Aissatou (20), née en Guinée, à Labé. On l’appelle la ‘Naomi Campbell’ des aides à domicile. Aissatou, une grande et svelte jeune femme, se meut comme une gazelle dans la savane. Son pas solennel masque toutefois seulement sa tristesse et son silence. Un observateur attentif remarquera l’ombre dans son visage. Les volets de son coeur sont depuis longtemps fermés. Aissatou a grandi à Labé, une petite ville dans le nord de Guinée. « J’ai de beaux souvenirs de mon enfance à Labé. (se frotte les yeux) Excusez-moi, il m’est toujours un peu difficile d’en parler. J’ai encore un frère et une soeur et nos parents nous ont élevés avec tendresse. (avale, main devant les yeux) Mon père était musulman. Il jeûnait pendant le ramadan mais on s’amusait. On pouvait danser et écouter de la musique, regarder la télé et fréquenter des amis et des amies hors de la maison. » Lorsque son père est mort à l’âge de soixante ans, Aissatou n'a jamais pu soupçonner que sa vie prendrait un autre tournant. En effet, la tradition religieuse veut que, si un homme est mort, son frère cadet épouse la veuve. C’est ce qui est arrivé à la mère d’Aissatou. Et ses enfants ne pouvaient que la suivre. « Le frère de mon père habite à Conakry, la capitale de la Guinée, et est un intégriste. Il suit le coran à la lettre. Quand il a épousé ma mère, nous avons dû quitter Labé pour nous installer à la capitale. J’avais alors quatorze ans et j’allais à une école française, ce qui était inacceptable pour mon beau-père. Ainsi, il m’a obligée à aller à l'école coranique. Tout à coup, je devais porter un voile islamique et une robe longue et je ne pouvais sortir de la maison que sous accompagnement. A l’école coranique, les trois premiers mois étaient consacrés à l'étude de l'arabe. Après, on devait chaque jour ânonner des poésies religieuses. Moi, je voulais continuer mes études et obtenir mon bac, tout comme mes amies, mais c’était devenu impossible. Ma vie avait radicalement changé. » (long silence, commence à pleurer) Le beau-père d’Aissatou n’a pas trouvé mieux que de la marier, à son insu, à un ami de presque cinquante ans. Aissatou, qui avait alors dix-sept ans, devient sa troisième femme. « On m’a obligée à le marier », dit-elle à voix basse. « On m’a forcée. Je n’avais que dixsept ans et je ne voulais rien savoir du mariage, et surtout pas d’un mariage forcé avec un intégriste polygame. En plus, ses deux autres femmes étaient plus âgées que ma propre mère et me considéraient comme une rivale. Elles ne prenaient pas du tout parti pour moi. Au contraire, elles étaient jalouses et croyaient que je voulais l’emporter sur elles. Elles ne comprenaient pas que je ne voulais pas cet homme. Elles attribuaient mon comportement changeant à de l’arrogance et de l’immaturité. Comme je persistais à exprimer mon désaccord avec ce mariage, mon mari m'enfermait dans ma chambre. Chacune de ses femmes avait sa propre chambre mais la mienne était fermée à clé. Ma vie devenait un cauchemar. » (essuie les larmes de ses yeux)
Pendant trois mois, Aissatou était enfermée dans la maison d'un homme âgé qui la maltraitait et qui abusait d'elle à son gré. Elle n’avait pas de droits, seulement des devoirs. « La tradition nous dit de respecter les personnes âgées, de respecter ses parents et de ne les contredire en aucun cas. Mon beau-père n’avait donc pas de compréhension pour ma protestation. Ma mère restait passive, même si elle était carrément contre mon mariage. Elle ne pouvait que respecter la tradition. En effet, elle aussi vivait avec un homme qu'elle a dû épouser pour la tradition. Elle pleurait tout le temps, comme moi. En Guinée, il est d’ailleurs tout à fait normal qu’un seul homme est marié à quatre femmes en même temps. Seule ma tante, la sœur de mon père biologique, a ouvertement condamné la situation. C’est la seule qui m'a supportée. » La tante d’Aissatou a décidé de l’aider à s’enfuir. Très soigneusement, elle a tout préparé. Tout d’abord, elle a demandé à Aissatou de changer son comportement. « J’ai dû faire semblant d’être d’accord avec le mariage pour gagner la confiance de mon mari. (détourne le regard) Cela a été très difficile pour moi mais je n’avais pas le choix. Après un certain temps, mon mari sentait que je devenais plus raisonnable. Dès lors, il me gratifiait parfois d’une petite excursion. Ainsi, je pouvais de temps à autre aller dehors pour acheter du pain ou pour rendre visite à mes parents. Un jour, j’ai pu m’enfuir. Ce matin-là, mon mari est parti à son travail et m'a donné un peu d'argent pour aller chez mes parents avec les transports en commun. Je suis aussitôt allée à la maison de ma tante. » Un homme d’affaires malien, un ami de la tante d'Aissatou, a promis de l’emmener à un lieu sûr. Aissatou a enlevé sa burka et s’est rhabillée comme une jeune femme moderne. Le Malien l’a emmenée à un petit village inconnu. Durant un mois, elle est restée toute seule dans une chambre minuscule qui donnait sur une cour intérieure. Elle se rappelle seulement la visite d’un photographe. Celui-ci a pris quelques photos d’elle et est reparti. Aissatou a beaucoup pleuré. Elle ne savait pas ce qui lui arriverait et a vécu des moments d'angoisse. Lorsque le mari d’Aissatou est rentré le jour de sa fuite, il a immédiatement compris qu'il y avait quelque chose qui ne clochait pas. Il a téléphoné au beau-père d’Aissatou et lui a demandé pourquoi sa femme n’était toujours pas rentrée à la maison. Celui-ci lui a répondu qu’elle n’était jamais arrivée chez ses parents. « Mon mari a bien sûr aussitôt donné l’alarme. Il a dit à tout le monde qu’il me tuerait si je ne rentrais pas tout de suite. Il ne soupçonnait toutefois pas que je m'étais enfuie chez ma tante. Personne n’y pensait. » Ainsi, le Malien avait les mains libres pour organiser sa fuite à l’étranger, pour laquelle il avait eu une forte somme d’argent de la tante d’Aissatou. « Un soir, le Malien se trouvait tout à coup sur la cour intérieure de mon abri. On part demain soir, il m’a dit. J’étais d’accord puisque je me réjouissais de voir de nouveau du monde et la lumière du jour. Or, la veille de mon départ, la peur et l’inquiétude se sont emparées de moi. Il m’avait dit que nous voyagerions loin. Je n’avais cependant encore jamais quitté Conakry. Pire encore, je n’avais encore jamais vu un train ou un avion de près. Qu’est-ce qu’il irait faire avec moi ? Je voulais retourner chez ma famille mais je savais que si je retournais, mon mari me tuerait. »
Aissatou et l’homme d’affaires vont à l’aéroport ensemble. « Je n’avais jamais pu deviner que j’étais en route pour l’Europe. Je pensais toujours qu’il m'emmènerait à un petit village dans le sud du pays. Pour moi, tout le voyage était un drôle de spectacle. En fait, je n’y comprenais rien du tout. Je me sentais un peu perdue. J’en suis sûre que ni mon mari ni ma mère n'ont jamais pensé que je me trouvais dans un avion à ce moment-là. Ils ne m’en croyaient pas capable puisque je n’en avais pas les moyens. » Aissatou arrive dans un pays inconnu pour elle. « Après l’atterrissage, nous avons pris le train. Les choses que j'ai vues... c’était incroyable. On est en Belgique, a dit le Malien. Je t’emmène chez une femme africaine, chez qui tu vas passer la nuit. Demain, on va à la police ensemble. » J’avais dix-sept ans et là j’étais en Belgique. » Le lendemain, l’homme d’affaires malien a emmené Aissatou à la capitale belge. Ils se sont arrêtés devant le commissariat de police. « Maintenant tu entres et tu racontes ce qui t’est arrivé, l'homme m’a dit. Alors j’entre. Les policiers étaient très gentils. Ils ont immédiatement compris que j’étais encore une enfant. J’avais ma photo de mariage sur moi et cela a aidé. Ils m’ont renvoyée au centre d’asile de Vilvorde, où j’ai déposé une demande d’asile. Après un certain temps, j’ai reçu un avis positif. On m’a assigné un assistant social et le CPAS de Mortsel m'a trouvé un petit appartement. Ensuite, j’ai cherché du travail. Cela fait six mois maintenant. » (pleure sans arrêt) « Je ne vois pas ma mère et je ne la reverrai probablement plus jamais. Je n'ai personne ici en Belgique. Pas de frère, pas de soeur, pas de tante. Personne. Je pleure tout le temps. En plus, je ne maîtrise toujours pas le néerlandais. Je souffre beaucoup. Il est si dur de n’avoir personne autour de soi. » Pour le moment, Aissatou veut seulement se concentrer sur son travail et son futur. Elle est malheureuse mais elle sait se débrouiller, dit-elle. « J’aime bien travailler. Cela m’aide à oublier. Avec mon salaire, je peux payer le loyer, acheter de la nourriture et téléphoner à ma famille de temps en temps. Alors ma tante et moi, nous fixons un moment spécifique où ma mère lui rendra visite. Ainsi, on peut se parler un peu. On ne se dit pas grand-chose puisqu'on pleure tout le temps. Elle dit qu’elle prie pour moi. Si son mari meurt, elle sera libre. Peut-être on peut se retrouver alors. » « Ces brèves conversations avec ma mère me donnent un peu d’espoir. Ainsi que mon travail. Mes collègues sont très gentils avec moi mais malheureusement, je ne peux pas communiquer avec eux, ce qui complique les choses évidemment. Heureusement, ma voisine hollandaise vient parfois chez moi pour m'apprendre quelques mots néerlandais. Lorsque je venais d’arriver en Belgique, je ne croyais pas que je ferais mon chemin. Mais maintenant, je pense que bientôt, la chance me sourira, tu verras. Je me battrai pour trouver le bonheur. Un jour, je reverrai ma mère. » Je regarde Aissatou d’un regard en coin. A côté de moi est recroquevillée une belle jeune femme déchirée à l’intérieur. Que faut-il dire à un moment pareil ? Qu’elle a encore toute sa vie devant elle ? Qu’il ne faut pas qu’elle perde l’espoir ? Qu’avec le temps, tout s’arrangera ? Je ne dis rien. Je pense : elle a déplacé une pierre dans une rivière.