette période de crise. Pour montrer encore un peu plus leur attachement à la campagne, bon nombre de présidents ont utilisé l’image paysanne en posant au premier plan d’un paysage rural pour leur affiche de campagne afin de sensibiliser un public non citadin. Du point de vue de l’agriculteur, le moment des concours est aussi un moyen de revaloriser l’élevage et la production bovine française. Le Concours Général Agricole se déroule chaque année depuis 1870. Désormais intégré dans l’enceinte du Salon de l’agriculture, il sélection­ne et prime les meilleurs produits du terroir ainsi que les meilleurs animaux reproducteurs. Une sorte de « démonstration de l’excellence


de la génétique française »16. Ce concours révèle également une autre facette de l’éleveur. Apprêté dans son plus beau costume du dimanche, c’est un éleveur sensible qui se déplace dans les allées du salon, tenant en laisse sa bête, fier de dévoiler au public la meilleure vache laitière ou le meilleur taureau reproducteur de son cheptel*. Un signe de respect mutuel entre l’homme et son animal. L’agriculteur lui parle, le caresse, le flatte. Il l’a vu naître, grandir, produire. Il l’a domestiqué, certes, mais il prend conscience que tout le respect que l’on peut accorder à son travail repose sur son animal sélectionné. La crise financière que subissent la France et l’Europe depuis quelques années a largement affaibli le pouvoir agricole français. Le lait utilisé par les entreprises est acheté aux producteurs pour une bouchée de pain (en étant pourtant vendu sur le marché à un prix beaucoup élevé), la viande rouge est un bien de consommation relativement cher et donc non accessible à tous. Aujourd’hui, plus que jamais, les acteurs de la campagne mettent tout en œuvre pour revaloriser le territoire français. Plus que la matière première à redorer, ce sont aussi différents corps de métier qui doivent reprendre des couleurs. Avant la viande, il y a l’éleveur. Il est bien fini le temps où le fils reprenait l’exploitation bovine du père de famille transmise de génération en génération. Les métiers issus du monde agricole s’embourbent, suscitent beaucoup moins d’engouement et ne cessent de fermer boutique. Entre l’éleveur et le consommateur, il y a également l’artisan boucher, spécialiste de la viande, qui respecte un savoir-faire artisanal pour la préparer, la présenter et la vendre. Que ce soit à son compte ou dans un supermarché, ce professionnel doit connaître sur le bout des doigts l’anatomie de l’animal, l’origine de la carcasse et posséder des compétences techniques pour trancher au mieux les biftecks présentés sous vitrine et satisfaire une clientèle de plus en plus exigeante sur la provenance de la viande, la façon de la cuisiner, etc. L’Association Maîtres Bouchers Terroir, créée depuis 2011, répertorie les boucheries françaises respectant un savoir-faire artisanal dans la préparation de la viande. Les bouchers faisant partie de cette “confrérie” se distinguent par leur tenue bleue marine parée d’un nœud papillon rouge. 16. ��������������������������������� http://www.concours-agricole.com/ * Voir lexique.

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Comme pour le cas de l’agriculteur, on voit disparaître en France les boucheries (sans oublier les boulangeries, les bistrots,…) des petites communes lorsqu’une grande enseigne de supermarché s’implante. En 2012, Amélie Bonnin filme son oncle Christian, artisan boucher et charcutier dans l’Indre. La mélodie du boucher17 nous restitue le quotidien de cet homme, attaché à ce métier manuel qui lui a été enseigné par son père, qui sillonne les petites routes de campagne au volant de sa camionnette réfrigérée pour ravitailler les marchés et les grandmères des villages trop isolés. Qui reprendra la boutique ? Le camion ? Qui fournira les marchés le dimanche ? Qui approvisionnera Madame Vincent qui commande son pot-au-feu et son boudin chaque semaine ? Cette boucherie est reprise de père en fils depuis 150 ans et Christian, futur retraité, descendra bientôt le rideau faute de successeur. Dans ce documentaire, on ressent bien sûr cette fierté agricole et une manière de conserver sur pellicule une tradition qui va très bientôt disparaître, mais aussi un goût amer de la part de notre boucher qui n’a trouvé aucun repreneur. 98

Si la France cherche aujourd’hui à redorer l’image de la France rurale, c’est sûrement parce que l’industrie agroalimentaire a complètement absorbé les métiers manuels, où l’artisan s’attache à un savoir-faire et à une technique pour préparer un morceau de viande. Elle a rendu le travail de transformation de la matière issue de la terre totalement invisible pour le consommateur et a cherché à lisser le travail effectué en amont de notre alimentation et de notre nourriture. Pour remédier à ce monde invisible, des designers critiques ont souhaité se pencher sur une nouvelle forme d’agriculture et d’industrialisation du vivant qui pourrait revaloriser la viande dans ses diverses phases de fabrication. Retourner au temps de l’artisanat, dans une époque où les technologies, le numérique et la robotisation ont pris le pas sur nos savoir-faire ma­nuels, est une chose vaine. Présentés sous forme de scenarii fictionnels mais proposés au public de manière réaliste, puisqu’ils s’appuient sur la science et la technique pour valider leurs propos et faire croire à une potentielle alternative - à l’industrie dans le cas présent-, la plupart de ces projets se placent dans une dimension critique, ironique et utopique. Le but n’étant pas de décevoir mais plutôt de produire des objets ou des services capables d’amener le public à une réalité plausible. 17. La mélodie du boucher, Amélie BONNIN, 2012, 52min. Diffusé sur Arte le 25 avril 2013.


Imaginez un parc où l’homme curieux de savoir ce qui se cache derrière son assiette pourrait facilement avoir accès aux différents stades de fa­brication d’un produit alimentaire. C’est ce que Sylvain Aebischer, étudiant à L’ECAL de Lausanne en Suisse, nous propose avec Growingland18, nouveau concept de parc naturel vivant grandeur nature, sorte de Disneyland version agricole, consacré à l’agroalimentaire. Ce projet fictif entre dans un univers rural où l’on va chercher son produit “à la source” et où le “vrai” serait accessible. Ici, aucun produit “tout prêt” et “pré-emballé”. Growingland s’inscrit dans la mouvance de Park Life, projet imaginé par le catalan Martí Guixé depuis 2003. En considérant la nature comme totalement colonisée par l’action de l’homme et en la combinant avec notre intérêt pour la nourriture, Guixé nous invite à réfléchir sur notre consommation et nos usages face à l’alimentation. Park Life serait donc une construction fictive du naturel, un « parc anthropologique en temps réel »19. En intégrant nos actions quotidien­ nes alimentaires dans un nouveau parc de loisir artificiel, le visiteur n’a plus le même rapport avec la nourriture : cette fois-ci, il peut jouer avec pour transformer sa pratique de tous les jours en un sport de loisir. Growingland, lui, permet au visiteur de facilement admirer animaux et plantes en totale symbiose avec l’environnement artificiel préfabriqué : la vigne pousse, elle est taillée pour former un labyrinthe et satisfaire l’amusement des enfants qui peuvent du même coup la cueillir. Les champs de blé situés juste à côté des parcs à animaux permettent de les alimenter rapidement. Les champs de fleurs se situent non loin des ruches pour faciliter le butinnage des abeilles. Deux étangs créés artificiellement invitent les pêcheurs invétérés à manier la canne pour leur repas du midi. Quant à nos vaches, elles sont dans leur pré, et peuvent communiquer derrière leur enclos avec les moutons et les cochons qui les entourent et forment les parcs voisins. Tout ceci non loin du bâtiment vitré qui ne cache rien au spectateur, où nos bovins se feront très bientôt trancher. À deux pas, vous pouvez également admirer le travail des tanneurs qui travaillent le cuir des vaches tout juste exécutées. Le rêve absolu donc puisque le visiteur peut tout voir, y compris la transformation de l’animal en ration alimentaire. Sauf que ce parc qui nous ����������������������������� . GAUTIER, Léa (direction), Design for change Montreuil : éditions Blackjack, 2011, pp.204-207. Texte de Sylvain AEBISCHER. ��������������� . [Exposition Martí Guixé libre de contexte, Musée de design et d’arts appliqués contemporains, Lausanne, 2003] Direction : Chantal PROD’HOM. Textes de Martí GUIXE, Inga KNÖLKE, Chantal PROD’HOM, Brigitte RAMBAUD, Octavi ROFES, Lausanne : éditions mu.dac, 2003, p.12.

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conte « il était une fois votre repas »20 n’est finalement qu’une specta­ cularisation à micro échelle de notre industrie agroalimentaire dans le but non pas de dévoiler ce que pourraient nous cacher nos actuelles industries mais plutôt de divertir le visiteur en participant au grand spectacle de l’élevage et de l’abattage. Celui-ci peut certes être surpris et curieux, s’amuser de voir une vache grandir puis partir à l’abattoir. Mais le fait même de réaliser un parc d’attraction du vivant, intégré à notre quotidien, et ancré dans notre vraie vie créé une certaine distance avec la réalité de l’agroalimentaire. Le but de Growingland n’est donc pas de refléter les vraies conditions d’élevage en France, ni de comprendre d’où provient réellement notre bifteck. Ce projet ironique est pensé pour faire réagir le “spectateur” : sommes-nous vraiment prêts à regarder l’industrie comme une machine de mort alimentaire ?

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Pour le moment, dévoiler ce qui ce cache derrière la pratique de l’élevage et de l’industrie du vivant reste encore de l’ordre de l’utopie puisque faire machine arrière et revenir à un mode d’élevage artisanal serait très difficile après avoir connu l’abondance et la diffusion de la viande industrielle. Olivier Peyricot et Cédric Scandella, designer et graphiste, ont réalisé le projet SuperCampagne en 2005, sous la forme d’une bande dessinée spécialement conçue pour le catalogue de l’exposition D-day21 au Centre Pompidou. Développé non sans une certaine ironie, SuperCampagne est une projection critique de ce que pourrait être notre future campagne. C’est ainsi que l’on pourrait voir fleurir dès demain et au beau milieu de nos champs le supermarché rêvé. Shoot’M’All, une grande surface construi­te autour d’une géographie où les végétaux implantés de force sur le territoire formeraient une forêt idéale pour le potentiel acheteur et consommateur de viande. J’peux plus faire mes courses sans sentir dans le vent l’odeur de mon quatre-heures en rut. Ma liste de commissions vient de s’engouffrer dans les fougères. Hum, d’après le tableau d’affichage, elle devrait resurgir à ma droite dans 5,4,3,2,1, bang, entre les deux bois ! Le cadavre, immédiatement treuillé, tourne lentement au-dessus de ma tête. L’herbe boit le sang qui goutte, un projecteur lèche les flancs de la bête. Belle pièce, je la prends. Rare de trouver une carcasse pour quatre (ma sœur et mon ����������������� . GAUTIER, Léa, op.cit, p.204-207. ��������������� . [Exposition D-Day, le design aujourd’hui, Centre Pompidou, Paris, 2005]. Direction : Valérie GUILLAUME, Paris : éditions du Centre Pompidou, 2005, 239p.


beau-frère restent dîner). 22 Pan-Cash-Miam. Telle serait la devise que l’on pourrait voir défiler en boucle sur la devanture de ce supermarché idéal. Magnifique slogan pour démontrer le principe simple de ce magasin. En poussant à l’extrême l’idée d’un regroupement du travail de la viande (séparation des tâches que l’on retrouve dans nos actuelles firmes agroalimentaires), le designer et le graphiste ont envisagé d’englober sur un même lieu les différents éléments constituant la chaîne alimentaire du bétail. Une pure merveille de centralisation ! Tout d’abord, une zone d’élevage et de stockage du gibier. Ensuite, un abattoir directement relié au supermarché par des câbles qui transporteraient rapidement et efficacement les bêtes dépecées dans les rayons réfrigérés du supermarché. Le gage d’une viande rouge la plus fraîche qui ravira certainement le consommateur le plus souvent à l’affût d’une date limite de consommation la plus éloignée possible. On pourrait également choisir l’option “BBQ festif ” : pré-découpage de la viande au laser de gabarits “brochette”, injection d’huile de colza et projection haute pression d’aromates, cornes incrustées en trophée dans le paquet isotherme. Clou du spectacle, on ne repartirait pas du supermarché avec un simple ticket de caisse, mais avec un “daim sanguinolent troué au calibre 20”. Pour finir, le “stationnement vert”, qui fera ressortir votre côté écologique, herbe renforcée pour résister à nos puissantes cylindrées car nourrie à la protéine animale du sang de l’abattoir qui viendrait gentiment s’écouler le long des caniveaux installés sur le parking. Aujourd’hui, le travail du designer n’est pas essentiellement basé sur la production d’objets, qu’ils soient industriels ou autres. Son rôle est également d’interroger le monde et de l’interpréter différemment par une exploration des dimensions techniques, esthétiques, culturelles, sociales, etc. Il peut donc en découler des systèmes de production alternatifs, même ultra ironique, comme c’est le cas pour Supercampagne, à ceux que l’on connait déjà et que l’industrie a pu mettre en place. Cette projection dans le réel permet de « simuler l’impact du projet »23 sur nos vies futures et c’est aussi le rôle du design aujourd’hui : en s’associant avec la science, la technique, et d’autres domaines de recherche, le designer ������������������������������������������������� . Texte d’Olivier PEYRICOT et Cédric SCANDELLA, ibid. ������������������������������������������������������������� . VILLARD, Stéphane, "De la recherche ou des applications ?" GEEL, Catherine (dir.), "Science(s) & Design Episode 1" in Archistorm #34, déc. 2008/janv. 2009, p.95.

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crée des projections critiques afin de s’interroger sur son interaction avec la société d’aujourd’hui et de demain. Par ces exemples, le designer réalise des fictions du monde agricole dans le but de nous interroger sur notre vision de l’animal et sur ce qu’est l’agriculture actuellement.

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Aujourd’hui, le bœuf est aussi devenu une “nouvelle valeur refuge” et le burger un véritable objet de spéculation boursière. En préservant sa position sur le marché, la chaîne de fast-food belge Quick pourrait devenir unique producteur et vendeur de sa viande, ce qui lui confèrerait une autonomie exclusive. D’une manière encore plus centralisée que le projet de Peyricot et Scandella, Quick Island24 est un projet mené par deux étudiants belges. La création de cette île utopique nommée Beefburgershop, uniquement accessible par bateau ou hélicoptère, et composée d’une ferme d’élevage, d’une boucherie, et d’un restaurant gastronomique, nous entraîne, par le biais d’un parti-pris critique, à la limite du possible de la centralisation. Encore une fois, l’industrie s’éloigne de la vue du mangeur de viande et ne permet pas de résoudre la question de la transparence sur notre alimentation, ce projet questionne autre chose. Si l’on émet l’hypothèse que Quick puisse contrôler totalement le marché du bœuf, pourquoi ne pas prendre en charge la quasi-totalité du processus de fabrication et de vente de cette viande ? On construirait alors un « coffre-fort alimentaire »25 isolé sur une île pour un contrôle total de la chaîne alimentaire. Ce contrôle du bœuf mettrait en péril le marché de la viande qui deviendrait finalement un aliment onéreux : et si actuellement le vrai luxe, c’était de manger du bœuf ? Nous avons pu voir que la France reste attachée à son identité. Conserver le patrimoine et le mettre en avant permet d’entretenir un certain engouement pour la ruralité, ruralité qui pourrait très vite disparaître si nous lui accordons peu d’importance puisque le développement des grandes firmes agroalimentaires dans le monde est de plus en plus accru. L’identification d’une région française passe encore aujourd’hui par la tradition de ses savoir-faire, le type de cultures qu’elle produit et les races animales qui s’adaptent le mieux à son climat. Mais identifier une région ou un pays tout entier passe aussi par la gastronomie. Pourtant, aujourd’hui, l’industrie agroalimentaire a déversé dans nos assiettes une nourriture qui vient concurrencer nos modes alimentaires traditionnels 24. Quick 2050, www.quicklab.fr �������������������������������������� . Matthias VAN OYEN et Yannick BODE, Quick 2050, www.quicklab.fr


et qui surtout propage son magma de nourriture dans le monde entier. Résultat, que vous soyez en voyage aux États-Unis, au Maroc ou en Inde, vous avez la possibilité de vous rendre dans des enseignes de restauration internationales qui vous proposeront de consommer les mêmes produits.

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Bœuf Bourguignon, tartare et pot-au-feu … vs Big Mac



Aujourd’hui, nous assistons à un combat gastronomique dans notre alimentation. Des amis viennent dîner ce soir. Nous avons actuellement deux possibilités. Nous aimons cuisiner et adorons passer trois heures en cuisine pour satisfaire l’appétit de nos convives friands de nos plats “faits maison”. Nous nous mettons tout de suite aux fourneaux pour préparer la recette traditionnelle du Bœuf Bourguignon en ajoutant l’ingrédient secret de notre grand-mère qui nous fera passer pour le parfait cuisinier. Et en même temps, nous sommes pressés, nous n’avons aucun ingrédient sous la main, pas le temps de faire les courses, le dîner ne doit pas s’éterniser. Commander Mac Do nous facilitera sûrement la tâche. Si nous choisissons la première option, c’est sans doute parce qu’acheter la viande chez le boucher et les légumes chez le primeur est un gage de confiance entre le vendeur et le consommateur qui permet d’avoir accès à la provenance de notre alimentation pour mieux la contrôler. Mais c’est aussi parce que cuisiner est avant tout un plaisir. La nourriture permet de passer de longues heures à table avec les amis ou la famille autour d’un bon plat. Dans ses Mythologies, Roland Barthes témoigne de ces valeurs ambiantes de la France du milieu des Trente Glorieuses. Des valeurs toujours d’actualité dans une France qui a besoin d’authenticité, de qualité et de traçabilité dans la viande qu’elle consomme. Visiblement, quiconque commande un bifteck « s’assimile à la force taurine »26 : le cœur de la viande y est cru, la chair est fraîche, naturelle, « dense et compacte »27 ������������������������������������������������ . BARTHES, Roland, "Le bifteck et les frites", Mythologies [1957] Paris : éditions du Seuil, collection "Points", 2010, 256p. ��� . Ibid.

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et le sang visible. Manger un bifteck, c’est revendiquer haut et fort sa part animale et carnivore. On imagine bien l’ambroisie antique sous cette espèce de matière lourde qui diminue sous la dent de façon à bien faire sentir dans le même temps sa force d’origine et sa plasticité à s’épancher dans le sang même de l’homme28.

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Le steak tartare, préparation à base de viande crue, renforce cette revendication : la matière est dégustée dans sa plus pure consistance, sorte de purée sanguine mêlée à l’œuf cru, une substance molle et vive à la fois. Le tartare existe depuis l’antiquité et tire son origine des nomades de la steppe russe. La recette est importée en France au XVIIe siècle par l’ingénieur Guillaume Levasseur de Beauplan. Dans les observations qu’il rapporte en France, il évoque une recette ukrainienne consistant à découper des morceaux de filet de cheval de très fine épaisseur qui, une fois salés pour en faire sortir le sang, sont placés sous la selle de la monture de l’animal. Après avoir passé deux heures sous la monture, la viande est nettoyée de son sang puis retournée pour préparer la seconde face de manière identique. Elle est ensuite hachée pour supprimer le trop-plein de sang. La recette a évolué depuis sa découverte et la préparation varie selon les ingrédients typiques du pays dans lequel elle est mangée : en Corée, on peut déguster un tartare de bœuf pimenté, en Italie, on ajoute jaune d’œuf, câpres, cornichons, huile d’olive, persil et oignon. En France, la viande de bœuf est assaisonnée avec sel et poivre, Tabasco et sauce anglaise, et accompagnée de frites. Certains pourraient y voir là un quasi cannibalisme, d’autres une volonté de clamer son côté franchouillard qui mange de tout et qui n’a peur de rien, et surtout pas du sang, ni de l’animal mort dans son assiette. Et si, en plus, nous associons le bifteck à la pomme de terre frite, en ouvrant dans un même temps une bonne bouteille de rouge, le symbole alimentaire français est à son apogée. Tout comme la baguette de pain et le béret sont perçus par les étrangers comme le cliché du parfait petit français, le bifteck, les frites et le vin font partie de ces plats populaires français qui nous distinguent des autres pays. Nous retrouvons ce plat partout dans notre vie alimentaire : dans les bistrots bon marché ou spécialisés, nous servons la viande en morceaux généreux, les frites à manger à la main, quitte à les partager avec son voisin de table. Nous la dégustons simplement et ������������������� . BARTHES, Roland, op.cit.


rapidement. Dans les restaurants gastronomiques, on change sa présentation et sa forme pour en faire un repas plus bourgeois. Toutes ces manières de s’alimenter permettent, selon Claude Fischler29, de définir une dimension sociale de la viande par le simple fait de la manger. Aujourd’hui, un adversaire de taille défie la cuisine traditionnelle qui re­vient pourtant sur le devant de la scène gastronomique française. Grand concurrent culinaire de nos plats régionaux, le steak haché s’est progressivement imposé dans nos assiettes. À l’inverse des plats cuisinés par nos grand-mères dans la cocotte en fonte, cette préparation à base de divers morceaux de viande a su se faire une place au sein de notre alimentation. Le steak haché ravit les petits. L’industrie agroalimentaire a façonné nos habitudes alimentaires et notre consommation de viande. Il y a encore quelques dizaines d’années, on pouvait encore faire manger à nos enfants de la cervelle ou du foie de veau. Désormais, les parents pensent qu’il est plus facile de donner à avaler une galette de viande prête à la cuisson (ou un poisson pané) qui masque l’aspect d’un véritable morceau issu de l’animal, trop sanglant pour les yeux de leurs enfants. Mais il est aussi le plat du midi idéal pour les plus grands et il s’est imposé comme l’aliment parfait pour nos pauses déjeuner. Sandwich, hamburger, etc. C’est désormais le produit phare de toutes les chaînes de fast-food, dont Mac Donald’s a su tirer profit avec son Big Mac confection­né dans un temps record. Vendu depuis 1968 dans cette enseigne de restauration rapide, il a été inspiré par un hamburger créé par la chaîne Big Boy dès 1936 en Californie. En 2009, en France, 242 000 tonnes de steaks hachés ont été vendues en France, dont plus de la moitié sous forme surgelée. C’est actuellement le véritable exemple d’un aliment manufacturé par les grandes industries agroalimentaires. La viande de bœuf, une fois additionnée de 5 à 20% en matière grasse pour en optimiser son coût, devient un produit alimentaire d’une grande renta­bilité pour les industriels : un minimum de viande pour confection­ner le steak et donc plus de bénéfices en perspective. Les grands groupes de restauration rapide ajoutent parfois de la glu rose, un amalgame d’extraits de carcasses de viande et de tissus (parties de l’animal très rentables car très peu chères) provenant de la découpe de bœuf maigre pour diminuer encore un peu plus le coût de fabrication de cette galette de viande. Voilà pourquoi le steak haché est resté un véritable succès, surtout du point de ����������������������������������������������������������������������������� . FISCHLER, Claude, "L’homme, le mangeur et l’animal, Qui nourrit l’autre ?" POULAIN, Jean-Pierre (dir.), in Les Cahiers de l’Ocha, n°12, 2007, p.273.

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vue de l’industrie. Finalement, en utilisant une matière première à bas prix, en souhaitant toujours diminuer son coût de fabrication, en créant un aliment avec une très grande rapidité d’exécution, le steak haché ne serait-il pas devenu l’équivalent culinaire de la très célèbre étagère Billy ou table Lack vendues par le suédois Ikea ? Les objectifs sont bien les mêmes, que ce soit pour le marché de l’alimentaire que pour la fabrication de meubles : vendre à grande échelle et à très bas prix un modèle susceptible de plaire au plus grand nombre de consommateurs. L’arrivée du steak haché dans nos assiettes nous permet de déguster un plat dont l’origine est à peine perceptible. Alors, sommes nous prêts à manger une nourriture dont la forme, et peut être aussi le goût, l’aspect ainsi que la texture seraient modifiés afin d’effacer au maximum l’aspect animal de l’aliment, et ceci dans le but de satisfaire un maximum de mangeurs ? Et finalement, qui serait la personne la plus apte à modifier les aspects de notre alimentation ? Par le biais de la génétique, le scientifique est potentiellement capable de retoucher cet “objet nourriture”. Mais, de toute évidence, nous ne sommes pas vraiment aptes à nous habituer à une viande conditionnée autrement qu’en barquette, à laquelle on aurait ajouté une autre saveur dans le but d’attirer la grâce des plus répugnés par la chair animale. Et c’est même le contraire qui se produit actuellement. Les industries de la viande misent beaucoup sur l’image d’une viande rouge, tant dans leurs spots publicitaires que dans les emballages des barquettes des rayons de supermarchés. Les émissions culinaires foisonnent, elles aiment redorer l’image de la production et du savoirfaire français en cuisinant des plats traditionnels remis au goût du jour. Mais avec les progrès de la science qui s’intéresse actuellement aux différents tissus qui composent la viande d’origine animale, des chercheurs ont mis en place un moyen de reconstituer un morceau de viande à partir d’un minuscule prélèvement cellulaire d’animal. De cette découverte est né un projet mené par James King, étudiant au Royal College of Art30. Dressing the meat of tomorrow31 interroge notre manière de voir la nourriture dans sa forme, sa texture et sa saveur : reconstituer un morceau de viande à partir d’un échantillon serait plutôt une « manière de mieux 30. DUNNE, Anthony, "Food for thought" in "Science(s) & Design Episode 1", Archistorm #34, déc. 2008/janv. 2009, pp.99101. 31. [Exposition Design and the Elastic Mind, Museum of Modern Art, New York, 2008]. Direction : Paola ANTONELLI, New York : éditions The Museum of Modern Art, 2008, p.106.


nous rappeler les origines de la nourriture, dans un monde où l’élevage traditionnel aurait disparu »32. Les moules de cette viande semi-vivante conçue en laboratoire sont réalisés en utilisant les parties anatomiques de l’animal les plus convaincantes esthétiquement parlant. Le résultat est une forme complexe, s’assimilant à une coupe anatomique horizontale du corps de l’animal. En utilisant ces nouvelles technologies, le designer est désormais capable de modifier non seulement l’image de notre alimentation mais peut être aussi ses saveurs. Mais ces nouvelles formes, esthétiques sans doute mais complètement nouvelles pour le consommateur, sont-elles réellement capables de concurrencer les formes fami­ lières que l’on trouve encore dans nos assiettes ? Il est pour le moment plus facile de faire accepter à un enfant de manger de la viande carrée plutôt qu’une viande recréant une coupe d’intestin de vache… La vulgarisation de ce type de viande in vitro empêcherait alors le domaine agroalimentaire de sacrifier un trop grand nombre d’animaux. Même si certains carnivores s’emploient à dire que tuer un animal leur permet de s’ancrer dans une certaine réalité et de se souvenir que l’on a besoin d’autres êtres vivants pour vivre, le meurtre de l’animal est aussi une raison pour laquelle les végétariens refusent de consommer de la viande. Cette nouvelle méthode serait donc une réponse possible qui permettrait peut-être aux végétariens de manger de la viande. Mais elle serait aussi, économiquement et écologiquement parlant, une solution efficace dans une société où l’accroissement démographique actuel explose, où le territoire est surchargé d’hommes mais également d’animaux et où la hausse des prix des denrées alimentaires de première nécessité flambe. Cette technique permettrait également de réduire considérablement les effets nocifs de l’industrie33. Il est clair que, bien qu’il soit encore à un stade expérimental, le projet de cette viande in vitro amorcé par James King suggère fortement un potentiel développement industriel. Cependant, cette réflexion sur les techniques de production de la viande semble déjà avoir lieu puisque, du côté de la production et de l’élevage, de nombreux éléments permettant de transformer l’animal et de le conditionner à l’industrie ont déjà été mis au point et exécutés par le secteur de l’agroalimentaire. 32. DUNNE, Anthony, op. cit., p.99. ����������������������������������������������������������������������� . Selon les scientifiques ayant mis au point cette méthode, la viande in vitro réduirait, à l’échelle mondiale, de 45% notre consommation d’énergie, 96% des émissions de gaz à effet de serre, 96% de notre consommation d’eau et économiserait 99% du territoire.

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Tout est sous contr么le



Le développement des techniques de production bovine résulte d’une série de découvertes et de mises au point scientifiques et appliquées. Bien évidemment, tous les domaines sont concernés, de l’amélioration génétique de l’animal jusqu’au contrôle de son environnement, de son alimentation et de sa mécanisation. Mais le contrôle que l’industrie du vivant opère sur les vaches ne s’échelonne pas seulement de la naissance du veau jusqu’à la mort de celles-ci. Le contrôle de la vie de l’animal commence bien en amont de sa naissance, pour optimiser au maximum sa rentabilité, sa résistance, ses performances ainsi que sa production. André Micoud, sociologue et directeur au Centre National de la Recherche Scientifique, l’explique parfaitement clairement dans un article, pourtant universitaire, au titre ironique : “Ces bonnes vaches aux yeux si doux”34. Laissez moi vous faire partager le déroulement de la vie d’une de ces vaches, une Prim’holstein, vache laitière que nous appellerons vache X. Tout commence le jour où l’éleveur du troupeau doit mettre en place la sélection de la meilleure vache et du géniteur le plus performant pour faire naître la meilleure velle* X possible. La vache est choisie par comparaison avec l’ensemble des autres vaches qui constituent le troupeau et leur race. Le taureau, lui, est soumis à de longues observations concernant sa descendance femelle en remontant trois ans en arrière. En sélectionnant un taureau dont les qualités sont reconnues et en l’associant à une vache performante, cela permet d’améliorer les chances de concevoir une velle potentiellement très productive et bien sûr de remédier à d’éventuelles insuffisances (quantité de lait, qualité, ������������������ . MICOUD, André, op.cit., pp.217-237.

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risques infectieux…). Les qualités de notre taureau sont maintenant reconnues. Il a déjà de la chance car si jamais il n’avait pas satisfait les conditions favorables à la fécondation, il aurait directement été castré puis engraissé en tant que bœuf pour la filière viande. Il faut maintenant procéder à l’acte sexuel. L’éleveur pourrait simplement choisir de laisser faire la nature. Mais pour mettre bas une velle de manière plus contrôlée, autant avoir recours à une méthode sûre et très efficace effectuée par l’inséminateur du coin pour obtenir de bien meilleurs résultats que la nature elle-même et augmenter ainsi les chances de fécondation. L’opération est simple et rapide. La génitrice est attachée par ses quatre pattes dans une partie du hangar de la ferme. Son flanc est aplati contre une table pour rigidifier l’ensemble de son corps. À cet instant, elle dégage comme à son habitude des phéromones qui signalent au futur père une ouverture possible. L’inséminateur, avec l’aide d’un collègue, amène donc le taureau au plus près de la vache. Le taureau est au maximum de sa capacité, en rut et prêt à bondir sur la femelle. Au moment même où celui-ci tente de s’installer sur la femelle, l’homme installe sous son ventre un objet en plastique, un vagin artificiel dont l’embout est une sorte de grand préservatif. Son application est plus que jamais facilitée puisque le taureau est tendu de toutes ses forces. Le sperme est donc récupéré rapidement pour la future insémination. La semence ainsi récoltée, une grande partie de celle ci sera conservée dans l’azote liquide pendant quatre ou cinq ans et stockée au centre régional d’insémination artificielle, organisme professionnel chargé de la sélection et de l’amélioration des races. La semence pourra ainsi donner naissance à quelques 100 000 veaux. C’est alors au tour de la vache de jouer son rôle de génitrice une fois l’insémination faite. Après neuf mois de gestation et un vêlage qui peut être dans certains cas délicat et très douloureux, le veau femelle X est né. Il pèse déjà entre 30 et 45 kg. À sa naissance, notre velle X aura tout de même la chance de pouvoir téter deux fois sa propre mère avant d’être très rapidement séparée d’elle. La nature n’a pas le privilège d’exercer ses droits puisque la velle X est directement placée dans une de ces niches en plastique pendant les deux ou trois premières semaines de sa vie. Elle a alors l’opportunité de boire directement au seau avec tétine le lait de sa mère. Mais elle peut également goûter au lait des autres femelles du troupeau ou bien encore être nourrie au lait de vache reconstitué, un


Guigoz animal, pour compenser le lait maternel. Notre velle X est âgée de huit jours et déjà, sa condition alimentaire est bouleversée. Il faut faire vite et lui faire avaler des aliments solides pour mettre en place le plus rapidement possible son système de digestion. L’éleveur lui administre alors des aliments “starters”, composés de flocons, et du “petit foin”, fibre fine mélangée à l’eau, pour favoriser le développement de la panse. Heureusement, notre nouveau né peut encore profiter du lait mais pendant six mois, on remplace petit à petit la boisson lactée par ce nouveau régime alimentaire. Au bout de deux à trois semaines de vie, le veau femelle X est relogé : dans des petits parcs en été afin de profiter des quelques rayons de soleil qui lui sont offerts, dans un coin à part de la stabulation, moins réjouissant, en hiver. Les premiers bourgeons de ses cornes apparaissent alors, et un premier moment de torture s’offre à elle. À l’aide d’un appareil électrique, les minuscules cornes sont brûlées afin d’éviter toute blessure entre les bêtes elles-mêmes lors de bousculades et de favoriser l’accès aux boxes individuels de l’auge collective (équipés de barreaux mobiles à peine plus grands que la tête de l’animal) mais aussi pour protéger l’éleveur d’éventuels incidents avec son troupeau. Notre velle X grandit. Elle a six mois. Nous pouvons désormais l’appeler génisse*. Placée dans un plus grand parc, basé près de l’exploitation agricole, elle pâture à son aise : cette prairie artificielle d’une large surface permet à l’agriculteur de cultiver une flore excellente pour la nourriture du bétail et de récolter aussi jusqu’à quatre fois plus de fourrage* qu’avec une prairie naturelle. Deuxième changement esthétique après l’écornage, la pose à l’oreille d’une boucle d’identification de couleur jaune, permettant d’identifier facilement et individuellement chaque animal. Et oui, même les bovins ont droit à leur propre carte de sécurité sociale. Génisse X n’existe plus, place à génisse numéro FR 49 4457 7101. Ce numéro est déposé à l’Établissement départemental d’élevage et correspond au code du département, à celui de l’exploitation et au rang de naissance de l’animal dans la ferme. La dernière lettre inscrite à la suite des chiffres change chaque année et peut dans certains cas indiquer le nom de la génisse donné par l’éleveur, peut-être un des seuls moyens aujourd’hui de créer une relation intime avec son animal, de le “personnaliser”. Mais apparemment,

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notre génisse n’a pas eu ce privilège… En cas de perte ou de vol (car nous ne sommes pas à l’abri d’un accident) c’est le Contrôle laitier qui vient tatouer par précaution chaque animal afin que le numéro soit gravé dans le cuir à tout jamais. Mais revenons à nos moutons. Pendant douze mois, la génisse FR 49 4457 7101 réside dans le même parc et se nourrit d’herbe et de “granulés deuxième âge”, de céréales aplaties, de foin sec, de compléments de fourrage et de minéraux. C’est aussi la bonne pé­riode pour lui administrer divers traitements pour éviter toutes maladies liées aux jeunes vaches et la vacciner contre la pneumonie.

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Ça y est, notre génisse a fêté ses dix-huit mois de vie. Passons aux choses sérieuses car c’est le moment de ses premières chaleurs. Pour sa première fécondation, l’éleveur lui offre le privilège de ne pas avoir recours à l’insémination artificielle et adopte la fécondation en race pure pour créer une génisse qui deviendra une laitière de premier choix. Le repas est servi : une “ration de gestation”, composée de tourteau*, de céréales et de minéraux, lui est administrée afin d’assurer au maximum la fin de croissance de la future mère. Cette ration lui assure des réserves, aide au bon développement du fœtus et active la lactation future. À peine habituée à son nouveau régime, on remplace cette ration par la “ration de préparation à la lactation” quinze jours avant le vêlage. Beaucoup plus chargée en azote, elle permet d’atteindre plus rapidement son pic de production laitière. Et à nouveau des contrôles. La vache est soumise au test de la tuberculose et l’éleveur vérifie si elle n’est pas porteuse d’autres maladies contagieuses avant de la replacer avec le reste du troupeau. Le vêlage survient et notre belle génisse donne naissance à son veau Y. Le veau frais né subira les mêmes sorts que sa mère. Une nouvelle “ration de production” est administrée à la vache (nous l’appelons enfin vache puisqu’elle a donné naissance) afin qu’elle ne subisse pas une perte de poids trop importante bien que celle-ci maigrisse dans la majorité des cas. On lui injecte également des stimulants additionnés à des vitamines car notre vache est sensible aux crises de foie. Quinze jours après son vêlage, notre vache FR 49 4457 7101 est donc placée avec les autres vaches laitières du troupeau, mais sans son veau, afin de lui faire atteindre au plus vite son pic de production laitière. En à peine un mois et demi après la mise bas, elle devient performante, le Contrôle laitier évalue alors sa production laitière totale pour ainsi


calculer sa ration alimentaire nécessaire. Magie de la technologie, notre vache porte désormais un collier électronique programmé à la ration prescrite afin de s’alimenter automatiquement, comme dans un selfservice, aux divers silos. Puisque l’herbe reste tout de même l’aliment essentiel de notre vache, elle peut pâturer l’été aux grès de ses envies dans des prairies… artificielles. L’hiver, l’herbe est mangée sous forme de foin, avec ou sans ensilage*. Les tourteaux, minéraux et céréales, aliments favorables à une bonne lactation, sont tout de même conservés dans l’alimentation mais en quantité très réduite afin d’apporter un minimum de protéines (les farines animales faisant d’ailleurs partie de ces protéines). Manger, boire, traite deux fois par jour, maintenant, les journées de notre vache laitière passent et se ressemblent. Dans la salle de traite, la machine qui aspire généreusement ses pis peut débiter entre trois et vingt vaches à la fois avec un système ingénieux empêchant les mamans de se bousculer. Le lait de notre vache passe alors directement du pis au tank réfrigéré, que le camion citerne viendra aspirer régulièrement. Parallèlement à cela, l’apport en fourrage et en ensilage est effectué par des remorques “autodistribuantes”. Notre vache est une chanceuse puisque dans certaines exploitations agricoles, l’éleveur peut pratiquer le “zéro pâturage”, méthode qui consiste à donner à l’animal de l’herbe directement coupée. Les laitières passent leur journée entre une partie à l’air libre et une partie couverte, la stabulation libre. Rien ne se perd, tout se transforme, les déjections de notre vache serviront, une fois ramassées et mélangées à la paille, à constituer la fumure des cultures de notre exploitant. La fin est proche, c’est le temps du tarissement. La production de notre vache laitière a fortement diminué, elle est alors sortie du troupeau et on lui administre de moins en moins de compléments alimentaires. Cette période dure deux à trois mois. L’été, elle a l’aubaine d’être placée dans un pré de faible qualité. Elle est alors beaucoup moins nourrie pour éviter qu’elle ne s’engraisse. Comme si cette humiliation ne suffisait pas, on lui injecte dans ses trayons des antibiotiques pour éviter les mammites ainsi que d’éventuelles contaminations du lait destiné à la consommation humaine.

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Et c’est reparti pour un tour… Une deuxième phase de cycle produc­ tif se met en place où l’on prend tout de même soin de respecter un intervalle de 380 jours entre deux vêlages. Notre vache est une nouvelle fois fécondée. Qui sait, elle aura peut être la chance d’être choisie comme “vache de luxe” pour exciter le futur papa avant d’être inséminée. Notre vache connaîtra trois ou quatre cycles productifs au cours de sa vie. Pourtant, il y a encore cinquante ans, cette même vache aurait pu atteindre entre sept et huit périodes de lactation. Mais aujourd’hui, tout va trop vite, la santé de notre vache est quelque peu négligée et les problèmes de stérilité, mammites et autres troubles du métabolisme ont sensiblement diminué la durée de vie de notre laitière, dont l’espérance de vie naturelle est de vingt ans. Un vétérinaire explique à ce propos que « les vaches actuelles sont comme des formules 1, très performantes, mais beaucoup plus fragiles et beaucoup plus difficiles à régler qu’une 2CV »35.

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Voilà, vous savez à peu près tout. Notre vache aura peut être l’opportunité de vieillir en paix, si toutefois sa corpulence ne satisfait pas l’industrie du bétail. Mais dans la plupart des cas, elle subira le même sort que ses congénères. Vidée de son nectar lacté, elle sera également tranchée. Une pierre, deux coups. Peut être aurez vous la chance de boire le lait de notre vache tout en dégustant sa chair délicate... Alors qu’en Inde, la vache est encore le symbole de la mère universelle, une icône sacrée et vénérée, désormais, dans la plupart des pays industrialisés, elle n’est plus adulée pour sa qualité d’animal et d’être vivant. La vache arbore un nouveau statut, celui d’avoir été contraint à devenir un animal apte à la production. La technique, la science et l’industrialisation du vivant ont permis de techniciser les bovins au point d’en faire des animaux totalement mécanisés et maîtrisés. Nous venons d’observer le contrôle que l’éleveur peut effectuer sur les animaux qui constituent son troupeau. Mais au-delà de l’élevage d’une petite exploitation agricole, c’est surtout le domaine de l’agroalimentaire qui aujourd’hui cherche à contraindre l’animal pour le conditionner à son industrie. En poussant toujours plus loin ses recherches sur la compétence et la productivité des animaux, l’industrie est sur le point de faire de l’animal, et notamment de la vache, un “sur-animal”. ������������������ . MICOUD, André, op.cit., p.225.



La maĂŽ du viva la quĂŞt sur-ani


trise nt : e du mal .


« Il n’y a plus de divin : le dieu que nous honorons règne sur la filière des producteurs de viande et de volaille, et donc sur la sacro-sainte assiette du consommateur. » Élisabeth DE FONTENAY, Sans offenser le genre humain, réflexions sur la cause animale, Paris : éditions Albin Michel, 2008, p.230.


Comme nous venons de le voir, la vie d’une vache ne se résume pas au simple fait de pâturer gentiment dans les prés. L’industrie agroalimentaire s’est, à son tour, emparée de ses qualités premières, celles d’être tout d’abord un être matériel constitué de chair et aussi capable de produire du lait. Le marché de l’alimentaire voit cet apport en matériau comme un moyen d’utiliser et d’exploiter au maximum ce que la vache peut offrir à l’homme. La vache devient alors une véritable machine vivante, un être mécanique qui permet à toute une économie de générer du profit.

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Rien ne se perd, tout se transforme : une matière reproductible



La capacité de l’homme à maîtriser l’animal est de plus en plus précise, comme on pourra le voir dans les chapitres qui suivent celui-ci. Alors qu’il y a quelques dizaines d’années, les vaches étaient utilisées comme moyen de transport dans les rases campagnes, aujourd’hui, plus que jamais, c’est avant tout leur capacité à créer de la matière qui intéresse les industriels. En produisant jusqu’à 10 000 litres de lait par an et en offrant une viande très riche en protéines, la vache est dotée d’une double capacité non négligeable pour les éleveurs et les consommateurs. Bien évidemment, cette matière vivante participe à un système économique encore plus large. Les sciences et techniques du vivant ont également permis de maîtriser cette matière et d’en augmenter les qualités. Imaginons quelques secondes que la vache ne soit plus… Il n’y aurait alors plus de vache, plus de veau, donc plus de lait, plus de yaourt, plus de fromage, plus d’industrie du lait, plus de Danone, Nestlé, etc. Il n’y aurait plus de viande de bœuf, donc une grande partie des rayons frais et surgelés supprimée de notre supermarché, des bouchers qui se verraient devenir plombiers, des bistrots parisiens condamnés à ne servir que des soupes aux champignons… Une entreprise gigantesque basée sur l’animal et capable de faire fonctionner une grande partie de la France se verrait alors contrainte de fermer ses portes. Mais la vache n’est pas le seul animal à produire des ressources alimentaires nécessaires. Le cas du cochon détrône amplement celui de la vache. En 2007, la designer hollandaise Christien Meindertsma publie

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Pig 0504936. Avant la mise en place de l’industrie du vivant dans des lieux centralisés, les animaux étaient tués par l’éleveur sans passer par un intermédiaire : le lapin était dépouillé directement à la ferme, les poules plumées, le cochon saigné… Et surtout, chaque morceau de l’animal abattu de manière traditionnelle était utilisé, absolument rien n’était jeté. En partant de ce constat, Christien Mendertsma a suivi le parcours d’un cochon du XXIe siècle, le cochon numéro 05049 et a ensuite énuméré les multiples utilisations de la matière animale en les catégorisant selon les diverses parties du corps du cochon. Alors qu’autrefois, l’animal était utilisé à des fins culinaires uniquement, désormais, un nombre insensé d’utilisations font la fierté des grandes industries, et pas seulement des industries agroalimentaires. En feuilletant cette édition, on se rend compte très rapidement que le cochon est partout : bonbons, gâteaux, bières mais aussi perles de bain, masque de beauté, injections au collagène, insuline, valves de cœur, circuits imprimés, etc. Désormais, la matière animale fait partie intégrante de notre quotidien et elle peut même s’installer dans notre propre corps lorsque l’on a recours à une greffe de cœur. 130

Cette utilisation massive de la matière peut aussi être un facteur de répulsion face à l’animal. Manger l’animal, oui, mais seulement sa chair; le reste du corps, dont les abats font partie, est autre chose. L’utilisation de l’animal est beaucoup plus problématique puisque la bête est alors perçue comme un objet manipulable à l’infini, ce que nous détaillerons dans la partie suivante. C’est cette manipulation qui donne raison à une partie des végétariens pour s’abstenir de la consommation carnée. Le rapport brutal et violent que nous entretenons avec l’animal lorsqu’il s’agit de récupérer sa précieuse chair et son lait leur est tout aussi insupportable. Alors, à quand la fabrication d’une viande d’origine animale qui persuaderait les végétariens de consommer du bœuf ? Et si l’on pouvait créer de la chair sans faire de véritable boucherie à l’abattoir ? C’est désormais chose faite avec le principe de la “viande sans victime”. Le procédé technique est pourtant loin d’être simple : après avoir réalisé une biopsie sur une grenouille pour lui prélever des cellules tissulaires, ces cellules sont entreposées dans un bioréacteur, sorte d’utérus artificiel contenant un concentré de protéines de veau (comparable à un ��������������������������� . MEINDERTSMA, Christien, Pig 05049 s.l. : éditions Flocks, 2007, 412p.


liquide amniotique). Grâce à l’action hyperprotéinée du concentré (qui est changé tous les jours), les cellules de grenouille grandissent chaque jour en milieu stérile et forment un morceau de viande comestible semivivant. Ainsi, pas de meurtre, ni violence mais une alternative à l’élevage de masse. L’animal continue de vivre tout en ayant produit une chair consommable. La biotechnologie est devenue un moyen d’expression pour certains artistes. C’est par exemple le cas d’Oron Catts et Ionat Zurr, membres du collectif australien “The Tissue Culture & Art Project” de SymbioticA, un concept d’artistes-chercheurs travaillant en laboratoire et en partenariat avec des scientifiques sur la culture cellulaire et tissulaire. En 2004, ils ont ainsi créé Victimless Leather37, un prototype à petite échelle d’un cuir organique réalisé sur le même procédé que celui de la viande sans victime. En déplaçant leur laboratoire de culture dans des gale­ ries d’art, le collectif transforme la science en art et l’on peut ainsi les voir manipuler les cellules. Ce cuir, qui n’a nécessité la mort d’aucun animal, est une provocation qui tend à poser les questions éthiques de l’avenir. En effet, la création de ce tissu semi-vivant peut-il être considéré comme un véritable tissu animal ? Serions-nous donc prêts à déguster une viande moitié être, moitié objet ? Si l’on considère que cette viande sans victime n’est plus animale, alors les végétariens sont peut être prêts à changer leur comportement alimentaire en consommant un pavé de bœuf biotechnologique... La matérialité animale, et la relation entre la mort et le vivant ont longtemps été des sujets abordés dans l’histoire de l’art, notamment en peinture. La familiarité des natures mortes, où l’on aperçoit le trophée de l’animal chassé ou encore une pièce de viande écorchée suspendue, les place dans un contexte documentaire et très réaliste. Mais aujourd’hui, l’utilisation de l’animal est tout autre. L’artiste anglais Damien Hirst en a d’ailleurs fait son sujet de prédilection. Ayant travaillé à la morgue pendant qu’il était étudiant, il explique : « Quand j’étais très jeune, je voulais savoir ce qu’était la mort : alors je suis allé à la morgue et j’ai vu ces corps. Je me suis senti malade et j’ai cru que j’allais mourir, c’était atroce. Alors j’y suis retourné et je les ai 37. [Exposition Design and the Elastic Mind, Museum of Modern Art, New York, 2008]. Direction : Paola ANTONELLI, New York : éditions The Museum of Modern Art, 2008, p.115.

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dessinés. Encore et encore. C’était pour atteindre, dans mon esprit le moment exact, le point, où la vie s’arrête et la mort commence. Et à force de travailler avec eux, comme si je les portais, ils sont devenus juste des corps morts. La mort avait un peu reculé. »38

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Le 29 avril 2012, je me rends à la Tate Modern de Londres. Je me retrouve face à Mother and Child Divided, une des pièces maîtresses de la série Natural History de l’artiste, exposée lors de la biennale de Venise en 1993 et qui lui a valu le Turner Prize en 1995. Les cadavres d’une vache et son veau, tous deux coupés en deux dans le sens de la longueur, organes internes visibles, flottent dans l’immense aquarium rempli de formol et n’attendent que le visiteur pour les admirer. Je redoutais ce moment qui me mettrait en face à face direct avec la mort et la souffrance animale. Et pourtant… je ne ressens pas la maltraitance, ou la brutalité, ni même le dégoût, comme certains avaient pu me l’évoquer. Bien au contraire. La mère et son veau sont figés devant moi, indemnes de toute violence corporelle. Aucune odeur n’émane de la pièce silencieuse. Ils me semblent paisibles, sereins et j’ai même l’impression que Damien Hirst a sauvé ces deux bovins du cercle vicieux industriel. Je ne vois plus le cadavre mais la bête presque vivante, apaisée. L’intention première de Hirst était avant tout de démontrer un événement émotionnel, celui de la séparation de la mère et de son petit, que nous, visiteurs et carnivores, ne percevons pas lorsque nous arrive dans notre assiette notre ration carnée quotidienne. À cet instant, pour moi, l’artiste a réussi, l’émotion est passée, une émotion positive. En 2008, Damien Hirst réalise The Golden Calf, qu’il vend ensuite aux enchères chez Sotheby’s à Londres pour la somme de 10 300 000 £. Dans cette œuvre de 10 tonnes faisant référence au Veau d’or de la Bible, symbole d’idolâtrie, c’est cette fois-ci un veau blanc âgé de 18 mois qui est plongé dans l’aquarium de formol et dont les cornes, les sabots ainsi qu’un disque qui orne sa tête sont en or 18 carats. Avec cette œuvre qui mêle mort et luxure et qui lui a visiblement rapporté gros, on comprend pourquoi l’artiste a expliqué qu’il s’est senti un peu comme le roi Midas qui avait la chance de transformer tout ce qu’il touchait en or. Même si elles ont forgé la réputation de l’artiste, les œuvres de Damien Hirst ont bien sûr suscité la colère de la Society for the Prevention of 38. http://carlottamontp.blogspot.fr/2012/04/damien-hirst-sans-parler-dargentsuite.html


Cruelty to Animals39. Mais finalement, est-il plus légitime de repro­ duire l’animal, l’élever dans des conditions médiocres, le tuer dans des souffrances impossibles à définir, le tout placé à l’échelle industrielle et économique, que d’en faire une œuvre d’art exposée en galerie ? L’artiste anglais nous invite à y réfléchir. L’utilisation de la matière animale fait donc encore débat aujourd’hui, surtout lorsqu’il s’agit d’utiliser cette matière hors du circuit alimentaire. Que ce soit dans le domaine de l’art ou du design, exploiter l’animal pour sa seule capacité à produire des matériaux n’est peut-être pas une raison assez valable. Pourtant, si l’on revient dans le domaine de l’industrie agroalimentaire, cette exploitation s’est mise en place de manière logique en centralisant les élevages et les abattoirs et ce, sans engager le débat lorsque ces lieux ont été créés. L’industrie s’est donc rapidement retrouvée à débiter de la viande en très grande quantité, notamment aux ÉtatsUnis avec la création des immenses abattoirs. Évidemment, voir arriver en masse un troupeau constitué de centaines de vaches prêtes à se faire trancher la gorge n’est pas une chose banale pour l’ouvrier. Pour rendre la tâche plus aisée, le domaine de l’agroalimentaire préfère sans doute oublier qu’il manipule un être vivant. Pour mettre à distance l’homme de l’animal, il est plus facile de penser que la bête n’est rien d’autre qu’un outil de production, un système mécanique complexe, certes, mais qui efface alors le sentiment d’une possible culpabilité humaine.

���������������������� . Equivalent de notre Société Protectrice des Animaux.

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L’animal machine


« La conversion systématique de la nature en un service technique s’impose désormais comme une nécessité. » Rem KOOLHAAS, New York Delire, un manifeste rétroactif pour Manhattan, trad. : Catherine Collet, Paris : éditions du Chêne, 1978, p.28.


Un poids total de 500 à 900 kg dont 41% de muscle, 16% de peau et d’appareil digestif, 16% de graisse, 14% d’os, 13% d’organes, 3 pré-estomacs, 1 estomac, une production annuelle moyenne de 10 000 litres de lait,… d’un point de vue anatomique, la vache est déjà l’animal idéal pour la production. Depuis sa domestication dans les fermes françaises jusqu’aux débuts de l’industrie agroalimentaire, la vache est devenue petit à petit un être vivant à utiliser au maximum, que ce soit pour sa production de viande ou de lait. Mais aujourd’hui, l’animal n’est plus simplement domestiqué40 comme on pourrait le dire encore d’un animal de compagnie tel qu’un chat ou un chien. Désormais, on préfère adopter le terme « d’être vivant technicisé »41 qui inclut la vache dans un système de production relatif à l’industrie. Ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes.42 Comme l’avait déjà annoncé Descartes en 1637 dans son Discours de �������������������������������������������� . Le terme de domestication vient du latin domus qui signifie la maison. Or, aujourd’hui, la vache n’a plus aucun lien véritable avec la maison, mais plutôt avec l’industrie. ������������������ . MICOUD, André, op.cit., p.227. �������������������� . DESCARTES, René, Discours de la méthode [1637] Paris : éditions Pocket, 2007, p.164-165.

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la méthode, l’animal devient aux yeux de l’industrie une machine complexe capable de servir l’homme et les vaches en sont l’exemple le plus flagrant. Tout comme le fera Kant par la suite, le philosophe français avance également l’idée que les animaux ne sont pas des êtres de cons­ cience, à la différence des humains, bien qu’ils soient eux aussi dotés de parole. Si les animaux sont dénués de raison, ils ne sont donc pas capables de ressentir la moindre souffrance. L’industrie du vivant serait alors déchargée de toute culpabilité et apte à utiliser l’animal comme un véritable mécanisme de production industrielle. C’est d’ailleurs ce sur quoi se base la zootechnie*, une science plus que jamais au service de l’industrialisation de l’élevage et du progrès technique, qui associe l’identité de l’animal à celle d’une machine puissante et capable de ravitailler des millions de personnes. Cette figure « mécanomorphisée »43 de l’animalité qu’évoque la philosophe belge Vinciane Despret, se place sans doute à l’opposé du travail du fermier et de ses pratiques qui, dans sa relation à l’animal, privilégie un rapport affectif et place la bête au même niveau que l’être humain. Jusqu’au XIXe siècle, le paysan ne faisait aucune différence entre lui et son troupeau. Mais cette relation quotidienne basée sur l’affection pour la bête a vite été supprimée par l’industrialisation et désormais, une mise à distance de l’homme avec l’animal a coupé cette relation intime de l’éleveur avec sa vache, pour se concentrer uniquement sur les compétences de l’être vivant. Pour son projet de diplôme au Royal College of Art de Londres (Interactions Design Department) en 2008, Revital Cohen propose d’utiliser l’animal comme une solution alternative aux traitements médicaux. L’assistance de l’animal au malade permet d’humaniser les soins et de créer une symbiose naturelle avec le patient44. Cette nouvelle utilisation de l’animal est aussi un moyen de trouver une nouvelle activité aux animaux voués à l’abattage ou retirés des circuits d’entraînements, comme le mouton ou le lévrier. Project Life Support est composé de deux projets dont Dialysis Sheep qui sollicite le mouton pour sa capacité phy­ siologique à pouvoir couvrir l’insuffisance rénale d’un patient malade en isolant le génome humain et en le remplaçant par le génome du mouton. Lors d’une fécondation in vitro, l’ADN recombiné est placé dans l’œuf de mouton qui est alors implanté dans une brebis. La naissance ��������������������������������������� . DESPRET Vinciane, PORCHER, Jocelyne, Être bête Arles : éditions Actes sud, 2007, p.15. ���������������������� . VILLARD, Stéphane, op.cit., p.93.


d’un agneau transgénique permet de dialyser le patient malade pendant la nuit et de purifier ses reins. Respiratory Dog utilise un lévrier de pedigree pour sa très bonne capacité respiratoire et son pelage hypo­ allergénique pour remplacer la machine de ventilation utile aux patients atteints d’insuffisance respiratoire, et l’autorise à avoir une vie après celle des courses. Habitué à des efforts musculaires et entraîné dans ce but, le lévrier de course peut en effet mourir d’autant plus rapidement qu’il ne continue pas à avoir d’activité musculaire une fois sa vie d’athlète des champs de courses so british terminée. Équipé d’un harnais qui convertit ses mouvements en ventilation respiratoire, le lévrier développe avec son nouveau propriétaire malade une relation mutuelle : constamment connecté au patient par un tube trachéen, le chien ne reste jamais seul. Dans les années 1930, des ouvriers français du centre de la France avaient déjà pensé à utiliser l’animal autrement : ces émoudeurs45 travaillaient allongés tout au long de la journée et, pour éviter les rhumatismes, avaient dressé leurs chiens à se coucher sur le bas de leurs reins afin de les protéger du froid46. Certes, les deux projets de Revital Cohen retardent le processus de l’industrie du vivant en créant un nouveau système de production différent de celui auquel ils étaient voués et en allongeant leur durée de vie, mais ils alimentent tout autant la théorie de Descartes de l’animal machine. Sélectionnées uniquement pour leurs caractéristiques génétiques ou leurs capacités et combinées à des systèmes mécaniques et scien­tifiques complexes, ces véritables machines vivantes entretiennent la fiction, le rêve et la fascination; ce qui est d’ailleurs le but de l’Interaction Department du Royal College of Art, à savoir une symbiose parfaite entre les êtres vivants mais qui n’apporte aucune solution réelle médicale et viable. On imagine alors assez mal le mouton-dialyse voué à “gambader” la journée sur un balcon parisien de 2m² pour paître une pelouse semi artificielle et encore moins le chien respiratoire installé sur la table de cuisine pour ventiler les poumons de sa maîtresse finissant son repas du midi. Il est évident que ce projet se place dans la société actuelle où la techno­ logie tend à remplacer l’humain, mais aussi l’animal, par la construction ��������������������������������������������������������������� . Les émoudeurs étaient des aiguiseurs de couteaux sur meules. ���������������������������������������� . GAUTIER, Achille, MUZZOLINI, Alfred, La domestication : et l’homme créa ses animaux Paris : éditions Errance, 1990, p.245.

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de mécanismes complexes et de machines. Le lien affectif qui pourrait remplacer ces divers mécanismes changerait donc nos méthodes de guérison, où, par exemple, la purification du sang s’effectue encore par la machine dialyse. Revital Cohen bouleverse ces dispositifs médicaux et envisage une alternative à la machine en l’échangeant contre un animal qui serait finalement un fabricant naturel de médicaments, sorte de pharmacie vivante et permettrait de retourner à une relation plus forte où l’homme a de nouveau besoin de l’animal pour vivre.

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Mais si un malade souhaite réellement accueillir chez lui un animal censé jouer le rôle de guérisseur, comment peut-il l’élever au quotidien ? Comment peut s’organiser la relation entre l’humain malade et une autre espèce vivante guérisseuse, par exemple un animal donneur d’organe ? Elio Caccavale avait déjà prévu en 2003 une panoplie d’ustensiles pour répondre à ce problème en imaginant Utility Pets47, des objets adaptés à un Knockout Pig48. Ce projet expérimental attirait l’attention sur les conséquences éthiques des transplantations d’organes d’origine animale chez l’humain si ces actes tendaient à se banaliser dans un futur proche. Si l’on vient à vivre quotidiennement avec son “animal sauveur”, il est logique de lui créer un mode de vie intérieur favorable pour sa santé. Ainsi, le Smoke Eater permet au fumeur de fumer chez lui sans créer de fumée passive qui pourrait endommager la santé de l’animal. Si toutefois le malade laisse seul son nouvel animal de compagnie, il lui est encore possible de communiquer avec lui par le biais du Toy Communicator qui transmet à la bête le son de la personne. Une table spéciale est également réalisée pour intégrer l’animal au sein des repas en famille. Autant d’objets du designer italien qui s’intègrent dans une logique d’objets hypothétiques pour éclairer notre implication éthique dans nos nouvelles relations avec le vivant. Après avoir créé de véritables chimères49, la science serait donc prête à créer des hommes-animaux. ��������������� . [Exposition D-Day, le design aujourd’hui, Centre Pompidou, Paris, 2005]. Direction : Valérie GUILLAUME, Paris : éditions du Centre Pompidou, 2005, 239p. ������������������������������������������������������������������������������ . Porc génétiquement modifié en injectant de l’ADN humain en vue de produire des organes plus appropriés à une xénotransplantation (aussi appelée xénogreffe). ������� . Une chimère est créée en intégrant, dans l’embryon d’un premier animal, des tissus d’une autre espèce pour obtenir divers tissus, les uns de l’animal d’origine, les autres des tissus "greffés". Grâce à cette technique, on a pu obtenir par exemple des "caille-poulets", animal de taille intermédiaire entre les deux espèces.


Dans ce dernier exemple, le porc serait donc capable dans un futur très proche, la technique étant encore à un stade expérimental, de nous fournir ses organes pour remplacer les nôtres. Il deviendrait alors pour Georges Chapoutier une « chose utilitaire au service de l’homme », un simple « pourvoyeur de pièces détachées »50. Le progrès scientifique a pourtant fait émerger une autre thèse, inverse de celle de Descartes : en analysant la physiologie des animaux et en la comparant à celle de l’homme, les scientifiques ont prouvé qu’une très grande proximité entre l’homme et l’animal existe. Alors, comme l’explique Georges Chapoutier, directeur de recherche au CNRS, si l’animal est une machine, l’homme doit l’être tout autant51 puisqu’ils sont dotés de raison. Finalement, nous sommes désormais certains que l’animal est susceptible et capable de souffrir, ce qui élimine aujourd’hui la théorie de Descartes. Dans l’antiquité, des philosophes comme Plutarque et Lutèce souli­ gnaient déjà cette capacité animale, tout comme Montaigne, Rousseau ou Adam Smith, pour ne citer qu’eux, considéraient que “l’homme a un devoir d’humanité à l’égard du monde vivant, qu’il s’agisse des animaux ou même des plantes”. Ils prenaient en compte la capacité animale à ressentir aussi bien la douleur que le plaisir, tout comme les êtres humains, et défendaient le respect entre l’homme et l’animal, êtres sensibles égaux. Au XVIIIe siècle, c’est le philosophe Jeremy Bentham qui perpétue cette nouvelle vision. Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peutêtre un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort. Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont ������������������������ . CHAPOUTHIER, Georges, L’Homme, l’animal et la machine : perpétuelles redéfinitions Paris : éditions CNRS, 2011, p.149. ������������������������ . CHAPOUTIER, Georges, op.cit., pp.7-8.

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des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? Ni : peuvent-ils parler ? Mais : peuvent-ils souffrir ? 52

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À l’époque de Bentham, la société ne s’attache nullement à ce que peuvent ressentir les animaux. En effet, la souffrance humaine est déjà négligée et est considérée avec une certaine indifférence. La société chrétienne juge qu’il est tout à fait juste de souffrir, pour partager la même douleur que celle des martyrs, du Christ et des condamnés et valorise positivement cette souffrance, un moyen de purification du corps et de l’âme humaine qui serait alors justifié. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle, que cette nouvelle approche de l’animal apparaît essentielle pour la société. Cette évolution des mentalités surgit au moment où les populations connaissent des violences humaines importantes, à tel point que celles-ci ne supportent plus la moindre souffrance corporelle humaine. L’usage d’analgésiques et d’antalgiques est croissant pour anesthésier le corps et effacer toute douleur lors d’un acte chirur­gical. Cette suppression de la douleur à l’échelle humaine intéresse alors les vétérinaires qui ­voient dans ce progrès la possibilité d’effectuer sans danger des opérations sur des animaux et d’assurer le confort du chirurgien vétérinaire. On anesthésie alors les bovins par l’alcool, le but n’étant pas à cette époque d’éviter à l’animal de souffrir mais d’améliorer les conditions de travail lorsque l’homme intervient sur celui-ci. Plus tard, lors de la création des premiers abattoirs, les animaux sont assommés avant d’être égorgés, pour des raisons de sécurité et de manutention des ou­­vriers mais également par souci d’hygiène. Là encore, cette nouvelle pratique n’est nullement mise en place pour compatir avec l’animal. Après la Première Guerre Mondiale et avant la Seconde, la pratique du pistolet à tige percutante progresse pour devenir obligatoire en France dans les années 1950. On reconnaît alors enfin que l’animal est un être qui parta­ge comme nous une sensibilité et des émotions et peut donc souffrir des actes humains. Georges Chapoutier indique que cette reconnaissance de la bête comme un être sensible met aussi en avant la responsabilité humaine puisque c’est l’homme lui-même qui inflige la douleur à l’animal53. Les premières ������������������� . BENTHAM, Jeremy, Introduction aux principes de morale et de législation [1789] Paris : éditions Vrin, 2011, 384p. ������������������������ . CHAPOUTHIER, Georges, op.cit., p.10.


législations54 et associations de protection des animaux se mettent en place progressivement au cours du XIXe siècle et répondent à un souci de moralisation publique au sein d’une société excédée par la barbarie humaine. Cependant, la population estime que la mort des animaux voulue ou induite par l’homme reste nécessaire et acceptée, en partant du principe d’invisibilité de cet acte. Peter Singer, dans la lignée de Bentham, attache également une importance au fait que les animaux soient capables de souffrir55. Le philosophe australien prône l’élaboration d’une approche plus éthique avec les animaux : si l’on émet l’hypothèse que tous les êtres capables de souffrir ou bien d’éprouver du plaisir sont considérés comme moralement égaux, leurs intérêts doivent être pris en compte de manière égale. Ainsi, si la souffrance que l’on fait subir aux animaux pour le seul fait de se nourrir est disproportionnée par rapport aux bienfaits que cela peut nous procurer, alors il serait moralement obligatoire de ne plus manger de viande et de supprimer les produits issus de leur exploitation (lait, cuir,…). C’est ce que revendique dès 1880 un nouveau courant zoocentré qui refuse d’exploiter la mort des animaux simplement parce que l’homme en a besoin. Le zoocentrisme ne peut accepter la souffrance d’un être vivant pour un acte qui, pour lui, ne peut être toléré ni justifié si l’on part du principe que l’animal est l’égal de l’homme. Pour éradiquer toute souffrance animale, Joël Salamin, étudiant à l’École Cantonale d’Art de Lausanne, a peut-être défini un nouveau système qui pourrait remplacer directement la vache par une machine à produire du lait. Mammalia56 produit ainsi un maximum de lait de qualité et peut également s’adapter aux besoins du consommateur en créant du lait sans lactose, adapté aux personnes allergiques, ou encore sans matière grasse. Ce projet s’inscrit dans la même lignée que Cloaca57, machine imaginée par l’artiste belge Wim Delvoye en 2000, capable de reproduire le processus de digestion humaine par le biais d’un système mécanique de tubes, pompes et tuyaux. Les excréments ainsi produits sont vendus en sachets et peuvent dégager une plus value financière pour l’acheteur ��������������������������������������������������������������������������� . La loi Grammont, par exemple, pénalise dès 1850 les mauvais traitements infligés aux animaux en public ���������������������������������������������������������������������� . BALIBAR, Françoise, HOQUET, Thierry, "Entretien avec Peter Singer", in Critique, n°747-748, Libérer les animaux?, aout-sept. 2009, p. 652-663. ����������������� . GAUTIER, Léa, op.cit., p.212-215, texte de Joël SALAMIN. ��������������������������� . http://www.wimdelvoye.be

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puisque Cloaca est cotée en bourse. Mais malgré la qualité scientifique d’un projet réaliste mené avec l’aide d’ingénieurs et scientifiques, la machine révèle également toute l’absurdité de son mécanisme sophistiqué imaginé seulement dans le but de produire des excréments, une production relativement inutile. Et c’est sans doute la différence que l’on peut évoquer entre l’artiste et le designer : en créant Cloaca, Delvoye ne cherche pas à développer l’utilisation de cette matière ainsi générée. Il aurait très bien pu utiliser les excréments comme fumier naturel à repandre dans les champs. Joël Salamin, qui se place là en tant que designer, met en place la machine à lait Mammalia qui permettrait véritablement de supprimer la souffrance animale, d’économiser l’énergie, le fourrage et l’achat d’animaux.

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Mais si chaque vache est alors remplacée par un système mécanique, l’agriculteur ne serait donc plus agriculteur. Chaque fermier est attaché à ses animaux et revendique aimer élever son cheptel, le nourrir, le soigner et le voir grandir. Hormis le fait d’éliminer la perte d’un animal et de supprimer la difficulté du deuil, l’éleveur devient alors, par la mise en place de ce projet, un « ingénieur de ces machines vivantes »58, un simple mécanicien intervenant uniquement en cas de panne du méca­ nisme de production. La fierté de l’agriculteur ayant donné naissance à ses veaux, les ayant vu évoluer pour devenir de belles génisses ne serait qu’effacée : la ferme ne serait plus qu’une machinerie géante, autonome du travail de l’éleveur, capable de produire du “bétail robotisé” sans la moindre intervention de l’homme. Pourtant, c’est là que réside l’envie d’élever des animaux, c’est la possibilité de donner naissance à des êtres vivants, envie qui prédomine le fait de produire uniquement pour subvenir à la nécessité de nourrir en lait et en viande la population. Nous sommes donc sûrs aujourd’hui que le fondement de Descartes sur l’idée d’un animal machine dénué de raison était erroné. Mais l’industrie du vivant, dans sa relation qu’elle entretient avec l’animal, préfère encore conserver ce statut d’animal machine qui lui permet de rendre toujours plus performant et productif le système industriel mis en place et surtout de se décharger de toute culpabilité vis-à-vis d’un être vivant. De ce fait, cette nouvelle représentation de l’animal intègre les terres agricoles comme de véritables territoires d’expérience et d’exploitation où tout ���������������������� . NICOLINO, Fabrice, Bidoche : l’industrie de la viande menace le monde Paris : éditions les Liens qui libèrent, 2009, p.110.


est désormais possible grâce à la technique. On peut d’ailleurs trouver une similitude troublante entre les terres agricoles utilisées aujourd’hui et ce que l’homme a pu faire des villes, comme New York par exemple : des terrains de jeux exploitables en remplaçant le naturel par l’artificiel. Dans New-York Délire, Rem Koolhaas décrit très bien ce phénomène : Entre 1890 et 1940, une nouvelle culture (l’ère de la machine) choisit Manhattan comme laboratoire : île mythique où l’invention et l’expérience d’un mode de vie métropolitain et de l’architecture qui lui correspond peuvent se poursuivre comme une expérimentation collective qui transforme la ville tout entière en usine de l’artificiel, où le naturel et le réel ont cessé d’exister.59 La vache, animal le plus apte à se contraindre à la production, est de­venue la nouvelle machine vivante qui s’adapte le mieux à l’industrie agroalimentaire et notamment aux systèmes mécaniques et techniques des abattoirs. Désormais, ce n’est plus l’industrie qui s’adapte à l’animal mais bien la bête qui est contrainte par l’élevage intensif et à la produ­c­ tion industrielle du vivant. 145

������������������ . KOOLHAAS, Rem, New York Delire, un manifeste rétroactif pour Manhattan Trad. : Catherine Collet, Paris : éditions du Chêne, 262p. 1978, p.6.



La grande faucheuse mĂŠcanique


« […] La carcasse dépouillée avance, suspendue au rail, traînant sa toison après elle, comme un manteau, dans la nappe de sang écarlate qui se forme tout le long du tapis roulant. » Sigfried GIEDION, La mécanisation au pouvoir [1948], Paris : éditions Centre Georges Pompidou, 1980, p.213.


« C’est le tango des bouchers de la Villette C’est le tango des tueurs des abattoirs Venez cueillir la fraise et l’amourette Et boire du sang avant qu’il soit tout noir Faut qu’ ça saigne Faut qu’ les gens ayent à bouffer Faut qu’ les gros puissent se goinfrer Faut qu’ les petits puissent engraisser Faut qu’ ça saigne Faut qu’ les mandataires aux Halles Puissent s’en fourer plein la dalle Du filet à huit cent balles Faut qu’ ça saigne Faut qu’ les peaux se fassent tanner Faut qu’ les pieds se fassent paner Que les têtes aillent mariner Faut qu’ ça saigne Faut avaler d’ la barbaque Pour êt’e bien gras quand on claque Et nourrir des vers comaques Faut qu’ ça saigne Bien fort C’est le tango des joyeux militaires Des gais vainqueurs de partout et d’ailleurs C’est le tango des fameux va-t-en guerre C’est le tango de tous les fossoyeurs Faut qu’ ça saigne Appuie sur la baïonnette Faut qu’ ça rentre ou bien qu’ ça pète Sinon t’auras une grosse tête Faut qu’ ça saigne Démolis en quelques-uns Tant pis si c’est des cousins Fais-leur sortir le raisin Faut qu’ ça saigne Si c’est pas toi qui les crèves

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Les copains prendront la r’lève Et tu joueras la Vie brève Faut qu’ ça saigne Demain ça sera ton tour Demain ça sera ton jour Pus d’ bonhomme et pus d’amour Tiens ! Voilà du boudin ! Voilà du boudin ! Voilà du boudin ! » Boris VIAN, Les joyeux bouchers, 2min12sec, 1954.

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Nous sommes en 1948. Aux abattoirs de la Villette à Paris, Georges Franju filme, caméra au poing, le travail des manipulateurs de viande fraîche 60. Dans la dense fumée qui émane des cadavres tout juste exécutés, hommes et femmes travaillent au milieu des effluves de sang et de divers liquides déversés par les entrailles des animaux. Le travail s’effectue rigoureusement, minutieusement mais paisiblement, c’est en tout cas ce que Franju nous laisse suggérer. Cigarette à la bouche, les ouvriers n’hésitent pas à fredonner quelques chansons, sûrement pour rendre le travail moins pénible et rendre l’atmosphère plus légère. Le couteau est bien aiguisé et le matador* attend la prochaine tête à faire tomber. Une des bêtes est à terre, inerte mais légèrement tremblante, agonisant dans le ruisseau de sang, d’excréments et de terre. Ils sont quatre à traîner la bête jusqu’au hangar le plus proche. En quelques se­condes, elle est débarrassée de sa peau et de ses viscères. Gros plan sur un des quatre ouvriers. Le geste est rapide, expéditif. En deux coups de couteaux, les bouts des quatre pattes de la bête sont jetés dans un coin du hangar. Quelques instants plus tard, on aperçoit une jambe de bois. L’ouvrier a visiblement subi le même sort que ces animaux. Un simple accident du travail. Les ouvriers soulèvent le cadavre du bovin qui se retrouve rapidement accroché aux esses pour être nettoyé puis découpé en morceaux par une des femmes en tablier blanc. Dans une autre partie du hangar, le scénario se répète pour les veaux, un peu différemment car on doit conserver la blancheur de la viande. Ligotés sur une table par leurs quatre pattes, ils patientent. Un nouvel ouvrier intervient. Les jeunes têtes tombent, tandis que leurs corps encore nerveux laissent échapper quelques frémissements. 60. Le sang des bêtes, Georges FRANJU, 1948, 22min.

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Il serait logique de penser que la création des tout premiers abattoirs nous vient tout droit des États-Unis. Le cowboy américain à cheval, parcourant les grandes plaines et les montagnes et qui domine son large troupeau étant très éloigné des centres urbains, la nécessité de centralisation de l’abattage serait légitime. Pourtant, c’est bien en France, où la production et la consommation se font plutôt de manière locale, que les premiers abattoirs sont apparus. Napoléon Ier avait déjà prévu dès 1807 la construction d’abattoirs pu­blics afin de remédier aux problèmes de transport de la viande qui circulait de manière beaucoup trop intense dans Paris. Ce n’était alors pas l’hygiène qui était la véritable cause du problème, ni même la visibilité de l’abattage mais bien la saturation des réseaux urbains de la capitale. Trois abattoirs parisiens voient le jour au nord de la Seine et deux autres au sud. Trois ans plus tard, un décret élargit la construction d’abattoirs à la France entière. Ces nouvelles propriétés municipales n’étaient alors pas considérées comme des sources de revenus. Elles garantissaient un lieu unique sous surveillance pour abattre le bétail de manière encore artisanale, maîtriser la pratique de l’abattage par des tueurs professionnels et prévoir l’acheminement des carcasses et viandes par voies ferrées pour désengorger les villes. C’est ensuite Georges Eugène Haussmann, responsable des grandes rénovations de la ville de Paris sous le Second Empire, qui instaure la création de l’abattoir de la Villette. C’est en 1867 que le premier abattoir central au monde voit le jour, capable d’approvisionner plusieurs milliers de parisiens carnivores. L’abattoir haussmannien devient alors l’abattoir d’excellence, tout comme le sont devenus les jardins publics créés à cette époque. Un soin tout particulier est réservé au bétail puisque chaque bête est placée dans une stalle* individuelle avant d’être abattue, une sorte de respect envers l’éleveur issu d’une petite ferme, l’animal à qui on a sans doute donné un nom et les pratiques des professionnels de la viande attachés à la tradition du métier. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, on ignore encore totalement l’abattage en grande série et il est encore possible d’avoir accès aux salles d’équarrissage* et d’observer le travail artisanal des bouchers, « étrange symbiose entre artisanat et centralisation »61. C’est sur ce point même qu’Haussmann est critiqué puisqu’il ne change pas la conception de l’abattoir par rapport à ceux institués par Napoléon Ier. Pourtant, au même moment, les américains commencent déjà à introduire le travail à la chaîne ainsi que les machines, tapis ��������������������� . GIEDION, Sigfried, La mécanisation au pouvoir [1948], p.193.


roulants et autres mécanismes issus du progrès technique. Chicago est une des premières villes américaines à installer des parcs à bestiaux pour centraliser le ramassage des bêtes et créer un marché de la viande. La mécanisation a bien évidemment fait évoluer le rapport avec l’animal puisque, à l’inverse de l’exemple français, les bovins sont installés en troupeau, dans de grands enclos à ciel ouvert et où l’animal n’a qu’à monter directement par une passerelle reliant l’enclos au dernier étage qui regroupe les différents ateliers de conditionnement. Il est facile de se perdre dans ce « gigantesque labyrinthe »62 qui abat chaque année plus de cinq millions de bestiaux suivant un parcours où s’entremêlent hangars, couloirs, escaliers, ponts suspendus, parcs clos et voies ferrées. Seulement quatre passagers à la fois peuvent goûter les délices de l’apesanteur provisoire qu’elle procure et un nombre limité de wagonnets peut parcourir la trajectoire renversée en l’espace d’une heure63 Ce que décrit Rem Koolhaas en 1978 à propos du Loop-the-loop64 est étrangement similaire à ce que l’industrie fait subir à l’animal lors de son abattage. On croirait presque s’engouffrer dans un parc d’attraction, où les animaux auraient droit à leur tour de grande roue ou auraient la possibilité de prendre place dans le plus “grand huit” du monde, ou dans une de ces villes américaines devenues aujourd’hui métropoles où la densité humaine est tellement forte que la circulation oblige de s’aventurer dans divers modes de transport. L’industrie agroalimentaire et l’élevage intensif prennent progressivement place. Les outils nécessaires à la mécanisation des méthodes d’abattage ainsi que l’évolution des moyens de transport tels que le chemin de fer et la mise en place de wagons frigorifiques permettent d’augmenter et d’expérimenter à très grande échelle la production de viande bovine. Ces changements, dont les détails techniques sont passés sous silence et rendent alors beaucoup moins visible la production, éliminent alors certaines méthodes artisanales au profit d’une division du travail technicisée, contrôlée et minutée pour plus d’efficacité et de 62. Scientific American, 21 août 1886, p.120. ������������������ . KOOLHAAS, Rem, op.cit., p.27. ������������������������������������ . Traduction anglaise de "grand 8".

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rendement. Le “bœuf bon marché” se développe et une solution efficace pour lutter contre la viande périssable est également mise sur le marché avec l’apparition du Corned-beef, bloc de viande dans une simple boîte métallique, sans aucun jus, cuit et prêt à la consommation après découpe, aliment inscrit dans les rations de nourriture pour ravitailler les soldats américains pendant la Seconde Guerre Mondiale.

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L’animal n’est plus perçu comme un être vivant mais plutôt comme une matière inerte capable d’être manipulée, transformée à l’aide de procédés techniques comme dans n’importe quelle production indus­trielle. L’abattage de l’animal entre bien évidemment dans une économie de marché où la bête n’est plus seulement une chose ou un produit de consommation mais surtout un objet abstrait de spéculation. En 2007, en France, le nombre de taurillons, bœufs, génisses, vaches et veaux tués dans les abattoirs français s’élevait à 5 023 40065. L’être vivant est un numéro, les animaux sont uniquement des unités numériques pour l’élevage industriel. Pourtant, comme le souligne Sigfried Giedion, « une substance organique complexe, avec toutes ses contingences, sa structure changeante et facilement vulnérable, n’a rien de commun avec un morceau de fer amorphe »66. C’est d’ailleurs pour cela que certaines phases du travail sont encore effectuées à la main. Malgré l’effort de la part de certains ingénieurs à inventer des systèmes d’une forte complexité, c’est pourtant bien l’outil humain qui s’adapte plus facilement au corps de l’animal et permet encore au chef dépouilleur, muni de son simple couteau, de séparer le cuir du corps des bovins en quelques secondes. Le progrès technique et l’entrée de la mécanisation dans le vivant inspi­ reront par la suite un nouveau modèle d’organisation et de développement industriel. Lors d’une visite aux abattoirs de Chicago, Henry Ford découvre pour la première fois des convoyeurs, machines mises en place pour transporter la viande d’un point A à un point B de l’entreprise, un mécanisme qui supprime aussi l’intervention de l’ouvrier. En combinant l’Organisation Scientifique du Travail instaurée par le Taylorisme et le mode de production des abattoirs américains, Ford crée dès 1908 de nouveaux principes d’organisation du travail : il regroupe ainsi dans ses usines le séquençage des tâches, la répétition des gestes, un rythme, ���������������������� . NICOLINO, Fabrice, op.cit., p.362. ���������������������� . GIEDION, Sigfried, op.cit., p.211.


une cadence soutenue ainsi qu’une rémunération motivante pour les ou­vriers. La production de la Ford T, un des tout premiers véhicules massivement produit grâce au principe du Fordisme, est basée sur la division du travail et la création de lignes de montage pour faciliter le travail à la chaîne. Cette méthode qui révolutionne les conditions de travail a bien sûr permis d’augmenter les gains de productivité des entreprises mais également d’inonder le marché par la diffusion d’objets en grandes séries. Cette nouvelle organisation a posé un voile sur les conditions de travail au sein de l’industrie agroalimentaire et finalement, l’abattoir centralisé permet de rendre invisible la transformation de l’animal vivant en viande prête à être dégustée. Et ce sont sans doute ces “machines de mort” qui alimentent encore le dégoût du consommateur à voir réellement le contenu de son assiette et de ne pas s’aventurer dans l’univers intriguant de cette grande faucheuse mécanique. L’ouvrier qui abat et dépèce une centaine d’animaux chaque jour est lui aussi victime de l’industrie du vivant. Il est forcé de regarder la bête s’agiter avant la piqûre finale, expirer son dernier souffle et retomber sur le tapis roulant qui l’emmène tout droit vers la barquette. Certains inventeurs ont tenté dès le XIXe siècle de rendre la tâche moins pénible, comme François Bruneau et son masque67 qui permet de frapper l’animal au bon endroit d’un seul coup de maillet tout en évitant le contact visuel avec lui. Mais aujourd’hui encore, le travail d’abattage renvoie sans cesse à l’ouvrier sa relation mortelle à la bête impuissante. Et c’est aussi la promiscuité entre l’animal et l’homme qui rend toujours aussi dérangeant la vision de l’abattoir. Elizabeth de Fontenay évoque que cette « mort donnée dans la plus complète indifférence »68, nous rappelle bien entendu des périodes humaines violentes et très cruelles que la société voudrait évincer de sa mémoire. D’ex-détenus juifs qui ont échappé à l’extermination pendant la Seconde Guerre Mondiale sont encore marqués par l’abattage des animaux qui leur rappelle l’horreur des camps de concentration, la rapidité à exterminer sans sentiment des millions d’humains et la violence des actions menées par les nazis. « Ce que les nazis avaient fait

���������������������� . NICOLINO, Fabrice, op.cit., pp.359-360. �������������������������� . DE FONTENAY, Élisabeth, Le silence des bêtes : la philosophie à l’épreuve de l’animalité Paris : éditions Fayard, 1998, p.745.

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aux Juifs, l’homme le faisait à l’animal »69. Cette proximité avec l’être humain est une autre raison qui pousse l’industrie du vivant à dissimuler ses actions. Jacques Dérida évoque aussi cette notion de génocide animal puisque « personne ne peut plus nier sérieusement et longtemps que les hommes font tout ce qu’ils peuvent pour dissimuler ou pour se dissimuler cette cruauté, pour organiser à l’échelle mondiale l’oubli ou la méconnaissance de cette violence que certains pourraient comparer aux pires génocides »70.

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Le rapprochement que l’on peut effectuer entre l’abattage industriel et les camps de la mort est aussi une problématique dans le domaine du design. L’utilisation de la matière animale a pu susciter de vives réa­c­ tions, surtout lorsque le matériau utilisé par les designers n’est plus l’enveloppe animale comme le cuir ou bien la fourrure mais le cadavre lui-même. Le designer Alessandro Mendini partage ce malaise face à l’abattage des animaux et à l’utilisation que l’on peut faire de la matière morte. Il va même jusqu’à comparer la création de ces objets à ce que pouvaient réaliser les nazis à partir de la peau humaine, des cheveux,… Objets qui, pour lui, n’ont strictement rien à voir avec la chaise de Le Corbusier confectionnée en peau de cheval mais qui évoquent plutôt une des plus grandes tragédies humaines. En 2007, Julia Lohmann propose The Lasting Void, un projet où la designer allemande utilise la carcasse d’un animal mort comme moule. Cette ancienne élève du Royal College of Art de Londres s’intéresse principalement à la transition d’un être vivant à un produit; elle confronte la morale et l’éthique aux travers des objets et questionne nos relations avec l’animal. De ce moulage, réalisé en utilisant la carcasse d’un jeune veau, en résulte un banc en résine et fibre de verre, lissé, parfaitement laqué, noir et brillant, un objet simplement organique si l’on ne s’attarde pas devant. Pourtant, en y regardant de plus près, il est faci­le de repérer certaines stries et le banc revendique immédiatement son côté bestial. The Lasting Void est une manière de révéler au public un des aspects de la chaîne industrielle animale, un des multiples maillons invisibles aux yeux du consommateur. Julia Lohmann revendique avant tout un processus de création, processus qui ne serait pas plus choquant que l’utilisation du cuir et de la fourrure dans des projets de designers. ��������������������������� . BASHEVIS SINGER, Isaac, Ennemies [1972] Trad. : G. Chahine et M.-B. Castelnau, Paris : Éditions Stock, 1975, p.160. �������������������������� . DE FONTENAY, Élisabeth, op.cit., p.746.


Pourtant, son objet présente une certaine cruauté si l’on arrive à percevoir à travers lui le cadavre de l’animal. L’exposition Tabourets à la galerie Kreo71 a d’ailleurs suscité la vive réaction de Mendini. Dans sa lettre72 adressée à Didier Krzentowski, directeur de la galerie, le designer et théoricien italien exprime son malaise face à The Lasting Void qu’il comprend comme une « spectacularisation de la torture d’un cadavre ». Mendini comprend tout à fait le besoin actuel des designers de rechercher des nouveautés et des langages, mais dans le projet de Lohmann, « aucune raison théorique, esthétique, méthodologique ou anthropologique ne justifie l’hypothèse d’arrêter l’instant du souffle manqué de l’animal mort », et encore moins de le proposer comme un objet utile, une assise qui pourrait s’insérer dans nos intérieurs. Et c’est sûrement le cœur du problème de cet objet : il n’est pas simplement vu comme un objet de galerie mais comme un objet manipulable, à l’inverse des œuvres de Damien Hirst qui n’existent qu’en tant qu’œuvres artistiques, représentatives et dénonciatrices. Julia Lohmann répond à Mendini que des milliers de vaches sont abattues chaque jour en Europe et que son banc permet de conserver en mémoire l’animal vivant. Nous pouvons le considérer comme un geste extrême lié directement à la mort et nous ne sommes sûrement pas encore prêts à accueillir chez soi un objet trop proche de son origine, surtout lorsque cette origine est animale et qu’elle nous lie directement à une pratique cachée, celle des abattoirs. Cette incompréhension se reflète aussi à travers les Cow Benches73, autre projet de la designer. Vues sous un certain angle, les diverses assises en cuir véritable créées par Lohmann reprennent les postures de vaches couchées dans les prés. De ce point de vue, on pourrait accorder une certaine tendresse à ces objets qui nous donneraient presque envie de jouer avec. Pourtant, si l’on regarde ces assises d’un autre angle, on s’aperçoit rapidement que la designer a choisi d’ôter leur tête… Encore une référence à l’abattage lorsque l’animal, dans son dernier souffle, subit l’ultime supplice d’avoir la tête tranchée avant de s’engouffrer lentement dans la mécanique industrielle. L’utilisation de l’animal à l’échelle industrielle a progressivement amené celle-ci à produire en un temps record des animaux plus performants, plus productifs pour une rentabilité toujours plus croissante. Il est �������������� . Exposition Tabourets, galerie Kreo, Paris, 8 septembre au 13 octobre 2007. 72. Azimuts, n°30, 2008, p.44-45. 73. http://www.julialohmann.co.uk/work/gallery/lasting-void/

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évident que selon la race bovine utilisée, ces rapports de productivité et de performance varient puisque le métabolisme de chaque vache est différent. Afin de ne pas compromettre l’augmentation de ses rendements, le domaine de l’agroalimentaire a petit à petit effectué une sélection parmi les meilleures races bovines afin d’élire la vache la plus productive en viande et en lait. Mai cette purification des races d’élevage met en péril les autres espèces qui, selon l’industrie, ne feraient pas recette.

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Holsteinisation du troupeau



Maîtriser les origines de la vie animale par le recours à la techni­ que est un des objectifs premiers de l’industrie agroalimentaire. Déjà, en 1946, l’insémination artificielle en France connaissait un franc succès avec plus de 5 000 vaches fécondées grâce à l’apparition de cette nouvelle science. En 1957, on en dénombrait plus de 3 000 00074. Certes, cette nouvelle technique permet de donner naissance à des vaches plus performantes mais c’est aussi une manière efficace de sélectionner la meilleure race bovine apte à une production intensive dont la qualité est toujours améliorée. La vache ainsi sélectionnée est alors le « symbole de l’acte de naissance technique de l’animal machine », comme le confirme Fabien Ruet dans son article “De la vache machine en élevage laitier”75. Parmi cette rigoureuse sélection génétique, il y a la Prim’holstein (ou française frisonne pie noir), véritable machine à produire. Cette race de vache laitière est la plus répandue en France parce qu’elle est capable de produire jusqu’à 14 000 litres de lait par an et assure 80% de la collecte nationale de lait utilisé dans l’industrie laitière. La Prim’holstein, dont la croissance est très rapide, remporte tous les suffrages en s’adaptant facilement à l’élevage intensif*. La Charolaise, race originaire de Bourgogne et reconnue pour ses qualités bouchères, est désormais la star des vaches en France et en Europe puisqu’elle fournit une viande très peu grasse et de bonne qualité gusta­ tive au consommateur. Elle est suivie de très près par la Salers, autre digne ��������������������������������������������������������� . RUET, Fabien, "De la vache machine en élevage laitier" in Quaderni, n°56, Hiver 2004/2005, p.60. ��� . Ibid.

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représentante de la filière viande, robuste et qui mêle à la fois capacité laitière et viande de très bonne qualité. Utilisées en croisement avec des races laitières, elles permettent également d’améliorer la formation de veaux de qualité. De même que la Prim’holstein, leur forte croissance, leur rusticité et leur docilité font de ces deux races des animaux parfaits pour la production de viande : un bœuf charolais peut atteindre les 770 kg et sa viande persillée, faible en matière grasse, la distingue des autres viandes bovines.

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L’apparition de ces vaches vient d’un “mixage” génétique entre diverses espèces pour arriver à faire naître le meilleur animal possible et surtout le plus apte à être produit industriellement. La physiologie de la Prim’holstein, par exemple, s’adapte aux machines à traire et aux salles de traite beaucoup plus facilement que d’autres races laitières puisque ses pis résultent d’une sélection qui a optimisé sa vitesse de traite. Du fait de la forte production industrielle de ces deux races bovines et des nouvelles techniques de conservation de la viande et du lait (réfrigération, congélation,…), la Charolaise et la Prim’holstein se sont exportées, ont été reproduites à l’autre bout du monde et ont investi le paysage agricole international. Actuellement, l’industrie agroalimentaire cherche à maîtriser le vivant pour faire émerger l’animal qui permettra de combler les désirs productivistes de ses créateurs scientifiques. Finalement, l’industrie favorise la création de ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui un « sur-animal »76, un véritable modèle qui concentre tout ce que la technique a pu améliorer dans le domaine du vivant. Le sur-animal de­vient « la version animale de l’eugénisme avec l’amélioration de la race, la purification du troupeau en améliorant ses métabolismes et son alimentation »77. Ce nouveau statut confère à la vache d’être une créature permettant de magnifier la puissance de l’homme, lui-même érigé au rang de créateur. Francis Bacon, fondateur de l’expérimentation scien­tifique, était d’ailleurs très proche de la réalité actuelle puisqu’il l’avait déjà prédit au XVIIe siècle dans son ouvrage utopique La Nouvelle Atlantide : […] Nous essayons aussi sur eux tous les poisons et tous les remèdes, nous faisons l’essai des actes chirurgicaux aussi bien que médicaux. Par art aussi, nous les rendons plus gros ou plus grands que les autres ����������������� . RUET, Fabien, op.cit., p.60. ��� . Ibid.


représentants de leur espèce, ou bien plus petits, en arrêtant leur croissance. Nous les rendons plus féconds qu’à l’ordinaire ou au contraire stériles. Nous modifions aussi en bien des façons leur couleur, leur forme et leur comportement. Nous trouvons des moyens de faire des croisements et des accouplements entre espèces différentes, ce qui a donné de nombreuses espèces nouvelles, et qui sont fécondes, contrairement à ce que croit l’opinion générale. […] Ce n’est point au gré du hasard que nous faisons cela, nous savons au contraire par avance quelle espèce naîtra de telle manière et de tel mélange.78 C’est une nature « démystifiée », comme l’évoque Elizabeth de Fontenay79, qui transparaît dans ces écrits : la technique utilise l’animal et permet d’élaborer avec lui de nouvelles exploitations, de nouvelles méthodes de travail pour toujours repousser les limites de l’expérience. Mais cette maîtrise humaine sur l’animal n’est sans doute qu’une illusion. En se basant sur des recherches scientifiques, génétiques et anatomiques de l’animal, l’homme nie désormais un élément essentiel au développement de celui-ci : l’aléatoire. Avant l’arrivée de la technique, la vache pouvait s’accoupler avec une toute autre espèce de taureau, ce qui a permis de faire émerger de nouvelles races qui ont peuplé le paysage français. Des Normandes en Normandie, des Bretonnes en Bretagne… En éliminant l’aléatoire dans la production de bovidés, il est évident que cette minutieuse sélection des meilleurs gènes productifs a mis à l’écart de nombreuses races bovines. L’industrie voit la vache comme un simple produit modifiable à l’infini et actuellement, c’est toute une partie du patrimoine bovin qui est menacée et tend à disparaître. Finalement, le domaine de l’agroalimentaire exerce sur les animaux un pouvoir longtemps combattu par l’espèce humaine : éliminer les races dites “impures”. Les grandes firmes industrielles n’ont pourtant aucun scrupule à développer ce même principe au sein de l’élevage animal, en réalisant un « nettoyage rationnel » en vue d’une meilleure produ­c­ tivité, comme le souligne Benoît Duteurtre80, sans doute parce qu’il y a pour l’industrie une différence entre l’homme et l’animal, ce que nous développerons dans un prochain chapitre. ������������������� . BACON, Francis, La Nouvelle Atlantide [1627] Trad. : Michèle LE DOEUFF, Paris : éditions Payot, 1983, pp. 72-83. ��������������������������� . DE FONTENAY, Élisabeth, op.cit., pp.315-317. ���������������������� . DUTEURTRE, Benoît, op.cit., p.40.

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Un second problème apparaît lorsque l’on parle de cette purification des races dans la sélection animale. En cherchant à produire au maximum de la matière première de qualité, l’industrie agroalimentaire a fait naître des vaches certes très productives mais proportionnellement affaiblies. En poussant au maximum les capacités des animaux, on obtient parallèlement des bêtes au métabolisme déréglé, des bêtes fragilisées, des bêtes malades : à trop “artificialiser” l’animal par l’intervention humaine, le mécanisme de ce sur-animal se grippe et, actuellement, les éleveurs attachés à leur cheptel voudraient retrouver un animal dans lequel l’implication de l’homme serait moindre. Une nouvelle envie se dessine, comme l’affirme André Micoud, une volonté de produire à nouveau des races disparues du paysage agricole depuis la mise en place de l’industrie agroalimentaire pour affirmer de nouveau que « la vache laitière ne serait pas qu’une machine à lait mais aussi et en même temps un herbivore entretenant les paysages »81. On peut donc admirer dans nos campagnes des races non conformes à l’industrie comme par exemple la vache breton pie-noire, vache naine cousine de la Prim’holstein : cette relance d’anciens bovins s’accompagne de la diffusion de produits du terroir que l’on peut acheter en vente directe chez le producteur après avoir visité les lieux de fabrication artisanale. En parallèle de l’industrie du vivant qui tend à l’unicité de l’espèce, c’est toute une économie qui contribue à reconstituer des territoires français et à conserver l’identité des divers paysages agricoles pour contrer cette uniformisation. Dans cette quête effrénée du sur-animal et pour atteindre l’objectif d’une seule race capable de satisfaire les besoins industriels, un long processus s’est mis en place pour transformer la vache et sa production. Rationalisation de l’élevage, de l’espace, des exploitations, des centres de production ; contrôle du métabolisme animal, de sa génétique,… La vache est sans cesse transformée, redéfinie par l’homme qui ne voit en elle qu’un matériau manipulable à l’infini. L’industrie n’hésite alors pas à modifier son alimentation, en éloignant peu à peu l’animal de son milieu naturel, quitte à en faire un véritable carnivore pour en augmenter ses rendements.

������������������ . MICOUD, André, op.cit., p.233.




Quand les poules auront des dents... nous mangerons de la vache enragĂŠe


« Une Grenouille vit un Bœuf Qui lui sembla de belle taille. Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un œuf, Envieuse, s’étend, et s’enfle, et se travaille, Pour égaler l’animal en grosseur, Disant : “Regardez bien, ma sœur ; Est-ce assez ? Dites-moi ; n’y suis-je point encore ? - Nenni. - M’y voici donc ? Point du tout. - M’y voilà ? - Vous n’en approchez point. » Jean de LA FONTAINE, La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf, 1668.


Nous venons de voir que la vache n’est plus tout à fait un animal comme les autres de par son utilisation dans l’industrie du vivant et des modifications que celle-ci lui fait subir. En adaptant l’animal aux nouvelles pratiques industrielles, le domaine de l’agroalimentaire se réjouit aujourd’hui de donner naissance à des êtres vivants hyper-productifs, quitte à transformer et bouleverser leur physiologie d’origine. La vache, qui était pourtant définie comme un animal ruminant*, polygastrique82 et herbivore, c’est-à-dire se nourrissant exclusivement de plantes vivantes, tend actuellement à devenir carnivore. L’introduction des farines animales utilisées dans l’élevage industriel, et notamment au sein de l’élevage intensif*, a d’abord permis d’augmenter les rendements de production en fournissant à l’animal plus de protéines qu’avec des farines végétales. Farines de viande (sous-produits d’animaux terrestres divers), d’os, de sang, de poisson,… autant d’aliments créés par la transformation de produits jugés non consommables par l’homme. Finalement, si ces sources protéiques ne satisfont pas les besoins humains, pourquoi ne pas les utiliser, à défaut, pour nourrir la grande majorité du bétail ? Après tout, la vache, qui est ancrée dans un dispositif d’industrialisation de l’agriculture, est avant tout un matériel biologique ayant besoin de carburant pour “fonctionner”. L’introduction des farines animales et la rationalisation des aliments poussent l’animal à s’éloigner de son espace de vie naturel et à s’enrichir en protéines issues d’autres animaux (parfois de bovins comme elle) au détriment de son aliment principal, l’herbe. Mais cette rationalisation de l’alimentation n’est qu’une simple preuve supplémentaire de cette poursuite de ������������� . Un animal polygastrique contient un estomac constitué de plusieurs poches, comme la panse ou rumen, le bonnet, le feuillet et la caillette.

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la technicisation des espèces animales et du contrôle que l’homme peut exercer sur le vivant. Bien que ce changement de régime alimentaire soit perçu par l’industrie comme un véritable succès, il pose également des questions éthiques autour de l’animal : avons-nous le droit d’imposer à la bête une alimentation allant à l’encontre de son métabolisme d’origine ? Et, surtout, pouvons-nous lui faire consommer une nourriture de sa propre espèce, ce qui reviendrait finalement à l’acceptation d’un cannibalisme animal forcé par l’homme ?

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Les améliorations d’un système de production intensive, que ce soit par la mise en place d’une nouvelle alimentation ou par la création d’OGM83, comme nous avons pu le mettre en avant dans la partie précédente, ont aussi suscité le mécontentement des acheteurs. On a pu notamment ressentir dans les années 1990 une peur panique des consommateurs de viande bovine face à la maladie de la vache folle. L’utilisation de cadavres de bovins et d’autres animaux comme nourriture pour le bétail serait à l’origine de l’encéphalopathie spongiforme bovine, ou ESB, une maladie infectieuse du système nerveux des bovins potentiellement transmissible à l’homme84 par la consommation de viande. Ce fait d’actualité qui voulait rester invisible aux yeux des consommateurs a finalement été révélé et envenimé par les médias de l’époque qui ont accentué le phénomène d’inquiétude et d’angoisse de toute une population. Finalement, au lieu de donner naissance à un sur-animal, on en vient aujourd’hui à créer des “sous-animaux” qui redéfinissent les limites de la science et de la génétique par l’apparition d’infections et de maladies potentiellement transmissibles à l’homme. Cela révèle aussi un des problèmes majeurs de l’industrie agroalimentaire qui est de ne rien dévoiler sur l’origine d’un produit consommable et de sa transformation. Bien évidemment, depuis la crise de la vache folle, des précautions ont été prises pour prévenir des potentiels risques de maladies. On peut désormais voir paître tranquillement des “vaches hublots”, surnommées ainsi puisque l’on a troué le flanc de ces animaux cobayes pour avoir directement accès à leurs entrailles par le biais d’un hublot. Cette méthode de recherche, instaurée par l’INRA, Institut National de la 83. Organisme Génétiquement Modifié, ce dit d’un organisme vivant dont le patrimoine génétique a été modifié par l’intervention humaine. ������������������������������������������������������������������������������ . La transmission de cette maladie chez l’être humain est appelée maladie de Creutzfeldt-Jakob. C’est en 1996 que les scientifiques ont reconnu la possible transmission de la maladie animale à l’homme.


Recherche Agronomique, permet de contrôler facilement et rapidement la digestion des bovins pour combattre et donc éviter certaines maladies (tout en cherchant au passage une meilleure performance laitière…). Pour apaiser la peur des acheteurs, on a également vu surgir le sigle VBF (Viande Bovine Française), qui garantie la traçabilité d’une viande, de sa naissance jusqu’à sa mise en vente sur le marché, et assure au consommateur une viande de qualité sans danger pour l’organisme. Un étiquetage rassurant qui n’a pourtant pas empêché l’industrie du vivant de refaire scandale début 2013 en remplaçant le bœuf par du cheval dans nos rayons de supermarchés… Mais aujourd’hui, la connaissance du vivant va plus loin que simplement concevoir une production animale propre à la consommation d’aliments. Jean de La Fontaine l’avait déjà suggéré dans sa fable, mais, dorénavant, ce n’est plus seulement la grenouille mais bien l’homme qui veut également se faire aussi gros que le bœuf. Alors que les hormones de croissance chez les bovins sont autorisées dans quelques pays pour stimuler la production des animaux, leur administration est interdite pour l’être humain. Susceptibles d’augmenter la masse musculaire par diminution de la masse graisseuse et d’accroître les performances, elles ont notamment été utilisées en produits dopants pour les athlètes de haut niveau. Petit à petit, l’industrie, alliée aux laboratoires pharmaceutiques, administre à l’animal un produit potentiellement utilisable par l’homme qui recherche la puissance et la force. En 2011, Michaël Reynders Roskam réalise Bullhead85. Dans la province de Limbourg, en Belgique, Jacky Vammarsenille est éleveur de bovins. Cet agriculteur entretient également des contacts avec la mafia des hormones qui écoule ses stocks aux éleveurs de toute la région afin d’augmenter la production laitière de leurs bovins. En quête de virilité, Jacky utilise ces hormones animales pour stimuler la croissance de son propre corps. Actuellement, l’occasion est donnée à tous de pouvoir stimuler son organisme grâce à l’animal. Apparemment, Red Bull donnerait des ailes… en concentrant de la taurine dans sa boisson, une substance issue de la bile de bœuf qui permettrait de favoriser l’intelligence et la concentration. Les GI l’avaient d’ailleurs expérimenté pendant la guerre de Corée pour augmen­ter leur vigilance, non sans quelques effets indésirables. Cette actuelle utilisation de l’animal renvoie directement à son image 85. Bullhead, Michaël REYNDERS ROSKAM, 2011, 128 min.

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mythologique énoncée précédemment86, puisqu’à travers ces divers exemples, l’homme cherche de nouveau à se comparer à la bête jusqu’à l’imiter pour contenir toute sa force et sa puissance en s’hybridant di­rectement avec elle.

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���������������������������������������������������� . Voir "Vache et rituels : puissance mythologique".



De pai mange et care


r... r sser



Il est clair qu’actuellement, l’animal arbore un double statut. Nous continuons d’entretenir des relations avec les animaux en définissant la vache comme un être vivant à part entière, conscient et capable de souffrir. Et c’est sans doute dans ce premier statut que l’homme comprend sa proximité avec l’animal : le nourrir, l’élever et le caresser pour nous permettre d’apprécier toutes ses qualités d’être sensible. Dans son rapport étroit avec l’industrie, l’animal est devenu un simple automate à commander. Par le biais de la science et de la technique, cet être mécanisé, utilisé et capable de produire toujours un peu plus est désormais perçu comme une véritable machine dont l’homme serait, selon Fabrice Nicolino, le « grand horloger »87 prêt à intervenir à la moindre défaillance du mécanisme. Cette dualité explique d’ailleurs les divers rapports que l’homme peut entretenir avec l’animal. Les différences sont facilement visibles si l’on se place du côté de l’éleveur, du scientifique ou bien encore du consommateur de viande. Pourtant, la frontière entre ces deux statuts reste encore un peu floue et, encore aujourd’hui, il n’est pas incompatible d’apprécier tout autant l’animal pour sa qualité d’être vivant à caresser et l’animal prêt à être manger.

���������������������� . NICOLINO, Fabrice, op.cit., p.376.

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Carnivores et vĂŠgĂŠtariens


« L’utopie annoncée se pare des couleurs des légumes et adopte la consistance des fruits. S’abstenir de manger de l’animal doit conduire à la rédemption finale : faire cesser la souffrance, devenir gentil, sauver la planète et enfin nourrir tous les miséreux de la Création. » Dominique LESTEL, Apologie du carnivore, Paris : éditions Fayard, 2011, p.11.


ÂŤ Heifer whines could be human cries Closer comes the screaming knife This beautiful creature must die This beautiful creature must die A death for no reason And death for no reason is murder And the flesh you so fancifully fry Is not succulent, tasty or kind Its death for no reason And death for no reason is murder And the calf that you carve with a smile Is murder And the turkey you festively slice Is murder Do you know how animals die ? Kitchen aromas arent very homely Its not comforting, cheery or kind Its sizzling blood and the unholy stench Of murder Its not natural, normal or kind The flesh you so fancifully fry The meat in your mouth As you savour the flavour Of murder No, no, no, its murder No, no, no, its murder Oh... and who hears when animals cry Âť THE SMITHS, Meat is murder, 6min 06sec, 1985.

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Dans son article “L’homme, le mangeur et l’animal, Qui nourrit l’autre ?”, le sociologue Claude Fischler précise que les produits d’origine animale sont souvent ceux qui suscitent le plus de méfiance ou de répulsions88 puisque la viande est à la fois objet de désir et de dégoût, ce qui en fait l’aliment le plus porteur d’ambivalence. La révélation des méthodes de production de l’animal à l’échelle industrielle a également contribué à convertir 2% de notre population au végétarisme. Certains de ces végétariens utilisent l’écologie comme réponse à leur mode de vie : on sait déjà que 13 000 litres d’eau sont nécessaires pour produire un kilo de viande de bœuf. Mais la vraie raison est éthique. Léonard de Vinci parlait de la bouche de l’homme comme un “tombeau pour tous les animaux”, et c’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle le végétarisme s’est propagé : manger de la viande est une consommation qui repose sur le meurtre, souvent allié à la souffrance d’un être très proche de l’être humain. D’autres adeptes du végétarisme, dont Pythagore était un fervent défenseur, voient dans le fait de manger de la viande une peur liée au cannibalisme. Par convictions religieuses, ils considèrent la bête comme un humain réincarné89, du fait de son évolution, et consommer la chair de l’animal reviendrait à consommer la chair humaine. Pour eux, la prise en compte du respect de l’animal ou de sa souffrance n’est pas l’argument majeur. ��������������������� . FISCHLER, Claude, op.cit., p.271. ��������������������������� . Principe qui définit la transsubstantiation, du fait de la conversion d’un corps dans un autre.

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Enfin, il y a ceux qui expriment une forte répugnance envers la viande et à la chair puisque celle-ci serait née d’une copulation, donc impure à la consommation et inciterait l’homme à devenir un être agressif. Les cathares, par exemple, refusaient la viande puisqu’elle « appartenait au royaume du mal »90: une chair monstrueuse provenant d’un animal tué, dépecé et démembré par l’action de la main de l’homme. Il y a, dans ces quelques arguments, une vision propre au végétarien qui aime contempler un animal idéalisé, un animal qui n’est finalement plus très animal. Pour les carnivores, il y a bien une différence entre la mort de l’animal, la cruauté et la souffrance qui peuvent lui être infligées, trois choses que le végétarien assimile ensemble sans doute un peu trop rapidement. Au Canada, par exemple, les Indiens Algonquins ne posent pas ce problème du meurtre de l’animal mais de son action. Tout dépend de la manière dont on tue une bête et de l’utilisation de son cadavre par la suite. Ils acceptent ainsi la mise à mort de l’animal à condition que celle-ci s’effectue dans un minimum de souffrance et une maximisation des produits issus du meurtre (comestibles et utiles). L’animal doit être utilisé au maximum pour prouver ce besoin de l’avoir abattu. 186

Actuellement, 98% des français se revendiquent carnivores et la plupart expriment clairement leur position de mangeurs de viande. Dans notre société contemporaine, on observe aussi deux modes de consommation carnée. Certains carnivores ont intégré une conception anthropocentriste qui place l’homme au centre du monde et, de ce fait, qui assure une frontière radicale entre l’humain et l’animal et qui ne pose alors aucun problème dans le fait même de manger de la viande. Cette logique zoophagique* permet d’accepter et de reconnaître la nature animale dans les produits consommés, d’où la facilité pour certains à manger les tripes, les abats,… Claude Fischler explique également que la centralisation des activités autour du vivant participe à un processus de refoulement et d’éloignement de l’animal91 d’où la raison pour laquelle une partie de la population préfère se placer dans une logique sarcophagique* en refoulant l’origine animale dans son alimentation et en optant pour des produits carnés découpés, transformés et déjà préparés. Mais, pourquoi manger de la viande ? C’est ce que demandent les ���������������������� . LESTEL, Dominique, Apologie du carnivore Paris : éditions Fayard, 2011, p.30. ��������������������� . FISCHLER, Claude, op.cit., p.271.


végétariens aux mangeurs de carne. Plusieurs réponses sont possibles, dont une première assez légitime puisque pour se développer, l’être humain a, entre autres, besoin de vitamine B, vitamine exclusivement produite par les animaux, et il possède également une enzyme capable de digérer l’élastine, une fibre d’origine animale. D’un point de vue nutritionnel, être carnivore permet l’apport en protéines nécessaires pour satisfaire la croissance. Si l’on prend en compte l’origine évolutive de l’homme, nous avons été des animaux. Dans Apologie du carnivore, Dominique Lestel défend le principe fondamental de l’animalité92 qui est précisément basé sur le fait de souffrir et également de faire souffrir. Et, si l’homme n’inflige plus aucune souffrance à un être vivant, il n’est plus tout à fait un homme, ni même un animal. C’est cette consommation de l’animal qui nous rappelle que nous sommes nous-mêmes des animaux, issus de la chair d’autres animaux, eux-mêmes susceptibles de s’être nourris d’autres animaux. Manger de la viande, c’est affirmer positivement notre animalité et notre proximité avec les autres êtres vivants. Pour autant, affirmer que manger de la viande est un plaisir ne fait pas du carnivore un être sadique capable d’infliger des souffrances atroces pour un morceau de bifteck. Finalement, le fait de manger des animaux n’est pas le véritable scandale mais c’est surtout d’en manger en quantité trop importante, et les conditions industrielles cruelles lors de l’élevage et de l’abattage du vivant qui font débat. Pourtant, le carnivore occidental peut très bien se défendre par le simple fait que, dans la majorité des cas, ce n’est pas lui qui tue l’animal et qu’il se contente simplement de manger la viande qu’il trouve directement morte chez son boucher. Il n’est donc pas un véritable prédateur. Le végétarien aurait envie de croire qu’en vivant en autarcie totale, il pourrait simplement se contenter de vivre sympathiquement, sans souffrance, ni mort et ainsi devenir une figure d’exception dans le monde du vivant. Pourtant, c’est bien dans ce principe de mourir et de donner la mort que la dynamique des espèces existe et continue d’évoluer. S’il est plus compréhensible pour le végétarien de manger des légumes cultivés dans son jardin, il est tout aussi possible pour le carnivore de se demander si arracher une plante pour se nourrir, et du même coup tuer ���������������������� . LESTEL, Dominique, op.cit., p.86.

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insectes, vers de terre, etc. serait plus éthique que tuer un animal. Il y a bien entendu une graduation de la souffrance et de l’intelligence à prendre en compte puisqu’une vache souffre différemment qu’une plante, mais cela pose une nouvelle question que suggère Dominique Lestel : le végétarien est-il prêt à manger de la viande si la science réussit à créer des vaches suffisamment stupides pour les rendre moralement comestibles ? Et si le fait même de ne pas manger de viande réside dans la souffrance animale, le végétarien est-il prêt à consommer la viande synthétique produite in vitro par James King ou Oron Catts et Ionat Zurr 93 ? Car finalement, un végétarien respectueux de l’animal devrait donc être un militant prêt à consommer des OGM et à « sortir l’homme du règne animal en le transformant biologiquement pour devenir un post-­humain des temps à venir »94, comme le suggère Dominique Lestel.

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���������������������������������������������������� . Voir "Bœuf Bourguignon, tartare et pot-au-feu... vs Big Mac" et "Rien ne se perd, tout se transforme : une matière reproductible". ���������������������� . LESTEL, Dominique, op.cit., p.87.




La science, l’éleveur et le mangeur



Nous venons de voir qu’actuellement, l’homme s’interroge sur l’animal et sur ses conditions de vie. Le végétarien aimerait redonner sa liberté à la bête tandis que le scientifique tend à accroître les possibilités que peut lui offrir l’animal. Jacques Derrida, dans L’animal que donc je suis, explique cette diversité d’opinions par le développement « des savoirs zoologiques, éthologiques, biologiques et génétiques, toujours inséparables de techniques d’intervention »95 sur l’animal, son milieu ainsi que ses conditions d’élevage, d’abattage, etc. […] par l’élevage et le dressage à une échelle démographique sans commune mesure avec le passé, par l’expérimentation génétique, par l’industrialisation de ce qu’on peut nommer la production alimentaire de la viande animale, par l’insémination artificielle massive, par les manipulations de plus en plus audacieuses du génome, par la réduction de l’animal non seulement à la production et à la reproduction suractivée (hormones, croisements génétiques, clonage, etc.) de viande alimentaire, mais à toutes sortes d’autres finalisations au service d’un certain être supposé bien-être humain de l’homme.96 Et ce sont donc ces nombreux bouleversements de la condition animale qui, à l’heure actuelle, font émerger plusieurs points de vue sur les animaux. Ces différentes visions évoluent également selon où l’homme se place face à la bête. Scientifique, éleveur ou bien encore mangeur, ces trois positions définissent trois statuts différents face à l’animal. ��������������������� . DERRIDA, Jacques, L’animal que donc je suis Paris : éditions Galilée, 2006, p.45-46. ��� . Ibid.

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Désormais, pour le scientifique, l’animal est devenu un être vivant exploitable à l’infini. Contrôles et choix rigoureux de chaque bête, inséminations artificielles, hormones de croissance,… Les nouvelles découvertes scientifiques au cours des deux derniers siècles ont produit des êtres de techniques beaucoup plus utiles et rentables à la production face à des impératifs économiques toujours plus accrus. Et, finalement, l’animal aujourd’hui ne profite plus vraiment de la vie, il est utilisé et manipulé dans le but unique de satisfaire les envies de l’homme. L’industrialisation de l’animal fait qu’actuellement, le scientifique est apte à interagir sur la naissance, la vie et la mort des bêtes sans sensation ni émotion, comme si ce droit avait toujours été légitime et lui permettait de pouvoir tester tout et n’importe quoi sur l’animal. Pourtant, les animaux ne sont ni « des biens comme les autres », ni « des choses dont on pourrait faire n’importe quoi suivant les caprices d’un anthropocentrisme forcené »97, comme le met en avant Élisabeth De Fontenay. L’arrivée de l’industrialisation dans le monde du vivant a bien évidemment joué un rôle majeur dans notre relation avec l’animal puisque la transformation de l’abattage d’une bête, qui pouvait dans certains cas être considéré comme un rituel, en un acte purement technique et maîtrisé, a permis une mise à distance entre l’homme et l’animal pour mieux le dominer. L’élevage en stabulation libre* qui découle de l’industrialisation massive du vivant permet également un minimum de contact entre l’animal et l’être humain : la bête redevient en quelque sorte sauvage et l’on voit apparaître une « marginalisation des animaux de rente »98 comme pour redonner un statut différent à l’animal face à celui de l’homme. Mais le fait de reléguer un être vivant au rang d’objet permet aujourd’hui de se sentir moins coupable lors de la mise à mort d’un animal. C’est ce qu’explique Sergio Della Bernardina99 lors de l’abattage des bêtes puisque, à l’heure actuelle, il est indispensable pour l’homme de tuer un animal placé dans la catégorie des “choses” dans le but de se décharger de sa mise à mort. Pour autant, le passage d’un élevage artisanal à un élevage industriel qui a choisi de masquer la condition animale n’est pas une excuse suffisante pour se détacher de toute culpabilité, pour utiliser l’animal et ��������������������������� . DE FONTENAY, Élisabeth, Sans offenser le genre humain, réflexions sur la cause animale Paris : éditions Albin Michel, 2008, p.231. ����������������������������������������������������������������������������� . DALLA BERNARDINA, Sergio, «Une personne pas tout à fait comme les autres. L’animal et son statut» in L’Homme, tome 31, n°120, 1991, p.34. ���������������������������� . DALLA BERNARDINA, Sergio, Ibid., p.41.


encore moins pour le faire souffrir. Élisabeth De Fontenay souligne le fait que nous ne soyons pas des « êtres sanguinaires et sadiques » mais plutôt des êtres complètement détachés de la réalité, « indifférents, passifs, insouciants »100 et c’est sans doute le fait de ne pas chercher à être informé ni de tenter de savoir ce que les autres font si bien pour nous (élevage intensif, abattage,…) qui donne à l’homme des circonstances encore plus aggravantes dans l’acte de vouloir à tout prix se détacher de toute responsabilité face aux animaux. Le scientifique offre un point de vue différent de celui d’un éleveur dans le sens où son travail consiste à trouver de nouvelles solutions pour la production du vivant en utilisant l’animal non pas comme un tout, comme un être, mais comme un ensemble de parties, de différents mécanismes qu’il est facilement possible de modifier. L’éleveur, lui, considère l’animal comme un être vivant à part entière, avec qui il est possible de créer une relation aussi forte qu’avec un être humain, et c’est là que réside toute la différence. Le statut de l’animal change dès lors qu’il est considéré comme une “personne” ou comme une “chose”. Le scientifique et l’industrie se contenteront de ne voir qu’une “chose”, l’éleveur préfèrera sans doute lui donner le statut de “personne” puisqu’il va passer quelques années avec cet être qui grandira à ses côtés. Après avoir eu l’occasion de passer une journée chez un couple d’éleveurs dans une ferme du Maine-et-Loire, il est très facile d’observer la complicité entre l’homme et son troupeau. Dans un cheptel de 80 vaches, chacune possède un nom (donné en fonction d’une caractéristique comme la couleur de la robe, etc.) que l’agriculteur connaît sur le bout des doigts. Même chose pour le caractère de chacune d’elle : l’éleveur sait que cette vache est très facile à approcher tandis que celle d’à côté est beaucoup plus craintive et difficile à caresser. On observe alors un respect mutuel entre l’éleveur et son troupeau, respect qui pourrait très bien ne pas exister si l’agriculteur considérait l’animal comme un bien de production uniquement capable de générer du profit. Cette relation de complicité est un moyen pour l’éleveur de conserver une proximité avec l’animal et de ne pas le confondre avec une simple machine de production de matière. Finalement, la domestication des bêtes a entraîné deux relations oppo­ sables en rapprochant l’homme de l’animal d’une part par l’élevage (dans des petites et moyennes structures) mais aussi en séparant ces deux êtres ���������������������������� . DE FONTENAY, Élisabeth, op.cit., p.227.

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par l’industrialisation, l’élevage intensif ainsi que la production. Mais la multitude de points de vue sur l’animal et sa condition s’explique peutêtre aussi dans la manière dont l’homme se voit. Si l’on se permet de distinguer les différentes espèces vivantes existantes et si l’on désigne l’homme comme l’être le plus évolué des êtres, ce que l’on appellera spécisme* (terme que réfute Peter Singer lorsque l’on parle des animaux), la domination de celui-ci sur l’animal est quelque peu légitimée et la science peut alors se permettre de prendre tous les droits qu’elle veut sur les animaux. Mais si, au contraire, nous prenons conscience que l’homme descend de l’animal et que finalement il en est également un, notre rapport à la bête est tout autre et, tout comme l’éleveur, nous voulons défendre l’animal en tant qu’être et non en tant que simple objet de production.

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La position du carnivore mêle les deux visions que nous venons d’aborder. Lorsque le mangeur de viande est face à son assiette, il ne voit pas véritablement l’animal mort mais plutôt une matière propre à la consommation. Cette indifférence face à la mort d’un animal repose sur l’invisibilité de l’abattage et de l’élevage qu’Élisabeth de Fontenay nomme la « tuerie industrielle »101. Cette invisibilité de l’avant bifteck permet une nouvelle fois la mise à distance de l’animal en tant qu’être vivant à la “chose” qui arrive en tranche dans nos repas et c’est ce qui nous permet encore de manger des animaux. Mais la viande aujourd’hui est également perçue comme un produit noble et, pour certains, il convient de la déguster et l’honorer. Pour Élisabeth de Fontenay, manger c’est avant tout se nourrir mais c’est également se souvenir102. Si nous choisissons de manger de la viande de notre boucher, c’est peut-être par nostalgie des plats de nos grand-mères mais c’est également pour contrer les nouvelles habitudes alimentaires mises en place par l’industrie et faire honneur au travail des petits éleveurs qui s’efforcent de produire une viande de qualité. Être carnivore aujourd’hui, c’est aussi se souvenir de l’animal vivant que nous côtoyons dans les campagnes, et non pas de l’animal mort. Et si actuellement, les chercheurs et scientifiques veulent instaurer sur le marché alimentaire le principe de la viande in vitro, la question est surtout de savoir si nous souhaitons réellement manger de la viande d’un animal que l’on n’aurait pas caressé ? L’exemple du chasseur illustre ���������������������������������������������������� . FINKIELKRAUT, Alain avec Élisabeth de Fontenay, Culture humaine et cause animale Répliques, France Culture, 2 février 2013, 52min. ���. Ibid.


parfaitement une des réponses possibles à cette question et la pratique de la chasse revêt deux phases distinctes qui pourtant cohabitent. Une première phase de cette pratique, que Sergio Della Bernardina appelle « phase anthropomorphisante »103, réside dans la vision d’un animal idéalisé, convoité et à cet instant élevé au rang de “personne” lorsque le chasseur cherche sa proie. Puis une seconde « phase ré-animalisante », où le chasseur a trouvé sa proie et est prêt à l’abattre, et qui consiste à abaisser l’animal au rang d’animal, et donc de le placer inférieur à l’homme, à faire de la bête une victime pour mieux l’abattre. Ces deux phases correspondent également à la pratique du mangeur de viande qui a besoin de prendre du plaisir à voir l’animal vivant sur le territoire avant de déguster sans répugnance un steak saignant, d’où l’importance de manger un animal que l’on a pu caresser. Dans Faut-il manger les animaux ?, Jonathan Safran Foer se demande si manger de la viande revient à déclarer la guerre aux animaux. Tout dépend comment et pourquoi les animaux sont élevés, traités et abattus pour répondre à cette question. Il est évident que revenir à un mode d’élevage artisanal serait à l’heure d’aujourd’hui une véritable utopie du fait des avancées techniques et technologiques mises en place. Pour autant, le traitement infligé aux animaux lors de l’élevage et de l’abattage industriels pourrait être amélioré pour respecter au mieux la bête en tant qu’être vivant sensible. Il faut également distinguer deux sortes d’animaux tués. D’une part, les animaux abattus voués à être mangés dans le seul but de répondre à un besoin humain qui est de se nourrir. D’autre part, les animaux tués “pour rien” : l’extermination d’animaux malades pour limiter les risques sanitaires ne constitue pas véritablement une excuse pour éliminer des milliers d’animaux chaque année. Cet abattage est plutôt perçu comme un acte de surenchère de la prudence humaine que comme une réponse valable à la contamination des espèces. Élisabeth de Fontenay parlera d’ailleurs « d’hécatombe »104, terme qui désignait dans l’Antiquité l’abattage sacrificiel de cent bœufs. Sous sa plume, ce terme tend plutôt à désigner l’extermination de millions d’animaux, un sacrifice offert au Dieu de l’industrie agroalimentaire. ������������������������������ . DALLA BERNARDINA, Sergio, op.cit., p.42. ���������������������������� . DE FONTENAY, Élisabeth, op.cit., p.230.

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Il y a aussi d’autres pratiques d’abattage qui ont pour seul but la distraction et qui ne constituent pas une excuse suffisante pour exterminer les animaux. La tauromachie, par exemple, qui est encore ancrée dans certaines traditions populaires, notamment en Espagne et dans le sud de la France, n’est finalement qu’une spectacularisation de l’assassinat d’un animal. Élisabeth de Fontenay définit cette pratique comme la résultante de « la torture et de la surenchère de l’émotion et de la pitié »105 où l’homme prend plaisir à regarder la bête agoniser. Le psychanalyste germano-américain Erich Fromm explique, dans la pratique des spectacles sadiques qui découlent de la Rome ancienne, une compensation à la frustration sociale de certaines classes sociales à l’origine “inférieures”106.

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Il est évident que l’abattage d’un animal pour se nourrir et la mort d’une bête lors d’une corrida sont deux choses radicalement différentes qui ne peuvent être mises en regard puisqu’elles n’ont pas le même but. Mais aujourd’hui, les animaux ont-ils des droits ? Animal “personne” ou animal “chose” ? Le statut de la bête aujourd’hui est en devenir. Les droits pouvant être appliqués aux animaux diffèrent selon la vision que l’être humain a de l’animal. Sergio della Bernardina évoque le statut des animaux comme une affaire de responsabilité collective puisque nous cohabitons avec eux. Mais peuvent-ils tous avoir les mêmes droits ? Entre animaux de compagnie, animaux d’élevage et animaux sauvages, des différences s’opèrent. Bien que le philosophe australien Peter Singer milite pour le droit des animaux et reconnaisse une souffrance identique à toutes les espèces animales, il émet cependant une distinction entre les différents “types” d’animaux et leurs statuts moraux. C’est également la distinction qu’opère le philosophe canadien Will Kymlicka lorsqu’il crée trois catégories d’animaux. Les divers droits à accorder se trouveraient dans les groupes auxquels les bêtes appartiennent. Les animaux domestiques (chiens, chats,… appartenant à une personne), considérés alors comme des citoyens, auraient un droit de résidence sur notre territoire. Les animaux sauvages auraient le droit à l’autonomie et au respect tandis que les animaux proches des villes et villages (tels que hérissons, oiseaux, etc) auraient le droit d’asile mais nous ne serions toutefois pas

���������������������������������������������������� . FINKIELKRAUT, Alain avec Élisabeth de Fontenay, op.cit. ������������������������������ . DALLA BERNARDINA, Sergio, op.cit., p.33-34.


tenus de les protéger107. Dans ces trois groupes, les animaux d’élevage ne sont pas cités. Pourtant, ce sont eux qui suscitent le plus de réactions face à leur traitement. Peter Singer exprime son incompréhension dans le fait de ne pas instaurer de droits pour les animaux, notamment les animaux d’élevage. Puisque nous savons désormais que chaque être vivant est capable de souffrir et d’être un être sensible, être humain comme animal, pourquoi les bêtes ne seraient-elles pas en mesure d’avoir des droits tout comme les hommes ? Cet argument est d’autant plus valide lorsque l’on sait que la souffrance administrée aux animaux destinés à l’abattoir est disproportionnée par rapport à ce que l’être humain peut tirer de la consommation de la viande animale. Outre l’utilisation de l’animal dans notre alimentation, le champ du design trouve actuellement dans l’animal des pistes de réflexion intéressantes permettant de comprendre les liens entre homme et nature, industrie et animal, etc. Car, bien que ces trois termes puissent paraître éloignés, caresser, manger et utiliser peuvent être combinés pour comprendre notre vision de l’animal aujourd’hui.

���������������������������������������������� . VINCENT, Catherine, "Le droit d’être bête" in Le Monde, 7 juin 2013.

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Caresser, manger et utiliser



Nous venons de voir que manger et caresser peuvent aller de pair. Le fait de manger de la viande ou d’utiliser l’animal dans sa pratique de designer n’enlève rien au plaisir de percevoir l’animal comme être vivant et n’exclut pas non plus l’envie d’aimer le contact avec celui-ci. Le cas de Julia Lohmann est l’exemple flagrant qui illustre le mieux la possibilité de combiner les trois visions que l’on peut avoir des animaux. La designer allemande a grandi dans une ferme et a donc côtoyé les bêtes, c’est ce qui d’ailleurs motivera chez elle l’envie d’être vétérinaire avant de devenir designer. Pourtant, dans ses créations, Julia Lohmann utilise l’animal mort pour sa matérialité et c’est cette ambiguïté qui lui permet aujourd’hui de mettre en place des débats autour de l’animal et du regard que la société porte celui-ci. Son statut de caresseuse de vaches, mangeuse de viande et designer lui permet finalement de percevoir l’animal sous différents angles et autorise à le considérer à différentes échelles. Il est tout à fait possible d’aimer les vaches pour leur seule capacité d’être vivantes et si nous les considérons comme telles, une réelle complicité peut s’installer entre la bête et l’homme. Certes, les vaches ne se trouvent pas au même niveau que les animaux domestiques comme le chien ou le chat. Pourtant, Georges Chapoutier le note : entre le maître et la bête, on remarque une certaine fidélité108. Aimer ses bêtes pour leur beauté, leur fierté, leur patience ne se limite pas aux animaux que l’on adopte à la maison, une vraie relation existe entre l’éleveur et son bétail dans un élevage car en retour des soins apportés à la bête, l’animal est capable de ressentir l’affection qu’on lui apporte et donc d’aimer celui qui le soigne. On peut même dire que cette affection n’est jamais à sens unique puisque Georges Chapoutier explique qu’il s’agit toujours ������������������������� . CHAPOUTHIER, Georges, op.cit., p. 99.

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« d’un dialogue affectif, qui apporte à chacun des deux partenaires, être humain comme animal. »109

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On pourrait penser qu’aimer l’animal ne nous autorise pas à le manger. Si l’on prend réellement conscience qu’une partie d’un animal mort sous d’affreuses tortures se trouve dans notre assiette, nous pourrions rapidement devenir végétariens. Pourtant, manger de la viande est une nécessité pour l’homme qui est censé se nourrir trois fois par jour. Mais c’est aussi un plaisir. Avant de voir l’animal, on voit surtout un aliment, une matière, une texture, un goût,… et on ne pense plus vraiment au morceau d’une carcasse. Aujourd’hui, plus que jamais, la nourriture est en perpétuelle évolution et certains designers revendiquent de nouveaux concepts dans notre manière de manger. Prendre de nouvelles habitudes, sortir de l’espace cuisine, voir la nourriture autrement qu’en barquette, élever nos propres animaux pour les manger, préparer nos repas, prendre le temps de savourer son assiette,... : réinventer notre façon de manger est aussi un moyen de contrer l’industrie agroalimentaire qui a forcé les individus à consacrer trop peu de temps au repas. Ces nouvelles “méthodes” de cuisine permettent de retrouver du plaisir dans la nourriture et de parta­ ger la convivialité des repas qui traînent lorsque l’on est en famille ou entre amis, moment effacé par l’arrivée des plats cuisinés surgelés et des sandwichs. Ces façons alternatives de voir la nourriture, comme c’est le cas de Martí Guixe avec Park Life, permettent également de reconnaître vraiment ce que contient notre assiette, des produits authentiques qui nous rappellent leur origine. Finalement, c’est aussi une façon de “remercier” les animaux : prendre le temps de cuisiner et de manger est un moyen de renouer avec ces êtres qui sont simplement abattus pour les besoins humains. Bien que sa chair soit consommée quotidiennement, l’animal a toujours été utilisé pour ses autres qualités. On sait par exemple qu’actuellement, le cuir est manipulé pour la chaussure, le vêtement, l’ameublement, la maroquinerie et bien d’autres produits de consommation. Et, aujourd’hui, les propriétés matérielles des animaux sont employées dans le champ du design. La bête permet de nous fournir des matières premières “vivantes” et donc diverses “substances” détenant de nombreuses qualités pour différentes utilisations. Alors qu’auparavant, les designers se contentaient de n’utiliser qu’une partie de l’animal, aujourd’hui, ils ������������������������� . CHAPOUTIER, Georges, op.cit., p. 101.


décident d’utiliser l’animal vivant ou mort, en entier ou en morceau, pour sa matérialité ou sa simple qualité d’être vivant. En choisissant tout d’abord d’utiliser l’animal vivant, le designer pose une réflexion sur son utilisation aujourd’hui. A-t-on véritablement le droit de percevoir la bête comme un outil de travail vivant ? Et pourquoi pas puisque l’industrie a déjà imposé cette idée à l’ensemble de la population ? Mais c’est justement pour trouver une alternative au mode industriel et mettre en avant les qualités premières des animaux que le designer choisit d’utiliser l’animal vivant. Même si l’on peut penser que l’animal conserve l’idée de ce que s’en faisait Descartes, à savoir un animal-machine qui reste au service de l’homme et répond uniquement à ses besoins, on perçoit bien, dans le travail de Revital Cohen, que ce sont surtout de nouvelles formes de complicité que l’homme peut entretenir avec son animal de compagnie qui sont mises en avant, sûrement parce que l’industrie a diminué notre relation avec le vivant. Replacer l’animal dans de nouvelles situations dont la dimension affective n’est pas la moindre permet d’apprécier toute sa qualité d’être et questionne sur son usage dans l’industrie qui, elle, ne se soucie guère de son bien-être. L’utilisation de l’animal mort renvoie, lui, à d’autres débats, plus complexes. Lorsque l’artiste Damien Hirst installe Mother and Child Divided dans un musée, il veut susciter des réactions, qu’elles soient positives ou négatives. En tout cas, la vision de ces animaux conservés morts dans le formol retient forcément notre attention. Sans doute parce que devant cette œuvre, il est facile de s’identifier à la bête : bien qu’il soit d’une autre espèce, l’animal nous renvoie forcément à l’humain qui lui aussi est voué à mourir. C’est sans doute pour cela que, en tant qu’artiste, Damien Hirst peut se permettre plus facilement d’exposer dans un lieu public Mother and Child Divided, à l’inverse de Julia Lohmann, designer, qui peine à faire accepter The Lasting Void dans notre habitat. Accepter l’animal mort dans un musée, pourquoi pas ? Mais le laisser entrer dans notre espace du quotidien, cela reviendrait à voir sans cesse l’image du cadavre de la bête et non pas une simple assise. Cette ambiguïté permet de mettre en valeur la différence entre le travail d’un artiste et celui d’un designer sur la question de l’animal et du vivant. L’artiste expose l’animal, quitte à le placer dans un contexte totalement irréel, et finalement, bien qu’il puisse faire débat avec une œuvre qui utilise un animal, il ne prend pas les mêmes risques que le designer. Le

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designer, lui, cherche aujourd’hui à renouer le lien autrefois existant avec le vivant en proposant des scenarii ancrés dans le réel ou des objets fabriqués grâce à l’animal, vivant ou mort, et manipulables dans l’espace domestique. Et c’est le fait même d’introduire dans le réel ces projets qui est le plus difficile car nous avons perdu tout contact avec l’animal depuis l’apparition de l’industrie.

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Les matières issues des animaux offrent également de nombreuses quali­ tés exploitables dans le champ du design car elles peuvent répondre à diverses utilisations. Pourtant, selon le matériau manipulé, la vision de l’utilisateur peut changer. Le cuir reste la matière la moins “discutable” : c’est un matériau utilisé depuis la préhistoire pour la fabrication de divers objets. Sa similarité avec la peau humaine pourrait perturber le consommateur et lui rappeler qu’il y a seulement quelques dizaines d’années, pendant la guerre, on utilisait pour de macabres raisons la matière humaine pour la fabrication d’objets. Pourtant, le cuir tanné continue d’être utilisé comme matière pour le mobilier et s’est facilement trouvé une place dans nos intérieurs car il représente une préciosité par la mise en forme et le travail artisanal qui en découle. Aujourd’hui, les designers s’inspirent des anciennes techniques de transformation du cuir pour valoriser le matériau. Au début du XXe siècle, les designers Marcel Breuer, Le Corbusier ainsi que Charles et Ray Eames avaient pris le parti d’utiliser le cuir en le transformant par des méthodes industrielles : la chaise modèle B3 (1926), le fauteuil LC2 (1928) ou encore la Eames Lounge chair (1956) sont les exemples parfaits qui conjuguent un matériau ancestral aux nouvelles techni­ques industrielles de l’époque. Et c’est toujours cette envie de lier maté­riaux anciens et nouveaux qui préoccupe le designer. Avec son tabouret Bermondsey créé en 2011, Simon Hassan redécouvre la techni­que du cuir bouilli, une technique médiévale permettant de mouler le cuir, et l’associe à des techniques industrielles en référence au passé et à la modernité. En 2012, la marque italienne de prêt-à-porter de luxe Fendi offre la possibilité au studio anglais Formafantasma d’utiliser les chutes de cuir présentes dans son industrie. En combinant le cuir à des matériaux naturels et à des savoir-faire manuels, les designers mettent en valeur la relation entre les hommes et la nature et redécouvrent des méthodes ancestrales où la matière naturelle est modifiée pour produire nourriture, outils, etc.110 La même année, le designer autrichien Robert Stadler crée l’assise ��������������������������������������������������� . http://www.formafantasma.com/home_craftica.html


Irregular Bomb,largement inspirée du célèbre canapé Chesterfield, qui lui permettra d’obtenir le Prix Liliane Bettencourt pour l’Intelligence de la Main qui encourage l’échange des savoirs et des compétences entre un artisan d’art et un autre créateur. Stadler s’est entouré d’une couturière, d’un sellier et d’un menuisier pour réaliser son projet qui a nécessité plus de 350 heures de travail et plus de 400 carrés de cuir. À travers ces exemples, c’est aussi notre capacité à pouvoir modifier la matière animale qui permet de faire oublier à son utilisateur que son canapé provient finalement d’un animal abattu et dépecé. D’ailleurs, aujourd’hui, l’industrie produit du simili cuir qui réplique à l’identique mais synthétiquement le cuir animal. Ce marché du “faux” permet de donner la sensation et l’illusion de la peau animale et d’accéder à la préciosité de ce matériau sans abattre les animaux. Certaines utilisations de la matière animale, jugées “non conventionnelles”, suscitent encore la réaction du public, et c’est ce que nous avons vu dans un des chapitres précédents avec Julia Lohmann et son Lasting Void. En 2010, la chanteuse Lady Gaga avait également suscité les réac­ tions du public en portant, lors des MTV Video Music Awards de Los Angeles, une robe réalisée uniquement en viande de bœuf. Outre le fait que Lady Gaga portait sur elle ce qui normalement se mange, on peut se demander pourquoi l’utilisation de la peau d’un animal serait-elle plus légitime que l’utilisation de sa carcasse ou de sa chair ? Nous ne sommes certainement pas encore prêts à voir l’animal dans sa plus pure consistance puisque la transformation de la matière animale a complètement effacé l’image d’un être vivant, que ce soit dans notre nourriture ou dans nos objets. Il est donc possible de caresser l’animal tout en aimant le manger et l’utiliser. Nos différents gestes envers les animaux s’adaptent aux diffé­ rentes visions de différents moments du rapport à l’animal. La combinaison est possible et permet même de mieux apprécier l’animal vivant et de pouvoir accepter sa mort et son utilisation pour les “besoins” humains.

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Conclusion



La façon dont nous considérons l’animal évolue d’une époque à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un être à l’autre. Entre vénération et haine, amour et peur, rejet et identification, l’animal combine un ensemble de sentiments du fait de sa proximité avec l’être humain. Il est à la fois notre contraire, puisqu’on lui fait subir tout ce que l’homme ne peut faire subir à l’homme, et en même temps notre miroir. Il est évident que la vache telle qu’on la considérait dans la mythologie n’existe plus. Pourtant, la domestication du vivant a permis de mettre en place de nouvelles relations affectives entre l’homme et la bête : aimé, caressé, voire quelques fois adulé par ses propriétaires, l’animal est certes utilisé mais, dans ce cas, pour ses qualités d’être vivant. Nous avons pu constater qu’aujourd’hui, les animaux possèdent deux statuts. Ces sta­tuts diffèrent selon la perception de l’homme : la bête comme être vivant à part entière ou comme outil industriel manipulable. Entre être affectif doté de conscience et animal-machine, l’homme cherche désormais à prouver qu’il est encore possible de combiner ces statuts, c’est-à-dire à apprécier le vivant pour sa qualité d’être caressé mais également de pouvoir être mangé et utilisé. Ces combinaisons permettent aujourd’hui aux designers qui “manipulent” le vivant de pouvoir élaborer des solutions alternatives à l’industrie en rapprochant l’homme de l’espèce animale et en redéfinissant nos habitudes alimentaires pour mieux accepter l’animal mort. L’industrie s’est pourtant imposée comme la réponse la plus efficace à l’élevage et à l’abattage des animaux. Scientifiques et techniciens ont donc élaboré des systèmes de production capables d’utiliser au maximum l’animal. Dans cette quête vers toujours plus de rationalité et de

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productivité, c’est l’industrie elle-même, et non pas le consommateur, qui élève sans cesse ses exigences, créé de nouveaux besoins et donc influence notre consommation. En modifiant le patrimoine génétique de l’espèce animale pour tendre vers l’eugénisme et la sélection d’un “sur-animal” comme être idéal et le plus performant, l’industrie s’est progressivement emparée du vivant jusqu’à le maîtriser totalement. Manger de la viande à bas coût, tel a été le défi relevé par le domaine de l’agroalimentaire qui a su imposé ses produits à l’échelle mondiale. Mais les limites de cette industrialisation sont de plus en plus per­ ceptibles puisqu’en cherchant à idéaliser l’animal, le secteur agricole a aussi créé des sous-animaux, trop exploités et épuisés par l’intensité de la production.

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La centralisation du vivant bouscule la condition animale, où la bête est désormais contrainte à s’adapter à ce nouveau mode de “vie”, condamnée et piégée dans ces labyrinthes géants d’acier et de béton. Ces nouvelles constructions ont peut-être servi de modèles à nos mégalopoles actuelles : architecture de béton, diversité des transports, rues intégrées dans un plan orthonormé (comme c’est le cas pour les grandes villes américaines) où viennent s’entremêler rues, boulevards, ponts, rails,… qui forment aujourd’hui un ensemble de réseaux à grande échelle. Entre circulations et bâtiments, la ville n’est finalement que la centralisation de l’humain et lui impose ses gestes et ses déplacements dans l’espace urbain. Mais la ressemblance entre l’animal d’élevage et l’être humain ne s’arrête pas seulement à leur mode de vie. Le traitement subi par la bête fait, pour certains, directement écho à la barbarie humaine. L’homme s’étant emparé de la technique pour améliorer ses “pouvoirs”, de nombreux évènements témoignent de la cruauté humaine qui émerge des découvertes scientifiques et techniques. La Première Guerre Mondiale est l’un des exemples les plus révélateurs de cette cruauté : cette guerre, qualifiée de première boucherie moderne, a non seulement été une guerre de ravages militaires mais également civils et a rendu l’homme inhumain. C’est avec cette inhumanité que l’homme agit aujourd’hui en abattant les animaux industriellement. À la chaîne, rapidement et sans pitié, ne laissant surtout ni le temps, ni la place pour les sentiments et le respect de l’autre. Élisabeth de Fontenay explique que « l’abattage industriel


a déjà fait de la tuerie administrée, un acte purement technique »111 permettant de mettre en valeur les nouveaux procédés, installations et avancées technologiques et scientifiques dans le domaine du vivant et d’effacer ce à quoi ces nouveaux outils sont réellement destinés. Le fait de ne pas révéler au public l’acte industriel en lui-même montre bien la ressemblance avec certains actes cruels institués pendant la guerre qui eux aussi étaient passés sous silence pour ne pas choquer l’ensemble de la population et permettre aux victimes d’effacer de leur mémoire l’horreur qu’elles avaient vécu. Mais la relation entre les êtres vivants est aussi perceptible à travers notre rapport au corps. Qu’il soit humain ou animal, le corps n’est de­venu aujourd’hui qu’une simple enveloppe désincarnée et donc facilement modifiable. Le fait de différencier l’âme de la chair a finalement légi­ timé les mani­pulations corporelles et a autorisé le façonnage du corps comme on façonnerait un objet inerte. Le corps humain est désormais un produit modifiable cherchant à atteindre la “perfection” par le biais de la science et des nouvelles techniques. Cette désincarnation autorise de ce fait la manipulation du vivant et donc le droit d’utiliser et de modifier l’animal pour que celui-ci réponde aux critères instaurés par l’industrie agroalimentaire. Finalement, la banale condition de l’être humain ressemble étrangement à la banale condition des vaches, et si l’industrie du vivant, à l’aide de la technique, a pris le pouvoir sur l’animal, en sera-t-il de même pour l’être humain ? Aujourd’hui, la science et les nouvelles technologies tendent à remplacer nos gestes et actions par la machine pour améliorer et faciliter notre quotidien. L’avenir tend-il alors vers un homme-machine totalement façonné par l’industrie ? Le cas de l’américaine Claudia Mitchell, première femme bionique à retrouver l’usage de son bras grâce aux nouvelles prouesses technologiques et médicales, est-il prémonitoire ? Des greffes de parties mécaniques adaptées sur l’être humain… Nous ne sommes finalement pas très loin de ce que souhaitait la science-fiction en rêvant de cyborgs qui constitueraient une post-humanité et une postanimalité. Le rôle de la fiction dans le monde du design permet de fantasmer sur un futur possible. Les projets imaginés par Olivier Peyricot et Cédric ���������������������������� . DE FONTENAY, Élisabeth, op.cit., p.231.

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Scandella, Revital Cohen, Martí Guixe, etc révèlent l’envie actuelle du designer de projeter des scenarii fictionnels, quitte à tout miser sur l’image. Cette approche du design, le “design-fiction”, propose d’expliquer le changement par le biais de prototypes ou de storytellings (narration). Pour Bruce Sterling, l’auteur américain de science-fiction qui s’intéresse le plus au design, ce qui est important dans la fiction, c’est avant tout l’intention : « présenter une forme, une histoire afin d’avoir un impact sur la pensée du public »112 et avancer de manière réaliste l’utilisation potentielle d’objets ou de services, imaginer des scenarii possibles face à des problématiques présentes ou à venir. Il ne s’agit pas seulement de fi­ctions, mais bien de design, puisque le designer tient compte des limites et des contraintes dans la faisabilité technique et économique du projet. Pour autant, une question fondamentale reste : on peut se demander effectivement, si utiliser uniquement l’image pour promouvoir ce type de projet le rend forcément valide et légitime ? Le designer peut-il tout miser sur l’image et celle-ci est-elle véritablement suffisante pour convaincre ? Certains peuvent penser que ce type de design est une réponse un peu trop naïve, même si les projets s’ancrent dans de possibles réalités qui pourraient potentiellement devenir nos propres réalités dans quelques années. Et si, aujourd’hui, le designer crée des scenarii fictionnels, c’est bien parce qu’il a pris conscience des réels et nouveaux enjeux économiques, techniques et scientifiques auxquels il se doit de trouver des solutions. Le monde du vivant et particulièrement celui des animaux est un des domaines qui préoccupent le design. Le travail du designer aujourd’hui ne peut donc pas se limiter à l’utilisation de la matière animale pour produire des objets. Autour de cette question, le designer peut choisir de devenir un lanceur d’alerte, révélant au public certains aspects de l’élevage industriel et de la condition animale. Il peut aussi être une sorte d’intermédiaire entre deux disciplines en donnant la possibilité de communiquer entre l’éleveur et le scientifique ou entre le domaine de l’agroalimentaire et le consommateur par exemple, afin de rapprocher des mondes qui se seraient trop éloignés par l’industrialisation. Le designer est bien conscient que changer tout un système industriel mis en place depuis plus d’un siècle est impossible, cependant, il peut chercher à mettre en valeur certaines failles du système pour amener le ��������������������������������������������������������������������������� . http://www.internetactu.net/2013/03/07/de-la-science-fiction-au-designfiction/


consommateur à réfléchir sur sa manière de consommer et, plus globalement, sur sa manière de voir l’animal aujourd’hui.

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[Exposition Martí Guixé libre de contexte, Musée de design et d’arts appliqués contemporains, Lausanne, 2003] Direction : Chantal Prod’Hom. Textes de Martí Guixé, Inga Knölke, Chantal Prod’Hom, Brigitte Rambaud, Octavi Rofes, Lausanne : éditions mu.dac, 2003, 104p. [Exposition Quick 2050, VIA, Paris, 2011] Direction : Valérie Raynal. Textes de Jacques-Edouard Charret, Michel Bouisson, Catherine Geel. Catalogue téléchargeable sur http://www.quicklab.fr. 52p. Damien Hirst Tate Modern, Londres, avril-septembre 2012. Les androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? Cité du design, Saint-Étienne, mars 2013. Liens internet 224

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Iconographie



Par ordre d’apparition Corned-beef http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Corned-beef-1.jpg Vache hublot http://passionnes-bovins.kazeo.com/des-photos-vachement-impressionnantes/les-vaches-a-hublot,a3643328.html Anatomie de la vache http://www.lemouv.fr/diffusion-ceci-n-est-pas-une-vache Respiratory dog, 2008 Projet Life support Revital COHEN Labour à quatre avec un joug de garrot, 1868 Rudolf KOLLER Le boeuf écorché, 1655 Rembrandt VAN RIJN Cow wallpaper, 1966 Andy WARHOL The Lasting Void, 2007 Procédé de fabrication Julia LOHMANN The Lasting Void, 2007 Julia LOHMANN Echange épistolaire entre Alessandro Mendini et Julia Lohmann, 2007 Extrait de la revue Azimuts n°30 Photographie de Mylène Farmer pour Citizen K hiver 11/12, 2011 Bruno AVEILLAN

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Growingland, 2010 Sylvain AEBISCHER Dressing the meat of tomorrow, 2004-2006 James KING Mammalia, 2010 Joël SALAMIN Logo Red Bull, 1987 www.redbull.com Bullhead, 2001 Image extraite du film Michaël REYNDERS ROSKAM A Wyoming fan rides a mechanical bull, 2013 Aaron BABCOCK 230

Publicité pour les bottes présidentielles de Harry S. Truman Tomy LAMA http://www.tonylama.com/en/heritage_gallery_ads.html Jean-Marie Le Pen au salon de l’agriculture, 2007 http://www.brain-magazine.fr/article/page-president/7778RANDOM Logo VBF, Viande Bovine Française, créé en 1996 http://www.la-viande.fr/viande-bovine-francaise-vbf Vanitas, robe de chair pour albinos anorexique, 1987 Jane STERBAK Hamburger sweater http://mrgugu.com/products/hamburger-sweater-for-kids Photographie de Lady Gaga pour Vogue, septembre 2011 Terry RICHARDSON


Photographie de Julia Lohmann, novembre 2007 Couverture du magazine Icon Skull of a beef, 1895 Image extraite de Naturgeschichte für Bürgerschulen in drei Stufen, Volume 1 Alois POKORNY Le sang des bêtes, 1948 Image extraite du documentaire Georges FRANJU Cow benches, 2005 Julia LOHMANN Photographie pour la pochette d’album Atom Heart Mother de Pink Floyd, 1970 Storm THORGERSON Fluffy cow, vache américaine destinée aux concours de beauté http://imgur.com/gallery/ahgLc Publicité Milka en 1973 http://www.milka.fr/accueil/d%C3%A9couvrir/l-historique-demilka/la-vache-milka Kneeling man stroking a resting cow in Varasani, 2006 Wen-Yan KING Logo Vache qui rit en 1985 http://www.lavachequirit.com/histoire.html# François Hollande au salon de l’agriculture, 2013 http://www.parismatch.com/Actu/Societe/Salon-de-l-agricultureHollande-rassure-et-annonce-des-mesures-160145 Samsara, 2013 Image extraite du film Ron FRICKE

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Dialysis sheep, 2008 Projet Life support Revital COHEN Mother and child divided, 1993 Damien HIRST Viande in vitro par impression 3D, 2013 Image extraite du documentaire La viande in vitro bient么t dans nos assiettes ? V茅ronique PREAULT Cloaca, 2000 Wim DELVOYE Premier hamburger in vitro, 2013 Image extraite du documentaire La viande in vitro bient么t dans nos assiettes ? V茅ronique PREAULT 232

Victimless leather, 2004 Oron CATTS et Ionat ZURR Union Stock Yard & Transit Co., 1947 Quartier des abattoirs de Chicago




Je tiens à remercier les personnes ayant participé à l’élaboration de ce mémoire . Catherine Geel, Sophie Breuil et David Enon pour leur implication et leurs encouragements qui m’ont permis de constituer ces écrits. Studio Glithero pour leurs nombreux conseils. Véronique Petit et Nathalie Poirier pour leur regard affûté. Julie, Alice et Marine pour les longues conversations. Et enfin, Eva et Marie pour leur soutien.



COW PROD Vache, industrie du vivant et sur-animalité Direction : Catherine Geel Equipe - Option Design : Sophie Breuil, Denis Brillet, David Enon Design graphique : Emmanuelle Poirier Typographie : Arno Pro & Franklin Gothic Demi Papier : Texturé crème 90g Mis sous vide par Christian Brevet, artisan boucher Soutenance : 29 janvier 2014 Jury composé de : Catherine Geel et Olivia Bianchi


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