Une nouvelle affaire Gunvor p. 12
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Hawaï – Le paradis empoisonné p. 18
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Deux enquêtes de choc pour nos 50 ans p. 24
Les stigmates du Rana Plaza
N° 11 AVRIL 2018
PUBLIC EYE – LE MAGAZINE
ÉDITORIAL
Persévérance et pugnacité « Si vous croyez que notre solidarité dépasse les frontières nationales. Si vous croyez que des changements sont nécessaires en Suisse aussi. Si vous croyez que nous pouvons commencer ici et maintenant, par des actes concrets, à lutter pour plus de justice. Adhérez à Vers un développement Solidaire – Association pour la Déclaration de Berne. C’est par ces mots que le journal de la DB d’avril 1973 lançait un appel à adhésion. À l’heure de célébrer les 50 ans du manifeste de 1968, cet appel reste d’une étonnante actualité. Il est révélateur de l’un des traits les plus marquants de Public Eye : la persévérance. Pour marquer ce jubilé, et au lieu de l’habituel et périlleux exercice de la rétrospective, nous avons décidé de nous tourner vers l’avenir en lançant un « prix d’investigation ». Sur plus de 50 excellents projets, notre jury en a retenu deux portant sur les multinationales du tabac et sur le démantèlement des navires opéré dans des pays du Sud dans des conditions dantesques.
Raphaël de Riedmatten
Grâce à vous ! Les analyses et les reportages publiés dans ce magazine, ainsi que le travail de recherche et d’enquête sur lequel ils sont basés, ne seraient pas possibles sans le soutien de nos membres et donateurs. Si vous êtes déjà membre, nous vous en sommes très reconnaissants. Vous pouvez également nous soutenir en offrant une cotisation à vos connaissances. Si vous n’êtes pas encore membre, nous vous invitons à adhérer à Public Eye ou, pour en savoir plus sur notre travail, à commander gratuitement un abonnement à l’essai sur www.publiceye.ch/membres Cotisation-abonnement 75 fr. par an / Membre-soutien 240 fr.
PUBLIC EYE – LE MAGAZINE ÉDITEUR Raphaël de Riedmatten — RÉDACTION Timo Kollbrunner — TRADUCTION ET LECTORAT Maxime Ferréol
Ces deux enquêtes s’inscrivent dans la continuité de notre action : en 1979 déjà, la DB publiait un dossier sur l’industrie du tabac. Désormais, le continent africain doit faire face à l’explosion du tabagisme tant redoutée à l’époque. Le démantèlement des bateaux illustre la délocalisation d’activités polluantes et dangereuses dans des pays où les coûts du travail sont aussi bas que les « contraintes » environnementales et sociales imposées aux multinationales. Une logique que nous avons dénoncée sans relâche. Autre anniversaire, triste, celui-ci : il y a cinq ans, l’effondrement du Rana Plaza coûtait la vie à 1138 personnes et en blessait et mutilait plus de 2000. En dépit de cette tragédie, et malgré quelques améliorations tangibles, les entreprises du secteur textile n’assument toujours pas leurs responsabilités. Ce drame humain d’un autre âge nous rappelle que notre travail doit s’inscrire dans le long terme. C’est peut-être ce qui relie toutes les personnes qui se sont engagées avec nous ces 50 dernières années pour une Suisse responsable et solidaire : cette capacité de s’indigner et de transformer cette colère en action collective, avec persévérance et pugnacité.
N° 11, avril 2018 PHOTO DE COUVERTURE GMB Akash / Panos Pictures — MISE EN PAGES opak.cc — IMPRESSION Vogt-Schild Druck AG, Cyclus Print & Leipa, FSC
TIRAGE F : 9100 ex. / D : 25 200 ex. — CONTACT Public Eye, Avenue Charles-Dickens 4 CH-1006 Lausanne Tél. +41 (0)21 620 03 03 contact@publiceye.ch
ISSN 2504-1258 — COMPTE POSTAL 10-10813-5 — Paraît six fois par année
SOMMAIRE
Rana Plaza : sur les traces de la tragédie Avec l’effondrement du Rana Plaza il y a cinq ans, plusieurs mythes sur l’industrie textile se sont aussi écroulés. Notre analyse. p. 4
Nouvelles révélations sur Gunvor Après l’affaire « Gunvor au Congo », la justice s’intéresse à nouveau au négociant genevois pour l’obtention suspecte d’un contrat pétrolier, en Côte d'Ivoire cette fois. p. 12
L’île de rêve empoisonnée
© Larry Towell/Magnum Photos
Quand un géant suisse de l’agrochimie met en danger la population à Hawaï et empoisonne le débat à Genève… p. 18
Prix d’investigation : deux enquêtes de choc Pour ses 50 ans, Public Eye soutient le travail d’enquête de trois journalistes sur l’industrie du tabac et sur le démantèlement des navires... p. 24 … et vous invite à un débat sur le rôle de la société civile. p. 27
À lire également dans ce numéro Pas d’exonération pour l’huile de palme Le Conseil national donne un signal clair pour les négociations avec la Malaisie. p. 22 Initiative pour des multinationales responsables Un contre-projet est encore possible. p. 23
La photo d’une ouvrière posée sur les décombres de l’immeuble où elle travaillait dans la banlieue de Dhaka et qui s’est effondré le 24 avril 2013. Un drame qui a coûté la vie à 1138 personnes et en a blessé ou mutilé plus de 2000.
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PUBLIC EYE – LE MAGAZINE N° 11 Avril 2018
L’effondrement du Rana Plaza, du nom de cet immeuble insalubre qui s’est effondré le 24 avril 2013 dans la banlieue de Dhaka, a fortement marqué la mémoire collective, bien au-delà des frontières du Bangladesh. Aujourd’hui, il ne reste plus de ces ateliers de la misère qu’un énorme trou béant rempli d’eau stagnante. Cinq ans après, le temps a-t-il déjà permis de combler les stigmates de ce drame humain ? Les mesures promises et attendues pour que cette tragédie d’un autre âge ne se reproduise plus se sont-elles concrétisées ? Bilan. DAVID HACHFELD ET TIMO KOLLBRUNNER
© GMB Akash/Panos
Cinq ans après la pire tragédie de l’industrie textile
DOSSIER RANA PLAZA 5
Le Rana Plaza n’est plus seulement le nom d’un complexe d’immeubles industriels de la banlieue de Dhaka, au Bangladesh. Il est surtout devenu le synonyme de la plus grave tragédie de l’histoire de l’industrie textile, un secteur qui ne semble reculer devant rien pour dégager toujours plus de profits en exploitant des millions d’ouvrières et d’ouvriers contraints d’accepter des conditions de travail dangereuses et inhumaines. Le 24 avril 2013, l’effondrement de ces ateliers de la misère coûtait la vie à 1138 personnes et en blessait et mutilait plus de 2000. Trois regards croisés Pour Kalpona Akter, ancienne travailleuse du textile aujourd’hui directrice du Bangladesh Centre for Worker Solidarity, le Rana Plaza a été un signal d’alerte, « mais le monde aurait dû ouvrir les yeux bien plus tôt ». L’industrie du vêtement au Bangladesh était déjà entachée de sang bien avant l’effondrement du Rana Plaza en 2013, et même avant l’incendie infernal de l’usine Tazreen, survenu fin 2012 également dans la banlieue de Dhaka. « Le Rana Plaza n’a pas seulement marqué le personnel des usines de textile bangladaises, mais aussi toutes celles et tous ceux qui travaillent sur les chaînes d’approvisionnement dans les pays du Sud », affirme Amirul Haque Amin, président et cofondateur de la National Garment Workers Federation au Bangladesh. « Le Rana Plaza a fait prendre conscience au monde entier des graves abus perpétrés dans l’industrie textile, et des mesures qu’il est urgent de prendre pour y remédier – des mesures que la Campagne Clean Clothes revendiquait déjà haut et fort depuis des années », souligne Ineke Zeldenrust, cofondatrice en 1989, et aujourd’hui coordinatrice internationale de la Campagne Clean Clothes (CCC), représentée en Suisse par Public Eye. Trois mythes qui s’écroulent Le signal d’alerte a-t-il bel et bien été entendu ? L’industrie de la mode a-t-elle connu un changement fondamental ces dernières années ? De nos échanges avec Kalpona, Amirul et Ineke, il ressort que l’effondrement du Rana Plaza a mis à mal certains mythes qui avaient la vie dure à propos de l’industrie textile.
MYTHE N° 1 : LES ENTREPRISES EN FONT DÉJÀ ASSEZ Si l’effondrement du Rana Plaza a été la pire tragédie qu’ait connue l’industrie textile à ce jour, il n’a de loin pas été le premier accident d’une longue série de drames qui ont endeuillé le secteur. Le manque de sécurité des bâtiments et l’insuffisance des protections anti-incendie avaient déjà coûté la vie et blessé des centaines de personnes, restées prisonnières – l’écrasante majorité
du personnel des fabriques est composée de femmes – de ces chaînes d’approvisionnement délocalisées dans les pays du Sud. Depuis 1990, plus de 300 lacunes dans la sécurité des usines avaient été documentées. Et déjà longtemps avant la catastrophe du Rana Plaza, la CCC avait, comme d’autres organisations de la société civile, régulièrement enjoint les firmes de la mode à prendre les mesures appropriées. La réponse a invariablement été la suivante : la situation des bâtiments et la sécurité du personnel sont de la responsabilité des fabriques et des gouvernements locaux. Les marques internationales auraient déjà pris des mesures plus que suffisantes en organisant des « audits » dans les usines pour contrôler le respect de leur code de conduite. Des vérifications insuffisantes Sur le papier, la plupart des multinationales de la mode qui s’approvisionnaient auprès du Rana Plaza disposaient certes de directives de responsabilité sociale ou d’un code de conduite censé prévenir les abus sur leur chaîne d’approvisionnement. « Mais le Rana Plaza a jeté une lumière crue sur les politiques de responsabilité sociale des entreprises en montrant qu’elles n’étaient pas appliquées sur les chaînes d’approvisionnement et qu’elles ne permettaient pas de détecter de graves abus dans les fabriques », constate Amirul Haque Amin. En effet, deux audits réalisés dans le cadre de la Business Social Compliance Initiative (BSCI) dans deux ateliers du Rana Plaza n’avaient pas permis d’identifier les risques que présentait manifestement le bâtiment : bien que la sécurité des bâtiments constitue l’un des principaux dangers qui menacent le personnel des usines, elle ne figurait pas parmi les éléments inspectés dans le cadre de ces audits. Des signaux d’alertes ignorés Les nombreux signaux d’alertes lancés par les personnes conscientes de la situation au Rana Plaza ont été tout bonnement ignorés : les ouvrières avaient bien informé la direction des inquiétantes fissures observées sur les murs du bâtiment. Pourtant, au lieu de prendre leurs préoccupations au sérieux, la direction leur avait donné l’ordre de se remettre au travail sous menace de licenciement. Selon Ineke Zeldenrust : « Après l’effondrement du Rana Plaza, les firmes internationales de la mode ont dû admettre que les mesures qu’elles avaient prises par le passé s’étaient révélées insuffisantes. » Aucune entreprise ne pouvait plus alors se dédouaner de la situation en arguant que ses fournisseurs avaient signé un code de conduite. Il était désormais clair que la « responsabilité sociale des entreprises » n’était qu’une coquille vide tant que les principales personnes concernées étaient ignorées et que leurs avertissements quant aux risques présentés par les bâtiments n’étaient pas pris en considération.
© GMB Akash/Panos
PUBLIC EYE – LE MAGAZINE N° 11 Avril 2018
Marium, l’une des victimes de l’écroulement du Rana Plaza, et mère de deux enfants, a perdu un bras lors du drame de 2013.
MYTHE N° 2 : LES GRANDES MARQUES PEUVENT ÉCHAPPER À LEURS RESPONSABILITÉS Le jour de la catastrophe, Amirul Haque Amin était en Allemagne pour présenter la situation des fabriques bangladaises. En apprenant la terrible nouvelle, il s’est empressé de retourner au Bangladesh pour rassembler les membres de son syndicat. « Certains de nos membres avaient perdu la vie, d’autres étaient blessés. J’ai fait le tour des hôpitaux et me suis rendu sur le lieu de la tragédie, puis nous avons commencé à organiser le soutien aux survivants, sous
forme de petites contributions financières, de produits du quotidien ou de visites médicales. » Quant aux multinationales de la mode, elles ne se sont pas du tout montrées à la hauteur de la situation. Nombre d’entre elles se sont d’abord contentées de nier qu’elles faisaient produire des articles au Rana Plaza. Sur place, des activistes ont alors fouillé les décombres à la recherche d’étiquettes, de vêtements et de bons de commandes. Ils ont pu ainsi démontrer qu’au moins 32 grandes marques de la mode pouvaient être mises en relation avec les ateliers du Rana Plaza. Et en dépit des preuves de leurs liens commerciaux, de nombreuses firmes se sont entêtées à rejeter leur responsabilité et à refuser de verser toute indemnisation. Mais cette fois-ci, elles n’ont pas pu s’en sortir si facilement.
© Panos
Chronologie
11.04.2005
25.02.2010
14.12.2010
L’effondrement de l’usine de vêtements Spectrum à Savar, dans la
À Dhaka, 21 travailleurs et travail-
Dans l’incendie de l’usine That’s
banlieue de Dhaka, coûte la vie à 64 personnes et en blesse 80.
leuses meurent dans l’incendie de
It Sportswear, à Ashulia, dans la
Avec des syndicats et partenaires, la Campagne Clean Clothes
la Garib & Garib Sweater Factory.
banlieue de Dhaka, 29 personnes
(CCC) lance une campagne pour la sécurité des bâtiments et le
La CCC et ses partenaires inter-
trouvent la mort. Au cours des
versement d’indemnisations.
pellent par des actions concrètes
mois suivants, plusieurs autres
les multinationales de la mode.
graves accidents surviennent
DOSSIER RANA PLAZA 7
Selon la loi, les familles des victimes auraient seulement eu droit à une « indemnisation » de 100 000 takas, soit environ 1000 francs suisses, assortie du même montant versé par une compagnie d’assurance. « Nous avons crié haut et fort que cela était inacceptable », se souvient Amirul Haque Amin, car l’effondrement n’était pas un accident, mais la conséquence d’une série d’omissions malgré les nombreuses mises en garde. « Nous avons demandé que le montant de l’indemnisation soit calculé en fonction du nombre d’années qu’une ouvrière ou un ouvrier aurait pu continuer à travailler et du salaire qui aurait dû être touché. » Ainsi, des syndicats locaux, les fédérations syndicales internationales IndustriAll et UNI Global Union, la Campagne Clean Clothes et l’Organisation internationale du travail (OIT) ont placé les multinationales face à leurs responsabilités. Un signal clair Plus de deux ans après la tragédie, les 30 millions de dollars du fonds d’indemnisation ont enfin été réunis : un signal clair lancé aux entreprises, leur rappelant qu’elles ne peuvent plus désormais se dérober face à la responsabilité qui leur incombe sur leur chaîne d’approvisionnement. En ce sens, Ineke Zeldenrust estime
« Nous avons crié haut et fort que cela était inacceptable. »
MYTHE N° 3 : IL EST IMPOSSIBLE DE LUTTER CONTRE LES DÉRIVES DE L’INDUSTRIE TEXTILE L’histoire de l’industrie textile est marquée par l’exploitation et la privation de droits des travailleuses et travailleurs. Les sites de production sont délocalisés là où les salaires sont les plus bas et où les syndicats sont aussi faibles que possible, voire interdits. Mais il ne faut pas céder au fatalisme. Au contraire : les évolutions survenues après la tragédie du Rana Plaza montrent qu’il est possible d’obtenir d’importantes améliorations même quand la situation semble désespérée. Vers un premier accord Quand Ineke Zeldenrust est rentrée chez elle le soir du 24 avril 2013, son téléphone indiquait 17 appels en absence. « Encore un incendie dans une usine », a-t-elle tout de suite pensé. Après avoir pris conscience de l’ampleur de la catastrophe, Ineke et ses collègues ont dû faire face pendant trois semaines à cette situation de crise. Pendant cette période, Public Eye s’est également fortement mobilisée pour répondre aux sollicitations des médias et participer aux négociations avec les entreprises et coordonner son action avec le réseau CCC. À la mi-mai, trois premières marques signaient l’Accord sur la protection contre les incendies et la sécurité des bâtiments au Bangladesh (Accord on Fire and Building Safety in Bangladesh – lire page 9). Selon Ineke Zeldenrust, si ce premier texte
© Panos
© Reuters
que les choses ont bel et bien évolué. Il y a encore dix ans, les grandes marques de la mode s’entêtaient à se dédouaner de toute violation du droit du travail de la part de leurs fournisseurs. « Les représentants des marques nous disaient qu’il leur était impossible de ré-
véler le nom de leurs fournisseurs. Cela relevait selon eux du secret des affaires. Aujourd’hui, l’exigence pour les entreprises de dévoiler publiquement leur chaîne d’approvisionnement fait quasiment l’unanimité. »
15.03.2012
24.11.2012
dans des fabriques. Pour la première
La marque PVH (Calvin Klein, Tommy
Un incendie ravage les neuf étages de l’usine
fois, des négociations concrètes
Hilfiger...) est la première signataire
Tazreen-Fashion à Dhaka et tue 112 personnes.
commencent avec des firmes en
d’un accord avec les syndicats, la
vue d’un accord contraignant sur la
CCC et ses partenaires. En septembre,
sécurité des bâtiments.
Tchibo signe un accord similaire.
8 DOSSIER RANA PLAZA
PUBLIC EYE – LE MAGAZINE N° 11 Avril 2018
Jusqu’en 2013, des effondrements ou incendies d’usines prenaient chaque année la vie de plusieurs dizaines de personnes. « En 2016, pas le moindre décès n’a été à déplorer. »
fallu attendre le tragique effondrement du bâtiment pour que les marques se résolvent enfin à s’engager officiellement. Selon le syndicaliste Amirul Haque Amin : « Ce texte historique a été le premier accord juridiquement contraignant entre grandes marques et syndicats par lequel les firmes ont reconnu leur responsabilité sur les chaînes d’approvisionnement. »
Des contrôles prolongés L’accord a déjà permis de sécuriser des centaines de fabriques au Bangladesh. Mais selon Kalpona Akter et Ineke Zeldenrust, il est d’autant plus important qu’il ait été prolongé en juin dernier, jusqu’à ce que les autorités nationales soient en mesure d’assurer le contrôle des usines, ce dont elles sont encore bien loin. Le gouvernement bangladais devrait bien sûr reprendre une grande part de responsabilité à moyen terme, précise la coordinatrice de la CCC. Mais il paraît tout à fait irréaliste qu’il parvienne dans les prochaines années à financer et réaliser par lui-même des inspections fiables ou à garantir la liberté d’association du personnel des usines. Et même s’il y parvenait, la question de la responsabilité des entreprises resterait entière. « Qui surveille le respect du devoir de diligence des grandes marques de la mode au Bangladesh ? » Cette question centrale est toujours sans réponse et doit être résolue avant que le devoir de contrôle prévu par l’accord ne puisse être transmis aux autorités nationales. Suite page 10
© Panos
Une portée restreinte Cinq ans après l’entrée en vigueur de l’accord, Ineke Zeldenrust constate que « le nombre de décès et de blessures dans les fabriques de textile au Bangladesh a fortement baissé. C’est déjà une réussite en soi. » Kalpona Akter abonde dans son sens : jusqu’en 2013, des effondrements ou incendies d’usines prenaient chaque année la vie de plusieurs dizaines de personnes. « En 2016, pas le moindre décès n’a été à déplorer », déclare la militante. Elle rappelle toutefois que l’accord porte uniquement sur 1600 fabriques qui emploient environ deux millions de personnes, sur les plus de quatre millions qui
travaillent dans les quelque 3500 usines du pays. La moitié des sites de production peuvent donc encore présenter des risques. « Il y a encore des dangers potentiels », affirme Kalpona en citant l’explosion d’une chaudière dans une fabrique proche de Dhaka en juillet dernier. Et les améliorations sont pour l’instant limitées au Bangladesh, précise Ineke Zeldenrust, regrettant que l’élan ne se soit pas encore propagé à d’autres pays. Pour renforcer la sécurité des usines indiennes, pakistanaises ou autres, il est nécessaire de multiplier les efforts en collaboration avec les acteurs locaux. « Mais nous pouvons déjà nous appuyer sur le précédent que constitue le premier accord juridiquement contraignant signé par plus de 200 firmes. »
© Reuters
juridiquement contraignant a pu être signé aussi rapidement, c’est bien grâce aux efforts combinés de la Campagne Clean Clothes et de ses alliés qui revendiquaient depuis des années des mesures de sécurité concrètes, et avaient déjà rédigé un accord du même type en 2011. Depuis plusieurs années, de nombreux appels avaient été lancés à l’attention des entreprises qui s’approvisionnaient au Rana Plaza. Mais il aura
24.04.2013
05.05.2013
Le complexe industriel Rana Plaza s’effondre. La pire tragédie
Des fédérations syndicales inter-
Plus d’un million de per-
de l’histoire de l’industrie textile tue 1138 personnes et en blesse
nationales soumettent avec
sonnes à travers le monde
plus de 2000. Au moins 32 multinationales de la mode s’approvi-
la CCC et ses partenaires l’Accord
signent une pétition de-
sionnaient auprès du Rana Plaza, dont Benetton, El Corte Inglés,
sur la protection contre les
mandant aux marques de
Inditex (Zara), KiK et Mango.
incendies et la sécurité des bâti-
signer l’accord.
ments au Bangladesh.
10.05.2013
L’accord sur la sécurité des bâtiments au Bangladesh
La Campagne Clean Clothes recommande vivement à toutes les sociétés qui s’approvisionnent au Bangladesh de signer l’accord étendu. Malheureusement, parmi les marques suisses, seule Tally Weijl l’a fait à ce jour.
© Panos
83 % des infractions corrigées L’accord a permis de sécuriser le poste de travail de millions de personnes. Les inspections ont porté sur plus de 1600 fabriques à ce jour, et plus de 118 500 risques ont été identifiés en matière de protection incendie, d’installations électriques et de stabilité du bâtiment. Sur l’ensemble des problèmes identifiés, 83 % ont entre-temps été résolus.
Prolongé de trois ans En juin 2017, l’accord a été prolongé de trois ans, avec pour objectif d’assurer le maintien des améliorations obtenues. Il peut en outre désormais être également applicable aux fabriques de chaussures et de textile d’intérieur, ainsi qu’aux filatures, et couvrir des risques supplémentaires tels que les explosions de chaudières. À terme, la responsabilité du contrôle des usines reviendra aux autorités bangladaises.
© Panos
Signé par plus de 200 firmes L’accord prévoit des inspections indépendantes et la création de comités de sécurité composés de membres du personnel. Les quelque 200 sociétés signataires s’engagent à remédier aux abus perpétrés chez leurs fournisseurs, à divulguer la liste des usines auprès desquelles elles s’approvisionnent au Bangladesh, et à remédier aux risques identifiés lors des inspections. L’accès aux fabriques doit être garanti aux syndicats à des fins de formation sur la sécurité et le droit du travail.
© Kristina Mahr/Reuters
L’Accord sur la protection contre les incendies et la sécurité des bâtiments au Bangladesh est le premier texte juridiquement contraignant en la matière. Il a été signé le 23 mai 2013 par des marques et des syndicats, ainsi que par la Campagne Clean Clothes en qualité d’observatrice. Malgré les nombreux accidents survenus, les grandes marques de la mode s’étaient longtemps refusées à reconnaître leur responsabilité dans la sécurité des sites de production sur leur chaîne d’approvisionnement. Mais après l’effondrement du Rana Plaza, la pression publique est devenue trop forte.
13.05.2013
23.05.2013
20.11.2013
09.06.2015
H&M est la première marque
L’accord est signé et entre en
L’accord d’indemnisation pour
Plus de deux ans après
à signer l’accord. Près de 40
vigueur pour 5 ans. Plus de 200
les victimes du Rana Plaza est
l’effondrement du Rana
autres marques lui emboîte-
marques le signeront au cours
approuvé. Il s’agit du premier ac-
Plaza, les 30 millions de
ront le pas.
des années suivantes.
cord d’indemnisation pour
dollars du fonds d’indemni-
toutes les personnes touchées
sation sont enfin réunis.
par un accident d’usine.
10 DOSSIER RANA PLAZA
PUBLIC EYE – LE MAGAZINE N° 11 Avril 2018
ET MAINTENANT ? Cinq ans après le Rana Plaza, Kalpona Akter tire un bilan en demi-teinte : « Sur le plan de la sécurité, d’importantes améliorations ont effectivement été apportées. Mais quant au droit du travail, aux libertés syndicales, aux possibilités de négociations collectives, aux conditions de travail ou au niveau des salaires, la situation a peu évolué. Le plus urgent maintenant, c’est d’obtenir de meilleurs salaires et des syndicats plus forts. » Des manifestations violemment réprimées Sur la question des syndicats, Amirul Haque Amin se montre plutôt positif : « Au Bangladesh, les organisations syndicales ont toujours rencontré des problèmes, mais si l’on compare la situation avant et après le Rana Plaza, il est indéniable que la situation s’est nettement améliorée. » Alors que seule une poignée de syndicats défendaient le personnel des fabriques avant le 24 avril 2013, le secteur
« Seuls quelques rares syndicats sont parvenus à négocier des conventions collectives de travail. »
Une lutte pour des salaires décents Comme pour la quasi-totalité des sites de production de textile, la plus importante des revendications – encore ignorées – reste celle d’un salaire vital. Ainsi, c’est à l’aune de ce combat que l’on pourra évaluer l’ampleur des changements que le Rana Plaza aura occasionnés dans l’industrie. Après la tragédie, le salaire minimum légal au Bangladesh, que touche l’essentiel du personnel des fabriques, est passé de 3000 à 5300 takas – soit environ 60 francs suisses. Mais l’inflation enregistrée depuis lors a largement érodé cet acquis. Début 2018, le gouvernement a mis sur pied une commission chargée de fixer un nouveau salaire minimum. Les syndicats demandent qu’il soit tout de suite fixé à 16 000 takas (182 francs). Mais Kalpona Akter craint toutefois que l’augmentation soit bien en deçà du montant revendiqué : « Nous craignons que la discussion soit de nouveau polarisée entre, d’un côté, le gouvernement et les propriétaires d’usines, et de l’autre, le personnel. Certains d’entre nous pourraient être jetés en prison. » Elle a elle-même été écrouée en 2010 sur la base de fausses accusations, et son collègue Aminul Islam a été assassiné en 2012 dans des circonstances encore inexpliquées. Des craintes infondées « Quand on revendique de meilleurs salaires, on nous rétorque systématiquement que nous fomentons un complot
© AP
© Panos
en compte aujourd’hui plus de 500. Sur le plan quantitatif, la situation a donc nettement évolué, mais, selon Kalpona Akter, « seuls quelques rares syndicats sont parvenus à négocier des conventions collectives de travail ». Les événements survenus fin 2016 à Ashulia sont symptomatiques de « ce qui peut arriver quand le personnel des usines tente de revendiquer ses droits ». Des milliers d’ouvrières et ouvriers du textile s’étaient alors
mis en grève pour réclamer que leurs salaires soient multipliés par trois. La police a violemment réprimé la manifestation, les propriétaires des usines ont licencié plus de mille participant·e·s, et des syndicalistes et activistes ont été écroué·e·s. « La répression du mouvement de décembre 2016 nous a ramenés deux ans en arrière dans notre combat pour les droits du personnel des fabriques », se souvient Kalpona Akter, qui s’est elle-même fait licencier d’une usine à l’âge de 16 ans et s’est retrouvée sur une liste noire pour avoir réclamé des droits.
15.10.2015
12.12.2016
29.06.2017
Toutes les personnes
Le personnel des fabriques d’Ashulia se met en grève. Il manifeste pour
L’accord est prolongé
concernées ont enfin reçu
réclamer une augmentation du salaire minimum de 5300 à 15 000 takas
de trois ans.
une indemnisation.
(171 fr.). Les manifestations sont violemment réprimées par les propriétaires d’usines et la police. Plus de 2000 personnes sont licenciées. La police arrête des activistes et des syndicalistes.
© GMB Akash/Panos
À peine quelques semaines après le drame, les survivantes ont dû se remettre au travail.
avec d’autres pays afin de détruire l’industrie textile au Bangladesh. Mais on ne nous demande jamais si le montant actuel nous permet de survivre », constate Kalpona Akter. Elle ne croit pas que l’industrie quittera tout simplement le pays : « Je suis certaine qu’aucune des entreprises ne partira du Bangladesh. Où iraient-elles ? » Et si le niveau des salaires venait à fortement augmenter, « les grandes marques de la mode relocaliseraient peut-être leur production, mais une nouvelle industrie s’implanterait au Bangladesh, que ce soit l’informatique, l’automobile ou autre. Nos enfants ne seront peut-être plus disposés à travailler dans de telles conditions et pour de tels salaires. » Un combat pour la dignité Les cinq années qui ont suivi l’effondrement du Rana Plaza ont été semées d’embûches : pour les syndica-
listes et activistes du monde entier, cet événement a constitué un tremplin dans la lutte pour les droits des travailleurs et travailleuses de l’industrie textile, avec la volonté de faire de cette tragédie un point de non-retour pour le secteur. Depuis le Rana Plaza, la situation a beaucoup évolué, affirme Amirul Haque Amin, « mais il reste encore beaucoup à faire ». « Nous demandons depuis près de trente ans des changements fondamentaux dans l’industrie mondiale du textile. Ce n’est pas une revendication qui peut se concrétiser du jour au lendemain », ajoute Ineke Zeldenrust. « Ce que nous voulons, c’est pouvoir travailler dans la dignité », clame Kalpona Akter. « Je ne crierai victoire qu’une fois que le personnel des usines touchera un salaire vital, qu’il pourra librement se syndiquer, et que plus aucune vie ne sera perdue dans des accidents d’usines. » �
© AP
Rendez-vous à Berne
03.07.2017
25.01.2018
Dix personnes décèdent après
Des syndicats du Bangladesh de-
l’explosion d’une chaudière
mandent que le salaire minimum,
dans l’usine Multifabs Ltd.
gelé depuis 5 ans, soit augmenté de 5300 à 16 000 takas (182 fr.).
Ineke Zeldenrust sera des nôtres le 26 mai prochain à Berne à l’occasion des 50 ans de Public Eye, en compagnie d’autres personnalités de renom qui discuteront du « rôle et de l’avenir de la société civile dans l’économie mondialisée » (lire page 27).
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© Illustrations : opak.cc
Gunvor ou l’art d’obtenir un cargo avant un appel d’offres
Face au Ministère public de la Confédération, qui a entamé son enquête par le Congo, le négociant doit maintenant justifier l’obtention, en Côte d’Ivoire, d’une cargaison de pétrole brut dans des conditions douteuses. Olivier Bazin reconnaît avoir été rémunéré par Gunvor, tandis que la firme prétendait, à l’époque, avoir cessé toute relation avec le sulfureux intermédiaire. MARC GUÉNIAT
NÉGOCE DE PÉTROLE 13
Les nuages s’amoncellent autour de Gunvor. Directement visée par une enquête pour corruption depuis mai 2017 en lien avec ses activités au Congo-Brazzaville, la société genevoise est aussi la cible du Ministère public de la Confédération (MPC) en raison d’un contrat pétrolier conclu en Côte d’Ivoire. Cette opération, réalisée en 2014, a été pilotée par la filiale à Dubaï du groupe fondé par l’oligarque russo-finlandais Guennadi Timtchenko et le Suédois Torbjörn Törnqvist. Trois sources l’ont indiqué à Public Eye. Pour sa part, le MPC n’a pas souhaité confirmer ni infirmer cette information. S’agissant des malversations survenues au Congo, la firme genevoise n’a eu de cesse d’accabler Pascal C., un « employé félon », coupable d’avoir orchestré le paiement de commissions à l’insu et au détriment de sa hiérarchie. Cette version a tenu bon jusqu’à ce que Public Eye dévoile des faits moins flatteurs en septembre dernier. Notre enquête 1 a révélé, d’une part, qu’au moins six cadres de la firme étaient informés des versements présumés corruptifs aux intermédiaires chargés, entre 2010 et 2012, d’ouvrir les portes du Congo, et, d’autre part, que les pratiques douteuses ont perduré bien après le licenciement de Pascal C., notamment lorsque Gunvor a essayé de reconquérir le marché congolais en 2014. Une vidéo accablante Cette tentative infructueuse avait été démasquée par une vidéo datant du printemps 2014, montrant un directeur de Gunvor, Bertrand G., et l’intermédiaire sulfureux Olivier Bazin en train de proposer un plan corruptif au dénommé « André ». Ce dernier affirmait être le « frère » de Denis-Christel Sassou Nguesso, fils du président congolais et tout puissant maître des ventes de pétrole.2
Gunvor avait été forcée d’annoncer aux médias en septembre 2017 qu’elle était mise en prévention pour défaut d’organisation.
Également licencié depuis, Bertrand G. est à ce jour la seule personne physique prévenue de corruption. Pour sa part, Gunvor avait été forcée d’annoncer aux médias en septembre 2017 qu’elle était mise en prévention pour défaut d’organisation, l’unique article du Code pénal suisse permettant d’incriminer une société. Ce n’était qu’un demi-aveu, puisque la société maintenait sa ligne de défense consistant désormais à charger non plus un mais deux « employés félons », soit Pascal C. et Bertrand G. Sollicitée par Public Eye, Gunvor reconnaît que la justice suisse, qui est en possession de nombreux courriels, lettres et contrats, s’intéresse à la Côte d’Ivoire. Si le négociant admet des dysfonctionnements, il soutient que le deal ivoirien fait partie des problèmes liés aux agissements
de ses deux ex-employés, en particulier Bertrand G. Nous révélons ici les faits qui suscitent la curiosité du MPC. Après le Congo, la Côte d’Ivoire Le vendredi 10 janvier 2014 à 17 h 44, un courriel parvient dans la boîte de Stéphane C., trader basé à Dubaï. En copie se trouvent Bertrand G., Benoît T. et José Orti, le responsable du département pétrole brut. Par cette correspondance, la compagnie pétrolière étatique de Côte d’Ivoire, la Petroci, annonce au négociant genevois qu’il « est adjudicataire du cargo Espoir en objet selon votre dernière offre ci-dessous ». Le contrat commercial sera finalisé « dans les jours à venir », précise Laurent Ligue, chef du département Trading. Partiellement préfinancés, les 650 000 barils de pétrole brut du champ Espoir sont à enlever entre le 9 et le 11 mars. La nouvelle a dû ravir les dirigeants de Gunvor, mais elle n’a pas dû les surprendre. Un appel d’offres serein Deux mois auparavant, Bertrand G. écrivait par courriel à la Petroci : « Nous comprenons que le prochain cargo d’espoir […] est alloué à la société Gunvor, ce dont nous vous remercions. » Dans sa réponse, la Petroci ne contredit pas l’assertion, selon les documents que nous avons pu consulter. Survenue le 18 novembre, cette confirmation tacite intervenait six semaines avant l’ouverture de l’« appel d’offres », le 27 décembre ! En prenant connaissance de cette procédure officielle, José Orti s’est fendu d’un « no comment » adressé à ses collègues… Joint par téléphone, l’intermédiaire Olivier Bazin, qui a assisté à ce deal en première ligne comme nous le détaillons plus bas, propose une explication : « Aujourd’hui, il faut des appels d’offres. Maintenant, si un ministre dit qu’il aimerait bien travailler avec une société, il va lui dire : j’ai consulté deux ou trois autres sociétés, débrouillez-vous avec elles. » C’est « une forme d’entente cartellaire » par laquelle les concurrents renoncent à tout mettre en œuvre pour remporter le marché, sachant qu’ils pourraient y trouver leur compte au prochain appel d’offres. Gunvor reconnaît, « après avoir examiné la situation […] », que ces faits « ne correspondent pas à la façon dont nous faisons des affaires. […] Les comportements décrits dans ces correspondances ne satisfont pas les attentes et les standards de Gunvor. » Toutefois, la firme atteste que l’appel d’offres a bien été organisé par la Petroci et prévient qu’elle contestera toute insinuation relative à l’éventuelle illégalité de la transaction. Elle précise aussi avoir réalisé une marge inférieure à 1 % sur ce cargo de pétrole brut. Une telle marge correspond en effet à la norme. Un intense travail de lobbying Pour gagner le droit d’enlever cette cargaison, la société genevoise n’a pas ménagé ses efforts, effectuant un intense
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travail de lobbying. Depuis Dubaï, Stéphane C. a multiplié les « lettres d’intention » et organisé des rencontres, à Paris et Abidjan, avec le ministre du Pétrole, Adama Toungara, et, plus surprenant, avec celui de l’Intérieur, Hamed Bakayoko. Dans une missive datée du 12 septembre 2013 et adressée à ce dernier, dont les prérogatives n’ont en principe rien à voir avec le pétrole, Stéphane C. se plaint que le ministre compétent n’ait pas répondu à ses avances, soit la conclusion d’un « partenariat stratégique » entre Gunvor et la Côte d’Ivoire. Quelques semaines après cette lettre à Hamed Bakayoko, le dossier se débloque, alors que « cela faisait trois ans que Gunvor essayait de revenir en Côte d’Ivoire », explique Olivier Bazin, qui a été rémunéré pour sa contribution. Cet homme au passé chargé reconnaît être proche du ministre de l’Intérieur, l’un des piliers du gouvernement Ouattara, aujourd’hui à la Défense. « Je l’ai connu à partir de 2011-2012 », indique-t-il. Pour Gunvor, de tels contacts sont habituels dans la branche : « Nos employés rencontrent fréquemment des ministres de l’intérieur, du commerce, de la défense, de la communication ou autre. » Le second volet de ce lobbying a été l’engagement de la société Petro-Consulting Abidjan, que Gunvor a rémunérée, quand bien même elle ne peut se targuer d’aucune référence dans l’univers pétrolier. Les documents consultés par Public Eye font état d’un paiement de 200 000 dollars à cette entité, versé le 14 avril 2014, de BNP Paribas à Dubaï sur un compte à Abidjan. Mais un courriel d’Adrien J., un autre employé établi à Dubaï,
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mentionne un second paiement du 28 avril destiné à Petro-Consulting Abidjan sans toutefois que le montant ne soit spécifié. Pour sa part, Gunvor confirme avoir payé 404 000 dollars en deux temps à cet agent censé « promouvoir les compétences de Gunvor » auprès de la Petroci.
Gunvor confirme avoir payé 404 000 dollars en deux temps à cet agent censé « promouvoir les compétences de Gunvor » auprès de la Petroci.
Gunvor a pris soin d’inclure dans le contrat la liant à Petro-Consulting Abidjan des clauses anticorruption avant de procéder à ces paiements. Fait étrange, ce contrat a été signé plusieurs semaines après l’enlèvement de la cargaison de pétrole. Un ami de paille Qui sont donc les animateurs de Petro-Consulting Abidjan ? Sur le papier, ils sont deux. D’abord, il y a Arthur Gervais K., un Ivoirien qui a apparemment de curieuses pratiques commerciales. Un tribunal de commerce d’Abidjan a en effet établi qu’il avait falsifié des documents afin de s’approprier une société dénommée « La maison du peintre ». Le second associé est français, Claude Mercier, un ancien d’Elf. Officiellement, c’est donc ce duo que Gunvor a rémunéré pour l’obtention du cargo de brut. Suite page 16
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À Abidjan, Olivier Bazin a longtemps été l’homme fort de Gunvor, en dépit de son curriculum touffu. Malgré les sanctions internationales, le négociant a fait affaire avec Laurent Gbagbo. Mais il a fallu opportunément changer le fusil d’épaule lorsque le président ivoirien a été renversé. Bien avant 2014, Olivier Bazin s’activait déjà pour Gunvor. C’est en Angola, en 2007, que débute cette longue relation, par l’intermédiaire du banquier genevois François Rouge, condamné en 2013 pour blanchiment en bande organisée pour avoir frayé avec la mafia corse. En 2008, Rouge et Bazin sont tous deux sur le banc des accusés en France, ce dernier étant mis en examen pour « association de malfaiteurs dans l’intention de commettre des assassinats, extorsion de fonds et corruption », avant d’être relaxé. L’année suivante, il est condamné, également en France, pour avoir blanchi de l’or pour le compte d’Ali Bongo, alors fils du président gabonais Omar Bongo. Ce passif ne semble pas tracasser Gunvor le moins du monde. La société recourt à ses services entre 2008 et 2011 afin d’enlever des cargaisons de pétrole brut en Côte d’Ivoire. Bazin précise à Public Eye : « Je traitais directement avec [Laurent] Gbagbo », le président ivoirien. Marchand de passeports et de brut À l’époque, Bazin travaille au sein de la société belge Semlex, spécialisée dans la création et la gestion de bases de données biométriques. Ce domaine plutôt distant de l’or noir n’empêche pas Gunvor de faire de Semlex, en mars 2008, son agent officiel en Côte d’Ivoire et de le rémunérer copieusement, à hauteur de plusieurs millions de dollars, selon une source bien informée. Mais les passions politiques auront raison de la lune de miel entre Gunvor et la Côte d’Ivoire, unies grâce à Semlex et Bazin. En décembre 2010, Alassane Ouattara remporte la présidentielle ; Laurent Gbagbo ne reconnaît pas sa défaite et plonge le pays dans une sanglante guerre civile. Le Conseil de sécurité de l’ONU édicte des sanctions contre le clan Gbagbo. Le 19 janvier 2011, la Suisse ordonne le gel des avoirs de nombreuses personnes et entités liées à l’ancien pouvoir. Sur cette liste figure la compagnie pétrolière nationale, la Petroci, car elle « contribue au financement de l’administration illégitime de M. Laurent Gbagbo ». Les affaires durant la guerre civile Cette situation militaire et politique n’empêche pas Gunvor d’obtenir, en mars 2011, un cargo de l’administration Gbagbo, qui a un besoin vital de fonds. Cependant, le lundi 11 avril, Laurent Gbagbo est arrêté ; il ne touchera jamais cet argent. « Je crois qu’on a pompé [le pétrole] le dimanche et qu’il a été renversé le lundi », se souvient Olivier Bazin. Ainsi, Gunvor retourne sa veste et paie l’administration Ouattara pour l’enlèvement de 1,6 million
de barils. En mai, Semlex rémunère un intermédiaire à hauteur de 300 000 dollars pour cette opération hautement lucrative. L’agence Africa Intelligence a évoqué une marge mirobolante de 11 dollars par baril (la norme se situe entre 0,4 et 0,6 dollar !), soit 17,6 millions de dollars. Pour Gunvor, aucun souci, puisqu’elle a payé « le gouvernement légitimement élu »… La société précise qu’elle respecte les sanctions internationales qui s’appliquent à ses activités.
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En Côte d’Ivoire, d’un président à l’autre
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Il y a tout lieu de penser qu’ils ne sont que des hommes de paille. Olivier Bazin confirme que c’est bien lui qui était à la manœuvre et qu’il a encaissé 200 000 dollars. Son implication peut aussi être déduite des courriels que nous avons pu consulter. S’il n’avait joué aucun rôle, pourquoi les employés de Gunvor prendraient-ils soin de lui transférer de nombreux messages relatifs au cargo Espoir ? Enfin, dans un document en possession du MPC, l’autorité financière des Seychelles a certifié en 2011 que Mercier avait servi de prête-nom à Bazin lorsque ce dernier était en prison (lire page 15). « C’est vrai qu’il m’a rendu service. Mercier n’est pas mon associé mais mon employé. Et un ami », reconnaît-il. En outre, des courriels montrent que Mercier vivait au Mozambique à l’époque où il était censé œuvrer pour Gunvor en Côte d’Ivoire. Une société écran Le fait même que Gunvor rémunère Olivier Bazin interpelle. En effet, lorsque Mediapart avait révélé une partie des dessous du contrat ivoirien, Gunvor avait affirmé avoir cessé toute relation avec Olivier Bazin au 30 janvier 2013 « car il n’avait pas passé le test de compliance [conformité] ».3 Or, il ne fait aucune doute qu’Olivier Bazin a œuvré après cette date pour Gunvor à la fois en Côte d’Ivoire et au Congo. La firme a-t-elle tenté de dissimuler cette relation gênante ou ses fameux services de conformité n’ont-ils simplement pas perçu que derrière Petro-Consulting Abidjan se cachait Olivier Bazin ? Gunvor affirme qu’au moment où Mediapart l’a contactée, elle était persuadée que le deal ivoirien satisfaisait à ses « procédures de
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conformité et […] qu’Olivier Bazin n’était plus impliqué en tant qu’agent ». Cette déclaration, formulée à l’imparfait, indique que la société ne semble plus aussi sûre de son fait. De plus, Gunvor a mandaté une société tierce pour analyser Petro-Consulting Abidjan. Apparemment, aucun élément n’a permis de détecter le rôle joué par Olivier Bazin. Pourtant, des employés de Gunvor lui ont transféré des courriels relatifs au cargo Espoir…
« Il y a tout lieu de penser que les animateurs de Petro-Consulting ne sont que des hommes de paille. »
Est-ce qu’in fine, Gunvor a effectué indirectement des paiements à destination de proches d’Hamed Bakayoko en s’adjugeant les services de Petro-Consulting ? Une source affirme qu’une commission aurait été versée à Idriss Karamoko, un Ivoirien résidant à Paris, où il exploite L’Alizé Club. Sa proximité avec l’actuel ministre de la Défense est notoire, puisque l’épouse et la secrétaire particulière de ce dernier ont occupé des fonctions managériales dans cette boîte branchée du XVe arrondissement. Par contre, Gunvor dit ne pas connaître l’existence d’Idriss Karamoko. De son côté, Olivier Bazin jure qu’aucun officiel ivoirien n’a été payé : « Avec 200 000 dollars de rémunération, je n’aurais simplement pas pu payer des tiers. C’est une rémunération normale pour
Le blanchiment à travers le négoce sous la loupe du Conseil fédéral Une agréable surprise est venue de Berne. Le 7 mars, le Conseil des États a approuvé à une large majorité un postulat déposé par la sénatrice Anne Seydoux-Christe demandant au Conseil fédéral de publier un rapport traitant de l’efficacité de la supervision indirecte des activités de négoce exercée par les intermédiaires financiers sous l’angle du blanchiment. Jusqu’à présent, le Conseil fédéral a toujours nié la nécessité d’une régulation spécifique au négoce, arguant précisément que l’activité est soumise au contrôle des banques qui octroient des crédits pour financer des achats
de matières premières. Ce postulat fait directement référence au rapport de Public Eye détaillant les activités de Gunvor au Congo. Dans cette enquête, nous mettions à mal la vision du Conseil fédéral. En l’espèce, ni la banque qui a avancé 500 millions de dollars à Gunvor, BNP Paribas, ni celle qui a hébergé les comptes des intermédiaires, Clariden Leu, n’ont tiré la sonnette d’alarme en dépit des nombreuses irrégularités constatées. Le Conseil fédéral s’est opposé en vain à ce postulat. Il a deux ans pour rendre une copie qui, il faut l’espérer, nourrira cette discussion importante.
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un an de travail, pour un cargo à 100 millions. On ne parle pas des mêmes montants que dans le cadre du contrat congolais, où les commissions aux intermédiaires étaient faramineuses. Là, il y a eu corruption, c’est clair [sic]. D’ailleurs [en Côte d’Ivoire], il n’y a eu qu’un seul cargo. S’il y avait eu corruption, Gunvor aurait obtenu d’autres cargaisons. La principale mission de Petro-Consulting était de reconnecter Gunvor avec les autorités ivoiriennes. » À la justice de trancher Nos informations ne permettent pas d’affirmer qu’un tel paiement illicite ait été versé. Ce sera à la justice de trancher. Néanmoins, ce contrat pétrolier montre à nouveau qu’en 2014, Gunvor n’avait pas renoncé aux pratiques douteuses. Manifestement, son service de conformité était encore perfectible, puisqu’il n’a pas su déceler la présence d’Olivier Bazin dans l’ombre de Petro-Consulting. On peut donc douter que le négociant ait pu écarter tout risque de corruption au moment où la transaction a été conclue. �
Lire à ce sujet notre dossier en ligne « Gunvor au Congo. Pétrole, cash et détournements : les aventures d’un négociant suisse à Brazzaville. Une histoire en six actes » : www.gunvoraucongo.publiceye.ch 1
Surnommé Kiki, il a été démis de ses fonctions de directeur général adjoint de la Société nationale des pétroles congolais au second semestre 2017, lorsque le FMI examinait les conditions d’un plan de sauvetage financier de l’État congolais, très endetté notamment du fait d’importants engagements financiers envers les négociants suisses Trafigura et Glencore.
2
3 Mediapart, « Le géant pétrolier Gunvor menacé par un scandale de corruption en Côte d’Ivoire », 7.11.2014.
La conformité selon Gunvor Gunvor n’avait pas répondu aux questions détaillées adressées par Public Eye au printemps 2017 en vue de la parution du rapport sur le Congo. Cette fois, la firme a tenu à expliquer précisément sa version des faits et les efforts fournis pour éviter que les mésaventures congolaises et ivoiriennes ne se répètent. Première mesure : le négociant dit avoir cessé d’acquérir du pétrole brut tant en Côte d’Ivoire qu’au Congo-Brazzaville. De manière générale, l’Afrique ne représente plus que 5 % de son chiffre d’affaires.
Par ailleurs, Gunvor a réagi à ces affaires en se dotant de procédures de conformité « robustes ». Elle forme chaque année ses traders à la législation anticorruption, mandate des sociétés externes pour évaluer ses co-contractants ou ses agents chargés de dégoter des contrats pétroliers et a créé un département chargé de l’audit interne.
18 SYNGENTA À HAWAÏ
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On l’appelle l’île-jardin, au regard de ses forêts luxuriantes, ses cascades et ses plages de rêve. Mais derrière la carte postale se cache le plus grand laboratoire à ciel ouvert d’OGM au monde. Chaque année, des tonnes de substances toxiques sont déversées par les géants de l’agrochimie, dont le suisse Syngenta. Les habitants et particulièrement les enfants en subissent les conséquences. LAURENT GABERELL
Perdue au milieu de l’océan Pacifique, Kauai est la plus petite des îles qui forment l’archipel d’Hawaï. Trois géants de l’agrochimie occupent de vastes étendues de terres dans la partie occidentale de l’île. Sur plus de 6000 hectares, Syngenta, BASF et DowDuPont testent leurs pesticides et mettent au point les semences de demain. Pour sa part, Monsanto occupe 1600 hectares sur l’île d’en face. Loin de son image d’Épinal, faite de surfeurs et de plages paradisiaques, Hawaï s’est transformé en quelques années en véritable hub pour l’industrie agrochimique. Le climat y est idéal et permet jusqu’à quatre récoltes par an. Cela diminue le temps nécessaire pour développer de nouvelles variétés de plantes et les mettre sur le marché. 90 % des semences de maïs OGM cultivé aux États-Unis ont été développées dans l’État insulaire. Une centaine de permis pour des essais à ciel ouvert sont octroyés chaque année. Des produits hautement toxiques La résistance aux pesticides est la principale caractéristique testée. Les entreprises déversent ainsi de gigantesques quantités de pesticides. Rien que sur l’île de Kauai, plus de 36 tonnes sont épandues chaque année. La moitié des volumes sont des pesticides dits « à usage limité », des substances actives très toxiques, auxquelles le grand public n’a pas accès, comme le paraquat, l’atrazine ou le chlorpyrifos. Les
entreprises procèdent à des épandages jusqu’à 15 fois par jour, 300 jours par an. Les volumes appliqués à l’hectare représentent jusqu’à dix fois la moyenne nationale. Pour les insecticides, les volumes atteignent 17 fois la moyenne nationale ! D’après Paul Koberstein, célèbre journaliste d’investigation aux États-Unis, « Kauai est probablement l’un des environnements les plus toxiques de l’agriculture américaine ». Des écoles empoisonnées Encerclée par les champs d’expérimentations, la petite ville de Waimea est particulièrement exposée. La distance entre les écoles et les champs est parfois de moins de 100 mètres. Entre 2006 et 2008 plusieurs incidents provoquent l’évacuation des écoles et de nombreux enfants sont hospitalisés. Mise en cause, Syngenta refuse de dévoiler le nom des produits utilisés et incrimine une plante tropicale du nom de Cleome gynandra. Pourtant des échantillons d’air collectés dans les écoles contiennent des traces de trois pesticides : chlorpyrifos, métolachlore et bifenthrine. Et de l’atrazine est détectée dans les fontaines à eau. Portés par les vents, les pesticides s’infiltrent partout, l’eau, l’air ou la terre. Le vent les porte à des kilomètres à la ronde. Des nuages de terre rouge, chargés de produits toxiques, tournoient des champs jusqu’aux
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Hawaï, paradis empoisonné
Une forte mobilisation La population de Kauai se mobilise. Elle réclame la création de zones tampons entre les champs expérimentaux et les points d’eau, les écoles ou les hôpitaux. Et elle demande que les entreprises publient la liste et les quantités de pesticides utilisés. C’est déjà trop pour Syngenta et consorts qui craignent par-dessus tout de créer un précédent. Lorsque Gary Hooser, un élu local, dépose un projet de loi auprès du conseil de l’île, les géants de l’agrochimie mettent toute leur force dans la bataille. Après des mois d’affrontement, la loi 2491 est finalement adoptée à la fin octobre 2013. Un succès important pour les habitants. Mais le lobby des pesticides ne s’avoue pas vaincu. Une armée de lobbyistes Les multinationales portent le combat devant les tribunaux. Elles utilisent un argument massue : le conseil de l’île de Kauai n’est pas habilité à légiférer au vu de l’existence d’une loi sur les pesticides au niveau de l’État de Hawaï. Les juges leur donnent raison et invalident la loi. Les entreprises obtiennent gain de cause sur toute la ligne : elles peuvent continuer à épandre leurs pesticides toxiques près des écoles et des hôpitaux en toute tranquillité. Et elles n’auront pas à révéler leurs secrets de fabrication. D’autant qu’en mobilisant leur armée de lobbyistes, elles sont pour le moment parvenues à bloquer toute tentative de régulation au parlement de
La population de l’île de Kauai s’est fortement mobilisée contre les tests de pesticides.
Hawaï. Syngenta est même parvenue à placer deux de ses anciens employés au conseil de Kauai et au comité chargé de la surveillance de la qualité de l’eau sur l’île. Mais les habitants ne baissent pas les bras. Le 14 juin 2017, un groupe de citoyens de Kauai porte plainte contre Syngenta et l’État de Hawaï pour violation des lois en matière de protection de l’environnement, en particulier l’obligation de conduire une étude d’impact. Sous pression, le parlement d’Hawaï vient d’accepter d’entrer en matière sur un amendement de la loi sur les pesticides et mène actuellement des consultations publiques. Parallèlement, des cabinets d’avocats encouragent les parents dont les enfants sont nés avec des malformations à les contacter en vue d’une plainte collective contre les fabricants de pesticides. Mais entre-temps, la firme bâloise a peut-être trouvé la parade : au mois de mai elle cède toutes ses activités à Hawaï à l’entreprise Hartung Brothers. Celle-ci officiera désormais en tant que sous-traitant. Au même moment, Syngenta inaugure en grande pompe un nouveau site d’expérimentation à Puerto Rico, où les géants de l’agrochimie possèdent déjà 5000 hectares de terres. L’Isla del Encanto pourrait bien devenir le prochain paradis empoisonné.
Lire également à ce sujet les pages suivantes.
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Des malformations inquiétantes En 2013, des médecins lancent l’alerte. Ils signent un appel sur le nombre inquiétant d’enfants naissant avec des malformations à Kauai. Le nombre de cas serait dix fois supérieur à la moyenne nationale. Une des anomalies que l’on retrouve en nombre sur l’île est la gastroschisis : les bébés naissent avec l’intestin en dehors du ventre. Les médecins soulignent également les nombreux cas de graves malformations cardiaques, d’autisme ou d’enfants dépourvus de canaux auditifs. Les fausses couches sont chaque année plus fréquentes. L’asthme, les migraines, les allergies et les infections respiratoires sont quasiment la norme. Une mission d’enquête gouvernementale conclut que cinq problèmes de santé typiquement associés à l’exposition aux pesticides – problèmes de développement, hyperactivité et déficits d’attention, maladies rénales, diabète et obésité – ont une prévalence particulièrement élevée dans la partie occidentale de l’île de Kauai. Mais, faute de données suffisantes, le rapport ne parvient pas à établir un lien de causalité entre exposition aux pesticides et problèmes de santé des résidents.
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maisons. Les habitants et particulièrement les enfants en subissent les conséquences.
20 DÉBAT ANIMÉ À GENÈVE
PUBLIC EYE – LE MAGAZINE N° 11 Avril 2018
Partenaire du Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève, Public Eye a participé à un débat pour le moins animé sur les dangers des pesticides, en marge de la projection d’un documentaire dépeignant la situation dramatique de l’île de Kauai à Hawaï.
Laurent Gaberell de Public Eye en plein débat avec...
© Miguel Bueno
Les droits humains pulvérisés
Le théâtre Pitoëff est comble pour cette soirée au titre évocateur : « Pesticides, l’environnement empoisonné ? ». Au programme : la diffusion de Poisoning Paradise, un documentaire qui retrace le combat de la population de la petite île hawaïenne de Kauai contre les géants de l’agrochimie (lire pages précédentes). La projection est suivie d’un débat en présence du principal protagoniste de la lutte de Kauai, l’ancien élu local et actuel président de la Hawaii Alliance for Progressive Action, Gary Hooser. Le festival a également invité le responsable agriculture et biodiversité de Public Eye, Laurent Gaberell, et le Rapporteur spécial des Nations unies sur les substances toxiques, Baskut Tuncak. Syngenta devait aussi envoyer un représentant, mais la firme a cru bon de se rétracter quelques jours avant l’événement, préférant recommander d’inviter Hank Campbell, un « expert indépendant ». Bas les masques Mais c’était sans compter sur la sagacité de Laurent Gaberell, qui remet rapidement les pendules à l’heure en dégainant plusieurs documents confidentiels attestant des liens financiers entre l’organisation de Campbell, l’American Council on Science and Health, et de nombreuses multinationales de l’agrochimie, dont Syngenta. Poussé dans ses retranchements, le « scientifique » tente tant bien que mal de se dédouaner de ces encombrants mécènes, mais ne parvient qu’à s’enfoncer dans son effronterie, sous les huées du public. Une fois les masques tombés, la discussion peut reprendre en toute lucidité. Alors que Hank Campbell s’entête à affirmer que les pesticides ne présentent aucun danger pour la population, Gary Hooser se demande : « pourquoi les sociétés refusent-elles alors de dévoiler la composition des cocktails qu’elles épandent à longueur de journée à Hawaï ? » Et de s’insurger des libertés prises par Syngenta et consorts qui pulvérisent sur les terres entourant son village des quantités astronomiques de produits bannis dans de nombreux pays, dont la Suisse. Leur seule et unique intention est, selon lui, de développer des plantes résistantes à leurs pesticides afin de pouvoir en vendre toujours plus. Des cobayes humains Le Rapporteur spécial des Nations unies compare les habitant∙e∙s de Kauai à des « cobayes ». Ce qu’ils subissent
... le principal protagoniste du film, Gary Hooser, (à gauche) et « l’expert indépendant » Hank Campbell.
s’apparente à une expérimentation sur des êtres humains, sans qu’ils n’aient donné leur consentement ni même été informés de leur participation involontaire aux essais. Et de poursuivre en soulignant que de nombreuses études scientifiques ont démontré les conséquences néfastes des pesticides sur la santé, et qu’il est essentiel de tout faire pour limiter l’exposition des populations à ces dangereux produits. Selon le rapporteur : « Par rapport à d’autres secteurs industriels, l’agrochimie a des années de retard dans l’application des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. » « Une question de bon sens » La discussion arrive donc tout naturellement sur la question de la responsabilité des entreprises. Laurent Gaberell signale que l’initiative pour des multinationales responsables, sur laquelle la population suisse sera invitée à se prononcer en 2019, prévoit justement un devoir de diligence basé sur les Principes directeurs des Nations unies, qui vise à prévenir les abus comme ceux dont Syngenta se rend coupable à Hawaï. Pour Baskut Tuncak, ce devoir de diligence est « une question de bon sens » et devrait déjà être en application.
© Miguel Bueno
MAXIME FERRÉOL
L’« EXPERT INDÉPENDANT » 21
La science selon Hank Campbell Refusant de participer au débat organisé par le FIFDH, Syngenta a proposé un « expert indépendant ». Sur la scène du théâtre Pitoëff comme sur internet, celui-ci a assuré le spectacle. Mais qui est vraiment Hank Campbell ? Déshabillage. GÉRALDINE VIRET
La posture est claire : Hank Campbell est « ici pour représenter la science », la vraie, celle qui est « basée sur des preuves ». Les géants de l’agrochimie arrosent chaque année le monde de quelque trois millions de tonnes de pesticides ? Pas de quoi paniquer, car ces produits sont aussi sûrs que votre café matinal ! Le glyphosate ? « Absolument sans danger. » L’atrazine ou le paraquat ? « Pas plus toxiques que le sulfate de cuivre utilisé dans l’agriculture biologique. » Nous voilà déjà tous rassurés. Il faut dire que Hank Campbell a une formule pour calmer les foules en délire : distiller sa science et mettre à nu les machinations de ces « terroristes toxiques » qui répandent « des peurs infondées ». Et Poisoning Paradise ne répond pas à la « rigueur scientifique » de cet homme drapé dans sa noble mission : « presque rien n’est vrai d’un point de vue scientifique ». D’ailleurs, ce documentaire « a été financé par des cabinets d’avocats » et la plupart des personnes interviewées sont des plaignants qui attaquent la multinationale bâloise en justice dans le seul but de lui extorquer de l’argent. Pauvre Syngenta, victime à Hawaï d’une vénale « insurrection » ! Une indépendance toute relative Questionné sur les sources de financement de son organisation, l’American Council on Science and Health, Hank Campbell joue les blasés. Tel Galilée en son temps, ce champion de la Vérité a l’habitude de se faire persécuter sur les panels du monde entier. « Nous recevons de l’argent de fondations et d’individus comme vous. » Un petit coup de pouce de l’industrie peut-être ? Face à l’insistance de la modératrice Maren Peters, cet ardent défenseur de la science se mue sans complexe en récolteur de fonds : « J’invite Syngenta à nous envoyer un chèque. Nous acceptons l’argent de tout le monde, sauf de l’industrie du tabac. » Confronté à un document interne de 2013 montrant que son organisation a touché des centaines de milliers de dollars de sociétés comme Chevron, Coca-Cola, Syngenta, Bayer, McDonald’s et même Philip Morris, Campbell ne se laisse pas ébranler. Il n’y a aucune contradiction : « L’American Council on Science and Health est totalement indépendante de l’industrie. » Comme il ne suffit pas de le dire pour le prouver, Campbell est venu avec de sérieux arguments : « À chaque fois qu’on m’accusera d’être au service de multinationales, j’enlèverai un habit. » Il porte d’ailleurs un t-shirt avec le
slogan « science is not a corporate conspiracy », la devise de son organisation. Celle-ci a été fondée en 1978 pour combattre la « science poubelle » et promouvoir la « bonne science » auprès des décideurs politiques et du grand public. En bref : par ignorance ou par calcul, on a tendance à exagérer les dangers des pesticides, des OGM, de la malbouffe et autres fruits du progrès qui rapportent tant aux multinationales « amies » de l’American Council on Science and Health. D’ailleurs, si Syngenta a besoin d’une petite étude complaisante sur l’atrazine, elle n’a qu’à… payer. La théorie du complot De retour dans ses pénates, Hank Campbell s’est fendu d’un brûlot pour témoigner des mauvais traitements subis au FIFDH. Dans ce blog intitulé « I Was On A Film Panel Devoted to Hating Science », les protagonistes et les faits sont décrits avec toute la bonne foi que laisse présager ce titre nuancé. Hank Campbell a été victime d’une mise en scène « orchestrée par Public Eye et Maren Peters ». Scientifique jusque dans l’adversité, il se lance même dans une estimation statistique de la probité intellectuelle du public : « 25 % d’activistes invités spécialement pour (le) huer ». Pas étonnant qu’une « entreprise agricole » comme Syngenta (ça sonne tellement mieux qu’agrochimique, vous ne trouvez pas ?), occupée à lutter contre la faim dans le monde, ait choisi de ne pas envoyer d’« agneau sacrificiel » à la « mise à mort » organisée par les « ennemis de la science ». CQFD Si j’étais vraiment impertinente, je dirais que Hank Campbell n’a prononcé qu’une seule parole « scientifiquement valide » le 13 mars dernier : personne, dans le théâtre Pitoëff, n’avait envie de le voir nu. Mais face aux enjeux humains et environnementaux liés aux pesticides toxiques, il est impératif de défroquer ces « scientifiques indépendants » qui vendent leur science, et leur crédibilité, à Syngenta et aux autres géants de l’agrochimie. �
22 ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE AVEC LA MALAISIE
PUBLIC EYE – LE MAGAZINE N° 11 Avril 2018
Une décision importante contre l’exonération de l’huile de palme Le Conseil national demande que l’huile de palme soit exclue des négociations autour de l’accord de libre-échange avec la Malaisie. Une grande victoire pour Public Eye et ses partenaires, même si l’objectif n’est pas encore atteint. THOMAS BRAUNSCHWEIG
Si vous faisiez partie, il y a deux ans, des 20 000 signataires de la pétition en faveur de l’exclusion de l’huile de palme de l’accord de libre-échange avec la Malaisie, cette nouvelle aura de quoi vous réjouir. Lors de sa session de printemps, le Conseil national s’est nettement prononcé en faveur d’une motion du Vaudois Jean-Pierre Grin (UDC) intitulée « Négociations avec la Malaisie, sans l’huile de palme ! », approuvée par 140 voix contre 35 (et 10 abstentions). Il en ressort clairement que les parlementaires sont sceptiques à l’idée de voir encore augmenter la consommation d’huile de palme. Car ce serait bien là la conséquence d’une exonération totale ou partielle des droits de douane sur ce produit dans le cadre de l’accord de libre-échange avec la Malaisie. Les conséquences de la surproduction de palmiers à huile sont catastrophiques : destruction des forêts tropicales, expropriation de petites familles d’exploitants et violations répétées de droits humains sur les plantations. Un revers pour le ministre de l’Économie La vaste majorité des conseillers nationaux ne se sont pas laissé impressionner par les menaces du Conseil fédéral et du Secrétariat d’État à l’économie (SECO) sur cette question épineuse. Le ministre de l’Économie, Johann Schneider-Ammann, avait répété les mises en
Les conséquences de la surproduction de palmiers à huile sont catastrophiques : destruction des forêts, expropriation et violation des droits humains.
garde lors des débats, affirmant qu’une telle motion empêcherait tout bonnement l’accord de libre-échange avec la Malaise d’aboutir. Et le SECO avait tenté de rassurer en faisant référence à un chapitre contraignant de l’accord consacré au développement durable, et en promettant d’exiger le respect de normes de production durable. Mais ces tentatives de persuasion auront été vaines, et ce notamment parce que le label RSPO, auquel il était prévu de se référer comme standard minimal, reste perçu comme un simple instrument de « greenwashing ».
Le verdict du Conseil national est le fruit du travail de la coalition contre l’huile de palme, dont Public Eye est cofondatrice. Composée d’une dizaine d’organisations paysannes, environnementales et de défense des droits humains, cette alliance lutte depuis des années contre l’exonération de droits de douane sur l’huile de palme dans le cadre des accords de libre-échange en discussion. L’Indonésie en ligne de mire Le Conseil des États devrait se prononcer sur la proposition au cours de l’été prochain. D’ici là, la coalition ne ménagera pas ses efforts pour que la décision aille dans le même sens qu’au Conseil national. Le soutien de plusieurs cantons devrait peser dans la balance : après la Thurgovie, le Parlement cantonal de Genève vient de se prononcer – à l’unanimité ! – en faveur d’une initiative cantonale demandant à la Confédération d’exclure l’huile de palme des négociations. Outre la Malaisie, il est aussi fait référence à l’Indonésie, avec laquelle un accord de libre-échange est également en cours de négociation. Ceci s’inscrit pleinement dans la démarche de la coalition, qui attend évidemment du Conseil fédéral qu’il respecte la volonté du Parlement si le Conseil des États devait se prononcer favorablement. �
Arnaque sur l’étiquette La coalition contre l’huile de palme a publié en début d’année son analyse des faiblesses de fond et des défaillances institutionnelles du label de la « Table ronde sur l’huile de palme durable » (RSPO). Le bilan est sans appel : « Le label RSPO est loin de garantir une production d’huile de palme durable. Ses objectifs et critères sont trop peu ambitieux, ses systèmes de contrôle insuffisants et son mécanisme de sanction inefficace. »
L’analyse de la coalition est disponible sur : www.publiceye.ch/huiledepalme
Rebondissement inattendu au Conseil des États Alors que la campagne de votation se prépare, la Commission des affaires juridiques du Conseil national remet sur la table la question d’un contre-projet. ANDREAS MISSBACH
Alors que la Commission des affaires juridiques du Conseil des États avait plaidé en novembre en faveur d’un contre-projet (avec une seule voix contre), celle du Conseil national l’avait rejeté le 11 décembre par 14 voix contre 11. Ainsi, la possibilité d’un contre-projet à l’initiative colancée par Public Eye semblait écartée. Mais en janvier, la Commission des affaires juridiques du Conseil des États a fait pression en décidant de suspendre sa proposition, plutôt que de l’écarter, dans l’attente de voir si la Commission du Conseil national n’allait pas finalement présenter un contre-projet. Et c’est bien ce qui est arrivé puisque le conseiller national Karl Vogler (PDC) l'a fait sous la forme d’une proposition de loi concrète. Après ce retournement de situation en février, ce contre-projet a été mis à l’ordre du jour de la Commission des affaires juridiques du Conseil national dans le cadre de la révision du droit de la société anonyme. Après les premières discussions, des décisions concrètes sont attendues le 19 avril. Des soutiens du secteur privé Le soutien du secteur privé a joué un rôle déterminant dans cette avancée importante. Le « Groupement des entreprises multinationales », fédération rassemblant
Ensemble, remportons la votation ! En s’engageant bénévolement pour porter nos revendications et nos valeurs, les groupes régionaux de Public Eye apportent une contribution essentielle à notre travail d’information et de sensibilisation. Ils soutiennent nos campagnes en imaginant des actions de rue créatives et percutantes, en tenant des stands d’information et en organisant des conférences ou des projections de films, notamment en lien avec l’initiative. Rejoignez un groupe régional de Public Eye Actuellement, deux groupes régionaux s'engagent en Suisse romande, dans les régions de Lausanne et de
quelque 90 sociétés romandes, a soutenu la proposition. Son secrétaire général a déclaré à la NZZ : « Nous sommes d’accord sur le principe. (…) Dans cinq ans, tous les pays disposeront de lois en matière de responsabilité. » En nous appuyant sur notre solide réseau et notre expertise, nous poursuivons avec détermination notre travail de plaidoyer dans ces étapes si décisives. La campagne se prépare Par ailleurs, les préparatifs de la campagne de votation battent leur plein car un contre-projet intéressant n’aurait de chances d’aboutir que s’il est clair que l’initiative peut l’emporter. Et les dernières évolutions au sein du Parlement attestent de l’élan que la campagne a déjà pris, avec des dizaines d’événements régionaux, plus de mille bénévoles engagés sur le terrain, et la vaste expertise dont bénéficie la coalition. �
Genève. Toutes les personnes intéressées à découvrir leurs activités sont cordialement invitées à une rencontre informative dans une ambiance conviviale, suivie d'une collation. · Le groupe régional Genève vous donne rendez-vous le 21 juin 2018 à 20h à Genève. Pour en savoir plus ou vous inscrire, veuillez écrire à geneve@publiceye.ch. · Le groupe régional Vaud vous donne rendez-vous le 15 juin 2018 à 19h à Lausanne. Pour en savoir plus et vous inscrire, veuillez écrire à vaud@publiceye.ch
Plus d'informations : publiceye.ch/groupes-regionaux
24 PRIX D’INVESTIGATION DE PUBLIC EYE
PUBLIC EYE – LE MAGAZINE N° 11 Avril 2018
Des enquêtes de choc Dévoiler des faits cachés peut changer le monde. Pour fêter son jubilé, Public Eye veut donc rendre possibles deux enquêtes journalistiques exclusives sur les pratiques douteuses de sociétés suisses dans les pays pauvres. Notre campagne de financement participatif bat son plein ! GÉRALDINE VIRET
téléphoniques ont été très enthousiastes. Sujets variés, percutants, pertinents, avec un large spectre géographique. Point négatif, cet éventail montre « qu’il y a beaucoup à mettre en lumière en Suisse », a commenté Oliver Zihlmann, coresponsable de la cellule enquête de Tamedia. « Les journalistes ne manquent en effet pas d’histoires sur les vilains secrets de sociétés suisses. Mais ils ont besoin de soutien pour pouvoir les raconter », a ajouté Will Fitzgibbon, « Senior reporter » au sein du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ).
« Combien de dossiers aujourd’hui ? » C’est avec une pointe d’appréhension, et beaucoup d’impatience, que nous avons guetté l’arrivée des premières candidatures. Il faut dire que cette idée nous tenait à cœur depuis longtemps : créer un prix d’investigation pour soutenir des journalistes qui enquêtent sur les pratiques douteuses d’acteurs suisses dans les pays en développement ou émergents. Car leur travail est essentiel pour lutter contre les abus de pouvoir des puissants. À l’heure où la presse traditionnelle est en déliquescence, cette initiative tournée vers le présent et l’action nous semblait d’autant plus pertinente pour célébrer les cinquante ans de notre organisation, elle-même porteuse d’une longue tradition d’enquête. « Quelques dossiers seulement, mais les journalistes attendent toujours la fin du délai. » Les propos rassurants de mon collègue Marc, lui-même champion de la dernière minute, se sont révélés d’une grande sagesse. À la date fatidique, nous comptions 55 projets en provenance de 22 pays. Bien au-delà de nos ambitions et espérances ! Des projets percutants « J’ai été impressionnée par la qualité des propositions reçues », nous a confié Anya Schiffrin, directrice de la section « Technology, Media and Communications » à la School of International Media and Public Affairs de l’Université de Columbia à New York. Un sentiment partagé par tous les membres du jury, composé de collaborateurs de Public Eye et de journalistes de renom. Entre Berne, Lausanne, New York et Niamey, au Niger, les délibérations
Un soutien nécessaire Au terme des discussions, deux projets inédits ont été plébiscités par le jury. À nous maintenant d’assurer leur financement ! Nous voulons récolter 15 000 francs pour que Marie Maurisse puisse enquêter sur les stratégies d’expansion en Afrique d’une industrie aussi puissante que dangereuse. Puis 15 000 francs pour que Nicola Mulinaris et Gie Goris puissent plonger dans les eaux troubles qui mènent de Genève aux cimetières de bateaux en Asie du Sud. Les trois lauréats sont d’ores et déjà dans les « starting-blocks ». Le résultat de leurs enquêtes de choc sera publié dans un numéro spécial de notre magazine.
Un financement participatif Début avril, nous avons lancé une campagne de financement participatif sur la plateforme wemakeit. Notre but : rendre possible les projets de nos lauréats et délivrer un message fort sur l’importance du journalisme d’investigation, « chien de garde » de la démocratie. Car les faits révélés grâce à ce travail de longue haleine, et parfois dangereux, sont essentiels pour provoquer des changements indispensables. Jusqu’au 8 mai, vous pouvez aussi contribuer par un don au succès de notre première expérience de crowdfunding. Merci de votre soutien ! https://bit.ly/enquetes-en-eaux-troubles
© Feisal Omar/Reutersr
PRIX D’INVESTIGATION DE PUBLIC EYE 25
Premier projet
« J’ai du bon tabac » Comment les multinationales de la cigarette prospèrent-elles malgré les politiques antitabac ? Comment réussissent-elles, depuis la Suisse, à enfumer l’Afrique ? La journaliste indépendante Marie Maurisse veut enquêter sur les pratiques obscures des géants du tabac. Chaque année, plus de six millions de personnes meurent d’une maladie liée au tabac. Chaque année, les cigarettiers font des milliards de bénéfices. Philip Morris, British American Tobacco, Japan Tobacco : les leaders de ce secteur létal sont installés en Suisse romande, où ils jouissent d’un climat très favorable.
s’en vantent pas car le tabac n’a plus la cote. En Suisse, comme dans tous les pays à haut revenu, le gouvernement multiplie les politiques de prévention et augmente les taxes afin de freiner cette machine infernale. Pour continuer à prospérer, les cigarettiers ont élaboré des plans redoutables : lobbying intense pour étouffer la lutte antitabac, produits dérivés vendus comme moins nocifs, conquête de nouveaux marchés. Ils ont notamment jeté leur dévolu sur l’Afrique, où des centaines de millions de clients potentiels fumeront un jour à en mourir. Selon l’Organisation mondiale de la santé, le continent africain est déjà asphyxié par l’explosion du tabagisme. Là-bas comme ici, les jeunes sont les premières cibles des stratégies de croissance cyniques des « multinationales de la clope ».
La « qualité » suisse La Suisse est connue pour l’air pur de ses montagnes, son chocolat et ses montres. Moins pour ses cigarettes. Pourtant, elle ne fait pas qu’accueillir les géants du tabac sur les belles rives de ses lacs. Chaque année, 28 milliards de cigarettes sont fabriquées dans ses usines, la plupart destinées aux marchés étrangers. La valeur des exportations de cigarettes « Made in Switzerland » représente même l’équivalent de celles du fromage. Les autorités ne
Écran de fumée Les cigarettiers font partie des piliers de l’économie suisse. Mais il est difficile d’obtenir des informations fiables sur ce secteur. Grâce au prix d’investigation décerné par Public Eye, Marie Maurisse pourra enquêter en Suisse, en Europe et dans plusieurs pays africains. Journaliste chevronnée, elle mettra tout en œuvre pour dévoiler les « recettes secrètes » de ces sociétés qui sacrifient la santé publique au nom du profit.
© Brendan Corr / Panos Pictures
PUBLIC EYE – LE MAGAZINE N° 11 Avril 2018
Deuxième projet
« Démantèlement de bateaux : la responsabilité de l’industrie suisse du shipping » Comment le discret secteur suisse du shipping gère-t-il ses navires en fin de vie ? Nicola Mulinaris et Gie Goris ont décidé de remonter la chaîne, des rives du Léman aux cimetières de bateaux en Asie du Sud. Aujourd’hui, plus de 90 % des biens que nous consommons transitent par voie maritime, et les navires sont devenus des pièces maîtresses de la mondialisation. Mais qu’advient-il des bateaux en fin de vie ? Autrefois démantelés dans les pays industrialisés, des centaines de « monstres marins » contenant des substances toxiques sont désormais mis en pièces à la main chaque année sur les côtes du Bangladesh, de l’Inde et du Pakistan. L’enfer des cimetières de bateaux Les ouvriers, souvent des migrants, travaillent dans des conditions extrêmes. Les accidents mortels sont fréquents. Les travailleurs développent des maladies en raison de l’exposition à des fumées et matériaux toxiques, tels que l’amiante et le plomb. Les dégâts sociaux et environnementaux sont dramatiques. Même si des méthodes plus sûres et plus propres existent, les compagnies maritimes
continuent de reporter les coûts du démantèlement de leurs bateaux sur les populations des pays pauvres. Le marché des navires en fin de vie est par ailleurs connu pour son manque de transparence et la propension des propriétaires à contourner les législations. Pavillons de complaisance, enregistrement dans des paradis fiscaux, recours à des intermédiaires : les sociétés utilisent de nombreux subterfuges pour se soustraire à leurs responsabilités et éviter les ennuis avec la justice. Plongée en eaux troubles Bien qu’elle n’ait aucun accès à la mer, la Suisse abrite d’importantes sociétés spécialisées dans l’affrètement. Nicola Mulinaris, de l’ONG Shipbreaking Platform, et Gie Goris, de MO* Magazine, aimeraient joindre leurs forces pour enquêter en profondeur sur ce secteur avare en informations. Comment ces compagnies se débarrassent-elles de leurs vieux navires ? Quels sont les profits ainsi générés ? À quel prix ? Les deux hommes veulent aussi donner un visage et une voix aux victimes du démantèlement irresponsable des bateaux, une forme de « colonialisme toxique ». �
50 ANS DE PUBLIC EYE 27
Une soirée du jubilé tournée vers l’avenir Pour fêter ses cinquante ans, Public Eye organise, en marge de son assemblée générale, une soirée de réflexion et de débat sur « le rôle et l’avenir de la société civile dans l’économie mondialisée », en présence de personnalités engagées, comme la cofondatrice de la Campagne Clean Clothes Ineke Zeldenrust, la spécialiste des droits humains Carolijn Terwindt, ou l’agent provocateur et essayiste Lukas Bärfuss. OLIVER CLASSEN
L’année 2018 nous a déjà offert son lot d’analyses politiques sur les bouleversements occasionnés par les événements de 1968. Pour Public Eye, l’heure des commémorations a également sonné puisque nous célébrerons cette année le cinquantième anniversaire de la signature de la Déclaration de Berne à l’origine de notre organisation. Pour marquer cet événement, nous avons décidé de nous tourner vers l’avenir, en nous intéressant au rôle, toujours plus central et exigeant, de la société civile dans le contexte actuel de crise de la démocratie et des médias. À l’heure où les préoccupations sociales et environnementales sont de plus en plus souvent sacrifiées au nom des seuls intérêts économiques, avec des conséquences inquiétantes, l’existence d’un contre-pouvoir – capable de dénoncer les dérives du système actuel et de proposer des solutions pour y remédier – est plus indispensable que jamais. Cinq personnalités engagées Pour réfléchir aux changements politiques nécessaires, il est important de mettre en perspective les différentes approches de la contestation. C’est pourquoi, en marge de notre assemblée générale qui se tiendra au théâtre de l’hôtel National de Berne le 26 mai prochain, nous avons invités cinq personnalités engagées. Ainsi, tout droit venue d’Amsterdam, la cofondatrice de la Campagne Clean Clothes (CCC) Ineke Zeldenrust nous fera l’honneur de sa présence. Représenté en Suisse par Public Eye, le réseau CCC lutte depuis près de 30 ans pour de meilleures conditions de travail dans l’industrie textile. Dans son rôle de négociatrice, Ineke est connue pour « son mordant, sa sagacité et sa ténacité » (selon le mensuel allemand Brand Eins). Après la tragédie du Rana Plaza, en 2013, elle a notamment fait plier l’industrie de la mode en la poussant à s’engager pour une meilleure sécurité dans les bâtiments. À ses côtés, Laura Zimmermann, coprésidente du mouvement Operation Libero, a été l’un des principaux visages de la campagne contre NoBillag en Suisse alémanique. Elle incarne une nouvelle génération de contestataires qui fait trembler les partis politiques et les associations professionnelles helvétiques. Auteure de nombreuses publications sur la responsabilité des
entreprises et la criminalisation des mouvements sociaux, Carolijn Terwindt évoquera son expérience de la confrontation entre des multinationales au pouvoir démesuré et les victimes de leurs abus. Avocate spécialisée dans les droits humains, elle est consultante juridique de l’European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR) à Berlin. L’art de la contestation La table-ronde sera complétée par deux personnalités suisses qui ont fait le choix d’un activisme plus indirect. Le conseiller national Bastien Girod (Les Verts) défraie régulièrement la chronique outre-Sarine depuis plus de dix ans avec ses prises de position très critiques à l’encontre des multinationales et ses actions de rue percutantes. Lukas Bärfuss est un véritable agent provocateur qui n’hésite pas à ébranler l’opinion publique par ses publications irrévérencieuses, comme son récent essai Die Schweiz ist des Wahnsinns (Le délire suisse). Pour animer cette discussion qui s’annonce captivante, nous pourrons compter sur Sandro Brotz, présentateur vedette de la « Rundschau », l’émission d’information phare de la SRF. Le rappeur genevois Jonas viendra enfin couronner la soirée de sa plume incisive. �
Rendez-vous à l’hôtel National à Berne, le samedi 26 mai 2018 de 19 h 30 à 21 h 15. Un apéritif sera offert. | www.publiceye.ch/50
Public Eye fête ses
Assemblée générale et soirée spéciale du jubilé Rendez-vous le samedi 26 mai 2018 à Berne !
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Depuis cinquante ans, l’ONG Public Eye (anciennement Déclaration de Berne) porte un regard critique sur l’impact de la Suisse et de ses entreprises sur les pays pauvres. Par un travail d’enquête, de plaidoyer et de campagne, Public Eye demande davantage d’équité et le respect des droits humains partout dans le monde. Forte du soutien de ses quelque 25 000 membres, Public Eye agit ici, en Suisse, pour un monde plus juste. Public Eye, avenue Charles-Dickens 4, CH-1006 Lausanne, tél. +41 (0)21 620 03 03, contact@publiceye.ch, compte postal 10-10813-5
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