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Le nouveau cadeau fiscal de la Suisse aux multinationales
La Suisse offre des conditions fiscales très avantageuses aux multinationales étrangères. Sous prétexte de mettre un terme aux régimes fiscaux trop laxistes, la troisième réforme de l’imposition des entreprises crée de nouvelles possibilités « d’optimisation fiscale ». Public Eye soutient le référendum contre ce nouveau cadeau aux mastodontes de l’économie.
OLIVIER LONGCHAMP
En 2009, le cabinet d’audit Arthur D. Little publiait une étude sur les délocalisations des multinationales, qui montrait, avec une acuité rare, l’attrait de la Suisse : entre 2003 et 2009, 269 sociétés y ont déménagé leurs quartiers généraux, un nombre supérieur à celui de n’importe quel autre pays du monde 1. La principale raison de ce choix réside dans les conditions d’imposition avantageuses. Depuis un siècle, les autorités helvétiques ont taillé la législation pour offrir des facilités fiscales aux multinationales. Les régimes fiscaux cantonaux « spé-
ciaux » – permettant à ces sociétés de faire imposer à des taux très faibles les bénéfices tirés de leurs activités à l’étranger – sont l’un des principaux outils à cet effet. La troisième réforme de la fiscalité des entreprises prévoit l’abolition de ces régimes cantonaux spéciaux. Mais à quel prix ? Philosophie de la prédation La philosophie générale sous-tendant cette politique consiste à faire de la domiciliation en Suisse de sociétés
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visant à profiter d’une fiscalité avantageuse l’un des piliers du modèle économique helvétique. Cette philosophie a imprégné les précédentes réformes de la fiscalité des entreprises, avec des résultats spectaculaires. Selon les chiffres des autorités fédérales, les bénéfices réalisés par des sociétés disposant d’un tel régime sont, aujourd’hui, plus importants que ceux des sociétés imposées au régime ordinaire. Pourtant, les cantons et les communes en profitent peu. Entre 2008 et 2010, dans le canton de Vaud, les sociétés disposant d’un régime spécial ont déclaré 16 milliards de bénéfices par an en moyenne, alors qu’elles n’ont payé « que » 204 millions de francs d’impôts aux communes et au Canton, contre 653 millions de francs pour les sociétés imposées au régime ordinaire, dont les bénéfices ne sont pourtant « que » de 4 milliards 2. Cannibalisme fiscal à la sauce helvétique Ces dernières années, plusieurs études ont dévoilé comment des sociétés comme Amazon, Apple, eBay, Coca- Cola, Starbucks et d’autres jouent avec les failles des lois pour rapatrier leurs bénéfices dans des paradis fiscaux. La Suisse joue un rôle central dans ces stratégies. Le prix de telles pratiques est payé par les contribuables des Etats dans lesquels ces recettes fiscales sont soustraites, parfois des pays du Sud, comme dans les cas de la société minière brésilienne Vale ou du brasseur SAB Miller. En raison de la crise financière de 2008, la tolérance pour ce genre de montages a fortement diminué. Des initiatives visant à limiter leur usage ont été lancées, en particulier par l’Union européenne, pour faire rentrer dans les caisses publiques les millions soustraits au fisc. Mise sous pression, la Suisse s’est engagée à supprimer les régimes fiscaux cantonaux spéciaux, et les autorités ont lancé la troisième réforme de l’imposition des entreprises, acceptée par le Parlement, le 17 juin 2016. « Tout change pour que rien ne change » Las, ce projet perpétue la philosophie de cannibalisme fiscal. Certes, il supprime les régimes fiscaux spéciaux devenus indéfendables sur le plan international. Mais, fidèle à la stratégie visant à ce que « tout change pour que rien ne change », notre pays les remplace par de nouvelles niches dont la fonction principale consiste à offrir aux sociétés – et d’abord aux multinationales – des dispositions permettant d’optimiser allégrement leurs impôts. La plus choquante est la possibilité de déduire des intérêts fictifs calculés sur la base du capital propre. Autrement dit, les sociétés les plus « rentables » auront la possibilité de déduire de leurs revenus imposables l’équivalent des intérêts qu’elles auraient dû payer si elles avaient dû recourir à l’emprunt pour financer leurs investissements. Le coût de cette seule mesure est chiffré
à 220 millions de francs par an seulement pour la Confédération. Selon le Département fédéral des finances, le coût total de la réforme est estimé à 2,5 milliards de francs pour l’ensemble des collectivités publiques, sans tenir compte des réductions d’impôts envisagées par les cantons. Pour combler la disparition des statuts fiscaux spéciaux, celles-ci auront en effet la latitude de diminuer leurs taux d’impôts « ordinaires » appliqués à l’ensemble des entreprises. Vaud ou Neuchâtel l’ont déjà fait ; d’autres, comme Genève, s’y préparent de longue date. Soucieux de voir les caisses publiques privées de recettes substantielles, les partis de gauche et les syndicats ont lancé un référendum fédéral contre ce projet, lequel a abouti le 6 octobre dernier. Changer de modèle fiscal Faute de chiffres précis sur l’origine des bénéfices déclarés en Suisse, il est difficile de savoir entre le statu quo et le projet soumis au référendum, quelle alternative est la pire pour les pays du Sud. Dans les deux cas, les sociétés multinationales, désirant soustraire des revenus à
La troisième réforme de l’imposition des entre prises doit être refusée : il est temps de rompre avec cette politique de prédation fiscale.
l’imposition dans les pays où elles sont actives, disposent de facilités pour le faire. Ce qui est sûr : au niveau systémique, le Parlement persiste à vouloir que la Confédération joue un rôle de premier plan dans la triste pièce de la concurrence fiscale internationale. Même si la suppression des statuts fiscaux est une revendication de longue date de Public Eye, la troisième réforme de l’imposition des entreprises doit être refusée : il est temps de rompre avec cette politique de prédation fiscale. �
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Arthur D. Little, Headquarters on the Move, 2009. DFF, rapport explicatif sur la consultation relative à la loi fédérale sur l’amélioration des conditions fiscales en vue de renforcer la compétitivité du site entrepreneurial suisse, 19. 9. 2014.
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