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L’âme de Plan Cabanes, sa population cosmopolite et ses boutiques maghrébines, est menacée. L’arrivée prochaine du tramway fait flamber les loyers. Et au nom de la “mixité sociale”, la Ville préempte logements et commerces. Pris en tenaille entre un quartier Figuerolles envahi par les “bobos” et un cours Gambetta qui s’enrichit, ce quartier populaire va-t-il survivre?
L
e quartier arabe de Montpellier va-t-il disparaître ? Avec l’arrivée du tram 3 sur Gambetta, le Plan Cabanes vit une mutation radicale. Cernée par la “boboïsation” des Arceaux ou de Figuerolles, la “médina” du centre-ville et ses nombreux kebabs, boucheries, coiffeurs ou épiceries pourrait suivre le même chemin. “Plan Cabanes est la nouvelle cible des promoteurs et d’une clientèle d’enseignants, d’artistes, de fonctionnaires ou d’étudiants”, confirme David D’Eramo, cofondateur de l’agence immobilière du Courreau. Il identifie ici “le même processus de boboïsation que les Beaux-Arts, dans les années 90”. Avec un élément en plus : “Une identité qui plaît, avec son marché, ses souks, ses boucheries…” Une identité qui plaît visiblement beaucoup moins aux élus. Leur mot d’ordre : faire de Plan Cabanes un quartier moins “communautaire”.
Mixité sociale
“Il ne s’agit plus de faire une médina”, annonce ainsi Christian Bouillé, adjoint au maire en charge de la rénovation urbaine. “Il faut une certaine mixité sociale, poursuit Michaël Delafosse, adjoint à l’urbanisme. Je veux des hommes mais aussi des femmes aux terrasses des cafés.” Patrick Bonnin, directeur de la mission Grand Cœur, chargée de la rénovation du quartier, ironise en souhaitant “plus de biodiversité (!) dans la population”. Longtemps, Figuerolles s’est accommodé de passe-droits : garages transformés en commerce, ouvertures sauvages le dimanche et la nuit, stationnement anarchique, marchands de sommeil… “Restaurer la mixité, c’est une obligation, sinon on perd la partie sur la ville”, dit carrément Robert Subra, élu délégué aux transports. L’arrivée du tramway fait déjà flamber les prix de l’immobilier. “On va rattraper le reste de Montpellier, avec des prix de 3000 à 4500 euros du mètre carré.” Soit moitié plus cher qu’avant
8REPÈRES
42 000 :
c’est le nombre de piétons qui fréquentent la rue du Faubourgdu-Courreau chaque semaine. Autant que la rue de l’Argenterie, et beaucoup plus que le Jeu-de-Paume (30 000) ou le boulevard Louis-Blanc (22 000).
14 000
habitants ont été recensés sur le cours Gambetta et ses environs, lors de l’étude de marché du Casino Shopping.
33 %
des ménages vivant dans le quartier Gambetta touchent moins de 845 euros par mois. C’est deux fois plus que la moyenne montpelliéraine (17,5 %).
le tram sur Gambetta. Conséquence: les nou- dans le lointain village d’Aniane. Pour l’heure, veaux arrivants ne sont plus des Arabes ou des la Serm a déjà mis la main sur quelque deux étrangers peu fortunés. Bachir Dahak, tra- cents logements. ducteur franco-arabe de la rue du Courreau, La population change, et avec elle les comaffirme même que des locataires aux revenus merces. Un enrichissement anticipé par les modestes voient leur bail de quinze ans dénoncé, grands groupes de distribution : le tout nouveau Casino Shopping, en bas du cours Gampour augmenter le prix du loyer. Ce changement de population est accéléré par betta, et son rayon dédié au halal, a obtenu son le droit de préemption de la Ville sur les loge- implantation au prix d’une longue bataille contre ses concurments. Elle est ainsi parrents. tie à la chasse aux mar- LONGTEMPS, FIGUEROLLES S’EST changement d’enchands de sommeil – qui ACCOMMODÉ DE PASSE-DROITS : Ce seignes est, là en louent des taudis aux plus core, encouragé par pauvres et aux clandestins GARAGES TRANSFORMÉS EN la Mairie. La Ville a – et autres logements insa- COMMERCE, OUVERTURES fixé un périmètre de lubres. “Il y a des endroits SAUVAGES LE DIMANCHE ET LA où l’on ne tient pas debout NUIT, MARCHANDS DE SOMMEIL… préemption (voir schéma en page ci-contre) dans les pièces, dénonce Patrick Bonnin, directeur de la mission Grand des commerces limité à l’axe FiguerollesCœur. La Serm les rachète, pour les rendre plus Courreau. Autrement dit, le cœur du quartier décents, et les revendre, ou pour faire du loge- arabe. Le principe: la Mairie peut reprendre un bail, si un futur commerce ne correspond ment social.” pas à ses attentes. “Un quartier ne peut être peuplé que de kebabs ou de coiffeurs, dit un chef Mise en jachère Officiellement, les locataires ou propriétaires de projet de la Serm. Il faut des fleuristes, du sont “relogés selon leurs désirs”. Mais nombre prêt-à-porter…” Un avis partagé par une cinde locataires évoquent des propositions de relo- quantaine de commerçants “traditionnels” (non gement à l’autre bout de la ville, à Ovalie, près arabes). Ils viennent même de créer leur assodu stade Yves-du-Manoir, à la Mosson, voire ciation, Via Gambetta. Selon leur président,
Plan Cabanes : la fin du quartier arabe ? La Gazette n° 1226 - Du 15 au 21 décembre 2011
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> La Ville préempte les commerces arabes
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Comme le montre cette carte, ce sont surtout les commerces arabes – la zone de préemption est représentée en rouge – qui sont repris par la Ville. Actuellement, une vingtaine d’entre eux ont été rachetés et, pour l’instant, laissés vides.
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“Plan Cabanes équilibre le commerce du centre-ville”
“Opération de nettoyage”
Les anciens du quartier, eux, s’inquiètent. “On a l’impression que le problème, ce sont les Arabes”, tonne Mounir Letaief, épicier emblématique de la place Salengro. On n’est pas contre la rénovation, si on y participe. Mais ce n’est pas ce qui se prépare. C’est une opération de nettoyage!” La Mairie, la Serm réfutent toute idée de “racisme” ou de “stigmatisation d’une culture”. Ce qui n’empêche pas Khalid Akroui, patron de McKhalid, le plus ancien kebab du quartier, d’avoir l’impression de “se faire avoir”. Pour le traducteur Bachir Dahak, un quartier arabe n’est pourtant pas un problème en soi. “Ici, la population maghrébine est bien intégrée. Elle respecte les règles. C’est un quartier vivant, tranquille et mixte. Regardez la terrasse de La Pleine Lune. C’est comme les Beaux-Arts, mais en plein quartier arabe.” Pour Amal Chantir, 45 ans, auteur d’une thèse récente sur la dynamique commerciale de Plan Cabanes, “si l’on fait disparaître ce quartier arabe, cela va avoir un impact sur tout le centreville”. Car beaucoup de clients, attirés par les prix bas du quartier, circulent ensuite dans tout l’écusson pour faire leurs courses. David D’Eramo, l’agent immobilier, tient même à prévenir: “si le côté ethnique, avec cette ambiance, ces commerces, disparaît, les acheteurs revendront, et iront ailleurs”. Paradoxe: si les Arabes et leurs commerces se dispersent au nom de la “mixité sociale”, les “bobos” pourraient fuir ce quartier qui perd son âme. En quête d’oasis, vont-ils se retrouver en plein désert arabe? Gwenaël Cadoret
Auteur d’une thèse sur la dynamique commerciale du quartier, Amal Chantir estime qu’il faut le moderniser mais le préserver. La Gazette. Qui vient faire ses courses dans le quartier Figuerolles et pourquoi ? Amal Chantir. Quelle que soit l’origine, les gens viennent ici pour l’alimentaire, à 85 % : les fruits et légumes du marché, la viande, les épices… La clientèle est variée. Le matin, ce sont les personnes âgées. Dans la journée, la clientèle vient de toute l’agglomération, en voiture. Le soir, il y a beaucoup de jeunes et d’étudiants. Les gens viennent chercher cette identité, cette ambiance. Et une notion de proximité très importante. C’est ce qui est le plus plébiscité par la clientèle. C’est un lieu de passage extraordinaire. Le quartier a un vrai avantage concurrentiel. Il est le seul à proposer autant de produits de bouche et ethnique à des prix modiques. Comme le turnover de marchandises est très important, les produits sont très frais. On s’adapte à la demande en temps réel. C’est un véritable laboratoire marketing à ciel ouvert! En quoi les commerçants sont-ils dynamiques ?
Malgré la crise, les gens continuent à venir massivement à Plan Cabanes. Même s’il y a
plusieurs boucheries, coiffeurs ou kebabs dans les rues, les commerçants sont peu touchés par la concurrence. Cela veut dire qu’il y en a pour tout le monde. Les commerçants ont un vrai esprit entrepreneurial. Ils développent des idées, parlent de chiffre d’affaires, de performance. Vous préconisez une rénovation du quartier mais en gardant les mêmes commerces, c’est faisable?
Les élus ne doivent pas oublier que le quartier fait vivre des gens. Il faut profiter de la rénovation urbaine et de l’arrivée du tram pour raccorder Plan Cabanes au centre-ville. Le quartier a toujours vécu com-
me un faubourg. C’est très bien, la rénovation. Le problème, ce sont les commerces qui sont moches, mal rénovés. Il faut tirer vers le haut les entreprises existantes, plutôt que de les remplacer. Bien sûr, un peu plus de variété, à la marge, peut être bénéfique. Par contre, il faut régler le problème du stationnement. Je préconise le développement de stationnements gratuits courts, afin de permettre aux clients de faire leurs courses. Ce n’est pas une solution que de multiplier les PV. Si les gens ne peuvent plus se garer, ils ne viendront plus au cœur de ville. Ils iront dans les centres commerciaux.
La Ville a néanmoins préempté une vingtaine de commerces au nom de la mixité sociale…
Si on enlève les commerçants, elle sera où, la mixité? L’État a tout intérêt à encourager le commerce, notamment via des incubateurs, et un soutien aux projets d’entreprise. S’il n’y a plus cette dynamique commerciale ici, les gens viendront moins au centre-ville. Plan Cabanes est un facteur d’équilibre du commerce de tout le cœur de ville. La clientèle qui vient ici circule le plus souvent à pied, et fait aussi des achats dans l’Écusson. Si les élus tuent le quartier, ce sera en connaissance de cause. Et cela aura un coût social important.
ANTOINETTE, EN GUERRE CONTRE LA SERM PHOTO EMIE VILAR
Patrick Baudon, propriétaire de la quincaillerie Broussous & Calmels, qui se dit “soutenu par la Ville et l’Agglo”, il s’agit de “reconquérir le cours Gambetta”. Et d’expliciter: “Une boucherie halal tous les dix mètres, cela fait un peu ghetto.” Une vingtaine de commerces arabes ont déjà été repris par la Serm. Et laissés vide. Une “mise en jachère” qui, selon plusieurs commerçants, fragilise ceux qui sont encore là…
PHOTO CÉLINE ESCOLANO
“On a l’impression que le problème, ce sont les Arabes, tonne Mounir Letaief, épicier emblématique de la place Salengro. On n’est pas contre une rénovation si on y participe. Mais ce n’est pas ce qui se prépare…”
PHOTO CÉLINE ESCOLANO
Entretien
Certains petits propriétaires dénoncent les méthodes musclées de la Serm, chargée de la rénovation du quartier Plan Cabanes. C’est le cas d’Antoinette Martinez, retraitée officiant comme traductrice auprès du tribunal et de la police, et qui détient deux appartements, rue Guillaume-Pellicier. Après avoir été avertie d’une visite de la Serm, pour “estimer son bien”, elle raconte avoir reçu, avant l’été, deux agents. “Ils sont entrés, et m’ont directement dit : “cela ne va pas, ce n’est pas conforme”. On m’a reproché de ne pas avoir fait les travaux. Mais
quand j’ai demandé quels travaux je devais faire, on m’a répondu que j’étais censée être au courant.” Depuis, elle a refait l’électricité de son logement. Ce qui ne l’a pas empêchée de recevoir une lettre de la Serm, lui annonçant son expropriation. “Si on m’avait demandé des travaux précis, je les aurais faits directement !” Au final, la Serm lui propose 60 000 euros pour son T3, soit 40 % du prix du marché. “Avec cet argent, je ne peux même pas acheter un studio !” Pourtant, son appartement n’a rien d’une ruine. Plutôt sensibilisée aux questions judiciaires, la dame a donc pris un avocat. Et a identifié “des dizaines d’autres cas”, dans son immeuble ou les environs. Révoltée, la dame accuse la Serm “de vouloir spolier les petits propriétaires pour faire des plus-values, en détournant la procédure d’expropriation”. La Gazette n° 1226 - Du 15 au 21 décembre 2011
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Plan Cabanes : la fin du quartier arabe ?
Gambetta: une rénovatio
Khalid Akraoui, patron du snack McKhalid
“Il y a une forme de harcèlement. On nous demande des travaux impossibles à réaliser. Je pense que c’est exprès, pour nous faire partir. C’est bien de rénover le quartier. Mais ils font n’importe quoi. Ils veulent casser le commerce. Selon moi, l’objectif, c’est de disperser les Arabes, qu’ils ne restent pas dans le même quartier.”
PHOTO EMIE VILAR
PHOTO EMIE VILAR
Pour Khalid, le vendeur de kebabs et de hamburgers, la Ville veut chasser les Arabes. Cyril Comont, le patron de Tati, y voit l’occasion de gagner une nouvelle clientèle. La rénovation du quartier fait balancer les commerçants entre espoir et crainte.
David D’Eramo, cofondateur de l’agence immobilière du Courreau
“La mairie a raison de prendre les choses en mains. Il y avait vraiment des logements insalubres. Beaucoup de bobos veulent acheter ici. Le quartier va se moderniser de plus en plus. Il a tout pour réussir, pour devenir un quartier chic, avec une âme en plus. La Mairie veut créer une mixité commerciale. Moi, j’y crois. Mais si l’on veut trop le changer, il perdra son côté populaire. Il ne faut pas que cela disparaisse. On aime l’âme du quartier. Le jour où il n’y a plus cette mixité, Plan Cabanes est mort.”
Ibtissam El Hachem, responsable du restaurant Les Saveurs du Liban
“Depuis huit ans, je suis très heureuse dans ce quartier très convivial. Pour moi, il n’y a pas de problème. Même si
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ne viennent pas chez moi par hasard. Ils reviennent si c’est bon. Je ne pense pas qu’il y ait trop de kebabs. Il y a de la place pour tout le monde. On est à côté du centre. Si on peut améliorer la ville, les rues, les commerces, je trouve que c’est bien.”
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on est nombreux, on a tous nos clients. Les gens
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on qui fait débat Patrick Baudon,
responsable de la quincaillerie Broussous & Calmels
“Le quartier va changer. Rappelons-nous que Geor ges Frêche voulait faire de Gambetta les Champs-Élysées de Montpellier. La Serm préempte beaucoup de commerces. Cela va permettre un vrai changement, avec un aspect plus qualitatif. Il faut plus de variété. À Plan
Cabanes, il y a un problème de concentration, cela fait un peu ghetto.
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Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas se mélanger. Il faut que les commerces s’intercalent, qu’une diversité intéressante se crée. Les prix des loyers, et des commerces risquent d’augmenter. Mais c’est le prix à payer pour un meilleur quartier.”
Béatrice et Thierry Boissier, gérants du nouveau Casino Shopping
“Cela fait onze ans qu’on est dans ce quartier très sympa. Avec la rénovation et l’arrivée du tram, il va reprendre vie. Depuis notre ouverture, les gens adhèrent. Forcément, on va faire un peu de mal aux commerçants de Plan Cabanes. L’objectif, c’est
que tout le monde réussisse, même ceux qui sont déjà là. À eux d’être bons, d’être plus
PHOTO EMIE VILAR
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pros. Le magasin va créer un passage qui va être bénéfique pour le quartier. D’autres projets vont prendre vie.”
Bachir Dahar, traducteur franco-arabe
“Plan Cabanes doit bénéficier du réaménagement urbain de la ville. Mais il faut le faire avec les gens d’ici. Au niveau commercial, cela peut amener plus de qualité, de rigueur sur l’hygiène, les horaires. Le problème, ce ne sont pas les Arabes. Il faut améliorer, et non enlever le commerce maghrébin. C’est le dernier quartier vivant de Montpellier. La mixité sociale, elle est déjà là.”
Cyril Comont, responsable de Tati
“On attend énormément de ces travaux de rénovation. Il faut que le quartier se transforme en mieux. Que la fréquentation des commerces change. On aimerait que ces travaux nous permettent de récupérer une clientèle du centre-ville. Des commerces comme le nouveau Casino vont nous aider à changer. Pour fidéliser, on a besoin d’une clientèle éclectique, plus diverse. L’arrivée du tram ne peut être que bénéfique. En plus, cela va nous apporter encore plus de monde, qui arrivera directement du nord de Montpellier. Avec l’évolution du quartier, le marché sauvage, on s’est vraiment demandé si on allait partir. Cela drainait un public malhonnête. Plan Cabanes va devenir un quartier bobo, et c’est très bien!” La Gazette n° 1226 - Du 15 au 21 décembre 2011